Notes
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[1]
Logement chez autrui et transition biographique : pratiques et représentations parmi les jeunes et leurs hébergeants à Londres et à Paris, L’Îlot, en collaboration avec SHM Londres, recherche réalisée par Hélène Béguin, Diouldé Diallo, Florent Hérouard, sous la direction de Claire Lévy-Vroelant. Cette recherche est financée par le Plan urbanisme construction architecture (PUCA) du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, sous la responsabilité de François Ménard (lettre de commande du 15 juin 2010). Dans cet article, nous ne rendrons compte que du volet qualitatif de la recherche menée en France.
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[3]
Notons au passage qu’il n’en va pas de même dans la langue anglaise, qui distingue l’host (hôte) du guest (invité), marque de ce que les rôles, renvoyant à une perception plus « régalienne » du home, sont plus inégalitaires.
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[4]
Il faut noter que l’Enquête nationale sur le logement (ENL) ne porte pas sur les logements collectifs et exclut donc par là même une population particulièrement susceptible de connaître des épisodes d’hébergement chez un tiers (logés en foyers, en chambres d’hôtel, en résidences sociales, etc.), voire d’héberger elle-même.
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[5]
Les hébergés ici visés par Anne Laferrère sont « les enfants qui sont partis occuper un autre logement plus de trois mois et revenus, les autres membres de la parenté, les amis, les pensionnaires, ainsi que les salariés logés ».
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[6]
Il est intéressant de noter que la catégorie d’« hébergement culturel » renvoie, chez nos collègues de l’équipe londonienne, à la notion de shared identity (identité partagée), laquelle est reliée à l’appartenance à une ethnic minority (groupe « ethnique »).
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[7]
Dans un souci d’anonymat, les prénoms des quatre enquêtés ont été modifiés. En revanche, les noms des villes et des pays ont été conservés.
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[8]
Il s’agit d’un couple formé par deux jeunes gens appartenant à des familles que les convictions religieuses et les préjugés racistes opposent. C’est un ami du jeune homme qui héberge le couple, sur la proposition de l’ami (d’après le récit du jeune homme hébergé).
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[9]
« Si je vais là-bas, je serai aussi reçu comme ça. » (Entretien avec le fils d’une famille hébergeante.)
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[10]
Quelques résultats partiels sur cette question : sur les 33 situations d’hébergement que nous avons analysées, la moitié d’entre elles (17) donnent lieu à une transaction financière que les enquêtés désignent comme un « loyer », une « pension » ou une « contrepartie ».
Introduction
1« Pour les jeunes en recherche de logement, le jeudi est une journée noire : celle de la chasse aux petites annonces. Des logements toujours plus chers et des bailleurs toujours plus exigeants. C’est aussi la journée où on envisage des solutions alternatives : colocation, sous-location, logement chez des proches, squat, retour chez les parents... [2] » À la lecture de ces lignes de présentation de Jeudi noir, collectif militant de « galériens du logement », les formes d’habitat alternatives au logement ordinaire apparaissent comme des choix résidentiels par défaut, fruits des difficultés d’accès à un logement indépendant.
2Si ces difficultés sont incontestables, poser le recours à des modes d’habiter dits « alternatifs » comme une incongruité fâcheuse empêche de voir ce qui se joue au cours de ces épisodes qui participent de la transition vers l’âge adulte. Issu d’une recherche collective, cet article se propose d’examiner, à travers une analyse fine des situations d’hébergement en région parisienne d’une trentaine de jeunes âgés de 18 à 30 ans, ce que ces modes d’habiter peuvent apporter à la connaissance des transitions biographiques vers l’âge adulte et, plus généralement, comment se décline l’habiter avec autrui, ce « tiers » auparavant ami, parent, simple relation, voire inconnu. Cette forme de « logement de passage » (Lévy-Vroelant, 2000), plus souple que le logement locatif de droit commun, n’offre-t-elle pas des possibilités d’ajustements, d’arrangements et de mobilités recherchées dans une période de transition biographique ? N’est-elle pas aussi un espace de socialisation où jouent les affects et dans lequel se négocient droits et devoirs ?
3Le parti pris originel est donc, à la suite des recherches faisant de l’hospitalité le lieu de réinterprétation du lien social (Douglas, 1991 ; Gotman, 2001) et de l’habiter un espace de recomposition des sociabilités (Authier, Grafmeyer, 1997 ; Lévy-Vroelant, 2005), de prendre au sérieux ce qui est en jeu entre celui qui accueille et le jeune hébergé. L’ambiguïté sémantique résultant de l’usage du même mot (l’hôte) pour désigner celui qui reçoit et celui qui est reçu met d’emblée sur la voie de configurations relationnelles moins tranchées et peut-être moins inégales qu’il pourrait sembler à première vue (Schérer, 1993), et invite à adopter sur ces situations sociales un regard plus compréhensif que négatif et attentif aux représentations que s’en font les acteurs [3]. L’allongement de la durée des études, le recul de l’âge de l’accès à un emploi stable, mais aussi le recul de l’âge du départ à la retraite, ainsi que l’augmentation de l’espérance de vie participent à rendre plus longue et plus diversifiée la transition entre la sortie du domicile parental et l’accès à l’indépendance résidentielle, tandis qu’est remise sur le métier la question des transferts intergénérationnels (Attias-Donfut, Wolf, 2005). Pour toutes ces raisons, la question du logement des jeunes fait l’objet de réflexions renouvelées de la part des pouvoirs publics et des professionnels du logement des jeunes (Grigon, Gruel, 2003 ; Driant, 2008 ; UNHAJ, 2007).
4Le contexte n’est évidemment pas indifférent. La forte tension du marché du logement sur le territoire francilien, l’attractivité de celui-ci tant pour le travail que pour les études favorisent une demande et une offre importantes, mais dont l’ajustement est à la fois problématique et peu connu. En faisant le choix de nous intéresser aux situations d’hébergement chez des particuliers, nous souhaitons éclairer un point aveugle de la connaissance du logement et des trajectoires résidentielles des jeunes, ainsi que des pratiques qui échappent largement à l’action publique et à la statistique nationale, mais qui semblent pourtant prendre un essor particulier (première partie). En exposant quatre trajectoires d’hébergés, nous mettrons en évidence la diversité des motivations qui peuvent pousser un jeune à habiter chez autrui, mais aussi les contrastes repérés dans les formes de l’échange et de la cohabitation (deuxième partie). Enfin, nous nous interrogerons sur les liens entre les motivations qui poussent les individus à entrer dans ce mode d’habiter non ordinaire et les formes que prend celui-ci (troisième partie).
Méthodologie
Trente-cinq entretiens approfondis ont été réalisés sur la base d’une grille d’entretien abordant les thèmes suivants : profil des personnes (hébergeant, hébergé âgé de 18 à 30 ans) ; parcours résidentiel antérieur ; caractéristiques des lieux ; relations au domicile (règles de cohabitation et d’usage des lieux, ouverture/fermeture vis-à-vis de l’extérieur, rythmes de vie) ; motivations des deux parties ; relations interpersonnelles entre l’hébergé et l’hébergeant (interactions, tensions, conflits, négociations) ; conception de l’habiter et du chez-soi ; aspirations et projets, en particulier résidentiels.
L’hébergement chez un tiers : un point aveugle de la connaissance sur le logement des jeunes
Un phénomène manifestement en augmentation
5La connaissance statistique de l’hébergement chez un tiers est à la fois non négligeable et lacunaire. Elle est marquée par le système de la statistique nationale de connaissance des populations, dont le cœur est le ménage, entrée quasi obligée pour une analyse quantitative du phénomène. Or, l’hébergé n’est pas distingué du ménage, et passe ainsi inaperçu en dépit des informations partielles provenant des enquêtes nationales sur le logement [4]. Pour autant, la connaissance du phénomène, d’un point de vue quantitatif, progresse. « On trouve 973 000 personnes hébergées [5] à la ?n de 2002, contre 924 000 à la ?n de 1996. Si le nombre d’hébergés augmente de 5,4 % (mais compte tenu de l’intervalle de confiance, on ne peut rejeter une stabilité), la proportion d’hébergés semble globalement stable, à 1,7 % des individus » (Laferrère, 1999). Mais si on les considère en « longitudinal », de nombreuses séquences d’hébergement apparaissent. En 2006, à l’échelle nationale, 2 500 000 personnes ayant un logement personnel déclarent en avoir été privées au moins une fois dans le passé. Parmi elles, 78 % déclarent avoir alors été hébergées par un tiers, ce qui représente 1,9 million de personnes. Et malgré les difficultés pour mesurer le phénomène, la tendance semble à l’augmentation depuis le milieu des années 1980 (Marpsat, de Peretti, 2009). Saisi sur le temps long des parcours individuels, l’hébergement chez un tiers est donc un phénomène qui touche une partie non négligeable de la population, mais qui apparaît également sensible à la conjoncture et plus développé en région parisienne que sur d’autres territoires.
6Aujourd’hui, l’intérêt semble se focaliser sur des formes de cohabitation très particulières et dont les jeunes sont des protagonistes importants. Elles mettent en exergue la suroccupation résultant de modes d’habiter très contraints, ou au contraire identifient des formes « innovantes », telles ces « maisonnées intergénérationnelles » réunissant sous un même toit un étudiant et une personne âgée. Figures emblématiques des « nouvelles » cohabitations urbaines, ces formes, dont nous avons trouvé des exemples, répondent à des besoins individuels différents mais sont susceptibles de conforter, pour les deux parties, l’autonomie résidentielle. Sur fond d’inquiétude pour le « moral des ménages » et la « cohésion sociale », ou d’appel à la solidarité entre les générations, ces formes, idéalisées ou décriées, incarnent les représentations contemporaines des mutations de l’habiter.
Les jeunes adultes hébergés chez un tiers : de quoi parle-t-on ?
7L’hébergement chez un tiers est une notion complexe, difficile à définir et à mesurer, qui recouvre des pratiques et des situations très diverses, et qui se situe à l’intersection d’éléments plus ou moins objectivés (statut d’occupation du logement, échanges monétaires ou autres, usages des espaces, des entrées et des sorties, etc.) et de perceptions individuelles (sentiment d’être « chez soi », évaluation des obligations et des droits, etc.). Mais, quel que soit le sens que les intéressés accordent aux différentes pratiques, il s’agit d’un phénomène qui renvoie à l’ouverture momentanée – ou plus durable – du logement d’un ménage à des personnes qui n’en font pas partie.
8Depuis Le Play, et à la suite des historiens (Laslett, 1969, Burguière, 1969), les tentatives de classement des formes familiales sont nombreuses (Paugam, 1992). De notre point de vue, l’hébergement est à la fois un révélateur de la structure de la situation et un élément de son changement. Que le mode soit conjugal, patrimonial ou associatif, pour reprendre un classement déjà ancien (Menahem, 1988), l’hébergement d’un tiers sera interprété et reconfigurera peu ou prou l’unité domestique. L’hébergement joue-t-il principalement sur des relations affinitaires préexistantes ? Il sera alors plutôt « social », et on y percevra peut-être un état d’esprit et des pratiques plus égalitaires que dans d’autres configurations. Est-il structuré par une différence d’âge importante entre l’hébergé·e et l’hébergeant·e, la famille de ce·tte dernier·e comportant aussi des enfants de l’âge de l’hébergé·e ? Le type familial, sans échange d’argent, mais avec des relations marquées par une inégalité dans l’autorité, est alors vraisemblable. Est-il placé sous le signe d’une obligation morale du devoir d’hospitalité ? Il renvoie alors à un hébergement que l’on peut qualifier d’éthique ou de culturel [6]. L’hébergement apparaît-il comme résultant d’une démarche précise concernant les études ou un travail ? Il sera sans doute l’objet de régulations plus tranchées. Dans tous les cas, il aura rempli une fonction tant pour l’hébergé que pour l’hébergeant.
La longue marche vers l’indépendance résidentielle
9Si l’âge de la décohabitation reste relativement stable (Villeneuve-Gokalp, 2000), la période actuelle est marquée par une désynchronisation des évènements longtemps considérés comme les étapes de l’entrée dans la vie adulte, à savoir la décohabitation, l’accès à un emploi stable et la mise en couple (Galland, 2000, Pan Ké Shon, 2010). À partir de la sortie du domicile familial, les jeunes adultes connaissent désormais une période transitionnelle faite d’expérimentations, d’allers-retours et de « situations intermédiaires caractérisées par leur ambiguïté : cohabitation sans autorité parentale, logement étudiant payé par les parents, emploi salarié mais maintien d’une dépendance partielle […] » (Van de Velde, 2007, p. 27). Dès lors, c’est bien la place et le rôle de l’hébergement chez un tiers dans ces situations intermédiaires que nous souhaitons explorer ici. Quatre trajectoires de jeunes adultes hébergés, sélectionnées parce qu’à la fois très différentes et emblématiques de situations souvent rencontrées, nous permettent à présent d’approcher la complexité non seulement des trajectoires, mais aussi des relations qui se nouent entre les parties.
Quatre trajectoires de jeunes hébergés
10Les quatre trajectoires présentées ici recouvrent des motivations et des formes très différentes d’habiter chez autrui et d’hébergement chez soi. L’ébauche d’une typologie que nous avons conçue (le familial, le social, le culturel, le politico-éthique, l’instrumental) peut être ici gardée à l’esprit, davantage comme outil d’analyse pour tenter de saisir la nature de la situation d’hébergement que comme catégorie définitive, ne serait-ce que parce que les « types » ne sont pas exclusifs.
Le temps d’un stage
11Né au Canada, de parents ivoiriens, Christian [7] a 26 ans et a déjà connu différents modes d’habitat. Ayant grandi au Canada, puis en Côte d’Ivoire, il quitte le domicile de ses parents après le lycée pour occuper une chambre dans une cité universitaire d’Abidjan où il effectue deux années de classe préparatoire à l’entrée en école d’ingénieur. Il décide ensuite de poursuivre sa formation en France et entame un cursus de finance, contrôle et gestion à Paris. Il occupe alors un studio dans le Xe arrondissement, qu’il paye grâce au soutien familial et à des petits boulots, avant de partir à Brest terminer ses études. Revenu en région parisienne pour effectuer son stage de fin d’études, la recherche de logement s’avère très difficile. Christian considère avoir été « arnaqué par des soi-disant agences qui sont censées aider ceux qui recherchent de quoi se loger » : « Ça m’a fait utiliser environ 400 euros dans des agences qui finalement ne m’ont rien trouvé. » Pendant sa recherche, Christian est hébergé gratuitement chez un ami, mais la cohabitation se passe mal. Partager à deux un studio de 20 m² ne lui offre aucune intimité, son rythme de vie et celui de son ami ne s’accordent pas, la fumée des cigarettes de ce dernier le dérange beaucoup… C’est finalement par un site Internet de petites annonces qu’il entre en contact avec Michèle, qui propose une chambre à louer dans son pavillon, dans une commune résidentielle de Seine-et-Marne. C’est à la suite de son divorce, et des difficultés financières qui en ont résulté, que Michèle a commencé à louer les deux chambres inoccupées de la maison où elle vit avec son fils. Au moment de l’enquête, Christian habite chez Michèle depuis trois mois, il verse un loyer mensuel de 360 euros et est en train d’effectuer les démarches pour bénéficier de l’aide personnalisée au logement (APL). Son stage rémunéré ainsi que les cours de soutien qu’il donne régulièrement lui permettent de payer cette somme.
12Cette situation montre à quel point la frontière peut être floue entre l’hébergement et la location (et a fortiori la colocation, comme le montrera le troisième exemple ci-après) : Christian a signé avec Michèle un bail d’un an, il a droit à l’APL, mais s’il partage l’espace domestique de sa propriétaire-hébergeante, il ne peut jouir librement de l’ensemble du pavillon. Son espace privatif se limite à sa chambre, qui ferme à clé. Il partage la salle de bain ainsi qu’un petit salon avec le fils de Michèle et une autre étudiante hébergée, leurs trois chambres se situant à l’étage. Avec Michèle, il partage également la cuisine, située au rez-de-chaussée, le jardin et la laverie du sous-sol. Quelques règles encadrent la vie commune : les deux hébergés ont le droit d’inviter une personne à passer une nuit à la maison, « mais seulement une nuit par semaine » ; ils doivent faire eux-mêmes le ménage dans leur chambre et dans leur salle de bain et salon communs ; ils n’ont pas accès au salon principal, ni au bureau et à la chambre de Michèle, situés au rez-de-chaussée. Christian entretient avec les autres habitants du pavillon des relations qui semblent à la fois cordiales, respectueuses et distantes. Il ne passe que peu de temps à la maison, rentre tard le soir après ses journées de stage à Paris et prend généralement ses repas seul dans sa chambre. S’il considère que ce mode d’habitat est quelque peu contraignant dans la mesure où « il faut s’adapter aux autres et ne pas perturber l’intimité des autres, ce qui n’est pas toujours évident quand on vit en communauté », il est clairement satisfait de cette solution au regard des alternatives possibles :
« C’est beaucoup moins cher de cette façon-là, et ce n’est pas définitif, c’est pour peu de temps, donc je peux bien me plier à quelques petites contraintes. Puis aussi, un studio, il faut l’aménager, ou s’il est meublé c’est encore plus cher. Et quitte à avoir seulement une chambre, je préfère que ce soit chez un tiers, plutôt que dans une cité universitaire. Ça, j’ai déjà donné, on n’est pas du tout au calme, il y a toujours du bruit, très peu pour moi. »
14Habiter chez autrui s’avère par ailleurs plus accessible que la location dans le parc privé, et a l’avantage d’offrir à Christian une intimité et une tranquillité qu’il estime plus importantes que ce qu’il pourrait trouver en cité universitaire. Néanmoins, Christian n’envisage cette solution de logement que comme provisoire : il compte bien, après son stage, « chercher du boulot, et un appartement par la même occasion ». Du côté de Michèle, l’expérience est aussi placée sous le signe du provisoire. En effet, l’objectif qui consistait à rééquilibrer son budget après son divorce est atteint et elle souhaite récupérer son espace tout entier :
« [À cause de mes locataires], je me restreignais un peu avec mes invités l’année dernière, je n’avais même pas fêté l’anniversaire de mon fils. »
D’une famille à l’autre
16Julie, 20 ans, est passée d’une vie de famille à une autre : elle est hébergée dans la famille de Thomas, son petit ami, dans une commune de la Seine-Saint-Denis, depuis environ neuf mois. Avant d’emménager chez sa « belle-famille » – c’est ainsi qu’elle la désigne –, Julie vivait dans le Val-d’Oise avec sa mère et son frère dans un logement social, ses parents ayant divorcé. Des disputes permanentes avec sa mère amènent Julie à envisager de quitter le domicile familial pour emménager avec Thomas, avec qui elle entretient une relation depuis trois ans. Néanmoins, les revenus du jeune couple sont faibles : seul Thomas travaille à temps plein. Julie quant à elle est étudiante en lettres modernes dans une université parisienne, elle travaille deux ou trois jours par semaine comme animatrice vacataire dans un centre de loisirs. En plus de son salaire, Julie touche une pension alimentaire versée par son père, si bien que ses revenus se situent aux alentours de 550 euros par mois en moyenne. Les parents de Thomas, qui connaissent très bien Julie puisqu’elle passait déjà « le plus clair de [son] temps » chez eux, dissuadent le jeune couple de prendre un appartement et proposent à la petite amie de leur fils de l’héberger. Julie accepte rapidement cette proposition et emménage chez eux, dans leur logement de type F4. Elle cohabite désormais avec ses beaux-parents, son petit ami et la sœur de celui-ci, âgée de 18 ans. Elle s’est installée dans la chambre de Thomas et partage le reste de l’espace de l’appartement avec la famille. Habiter chez autrui s’apparente alors à passer d’une vie de famille à une autre. À son arrivée, les beaux-parents de Julie ne souhaitaient pas que celle-ci paye un loyer : « Que tu sois là ou pas, ça ne change rien à mon appartement. En plus, je suis propriétaire, alors ! », affirme sa « belle-mère ». Néanmoins, Julie insiste pour participer aux frais liés à sa présence dans le foyer :
« Je ne paye pas à proprement parler un loyer, on pourrait plutôt appeler ça une pension [de 200 euros par mois]. L’idée est venue naturellement de moi, j’ai proposé à ma belle-mère de lui verser quelque chose. Je ne suis pas sa fille, et rien ne l’oblige à me loger et encore moins à me nourrir, donc cela m’a paru normal. »
18Depuis neuf mois qu’elle est dans la famille de Thomas, Julie estime que la cohabitation se passe très bien, si ce n’est avec la sœur de Thomas, dont Julie réprouve le comportement et la faible participation aux tâches ménagères, alors que celles-ci sont partagées entre les membres de la famille selon un calendrier relativement précis :
« La cuisine, en principe, c’est le premier rentré. Donc le lundi, c’est Thomas parce qu’il ne travaille pas, et que c’est la seule véritable tâche qu’il ait à faire, avec le nettoyage de la salle de bain. Le mardi et jeudi, c’est ma belle-mère. Le mercredi c’est moi, et le vendredi mon beau-père. »
20Julie est intégrée dans le planning des tâches au même titre que les autres membres du ménage et respecte les mêmes règles, et tout particulièrement la principale qui est de « prévenir en cas d’absence » pour les repas et les nuits. Julie ne se sent pas particulièrement contrainte dans sa vie quotidienne : « Je me sens libre. Je peux sortir et rentrer quand je le veux. » Travaillant dans un centre de loisirs à proximité, elle s’est également rapidement intégrée dans le quartier et dans la ville. Aussi, la jeune femme paraît-elle satisfaite de cette solution :
« Moi je suis très contente, pour le moment, ça fonctionne bien. Puis, après la mauvaise ambiance qu’il y avait chez ma mère, ça ne peut être que mieux. Mais je suis consciente que la solution que j’ai trouvée n’est pas donnée à tous et que je suis privilégiée. »
22Le seul bémol qu’elle apporte à ce tableau positif concerne sa relation avec son petit ami : « Même si, ici, sa famille respecte notre intimité, ce n’est pas la même chose que d’être seulement à deux. » Cette situation ne permet pas au couple d’avoir une totale intimité et, pour Julie, « la prochaine étape, si tout se passe bien, c’est de s’installer ensemble avec Thomas, dans notre propre appartement ».
Vivre entre égaux, vivre entre amis
23Aurélien, salarié dans la restauration, et Paul, étudiant infirmier, 20 ans chacun, vivent ensemble dans un pavillon situé dans le Val-d’Oise. Situation atypique, Paul est logé gratuitement par ses parents, qui habitent la maison voisine, dans une maison d’environ 80 m² avec jardin dont ils ont hérité. Il ne paye aucun frais, ses parents se chargeant également de ceux afférents à la maison (charges, impôts locaux, etc.) depuis que leur fils s’y est installé il y a un an et demi. Aurélien a grandi dans une commune proche et a toujours vécu chez ses parents avant de s’installer chez Paul. L’arrivée d’Aurélien dans la maison s’est faite progressivement et n’est pas le résultat d’une recherche acharnée de logement : il y est d’abord venu pour des fêtes, par l’intermédiaire d’Alex, l’ancien « hébergé » de Paul. Le récit d’Aurélien relate une mise en ordre progressive, avec l’aide de Paul, d’une situation d’abord incontrôlée. Dans un premier temps, la maison était ouverte à tous les amis de Paul et de son hébergé de l’époque, Alex, qui venaient très souvent sans prévenir. Des tensions entre Paul et Alex sont apparues et, au terme d’une période tendue, Paul et Aurélien se sont mis d’accord pour mettre le « fauteur de troubles » (Alex) « à la porte ». Selon l’accord qu’ils ont conclu ensemble, Aurélien paye une petite contrepartie financière aux parents de Paul.
24La relation entre Paul et Aurélien relève plus d’un rapport entre colocataires qui sont sur un pied d’égalité en ce qui concerne le logement. Malgré tout, tous deux s’accordent à dire que la maison est celle de Paul, et que si l’un d’eux devait partir, ce serait Aurélien. La situation d’hébergement est très informelle : pas de règles sur l’utilisation des espaces, la cohabitation, les rythmes quotidiens. Les deux amis ont chacun leur chambre, il n’y a pas d’espace qui soit réservé à l’un ou à l’autre. Paul et Aurélien se retrouvent d’ailleurs souvent dans le salon ; ils passent en outre du temps ensemble dans la chambre de l’un ou de l’autre. Le ménage et le rangement sont la principale source de tensions entre Paul et Aurélien, car si tous deux participent aux tâches ménagères, Paul – le « titulaire » du logement – fait le ménage plus régulièrement qu’Aurélien. Ils font partie du même groupe d’amis, passent beaucoup de temps ensemble dans la maison (discussions, jeux vidéo, repas, fêtes) mais aussi à l’extérieur (soirées entre amis). Aucun des deux n’envisage la fin de cette cohabitation. Interrogé à ce sujet, Paul imagine plusieurs éléments qui pourraient impliquer le départ d’Aurélien : sa propre mise en couple avec sa petite amie dans la maison ; le souhait d’Aurélien de déménager ; ou encore « un truc vraiment grave » qui viendrait rompre la bonne relation entre les deux amis. Paul et Aurélien vivent tout de même cette situation comme temporaire, comme une première étape de leur vie indépendante en dehors de « chez les parents ». Ils considèrent tous les deux leur installation dans la maison comme un « coup de chance », car « peu de jeunes adultes peuvent habiter seuls dans une maison ». Ils apprécient « le contexte d’habiter sans parents », qui « permet de faire des apéros, des petites soirées », même si cela nécessite des contreparties en termes de « responsabilités » vis-à-vis de la maison occupée (ménage, entretien, rangement). Une évolution de leur rapport à l’extérieur est perceptible dans le récit d’Aurélien. Au début de la période d’hébergement, ils avaient l’un comme l’autre une attitude très ouverte vis-à-vis des personnes de l’extérieur ; les amis venaient très régulièrement (quotidiennement) dans la maison, et sans prévenir. Mais Paul et Aurélien ont eu le sentiment de ne plus être « chez soi » et ont régulé l’accès à la maison :
« Au départ on était vachement free, mes potes passaient quand ils voulaient, puis on s’est retrouvés avec une maison bordélique, cassée de tous les côtés, ingérable quoi ! À un moment, on a dit : “Stop !, quand vous voulez passer, vous nous appelez avant”, parce qu’en fin de compte, tu perds un peu cette sensation de maison à toi ; j’avais l’impression d’être dans une espèce de bar, tu perds complètement ton intimité. »
26Paul et Aurélien craignent la solitude et apprécient la présence de l’autre, c’est ainsi qu’ils ont créé ensemble un « chez-soi » à deux.
« En mode camping » pendant six semaines
27Étienne a 30 ans au moment de l’enquête et occupe un logement en sous-location avec son épouse, américaine, dans une commune de la première couronne parisienne. Il est journaliste (en CDD) pour un hebdomadaire régional dans l’Oise. Avant d’emménager dans cet appartement qu’il sous-loue pour quatre mois, Étienne a connu une période d’environ six semaines sans logement personnel, pendant laquelle il a été hébergé par différentes personnes de son entourage, amis et famille, et a parfois dormi dans sa voiture.
28Dans son récit, cette période « en mode camping » est déclenchée par un incident : l’appartement qu’il avait acheté un peu plus de deux ans auparavant dans le XVIIIe arrondissement parisien a été fortement endommagé par un incendie et est depuis inhabitable. Mais cette séquence d’hébergements intervient également pendant une période de forte mobilité et d’instabilité dans la vie professionnelle d’Étienne : au moment de l’incendie, son épouse est aux États-Unis pour poursuivre des études supérieures et Étienne est quant à lui en CDD pour deux semaines à Lyon pour un quotidien local. Il est alors « hébergé » chez sa mère, dans la banlieue lyonnaise, où il dort sur le canapé du salon.
29Mais, ayant accepté un travail en région parisienne, Étienne va expérimenter une période nomade qui durera environ six semaines, dormant chez des amis ou de la famille entre Paris et Villeurbanne. Il ne cherche pas de logement car il est « dans l’expectative concernant les assurances et les dédommagements ». Il veut « éviter de dépenser trop d’argent dans un loyer », en plus il n’a « pas assez de revenus pour louer un appart à Paris. » Comme il ignore combien de temps lui sera nécessaire pour trouver un logement, il préfère ne pas « user ses amis » trop vite et passe donc peu de temps chez chacun d’entre eux : « J’ai dormi dans diverses salles à manger de pas mal de personnes. Pour ne pas saouler trop les gens, je restais maximum deux, trois nuits. »
30Il dort parfois dans sa voiture. Ses amis qui partent en week-end ou en vacances lui laissent leur appartement :
« À un moment, j’avais les clés de trois apparts différents […]. En un mois et demi de squat, j’ai pu voir les gens, plusieurs fois. Chez tous, je suis venu et revenu, donc je sais plus combien ça fait de personnes en tout, mais ça fait du monde […], huit, je crois. »
32Il a peu d’affaires, seulement un gros sac de voyage, qu’il laisse dans sa voiture ou dans la cave d’un ami. Il fait beaucoup d’allers-retours entre Paris et Villeurbanne. Il est en « multirésidence », et cela est possible grâce aux relations de confiance qu’il a avec ses amis. Son calcul est aussi économique : le dédommagement mensuel fourni par l’assurance étant plus élevé que l’emprunt qu’il rembourse, ne pas avoir à payer pour se loger lui permet d’économiser. Mais cet arrangement est remis en cause par l’arrivée de sa femme :
« Ma femme revenait le 12 mai, donc ma date limite c’était qu’il fallait que je trouve un truc pour le 12 mai. Parce que… squatter à deux, j’ai jamais fait, et ça n’aurait pas été possible longtemps. Et puis elle arrivait avec quelques bagages, enfin bon… moi j’étais en mode camping, mais… elle n’est pas trop camping ! »
Élucider les figures de l’hébergement chez un tiers : quelques pistes de réflexion
34Ces quatre reconstitutions de trajectoires montrent tout d’abord que la position même d’hébergé et d’hébergeant est extrêmement polysémique. Pour comprendre la nature et les termes des échanges qui se jouent autour des pratiques d’hébergement, nous reviendrons tout d’abord sur les motivations des deux parties, avant d’observer la façon dont se définissent et se matérialisent ces échanges.
Des motivations nécessairement complémentaires entre les parties
35Quel que soit le cas observé, des motivations sont exprimées comme étant à l’origine de ces différentes configurations, mais où, toujours, une offre rencontre une demande. Gardons l’hébergé comme point d’entrée dans la situation : la motivation procède évidemment de la nécessité d’être logé, mais cette nécessité est orientée, dans les discours des acteurs, vers le push (contrainte obligeant à quitter un lieu) ou vers le pull (attraction vers un lieu). Cette référence à une terminologie habituellement appliquée au phénomène migratoire peut être provisoirement mise à profit. Ainsi, du côté du push, Étienne semble contraint de se mettre à la recherche d’un hébergement à cause d’un sinistre ; Julie quitte le foyer parental à cause de relations trop conflictuelles avec sa mère. Nous avons rencontré d’autres situations dans lesquelles les personnes hébergées se trouvaient sous l’effet d’une contrainte forte de départ, tel ce jeune couple repoussé par leurs familles respectives pour cause de « mésalliance [8] ». Cependant, comme dans le projet migratoire, les deux facteurs se trouvent vite intriqués : la stratégie d’Étienne consiste à gagner du temps et de l’argent en se mettant provisoirement en « mode camping », stratégie parfaitement adaptée à son emploi précaire, mais qu’il saura remettre en cause dès lors qu’avec l’arrivée de son épouse elle deviendra inadéquate. Julie, quant à elle, exprime sa satisfaction de se trouver dans une famille accueillante (celle de son petit ami) et son récit témoigne d’un gain à la fois affectif et matériel, bien équilibré par le versement d’un dédommagement à ses hôtes (« belle-famille ») sous la forme d’une pension. Nous avons rencontré nombre de situations dans lesquelles le besoin de l’un fait, sinon le bonheur, du moins l’affaire de l’autre : exemplaire à cet égard apparaît le cas des femmes divorcées qui ont pu garder leur logement, et qui louent une ou plusieurs chambre(s) pour équilibrer leur budget. Christian ne restera que le temps nécessaire à l’achèvement de sa formation, tandis que Michèle, sa logeuse, décidera d’arrêter les hébergements rémunérés dès lors que l’état de ses finances sera jugé satisfaisant. Enfin, s’il est des situations dans lesquelles l’hébergement apparaît comme un devoir non négociable, il semble être ressenti comme tel par les deux parties, indépendamment des conflits qu’il peut générer. La jalousie exprimée par les frères vis-à-vis d’un cousin qu’on héberge en lui laissant la plus belle chambre est à prendre comme un élément en jeu dans les négociations quotidiennes de l’usage des lieux ; elle sera d’ailleurs régulée par les parents et par l’idée finalement acceptée d’un contre-don ultérieur possible [9]. Cela nous met sur la piste de l’hébergement comme apprentissage (bon gré mal gré) du partage nécessairement généré par toute situation d’hébergement.
Des échanges négociés qui ne se limitent pas aux contraintes économiques
36Les choses échangées dans les configurations d’hébergement sont de plusieurs types : argent, service, soin, compagnie, nourriture, etc. S’y assortissent des règles plus ou moins formalisées et plus ou moins consensuelles. Le niveau de formalisation des échanges en jeu autour de l’hébergement a naturellement retenu notre attention. Ainsi, plusieurs cas se présentent : l’absence de contractualisation et l’absence d’échange monétaire ; l’absence de contractualisation mais un échange monétaire sur la base d’un accord oral ; la contractualisation concernant la contrepartie financière demandée ou proposée ; la contractualisation concernant la contrepartie financière demandée ou proposée, assortie de règles pour la vie quotidienne.
37Voyons tout d’abord le facteur monétaire [10]. Des hébergeants évoquent l’intérêt, voire la nécessité, d’un complément de revenus (cas de Michèle) ; des hébergés donnent comme premier motif d’opter pour l’hébergement le fait d’être dans l’impossibilité d’assumer le coût d’un logement indépendant. Mais dans toutes les situations que nous avons rencontrées, l’argument économique, s’il est un facteur qui joue presque toujours dans le choix d’héberger ou d’être hébergé, n’est quasiment jamais le seul, et, sauf à dessaisir les acteurs de leur propre narration, il nous faut prendre au sérieux les arguments mobilisés.
38Il faut le rappeler, l’hébergement n’est pas le dernier et unique recours, c’est une option parmi d’autres. Dans le calcul des avantages versus les inconvénients, apparaissent fortement les questions liées à la réalisation d’un projet de vie, ou plus précisément les éléments que l’on a choisi de privilégier : rapprochement du lieu d’un travail que l’on juge important pour l’avenir, poursuite d’études. Puisqu’il s’agit, en quelque sorte, de suspendre, voire de sacrifier le présent pour le futur, la souplesse d’accès et de sortie de l’hébergement est un élément jugé très positivement par la plupart des enquêtés : c’est précisément du fait de son caractère souple et facile d’accès, peu formalisé et réglementé, que l’hébergement chez un tiers est vécu comme positif. On ne saurait négliger l’impact de cet élément sur les modes de régulation et de négociation des échanges dans la configuration d’hébergement.
39Du côté des hôtes, l’acte d’héberger un tiers peut aussi servir à compenser l’absence d’un membre ordinaire du ménage, soit pour des raisons financières (assumer sa part financière dans la location, assurer la pérennité de la location, les remboursements d’un emprunt ou simplement les charges d’un logement), soit pour des raisons de compensation ou de substitution affective (ne pas être ou se retrouver seul). Généralement, les récits de nos enquêtés sont parcourus par des tentatives d’équilibrer les relations et les usages dans l’espace domestique. Parmi les exemples donnés, ceux qui ont pour objet les échanges matériels, au-delà d’un paiement « brut » équivalent à un loyer, sont largement décrits : cadeaux, courses et remplissage du réfrigérateur, ménage, services, autant d’actes mentionnés, soupesés, comparés, évalués dans leurs effets probables, preuve que la relation est bien au cœur de cet « habiter » particulier.
Espaces et temps de l’hébergement : un quotidien suspendu
40L’espace dont l’hébergeant dispose pour l’offrir à un hébergé se révèle être parfois un matelas, un canapé, une chambre ou encore un étage entier. Cet espace donné résulte aussi d’un temps donné. En d’autres termes, ce qui se partage dans le quotidien domestique peut être identifié comme un moment dans la trajectoire des deux parties. Les entretiens réalisés montrent que devenir hébergeant est lié à des moments précis dans le parcours des personnes, et notamment à deux moments en particulier. C’est le cas lorsqu’un ménage subit une perte (décès, rupture conjugale, départ d’un enfant, ou encore perte d’un emploi). Dans ces circonstances, l’acte d’héberger tend à constituer une forme de compensation, voire de remplacement, et l’hébergé participe à jouer ce rôle. C’est le cas aussi lorsqu’un ménage connaît une forme d’expansion, par exemple lors de l’accueil d’un parent âgé ou de la naissance d’un enfant. Dans cette situation, l’hébergeant est à la recherche d’une aide pour faire face à des besoins nouveaux, et l’hébergé est accueilli pour ce qu’il peut apporter en termes de travail domestique ou de services. Le cas des personnes « au pair » n’est qu’une forme plus ou moins institutionnalisée de ce type d’échanges, où l’intime, le familial, et le travail se conjuguent en des mélanges parfois explosifs, toujours ambigus (Damamme, Paperman, 2009). On conçoit là encore que c’est en fonction de son projet de vie que l’hébergé sera enclin à accepter une situation qui peut paraître, dans certains cas, difficilement vivable, et à en tirer profit.
41Il serait cependant hasardeux de concevoir les relations de cohabitation comme libres de toutes contraintes antérieures et laissées à l’appréciation exclusive des parties prenantes. Comme dans toute organisation, des normes préexistent, qui peuvent découler de formes d’obligation familiale ou de devoir moral : l’hospitalité n’est plus une option et, symétriquement, l’hébergé se doit de se conformer le plus strictement possible aux règles de la maison. Nous avons rencontré un cas limite dans lequel l’hébergé, conscient de ce que sa présence pouvait avoir de pesant pour ses hôtes « contraints », s’efforçait non seulement de ne recevoir personne, mais de les « croiser » le moins possible. L’invité, pour ne pas abuser de l’hospitalité offerte, tente de neutraliser sa présence jusqu’à se rendre invisible : c’est l’hébergé-fantôme. Ainsi, une enquêtée hébergée qui se dit « bordélique » redouble d’attention pour ne rien laisser traîner. Elle s’efface et se sent chez autrui alors qu’elle paye le loyer pour moitié.
42Autre cas de figure, l’invasion des pairs au nom du devoir de solidarité : des jeunes gens nous disent combien il est difficile, voire impossible, de refuser un service, même très contraignant, à un ou une ami·e. C’est une forme d’obligation sociale implicite, le risque étant de froisser l’autre et d’avoir une mauvaise réputation, bref, de casser la chaîne du lien. Telle étudiante, logée dans une chambre de 19 m² en cité universitaire, héberge une amie sans ignorer, au-delà du désagrément de la promiscuité, qu’elle encourt le risque d’être exclue de la résidence. Nous avons bien sûr rencontré les figures des oncles et tantes maghrébins ou africains hébergeant sans discuter et au détriment de leur intimité et de leur confort le frère ou l’enfant d’un parent éloigné, mais il serait erroné de ne pas voir que le caractère incontournable de l’aide apportée à autrui n’est pas le fait exclusif de communautés soudées par l’expérience de l’immigration ou par un devoir d’hospitalité.
43On ne saurait conclure, même provisoirement, sur les modes de ce partage au quotidien sans évoquer un dernier paradoxe : le caractère tout à la fois asymétrique et réciproque de la relation d’hébergement. En effet, l’hébergé se sent souvent redevable vis-à-vis de l’hébergeant. Même lorsque l’hébergement est payant, il constitue une solution de logement dont le prix est inférieur à celui du marché pour une offre de même qualité (surface, localisation, commodités). L’hébergé tend à compenser cette « dette » (le service rendu) par des services (garde d’enfants, participation aux tâches domestiques), par un entretien et un respect appuyés du lieu d’habitation, ou encore par des compensations financières ou en nature (courses d’alimentation par exemple). Certains hébergés à qui il n’est pas demandé de verser un « loyer » réclament eux-mêmes de payer quelque chose, ce qui, pour eux, constitue un moyen de se sentir plus libres et d’utiliser leur lieu de vie à leur guise. Mais le contre-don en nature ou symbolique (par exemple redoubler d’attention et de gentillesse) n’est pas toujours ressenti comme étant à la hauteur du service rendu par l’hébergement, et le sentiment de déséquilibre persiste, d’autant plus sensible que l’un est chez lui et l’autre pas. Pourtant, ultime paradoxe, l’hébergement se nourrit de ce qu’il peut un jour être « rendu ». Recevoir (chez soi), c’est donner, mais c’est aussi inscrire la relation dans une continuité : tel enquêté, de nationalité sénégalaise, tient à héberger un jeune homme venu du Sénégal en France pour ses études car le père de celui-ci l’avait hébergé lui-même à son arrivée. Ce rééquilibrage du service rendu dans le passé efface la dette tout en laissant l’avenir ouvert.
Les auteures
helenebeguin@gmail.com
Doctorante, Lab’Urba, université Paris-Est.
Thèmes de recherche : habitat ; migrations ; logement ; politiques sociales.
A notamment publié
Béguin H., « Pékin 2008 : lorsque le mégaprojet olympique s’immisce dans les quartiers historiques », in Boli C. (dir.), Les jeux Olympiques d’été, Atlantica/Musée national du sport, Biarritz, 2008, pp. 265-274.
Béguin H., « La transformation des foyers de travailleurs migrants : des “accommodements raisonnables” ? », Métropolitiques, mai 2011 (consultable à l’adresse : www.metropolitiques.eu/La-transformation-des-foyers-de.html).
Béguin H., « Un dispositif spatial à l’encontre ou à la rencontre des usages? L’introduction du “logement individuel autonome” dans les foyers de travailleurs migrants », in Coninck F. de (dir.), Futurs urbains, Éditions de l’Œil, Paris, à paraître en 2012.
Claire Lévy-Vroelant
clevyvroelant@gmail.com
Professeure de sociologie à l’université Paris-VIII-Saint-Denis, Centre de recherche sur l’habitat LAVUE (UMR 7218).
Thèmes de recherche : logement, logement social, habitat ; migrations ; mémoire, mémoire collective ; ville, marginalité.
A notamment publié
Lévy-Vroelant C., « Housing Vulnerable Groups: the Development of a New Public Action Sector », International Journal of Housing Policy, no 4, vol. X, décembre 2010.
Lévy-Vroelant C., « Le welfare vu du logement : logement social et État providence en question », in Loger l’Europe. Le logement social dans tous ses États, La Documentation française, Paris, 2011.
Lévy-Vroelant C., Barrère C., Hôtels meublés à Paris. Enquête sur une mémoire de l’immigration, Créaphis, Paris, 2012.
Bibliographie
Bibliographie
- Attias-Donfut C., Wolff F.-C., « L’impact des transferts intergénérationnels reçus sur le logement », Revue française des affaires sociales, « Solidarités familiales », no 4, vol. LIX, 2005, pp. 135-159.
- Authier J.-Y., Grafmeyer Y., Les relations sociales autour du logement. État des savoirs et perspectives de recherche, Plan construction et architecture, coll. « Recherches », Paris, 1997.
- Bonvalet C., Lelievre E., « La mesure de l’hébergement », in Logements de passage, normes, formes, expériences, Lévy-Vroelant C. (dir.), L’Harmattan, Paris, 2000.
- Burguière A., « Le colloque de démographie historique de Cambridge. La famille réduite : une réalité ancienne et planétaire », Annales ESC, no 6, 1969, pp. 1423-1426.
- Damamme A., Paperman P., « Care domestique : des histoires sans début, sans milieu et sans fin », Multitudes, nos 37-38, 2009/2-3, pp. 98-105.
- Douglas M., « The Idea of a Home: a Kind of Space », Social Research, no 1, vol. LVIII, 1991, pp. 288-307.
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- Gotman A., Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Presses universitaires de France, Paris, 2001.
- Grignon C., Gruel L., Le logement étudiant, OVE, rapport à monsieur le ministre de la Jeunesse de l’Éducation nationale et de la Recherche, octobre 2003.
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- Marpsat M., Peretti G. de, « Une personne sur vingt s’est retrouvée sans logement personnel au cours de sa vie », INSEE Première, no 1225, février 2009.
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- Van de Velde C., «Devenir adulte : quatre modèles européens», Agora débats/jeunesses, no 45, 2007, pp. 22-31.
- Villeneuve-Gokalp C., « Les jeunes partent toujours au même âge de chez leurs parents », Économie et statistique, nos 337-338, 2000, pp. 61-80.
Notes
-
[1]
Logement chez autrui et transition biographique : pratiques et représentations parmi les jeunes et leurs hébergeants à Londres et à Paris, L’Îlot, en collaboration avec SHM Londres, recherche réalisée par Hélène Béguin, Diouldé Diallo, Florent Hérouard, sous la direction de Claire Lévy-Vroelant. Cette recherche est financée par le Plan urbanisme construction architecture (PUCA) du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, sous la responsabilité de François Ménard (lettre de commande du 15 juin 2010). Dans cet article, nous ne rendrons compte que du volet qualitatif de la recherche menée en France.
- [2]
-
[3]
Notons au passage qu’il n’en va pas de même dans la langue anglaise, qui distingue l’host (hôte) du guest (invité), marque de ce que les rôles, renvoyant à une perception plus « régalienne » du home, sont plus inégalitaires.
-
[4]
Il faut noter que l’Enquête nationale sur le logement (ENL) ne porte pas sur les logements collectifs et exclut donc par là même une population particulièrement susceptible de connaître des épisodes d’hébergement chez un tiers (logés en foyers, en chambres d’hôtel, en résidences sociales, etc.), voire d’héberger elle-même.
-
[5]
Les hébergés ici visés par Anne Laferrère sont « les enfants qui sont partis occuper un autre logement plus de trois mois et revenus, les autres membres de la parenté, les amis, les pensionnaires, ainsi que les salariés logés ».
-
[6]
Il est intéressant de noter que la catégorie d’« hébergement culturel » renvoie, chez nos collègues de l’équipe londonienne, à la notion de shared identity (identité partagée), laquelle est reliée à l’appartenance à une ethnic minority (groupe « ethnique »).
-
[7]
Dans un souci d’anonymat, les prénoms des quatre enquêtés ont été modifiés. En revanche, les noms des villes et des pays ont été conservés.
-
[8]
Il s’agit d’un couple formé par deux jeunes gens appartenant à des familles que les convictions religieuses et les préjugés racistes opposent. C’est un ami du jeune homme qui héberge le couple, sur la proposition de l’ami (d’après le récit du jeune homme hébergé).
-
[9]
« Si je vais là-bas, je serai aussi reçu comme ça. » (Entretien avec le fils d’une famille hébergeante.)
-
[10]
Quelques résultats partiels sur cette question : sur les 33 situations d’hébergement que nous avons analysées, la moitié d’entre elles (17) donnent lieu à une transaction financière que les enquêtés désignent comme un « loyer », une « pension » ou une « contrepartie ».