Notes
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Voir l’article de Marie Bergström dans ce dossier, pp. 107-119 : « Nouveaux scénarios et pratiques sexuels chez les jeunes utilisateurs de sites de rencontres. »
1Les relations entre adolescence, jeunesse et sexualité se sont profondément transformées depuis la deuxième moitié du xxe siècle, de même que les relations entre jeunesse et monde adulte. Ce changement doit être situé dans une évolution historique longue, et dans un cadre social plus général. D’une vision plutôt négative de la sexualité juvénile, soumise à un double standard moral selon le sexe et à une obligation de retenue et de chasteté (pour les femmes), on est passé à une représentation de l’engagement des jeunes dans la sexualité comme normal et attendu, même s’il s’accompagne d’invitations fortes à la responsabilité et au souci de soi. En même temps que la jeunesse se prolongeait (Galland, 2011), une véritable autonomie sexuelle des jeunes, reposant sur des contrôles intériorisés plus que sur des disciplines externes, s’est ainsi installée, dont témoignent les résultats de l’enquête sur le contexte de la sexualité en France (Bajos, Bozon, 2008). Paradoxalement pourtant, l’émergence d’une autonomie privée de l’adolescence et de la jeunesse va de pair avec une explosion des inquiétudes adultes. Cet alarmisme sexuel, qui frise la panique morale à l’égard de la jeunesse, est l’un des contrecoups de la fin du contrôle direct des adultes. Les inquiétudes pour la jeunesse touchent d’autres domaines que la sexualité. Quelles spécificités ont-elles dans la sphère sexuelle ?
2Après une présentation des transformations historiques de la jeunesse et du cadre de la sexualité, on aborde la manière dont l’adolescence est devenue une période de préparation à la sexualité. Sont présentés ensuite les premiers rapports, qui constituent un miroir grossissant du contexte de la sexualité juvénile, et les principales caractéristiques de la jeunesse sexuelle à l’époque contemporaine. L’analyse de la consommation de pornographie et de sa perception permet de s’interroger sur les composantes de la panique morale adulte. On montre que cette dernière s’inscrit dans une perception très genrée des rôles de chacun dans le travail affectif et qu’elle contribue au maintien d’une asymétrie amoureuse selon le sexe.
Les transformations historiques de l’adolescence, de la jeunesse et de la sexualité
3L’apparition d’une période autonome de sexualité juvénile et d’une préoccupation adulte à ce propos doit être rapportée aux transformations historiques du cadre de la sexualité, ainsi qu’aux changements sociaux qui ont affecté le statut de la jeunesse.
Adolescence et jeunesse. De la transmission verticale à la construction de l’autonomie
4C’est au début du xxe siècle que les catégories de jeunesse et d’adolescence ont commencé à être distinguées par le public et à s’institutionnaliser de manière séparée (Galland, 2011). Le rôle de l’école obligatoire est central dans cette institutionnalisation. La mixité de l’école à partir des années 1960, puis la généralisation de la scolarité secondaire et l’élargissement de l’enseignement supérieur dans les années 1970 et 1980 prolongent et « démocratisent » l’expérience de la jeunesse, tout en homogénéisant les expériences des filles et des garçons, qui vivent désormais leur scolarité ensemble.
5La généralisation de la scolarité s’accompagne d’une évolution profonde des modes de socialisation, qui a pour effet paradoxal de donner un nouvel élan aux préoccupations adultes sur ces moments de la vie, en alimentant la peur d’un dérèglement moral (Blanchard, Révenin, Yvorel, 2010). La socialisation empruntait naguère le canal étroit et rassurant de la transmission « verticale », à travers les institutions, l’inculcation de règles, l’autorité des adultes, ou la discipline qu’exigeaient les associations religieuses ou laïques de jeunesse. On est passé graduellement pour les adolescents et les jeunes à une socialisation « horizontale » et diffuse, où la construction de soi passe par les pairs, les moyens de communication et les références culturelles de génération, les expériences personnelles, les recommandations et les campagnes publiques, telles qu’elles sont interprétées par les individus.
6En effet, à mesure qu’elle élargit son public, l’école se transforme également. Sous sa forme la plus contemporaine, elle n’a plus les capacités d’encadrement et de contrôle des anciennes institutions d’enseignement comme les lycées jésuites. L’école et l’université de masse, qui se mettent en place dans les dernières décennies du xxe siècle, occupent le temps et structurent de manière assez homogène le passage de l’adolescence à la jeunesse, mais elles ne contrôlent ni les corps ni les esprits qu’elles doivent former. La société adulte s’est toujours méfiée de la turbulence juvénile, mais on peut dire que l’inquiétude est allée croissant, dans la mesure où les jeunes échappent de plus en plus à un contrôle direct et semblent forger eux-mêmes leurs principes, même dans le cadre scolaire.
Sexualités des jeunes : du poids des institutions à l’intériorisation des contrôles
7Au cœur de la préoccupation à l’égard des jeunes, il y a l’accès de ces derniers à la sexualité. Dans les années 1950 encore, les institutions, les communautés locales, les adultes et les parents surveillaient étroitement les fréquentations des jeunes. À la fois répressifs et incitatifs, les contrôles traditionnels de la sexualité reposaient sur un double standard moral. Il fallait prévenir autant que possible une entrée dans la vie sexuelle des femmes avant le mariage, alors que les hommes étaient au contraire encouragés, directement ou indirectement, à s’initier à la sexualité ou à la vie amoureuse. Le contrôle de la sexualité juvénile est un nœud de la reproduction de l’ordre du genre. On attend des femmes et des hommes qu’ils endossent les postures de genre asymétriques qui les hiérarchisent.
8Au tournant du xxie siècle, à la suite du déclin du mariage institutionnel et de la large diffusion de la contraception médicale, les modes d’accès à la sexualité se sont profondément transformés. La sexualité des jeunes et des adolescents ne s’exerce pas hors de toute norme, mais les nouvelles formes de contrôle sont plus intériorisées et indirectes, et les réseaux de pairs y sont plus présents. On observe pourtant moins l’effacement du double standard moral selon le sexe que sa reformulation.
9Pour évoquer cette transformation des rapports entre jeunesse et sexualité, on peut utiliser les données produites dans le cadre de l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF), menée avec Nathalie Bajos (Bajos, Bozon, 2008). L’enquête s’est déroulée en 2006, par téléphone, auprès de 12 364 personnes âgées de 18 à 69 ans. Il s’agit de la troisième grande enquête nationale menée en France sur les comportements sexuels en quarante ans, après l’enquête Simon en 1970 et l’enquête ACSF en 1992.
L’adolescence, une période de préparation à la sexualité
10Comment l’adolescence se définit-elle à l’époque contemporaine ? Pour simplifier on peut dire qu’elle est bornée d’une part par les premières manifestations de la puberté et de l’autre par le passage à la sexualité génitale (Bozon, 2009a). Pendant cette période, les individus se trouvent sous la dépendance matérielle de leur famille et de l’école et cette situation peut se prolonger bien après la majorité civile. La construction de l’autonomie privée, qui est l’enjeu central, repose sur la constitution d’une sphère personnelle par la mise en place de relations échappant aux institutions familiale et scolaire : les relations avec les groupes de pairs et les relations amoureuses/sexuelles. Les relations avec les pairs créent une appartenance de classe d’âge et sont un vecteur d’élaboration collective de normes, notamment en matière de sexualité. Quant aux relations amoureuses, elles font progresser dans la construction de soi, à travers la confrontation avec l’autre. À l’époque contemporaine, l’adolescence est ainsi devenue une période de préparation et d’apprentissage de la sexualité.
11Au fil des générations, une autonomie plus marquée des adolescents vis-à-vis de leur famille s’affirme, par exemple à travers le droit de sortir le soir avant 18 ans (Bozon, 2008). L’interdiction absolue de sortir, qui concernait pendant leur jeunesse les trois quarts des femmes nées avant 1945, a fortement reculé. Les expériences des femmes et des hommes se sont rapprochées. Plus que la liberté absolue de sortie, relativement rare, se développent deux formes d’encadrement : le « contrôle strict », où les jeunes doivent demander à chaque fois à leurs parents l’autorisation de sortir lorsqu’ils le souhaitent, ce qui en restreint évidemment la possibilité, et le « contrôle souple », où il suffit d’informer sur ses intentions et le lieu où l’on se rend. Le premier correspond plutôt aux jeunes femmes, le second aux hommes.
12La survenue des évènements pubertaires est un préalable à l’entrée dans la phase présexuelle. Très socialisées, les premières règles jouent un rôle de repères biologique et individuel pour les filles et constituent un point de départ socialement reconnu des premiers intérêts affectifs (Mardon, 2009). Dans les années 2000, l’âge aux premières règles est de 13 ans. Le développement pubertaire des garçons est pauvre en évènements aussi mémorisables et aussi socialisés ; universellement pratiquée par les adolescents masculins, la masturbation (qui débute vers 14 ans en moyenne, en France, sans évolution marquée depuis un demi-siècle) peut être considérée comme un acte d’entrée dans une sexualité active sans partenaire, qui revêt le caractère simultané d’une poussée biologique et d’un acte délibéré, impliquant déjà une production fantasmatique individuelle (Lagrange, Lhomond, 1997). On y reviendra.
13Les premiers pas dans l’exploration physique de l’autre, comme par exemple le premier baiser profond, sont un second type d’évènements inauguraux de la phase présexuelle de l’adolescence. Des années 1950 aux années 2000, l’âge au premier baiser s’abaisse de trois ans : de plus de 17 ans pour les femmes et les hommes âgés de 60 à 69 ans en 2006, on est passé à moins de 14 ans pour les jeunes de 18 et 19 ans (Bozon, 2008). Comme les premiers rapports se produisent entre 17 ans et 17 ans et demi, la transition à la sexualité génitale, qui naguère pouvait se faire sans véritable préparation, s’est transformée en un processus d’exploration physique et relationnelle à étapes : baisers profonds, caresses sur le corps, caresses génitales et enfin pénétration génitale. Elle s’effectue désormais en plusieurs années et de moins en moins avec le même partenaire. Plutôt qu’à une sexualisation accélérée, on assiste à un allongement de la phase présexuelle, qui a pris un caractère plus graduel.
14Une période autonome de sexualité adolescente s’est ainsi créée. L’influence des expériences sexuelles des amis de même sexe est forte sur le passage à l’acte des individus ; le premier rapport sexuel qui intervient en fin de période adolescente est ce qu’on peut appeler une « transgression conformiste » (Lagrange, Lhomond, 1997).
15La mise en place d’une relation avec un partenaire de l’autre sexe crée un temps et un espace de couple, même temporaires, gagnés contre les pairs et la famille (Clair, 2008). Le passage à des relations plus stables et sexualisées signale l’accès à une plus grande autonomie privée, même si les intéressés sont toujours en cours de scolarité. La transition à la sexualité génitale est un seuil social décisif qui, avec d’autres évènements, fait entrer symboliquement dans un nouvel âge, la jeunesse.
Premiers rapports et passage à la jeunesse
16Aboutissement d’un processus social d’apprentissage, le premier rapport permet d’observer les conditions et le contexte de la socialisation sexuelle et du passage à la jeunesse.
Rapprochements des âges au premier rapport et généralisation d’une norme de protection
17Les âges des femmes et des hommes au premier rapport sexuel se sont rapprochés. Dans les années 1940, les femmes commençaient quatre ans plus tard que leurs homologues masculins (22 ans contre 18 ans). Dans les années 1950, l’écart était encore de deux ans. Dans les années 2000, l’écart relevé entre les deux sexes n’est plus que de quelques mois : 17,6 ans pour les filles, 17,2 ans pour les garçons. L’âge des femmes a donc baissé fortement, celui des hommes assez peu. L’âge au premier rapport sexuel des individus d’une génération est aujourd’hui contenu dans un intervalle de temps assez court autour de l’âge médian (deux ou trois ans au lieu de six ou sept ans il y a un demi-siècle) ; cette synchronisation temporelle des expériences individuelles du premier rapport tient à la disparition des premières expériences tardives (après 20 ans), alors que la proportion des premières expériences très précoces (15 ans ou avant) n’a pas augmenté sensiblement. La majorité des premières expériences sexuelles ont lieu désormais vers 17 ou 18 ans, à la fin de la scolarité secondaire, l’année du baccalauréat. La stabilisation relative de l’âge au premier rapport est largement liée à la généralisation de l’éducation secondaire pendant cette période.
18L’entrée dans la sexualité est désormais soumise à une puissante obligation de protection. Alors que seulement la moitié des premiers rapports étaient protégés en 1970, c’est le cas d’environ 90 % d’entre eux dans les années 2000. Les débuts sexuels sans protection ni contraception ont quasiment disparu, au point d’être pratiquement considérés comme déviants ou problématiques. À la norme contraceptive s’est ajoutée, à la suite des campagnes de prévention du sida, la norme du préservatif au premier rapport, qui s’est imposé très rapidement en quelques années (en 1987, un préservatif était utilisé dans 8 % des premiers rapports de cette année, ce qui était le cas de 80 % dès 1993). Le « succès » du préservatif chez les jeunes dans les années 1990 n’est pas seulement celui d’un objet de prévention, destiné à protéger d’une contamination. Son installation dans le rituel du premier rapport est une manière pour les partenaires de s’adapter à l’incertitude de ces phases initiales de la vie sexuelle et d’une relation en adoptant un comportement « responsable à deux ».
Des expériences qui restent distinctes pour les femmes et les hommes
19Si les âges se rejoignent et si les normes se transforment, les expériences féminines et masculines de l’entrée dans la sexualité continuent de se distinguer. Interrogés en 2006 sur le motif principal qui les avait poussés à avoir un rapport avec leur premier e partenaire, les garçons déclarent que ce sont le désir et la curiosité, ou le désir de franchir une étape, alors que les filles indiquent plutôt l’amour, la tendresse, l’envie de faire plaisir au partenaire. Elles sont plus nombreuses que leurs partenaires à déclarer qu’elles auraient préféré que ce premier rapport ait eu lieu plus tard (15,8 % versus 7,3 %). Par ailleurs, elles ont plus souvent un premier rapport avec un partenaire déjà initié et plus âgé, voire beaucoup plus âgé qu’elles. Les jeunes femmes continuent à être plus préoccupées que les hommes par les conséquences éventuelles de la relation sexuelle : grossesse non prévue ou infection sexuellement transmissible. Elles abordent davantage la question de la contraception avant le rapport, et sont aussi plus nombreuses à avoir parlé des infections sexuellement transmissibles, qui concernent tout autant leurs homologues masculins. Une bonne part d’entre elles ont déjà fait un premier examen gynécologique. La charge des enjeux de santé sexuelle et reproductive leur échoit prioritairement et ce, dès la phase d’initiation à la sexualité (Bajos et al., 2002). Les femmes sont ainsi poussées à intérioriser une responsabilité de soi qui est aussi responsabilité de l’autre.
20Si l’obligation de rester vierge jusqu’au mariage s’est relâchée pour les femmes dès les années 1960, de nouvelles attentes sociales se sont imposées à elles : l’impératif d’inscrire leur vie sexuelle dans un cadre amoureux (Rebreyend, 2010), puis l’exigence de la protection et de la contraception. En définitive les premiers pas des femmes dans la sexualité sont d’emblée envisagés comme un test de leur capacité à nouer une relation. Cette représentation de la sexualité initiale est liée à la responsabilité qui continue de leur être assignée de faire entrer les hommes dans un couple (hétérosexuel), même si ce n’est pas pour tout de suite. En revanche, dans les débuts sexuels des hommes, ce qui domine c’est l’aspect d’apprentissage individuel et de découverte de soi, avec un certain détachement pour les conséquences à l’égard de la partenaire.Ce sont les femmes qui sont chargées de les « civiliser ».
21S’il y a quelque cinquante ans, deux tiers des femmes et un tiers des hommes découvraient la sexualité avec leur futur·e conjoint·e, dans les années 2000, ce n’est plus le cas que d’une personne sur dix (femmes et hommes) [Toulemon,2008]. Les premiers rapports sexuels inaugurent donc de plus en plus une période de « jeunesse sexuelle », entre l’adolescence et l’âge adulte, qui se vit soit chez les parents, soit dans un logement indépendant.
22La banalisation d’une période de jeunesse sexuelle, vécue hors d’un cadre de contrôle strict, plonge une partie des adultes, notamment ceux qui sont en contact professionnel avec les adolescents et les jeunes, mais aussi un certain nombre de journalistes et d’essayistes, dans une véritable anxiété morale, dont témoigne leur obsession des effets de la pornographie.
Pornographie et masturbation à l’adolescence : un couple masculin
23Quand les adultes parlent d’adolescence et de sexualité, ils pensent souvent à la pornographie et tiennent un discours très alarmiste sur son influence. Ce thème est ainsi devenu un véritable « marronnier » médiatique (Ogien, 2005 ; Laffeter, 2009 ; Laronche, 2010).
24Le visionnage de films pornographiques est un phénomène banal, puisque 92 % des hommes et 73 % des femmes de 18 à 69 ans en ont déjà vu. On sait que la consommation de pornographie ne consiste plus à aller voir des films en salle, ni même à louer des cassettes. Ce qui était une pratique collective est devenu une pratique intime et privée par le biais d’Internet. De même, les scénarios des films sont devenus moins élaborés, avec la forte baisse des budgets et le développement de la vidéo.
25L’âge auquel la moitié des personnes ont vu leur premier film pornographique a baissé chez les jeunes générations (17,6 ans pour les femmes de 18 et 19 ans, et 15,7 ans pour les hommes). Alors qu’il y avait dix ans de différence entre les âges médians d’accès à la pornographie chez les femmes et les hommes de 50 à 59 ans, l’écart entre les femmes et les hommes est tombé aujourd’hui à deux ans.
26Malgré ce rapprochement, les significations et contextes d’usage de la pornographie restent très distincts selon le sexe. Les hommes s’initient parallèlement à la pornographie et à la masturbation dans leur prime adolescence : les déclarations des hommes de 18 à 24 ans font apparaître une forte corrélation temporelle entre le début de l’activité masturbatoire et le premier film pornographique. Ce n’est pas le cas des femmes, qui s’initient un peu plus tardivement à la pornographie et, en partie, par l’intermédiaire de leurs partenaires : interrogées sur le contexte dans lequel elles avaient vu leur plus récent film pornographique, les femmes de 18 à 24 ans qui en regardent régulièrement sont 52 % à dire l’avoir vu avec un partenaire sexuel. Les modes de visionnage des films pornographiques s’inscrivent dans les processus dominants de socialisation à la sexualité.
27À travers l’initiation à la masturbation dès la préadolescence, les hommes continuent à faire l’apprentissage précoce d’un désir individuel adossé à des représentations culturelles, plutôt qu’à des relations. Inversement les jeunes femmes sont toujours éduquées à considérer majoritairement l’entrée dans la sexualité comme une expérience sentimentale/relationnelle, et donc plutôt dissuadées de se masturber à l’adolescence. L’initiation à la masturbation, lorsqu’elle se produit, est souvent plus tardive chez elles.
La reconfiguration des normes de la sexualité
28L’idée que la pornographie serait devenue la forme essentielle de socialisation des jeunes à la sexualité ne résiste pas à l’épreuve des faits. Les institutions qui transmettaient les préceptes de la bonne sexualité – religion, communautés locales, organisation sociale du mariage et de la famille – ont certes perdu une grande part de leur pouvoir d’imposition et de contrôle. Mais très diverses sont les nouvelles sources d’informations et de normes diffuses en matière de sexualité qui occupent le terrain : médias, Internet, psychologie vulgarisée, médecine, école, campagnes de prévention, littérature, publicités, cinéma, enquêtes sur la sexualité, etc. Les mouvements sociaux (féminisme, mouvements gay et lesbien, mouvements de personnes handicapées) mettent en avant de nouvelles normes, qui sont débattues sur la place publique.
29Interrogées par exemple sur « les moyens par lesquels elles s’étaient procuré leurs toutes premières informations sur les moyens d’éviter d’avoir des enfants », les jeunes femmes (18-24 ans) citent dans l’ordre l’école, la télévision et leur mère, et les hommes, l’école, la télévision et leurs copains. Le rôle de l’école s’accroît. Celui de la mère se maintient, voire se renforce parmi les femmes. Chez les garçons en revanche, les pairs continuent à jouer un rôle spécifique.
30En somme, il y a une prolifération des discours, des savoirs et des images de la sexualité ainsi que des recommandations en matière de comportements, partiellement contradictoires. La pornographie n’est que l’une de ces images. Elle n’a pas le rôle dominant qu’on lui prête habituellement. Il faut noter par ailleurs que l’influence directe de ces discours et de ces images sur les pratiques individuelles demeure limitée car ils ne sont plus associés à des appareils de contrôle et de sanction efficaces.
La panique morale à l’égard de la sexualité des jeunes
31Au tournant du xxie siècle, les parents ne régentent plus les jeunes et leur vie sexuelle, dont ils ne fixent plus les normes. Néanmoins, une surveillance et un intérêt particuliers continuent à peser sur les filles, à travers la préoccupation pour l’apparence des préadolescentes (Mardon, 2010), le contrôle des sorties des adolescentes et l’incitation forte à la protection lors des rapports sexuels.
32Les comportements sexuels des jeunes ne montrent pas d’évolutions spectaculaires dans la période récente, si ce n’est un rapprochement entre garçons et filles, qui n’empêche pas que les expériences sexuelles juvéniles soient vécues de manière différente. Cette relative stabilité est liée à la généralisation de l’enseignement secondaire. Les premiers rapports ont lieu vers 17 ou 18 ans, sans grand changement depuis plusieurs décennies, et les adolescent·e·s utilisent massivement un préservatif au premier rapport, avant un passage assez rapide et général à une contraception hormonale. Les niveaux de fécondité adolescente sont particulièrement bas en France et très peu de contaminations par le VIH se produisent parmi eux. La mise en couple et la première naissance sont devenues plus tardives, avec un écart moyen de dix ans pour les femmes entre le premier rapport sexuel et le premier enfant. La jeunesse sexuelle est assez sage.
33Pourtant, le rapport des adultes, des médias et des institutions de prévention à la sexualité des jeunes est marqué par l’inquiétude et la préoccupation. Ces craintes ne sont pas liées à des conflits de normes et de valeurs entre générations, comme c’était le cas dans les années 1960 et 1970 (Simon et al., 1972). Dans les années 2000, au contraire, la continuité des attitudes entre jeunes et adultes est relativement élevée (Bozon, Le Van, 2008), dans le domaine de la sexualité comme dans d’autres (politique, travail, etc.). L’anxiété à l’égard de la sexualité, notamment des jeunes, est liée à la perte d’influence des institutions encadrantes de la sexualité (Bozon, 2004), à la fin du contrôle adulte direct sur la vie des adolescents, ainsi qu’à la diffusion de nouvelles technologies d’information et de communication, que les adultes maîtrisent moins que les jeunes (Internet et les sites de rencontres apparaissent dans les années 2000 [1]).
34Dans ce contexte, l’autonomie sexuelle de la jeunesse fait surgir de nombreux objets de crainte, voire de fantasmes. On peut voir les jeunes comme particulièrement vulnérables aux risques sexuels (danger sanitaire), d’où la tendance à cibler des campagnes de prévention sur eux (Maillochon, 2004). On peut les voir comme soumis à des risques de violence (pédophilie). On peut les voir comme en danger moral et nécessitant une protection, exposés à une perte totale de repères sociaux, parce qu’ils ne connaissent pas leurs limites ou les différences entre fiction et réalité, et qu’ils transformeraient leurs loisirs et plaisirs en addictions. On peut enfin les voir comme constituant un danger social, une nouvelle classe dangereuse, hors de tout contrôle, portés à la violence (Mucchielli, 2005). Dans tous les cas, les mauvaises influences sont redoutées : l’influence des pairs, les mauvaises rencontres sur Internet. Certains pédopsychiatres, parce qu’ils sont en contact avec des jeunes « à problèmes », tendent à généraliser leur expérience clinique à l’ensemble de la population des jeunes, et à donner une caution scientifique à cette préoccupation adulte, ce sentiment d’un groupe en perte de repères. Des fantasmes réguliers circulent dans les moyens de communication mais aussi chez les personnes en contact avec les jeunes (les infirmières scolaires par exemple) sur les âges moyens aux débuts sexuels qui seraient devenus très précoces (12 ou 13 ans), sur des épidémies de grossesses adolescentes ou des pratiques sexuelles perverses en développement. L’habillement des jeunes filles est régulièrement critiqué comme « hypersexualisé », voire libertin. Une inquiétude à l’égard de l’homosexualité persiste, qui prend la forme d’une difficulté persistante des parents à accepter que leurs enfants soient homosexuels et qui s’exprime de manière ouverte chez les conservateurs.
35Au carrefour de toutes ces anxiétés se trouve en France la pornographie, dénoncée comme le danger par excellence pour la jeunesse. Elle entraînerait des pulsions d’imitation, de terribles complexes, une perte du sens de la réalité, des comportements violents. Les jeunes interrogés dans les cités par Isabelle Clair visionnent des films pornographiques et savent apparemment bien que c’est du cinéma (Clair, 2008). Si la pornographie constitue un abcès de fixation de l’anxiété adulte en France, dans d’autres pays, ce sont d’autres phénomènes qui symbolisent les dangers que courent la jeunesse et la société : la « grossesse adolescente », le déclin du mariage et de la famille, les dangers du sida, la violence sexuelle, la baisse de la fécondité, la pédophilie, etc.
36Le paradoxe de l’anxiété sexuelle en France est qu’elle donne lieu à des discours très alarmistes, mais pas à de véritables croisades morales. Cela tient peut-être à l’absence de groupes religieux militants forts. Aucun groupe organisé ne recommande ainsi la mise en valeur de l’abstinence comme méthode d’éducation sexuelle. La pétition, en août 2011, des 80 députés et des 113 sénateurs, classés comme conservateurs, contre la « théorie du genre » (en fait contre l’introduction de notions sur l’orientation sexuelle dans les manuels de sciences de la vie et de la terre [SVT]) est une relative exception, qui prend plutôt pour cible l’homosexualité (Andro et al., 2011). Les effets de l’alarmisme sexuel semblent plutôt indirects. Ils contribuent à reformuler, sans le dire, un double standard de comportement selon le sexe, où les femmes représenteraient l’agent civilisateur (parce que civilisé par nature), voué à inscrire les hommes dans une sexualité « positive » (conjugale, procréative, hétérosexuelle).
Conclusion
37Si l’on compare les années 2000 et les années 1950, on voit que la peur d’une perte de contrôle sur la jeunesse est présente aux deux époques (Bozon, 2009b). Pourtant le déroulement de la jeunesse, la place que la sexualité occupe et la manière dont elle est régulée ont radicalement changé. Ce changement se présente moins comme une levée des interdits (une libération) que comme un bouleversement des rôles assignés à la sexualité et à un glissement dans ses modes de contrôle. Aux contrôles directs et externes par les institutions et à la valorisation de la réserve et de la retenue chez les jeunes se substituent l’appel à la responsabilité individuelle et une représentation de la vie sexuelle comme engagement personnel attendu.
38La grande peur des années 1950 était que les jeunes filles, par romantisme excessif, n’acceptent plus la retenue et la réserve qu’on attendait d’elles et qu’elles cèdent aux tentations du monde. La grande peur des années 2000, qui concerne désormais surtout la jeunesse masculine populaire (issue ou non de l’immigration), est celle d’une perte totale de repères moraux et sociaux et de l’émergence d’une sexualité sans frein ; elle est bien symbolisée par les polémiques récurrentes sur la pornographie. La panique morale contemporaine à l’égard de la sexualité des jeunes ne traduit pas une simple peur du changement ou une anxiété sexuelle vague ; elle met en avant un double standard de sexe, et fonctionne comme rappel à l’ordre de genre. Selon cette représentation, partagée par les conservateurs et par la « gauche morale » (Fabre, Fassin, 2003), les jeunes femmes sont et doivent continuer à être un élément responsable et sexuellement modéré. L’autonomie privée dont bénéficie la jeunesse des années 2000 s’inscrit dans une division implicite du travail amoureux et relationnel, qui fait des femmes les gardiennes privilégiées de la morale sexuelle. Chargées de contrôler le désir des hommes et les conséquences de l’activité sexuelle, elles ont toujours la responsabilité d’intéresser les hommes au couple (hétérosexuel) et à la procréation, le moment venu. La persistance d’une dichotomie intériorisée par les acteurs et renforcée par la panique morale adulte selon laquelle les femmes seraient mues principalement par des buts relationnels et affectifs et les hommes par des besoins sexuels impérieux tend à renforcer cette représentation des femmes comme agents civilisateurs des hommes. Elle ne favorise ni l’égalité entre les sexes ni l’égalité des désirs.
Bibliographie
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- Bozon M., Le Van C., « Orientations sexuelles et cours de la vie. Diversification et recomposition», in Bajos N., Bozon M. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, La Découverte, Paris, 2008, pp. 529-543.
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Notes
-
[1]
Voir l’article de Marie Bergström dans ce dossier, pp. 107-119 : « Nouveaux scénarios et pratiques sexuels chez les jeunes utilisateurs de sites de rencontres. »