Notes
-
[1]
Pour la critique méthodologique de ces statistiques de police et de justice, voir Le Goaziou, Mucchielli, 2009.
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[2]
ITT : incapacité temporaire de travail. C’est un des éléments des certificats médicaux établis sur les victimes.
-
[3]
Devenu depuis l’Institut national pour l’éducation à la santé, INPES (ndlr).
-
[4]
HBSC : Health Behaviour in School-aged Children. Cette étude est réalisée tous les quatre ans dans 32 pays occidentaux, pour la plupart européens, sous l’égide de l’OMS (www.hbsc.org).
1La délinquance juvénile, son augmentation supposée, sa violence réputée croissante et son rajeunissement présumé se sont imposés comme des thèmes centraux dans le débat public et dans l’agenda politique depuis le début des années 1990, en France comme dans la plupart des autres pays européens. Au point de constituer une large peur collective suscitant parfois même de véritables « paniques morales » lorsque médias, politiciens et groupes de pression joignent leurs discours et leurs actions pour dénoncer les mœurs des jeunes (surtout de ceux issus des milieux populaires) et tenter de les « civiliser » (Mucchielli, 2005). À côté de ces instrumentalisations politiques et médiatiques, cette idée d’un changement et d’une augmentation de la délinquance des jeunes rencontre aussi un préjugé favorable dans la population générale dont elle alimente aisément le sentiment d’insécurité. C’est particulièrement important chez les personnes âgées dont le poids dans l’ensemble de la population augmente régulièrement. Mais, plus largement, la tentation est grande chez nos concitoyens d’interpréter toute évolution dans le sens négatif d’une dangerosité potentielle voire d’une décadence morale. Les discours sur les films que regardent les jeunes, sur les jeux vidéo qui les occupent ou encore sur les musiques qu’ils écoutent, en fournissent de nombreux exemples. Enfin, les médias diffusent régulièrement des chiffres – en France, il s’agit généralement des statistiques de police – censés illustrer cette évolution, ces quelques chiffres fonctionnant le plus souvent comme des arguments d’autorité.
2Pourtant, il est possible de montrer que ces idées d’augmentation de la délinquance et de la violence dans les comportements de la jeunesse constituent un ensemble de « prénotions » comme disait Émile Durkheim, c’est-à-dire des jugements qui ont des raisons sociales mais n’en constituent pas pour autant une démonstration scientifique. Pour parvenir à une telle démonstration, suivons encore le célèbre sociologue en réclamant d’abord un effort de définition du fait social qui nous intéresse ici, ce qui nous permettra d’emblée de reformuler en termes scientifiques les questions posées par le sens commun.
3La délinquance est constituée par l’ensemble des transgressions définies par le droit pénal, connues et poursuivies par les acteurs du contrôle social. Cette définition ouvre immédiatement trois problèmes. Le premier est que le droit évolue en permanence : certains comportements cessent d’être incriminés tandis que d’autres le deviennent. Ce dernier processus (l’incrimination) étant devenu quasi permanent depuis le début des années 1990 en matière juvénile (comme en matière sexuelle par ailleurs), la délinquance potentiellement caractérisable ne cesse par définition d’augmenter. Le second problème tient à l’effectivité des poursuites. Une transgression que les acteurs du contrôle social constatent mais décident, pour diverses raisons, de ne pas poursuivre officiellement ne constitue pas une délinquance. Or, là aussi, les acteurs du contrôle social recevant depuis le début des années 1990 une forte injonction politique d’accentuer les poursuites pénales, la délinquance juvénile poursuivie ne cesse presque par définition d’augmenter. Enfin, un troisième problème réside dans la connaissance que ces acteurs ont ou pas des transgressions qui surviennent dans le cours de la vie sociale. Autrement dit, l’on ne saurait analyser l’évolution de la délinquance juvénile indépendamment de l’évolution de son incrimination et de celle des processus de renvois vers le système pénal, processus liés au fonctionnement des différentes agences de contrôle social (les services de police et de gendarmerie, les transporteurs, les établissements scolaires, certains services sociaux mais aussi les agents de surveillance privée). Enfin, ceux que nous appelons ici les acteurs du contrôle social ne sont pas uniquement les professionnels mais aussi l’ensemble des citoyens en tant que, confrontés à une déviance juvénile, ils peuvent décider ou non de saisir les autorités, c’est-à-dire de judiciariser le problème.
4Ajoutons à cela, pour terminer, que l’ensemble couramment appelé « la délinquance juvénile », ou bien « la délinquance des mineurs », n’a en réalité aucune homogénéité d’un point de vue phénoménal. Qu’y a-t-il de commun (hors leur caractère juridiquement répréhensible) entre un meurtre, un viol, une bagarre, un vol de scooter, un graffiti, une insulte à fonctionnaire ou encore le fait de conduire une voiture sans permis ? L’on comprend ici qu’à la question « la délinquance des jeunes augmente-t-elle, oui ou non ? », il ne peut y avoir que de mauvaises réponses. Ces comportements n’ont pas nécessairement les mêmes auteurs, les mêmes victimes, les mêmes circonstances et les mêmes facteurs explicatifs. La rigueur méthodologique nous impose donc une fois encore d’entrer un minimum dans le détail des comportements que l’on veut étudier et de faire a priori l’hypothèse d’une diversité d’explications à produire. En bref, il nous faut admettre une complexité.
5Suivant un schéma d’analyse sociologique esquissé ailleurs sur la question des violences interpersonnelles en général (Mucchielli, 2008a), je vais m’efforcer de synthétiser la façon dont il me semble que doit être pensée la question de l’évolution de la délinquance des jeunes.
Les statistiques policières
6Du milieu des années 1970 à nos jours, le nombre de mineurs mis en cause par la police et la gendarmerie est passé d’environ 80 000 à environ 200 000, soit une multiplication par 2,5. Toutefois, le nombre de majeurs mis en cause ayant également beaucoup augmenté, la part des mineurs dans l’ensemble est passée de 14 à seulement 18 % et elle est même en baisse depuis dix ans. En soi, cela suggère déjà que si augmentation de la délinquance des mineurs il y a, elle ne constitue pas un phénomène spécifique, elle n’est qu’un aspect de l’augmentation générale du nombre de personnes renvoyées devant la justice.
7En poursuivant pour le moment le raisonnement sur l’évolution des effectifs mis en cause, nous pouvons dégager une hiérarchie des types d’infraction parmi les hausses enregistrées sur la période. En trente ans, la structure de la délinquance enregistrée des mineurs s’est en effet profondément modifiée. Au début des années 1970, les vols (notamment de voitures) représentaient 75 % de la délinquance des mineurs poursuivie par la police, aujourd’hui moins de 40 %. Au profit de quels autres contentieux ? En ordre décroissant d’importance, les plus fortes hausses concernent les agressions verbales (menaces, chantages, insultes) suivies par les usages de stupéfiants, la police des étrangers, les coups et blessures volontaires non mortels, les infractions à personnes dépositaires de l’autorité publique (IPDAP), puis les viols, et enfin les destructions-dégradations (en particulier celles visant les biens publics). En d’autres termes, ce sont les délinquances d’ordre public (stupéfiants, heurts avec les policiers, destructions et dégradations) qui portent cette évolution, suivies par les agressions verbales, physiques et sexuelles. La figure 1 (p. 89) permet de le visualiser.
Évolution des mineurs mis en cause par grandes catégories d’infractions (1974-2007)
Évolution des mineurs mis en cause par grandes catégories d’infractions (1974-2007)
8Mais cette figure permet également de visualiser le fait que ces évolutions n’ont pas été linéaires. Au contraire, on constate qu’une rupture a lieu en 1993 et en 1994, à partir de laquelle les effectifs de mineurs mis en cause changent soudainement de niveau. Ajoutons que si nous observons un instant la délinquance des filles, le changement est encore plus radical. Comme le montre la figure 2 (p. 91), il s’agit d’une véritable inversion subite de tendance qui pose encore plus question. À tous égards, la fameuse « explosion » de la délinquance des mineurs chère aux médias et aux politiques a donc en réalité une origine temporelle bien précise et cela constitue une énigme qu’il va nous falloir résoudre.
Évolution de la part des filles dans l’ensemble des mineurs mis en cause (1974-2007)
Évolution de la part des filles dans l’ensemble des mineurs mis en cause (1974-2007)
Note : la courbe en pourcentage se lit sur l’échelle de droite, celle des effectifs sur la courbe de gauche.Les mineurs condamnés par la justice depuis les années 1980
9La statistique judiciaire publie depuis 1984, à partir du casier judiciaire, une série sur les personnes condamnées qui constitue une source intéressante à ajouter et à comparer avec la statistique de police, même si elle a elle aussi ses limites [1]. Si l’on compare le début de la période et la situation actuelle (dernier rapport statistique 2008), d’emblée la surprise vient du fait que la justice condamne aujourd’hui un peu moins de mineurs qu’il y a vingt ans ; on s’attendait à une explosion. La distorsion d’avec les statistiques de police est évidente. Un tri massif s’est donc opéré au cours du processus de traitement judiciaire de cette délinquance des mineurs, nous y reviendrons. Concentrons-nous pour le moment sur cette partie de la délinquance des mineurs qui est la plus grave et qui a donc fait l’objet de poursuites devant les magistrats de l’enfance. Relevons d’abord que, au plan de la qualification pénale des faits, ce sont les délits qui constituent plus que jamais la délinquance des mineurs jugée (avec 96,4 % de l’ensemble des condamnations) tandis que les contraventions et les crimes sont très rares. Ensuite, nous retrouvons le constat de la statistique policière avec l’effondrement du contentieux des vols qui représentait encore les trois quarts des condamnations au début de la période et seulement une petite moitié vingt ans plus tard.
10Quant aux violences interpersonnelles, plusieurs constats s’imposent. D’abord, le phénomène marquant est la très forte augmentation des affaires sexuelles. Elle explique à elle seule l’augmentation de la part des faits criminels (les viols, et essentiellement les viols commis par des mineurs sur d’autres mineurs de moins de 15 ans). Ensuite, les violences physiques méritent un examen détaillé. Quatre constats : les violences criminelles sont à peu près stables sur de très faibles effectifs ; les violences suivies d’ITT [2] de plus huit jours sont en baisse sur la période ; on note au contraire une véritable explosion des violences suivies d’ITT de moins de huit jours ; on assiste manifestement à un transfert des contraventions pour violences suivies d’ITT de moins de huit jours vers les délits. Ce transfert est cependant loin d’expliquer le seul phénomène marquant qui est cette explosion des condamnations délictuelles pour violences suivies d’ITT de moins de huit jours. De ces séries de constats, on peut conclure, au moins à titre d’hypothèse, que la question des viols mise à part, la forte augmentation des actes violents commis par des mineurs que l’on avait constatée dans les statistiques de police repose en réalité sur des faits de faible gravité. Les coups les plus sévères selon le critère de l’ITT sont au contraire en baisse.
11Notons pour finir que l’on retrouve les plus fortes hausses parmi les délinquances d’ordre public et, à chaque fois, dans les infractions les moins graves : le contentieux des stupéfiants (mais uniquement les usages et détentions), les IPDAP (mais essentiellement des outrages) et les destructions-dégradations.
12Le premier enseignement à retenir ici est donc le fait que, à chaque fois que l’on peut disposer des critères de gravité des infractions, on constate que les augmentations d’effectifs reposent uniquement sur les moins graves et que les plus graves sont stables ou en diminution.
Comparaison de la courbe par âge de l’ensemble des condamnés en 1989-1990 et en 2005-2006 (pourcentage de chaque tranche d’âge dans l’ensemble)
Comparaison de la courbe par âge de l’ensemble des condamnés en 1989-1990 et en 2005-2006 (pourcentage de chaque tranche d’âge dans l’ensemble)
13Cette série statistique permet en outre de tester la validité de cette idée du « rajeunissement de la délinquance », devenue banale dans le débat public français, sans toutefois qu’aucune donnée chiffrée ne soit jamais produite à l’appui d’une telle affirmation. Or, à la différence des statistiques policières (qui ne distinguent que les majeurs et les mineurs et ne disent donc rien sur l’âge précis des délinquants poursuivis), la statistique judiciaire des condamnations distingue des tranches d’âge plus fines, homogènes depuis 1989 : les mineurs âgés de moins de 13 ans, ceux âgés de 13 à ans et ceux âgés de 16 à 18 ans. En groupant deux années en début (1989-1990) et en fin de période (2005-2006), afin d’obtenir des effectifs conséquents, nous pouvons ainsi comparer l’évolution de la structure par âge des mineurs condamnés. On relève une très forte similarité des courbes (la part des mineurs de 13 à 16 ans et de 16 à 18 ans n’est que très légèrement supérieure en fin de période ; l’évolution est de surcroît moins nette que pour les personnes âgées de plus de 25 ans ; l’un des écarts les plus importants se constate dans la tranche des 40-60 ans), ce qui permet de réfuter l’hypothèse du rajeunissement sur le plan des condamnations.
La révolution des alternatives aux poursuites : nouveau traitement judiciaire de la petite délinquance
14L’analyse de ces deux premières séries de données nous a laissé sur un hiatus et une question puisque la police et la gendarmerie mettent en cause de plus en plus de mineurs tandis que la justice n’en condamne pas davantage (et pour des faits généralement moins graves, en dehors des viols). Où sont donc passés les autres ? La réponse se trouve du côté du parquet.
15Au début des années 1990, la réponse à la question posée était encore simple : environ la moitié des affaires policières étaient classées sans suite par la justice, pour des motifs divers : « infractions mal caractérisées », « mineurs mis hors de cause », « préjudice trop peu important », « victime désintéressée ou retirant sa plainte ». Mais, soumis à une pression de « réponse pénale », le parquet a accompli une véritable révolution au cours des années 1990 en inventant les « alternatives aux poursuites » qui sont un ensemble de modes de sanction rapides destinés au traitement de la petite délinquance, décidés de façon autonome par le parquet, permettant de prendre des mesures et sanctions sans engager de poursuites (c’est-à-dire sans saisir les juges des enfants), le tout s’accompagnant de modifications de la procédure pénale permettant d’accélérer les choses (Danet, Grunvald, 2005 ; Milburn, 2009 ; Aubert 2008 ; Bastard, Mouhanna, 2007). En réalité, ces mesures alternatives servent aussi à diminuer les classements sans suite liés à la faible gravité des infractions autant qu’à l’encombrement des juridictions. C’est ce que permet de visualiser la figure 4. Durant une première phase (1993-1998), les parquets ont à la fois augmenté les poursuites, augmenté les classements sans suite et mis en place les premières alternatives. Puis, à partir de 1998, ils ont à la fois cessé de saisir davantage les magistrats du siège et réduit les classements sans suite au profit d’une croissance extrêmement forte et rapide des alternatives aux poursuites. À tel point que, depuis 2004, les alternatives sont le mode de traitement judiciaire de la délinquance des mineurs le plus important.
Évolution de l’orientation des affaires de mineurs par les parquets (1992-2007)
Évolution de l’orientation des affaires de mineurs par les parquets (1992-2007)
16Précisons enfin que le « rappel à la loi » représente à lui seul 70 % de ces différentes formes de mesures alternatives, soit environ 30 % de l’ensemble des réponses apportées par les parquets. Cette mesure est désormais décidée presque aussi souvent que la saisine d’un juge des enfants. Nous voilà donc en possession d’un autre élément clé de l’analyse, qui explique l’écart grandissant entre les poursuites policières et les condamnations prononcées par la justice, et qui confirme que la « nouvelle délinquance des mineurs » poursuivie par la police et la gendarmerie est constituée essentiellement de faits peu graves. Reste à savoir si ces nouvelles poursuites correspondent à une évolution réelle des pratiques délinquantes des mineurs, ou seulement à une évolution de leur traitement institutionnel. Pour cela, il faut se tourner non plus vers les données institutionnelles mais vers les enquêtes en population générale.
Des enquêtes de délinquance autorévélée qui démentent l’augmentation de la délinquance des mineurs
17Réalisées généralement sur des échantillons représentatifs d’adolescents scolarisés, les enquêtes de délinquance autoreportée ne sont pas « la mesure enfin exacte » des pratiques déviantes et délinquantes des jeunes (Aebi, Jaquier, 2008). Chaque outil a sa limite. Ces enquêtes ont cependant le grand intérêt de révéler une « délinquance cachée » qui constitue potentiellement une source inépuisable d’extension de la prise en charge pénale. Réalisées dès les années 1950 aux États-Unis, ces enquêtes n’ont hélas été développées que très tardivement en France. Un des tout premiers textes publiés en France est un bilan des travaux nord-américains réalisé par Marc Le Blanc dans les Annales de Vaucresson en 1977. L’auteur y rappelle que, selon les études, les pays et les questionnaires, 70 à 90 % des jeunes déclarent avoir commis au moins un acte de délinquance au cours de leur vie. Dans l’étude canadienne de l’auteur, on se situe dans la fourchette haute. Dans le détail, l’interrogation directe des adolescents montre que 55 % ont commis un vol bénin, 30 % se sont battus, 28 % ont utilisé de la drogue, 19 % ont commis un vol grave, 16 % ont commis des dégradations, mais « seulement 8,7 % un acte très grave (cambriolage, agression grave) ». Fondamentales, ces enquêtes sont ainsi venues rappeler la banalité et même – osons le mot pourtant totalement politiquement incorrect de nos jours ! – la normalité de certaines transgressions et conduites à risque, au sens où cela fait partie du « processus de socialisation des adolescents » (Le Blanc, 1977, p. 23). Du coup, révélant une « réserve inépuisable de délinquance cachée », elles permettent également de problématiser les mécanismes de tri sélectif conduisant au ciblage de la répression policière et pénale en direction de certains territoires et de certaines populations, au gré « de l’interaction entre la philosophie pénale, les valeurs sociales et la conjoncture socio-économico-culturelle de l’époque » (Le Blanc, ibid.).
18En France, la production d’enquêtes de délinquance autoreportée n’a démarré que dans les années 1990, dans le cadre d’enquêtes plus vastes portant sur la santé des jeunes. C’est le cas d’une enquête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale – INSERM – (Choquet, Ledoux, 1994), puis de celle réalisée par le Comité français d’éducation pour la santé (CFES [3]) à partir de 1997 (Janvrin, Arènes, Guilbert, 1998). Parmi toutes les enquêtes aujourd’hui disponibles, deux ont été reproduites à intervalle de quelques années avec la même méthodologie et apportent donc quelques éléments sur l’évolution dans le temps. Du côté des Baromètres santé jeunes du CFES – qui sont les plus importantes de par la taille de l’échantillon et leur caractère national –, la comparaison entre les enquêtes de 1997 et de 2000 est rendue difficile par quelques modifications dans le questionnaire. Cependant, dans l’ensemble, « le fait que l’on ait enregistré, en 1997, des proportions analogues suggère fortement que le niveau des “violences interpersonnelles” n’a guère changé entre les générations » (Lagrange, 2004, p. 193). La comparaison est en revanche directement possible entre l’enquête de 2000 et celle de 2005. Et elle permet de conclure que « la violence agie est restée stable depuis 2000. Il n’y a pas d’évolution significative quels que soient le sexe et l’âge de l’individu » (Léon, Lamboy, 2006, p. 81). C’est enfin ce que confirme la sérialisation des enquêtes HBSC [4] portant sur une période de douze ans (1994-2006) et interrogeant régulièrement 7 000 à 8 000 élèves de 11 à 15 ans (Navarro, Godeau, Vignes, 2008). Comme le montre la figure 5 (p. 97), la proportion de garçons déclarant avoir été victimes de coups durant l’année écoulée a baissé régulièrement, passant de près de 19 % en 1992 à 15,4 % en 2006, tandis que celle des filles est stable sur un niveau deux fois moins élevé. Dans le même temps, la proportion d’adolescents victimes de vols et de rackets est également orientée à la baisse à l’exception du vol chez les filles. On note enfin que l’ensemble de ces tendances est commune à la plupart des pays européens.
Évolution de la victimation chez les adolescents garçons et filles de 1994 à 2006 dans l’enquête HBSC (en %)
Évolution de la victimation chez les adolescents garçons et filles de 1994 à 2006 dans l’enquête HBSC (en %)
Note : l’enquête HBSC porte sur des adolescents âgés de 11 à 15 ans.Pour conclure : une vérification par la recherche empirique
19Il existe ainsi une forte contradiction entre la tendance résultant des données relatives à la prise en charge institutionnelle de la délinquance des mineurs et celle résultant des enquêtes en population générale. Ce qu’il faut donc comprendre, c’est que les statistiques de police et de justice ne constituent pas un enregistrement de la délinquance des mineurs réelle, mais un baromètre de son traitement institutionnel. Comment expliquer le brusque changement de niveau des courbes d’enregistrement à partir de 1994 ? Pourquoi les mineurs garçons et plus encore filles se comporteraient-ils subitement de manière différente à partir d’une année précise ? À cause d’une mutation soudaine affectant la constitution génétique des individus ? D’une influence astrale ?… On perçoit aisément l’aporie des raisonnements qui chercheraient à interpréter cette évolution par une transformation des comportements, en oubliant que ces données sont par définition le produit d’une construction sociale et juridique. L’année 1994 est bien connue des pénalistes, c’est celle de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal. Et on a montré ailleurs en quoi cela avait affecté les enregistrements policiers et judiciaires (Le Goaziou, Mucchielli, 2009).
20Mais pour vérifier une dernière fois le bien-fondé de cette analyse, tournons-nous vers une approche plus empirique. Avec une petite équipe, nous avons réalisé une recherche portant sur les infractions à caractère violent commises par des mineurs dans le département des Yvelines et traitées par la juridiction de Versailles (Le Goaziou, Mucchielli, 2009). Cela regroupe quatre grandes catégories d’infractions : les violences proprement dites, verbales ou physiques (insultes, menaces, blessures, bagarres) ; les infractions sexuelles (exhibitions, agressions, viols) ; les vols violents ou extorsions ; les infractions envers des personnes dépositaires de l’autorité publique (IPDAP) ou envers des personnes chargées de missions de service public (MSP). Au total, nous avons dépouillé 557 dossiers traités par cette juridiction en 1993 (année la plus ancienne archivée sur place) et en 2005 (dernière année terminée au moment du démarrage de la recherche), impliquant 750 auteurs et 765 victimes. Ces dates encadrent donc le moment historique central du processus de criminalisation et de judiciarisation des déviances et délinquances juvéniles et nous ont permis de l’étayer. Observons quelques-uns de nos principaux résultats.
21En 2005, la juridiction a traité deux fois plus d’affaires qu’en 1993. Comme on pouvait s’y attendre au terme des évolutions nationales, cette inflation judiciaire repose d’abord sur les IPDAP-MSP, puis sur les violences physiques, sexuelles et verbales et, en dernier et pour une très faible part, sur les vols violents. Sur les trois premiers contentieux, les principales évolutions sont les suivantes. Pour les IPDAP-MSP, la principale évolution est la forte augmentation des poursuites diligentées par les établissements scolaires dont les victimes sont des enseignants (ou d’autres personnels des établissements), ainsi que l’apparition d’un plaignant jusqu’alors inconnu : les éducateurs (en particulier ceux de la Protection judiciaire de la jeunesse [PJJ]). En d’autres termes, on voit désormais porter plainte contre des jeunes ceux-là mêmes dont le métier est précisément la prise en charge des adolescents difficiles. En matière de violences physiques et verbales opposant les particuliers (et non plus des représentants d’institutions), la nouveauté en 2005 est l’arrivée des violences intrafamiliales sur la scène judiciaire. Et c’est également ce qui caractérise l’évolution des violences sexuelles. On note également d’une part une forte corrélation entre ces violences intrafamiliales nouvellement judiciarisées et le léger rajeunissement de la population suivie (de 16 ans en 1993 à 15 ans et 4 mois en 2005), d’autre part le fait qu’elles concernent des jeunes habitant des zones moins défavorisées et dénués d’antécédents judiciaires. Enfin, dans l’ensemble, ces violences de tous types s’avèrent non pas plus graves mais au contraire moins graves en 2005 qu’en 1993.
22Ces évolutions confirment l’analyse que l’on développe depuis le début de ce texte, elles illustrent en effet les processus de criminalisation, de renvoi et de judiciarisation qui ont transformé le rapport de la société française à sa jeunesse dans les années 1990. Cette recherche met toutefois en évidence un autre grand processus, beaucoup plus connu du débat public : le processus de ghettoïsation. Dans sa version à la fois politique et médiatique, la figure du délinquant juvénile du début du xxie siècle est en effet celle du « jeune des cités », c’est-à-dire du jeune « issu de l’immigration » habitant les grands ensembles dégradés qui ceinturent les villes. Si la généralisation de cette figure est naturellement fausse, il n’en reste pas moins que la délinquance judiciarisée concerne massivement cette population juvénile des quartiers populaires, en particulier en matière de vols avec violence, d’IPDAP-MSP et, par ailleurs, d’usages et de (petits) trafics de cannabis. Or, sur ce point, la recherche donne des résultats très différents. On assiste en effet ici à une concentration des auteurs dans les quartiers les plus pauvres, à un durcissement manifeste du conflit entre les jeunes et les institutions, à un relatif vieillissement des auteurs (au moins pour les vols violents), à une aggravation de la situation socio-économique des auteurs et de leurs familles, ainsi qu’à un alourdissement tant des antécédents judiciaires des jeunes poursuivis que des peines prononcées à leur égard. À tous égards, on a assisté au cours des années 1990 et 2000 à l’enkystement de cette « délinquance d’exclusion » (Salas, 1997) liée d’une part à un échec scolaire précoce et massif dans ces quartiers (Lagrange, 2007), d’autre part à l’absence d’avenir en termes d’intégration socio-économique de ces jeunes « surnuméraires » qui « galèrent », c’est-à-dire qui ne trouvent pas de place stable dans la nouvelle organisation capitaliste du travail qui s’est mise en place dans les années 1980 (Dubet, 1987 ; Castel, 1995 ; Mauger, 2009). La réponse politique actuelle est avant tout pénale, elle consiste en une « frénésie sécuritaire » et un refus d’analyse des problèmes sociaux, pour punir toujours plus les jeunes et sanctionner aussi leurs familles sans se poser beaucoup plus de questions (Bailleau, Cartuyvels, 2007 ; Mucchielli, 2008b).
Bibliographie
Bibliographie
- Aebi F., Jaquier V., « Les sondages de délinquance autoreportée : origines, fiabilité et validité », Déviance et société, n° 2, vol. XXXII, 2008, pp. 205-227.
- Aubert L., « L’activité des délégués du procureur en France. De l’intention à la réalité des pratiques », Déviance et société, n° 4, vol. XXXII, 2008, pp. 473-494.
- Bailleau F., Cartuyvels Y. (dir.), La justice pénale des mineurs en Europe. Entre modèle Welfare et inflexions néolibérales, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2007.
- Bastard B., Mouhanna C., Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Presses universitaires de France, coll. « Droit et justice », Paris, 2007.
- Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.
- Choquet, Ledoux, Adolescents. Une enquête nationale, INSERM, Paris, 1994.
- Danet J., Grunvald S., La composition pénale. Une première évaluation, L’Harmattan, coll. « Bibliothèques de droit », Paris, 2005.
- Dubet F., La galère. Jeunes en survie, Fayard, Paris, 1987.
- Janvrin M.-P., Arènes J., Guilbert P., « Violence, suicide et conduites d’essai », in Arènes J., Janvrin M.-P., Baudier F., Baromètre santé jeunes 97/98, CFES, Paris, 1998, pp. 219-244.
- Lagrange H., « Échanges de coups, prises de risque, rapports sexuels forcés », in Guilbert P., Gautier A., Baudier F., Trugeon A., Baromètre santé 2000, vol. II, INPES, Paris, 2004, pp. 189-204.
- Lagrange H., « Déviance et réussite scolaire à l’adolescence », Recherches et prévisions, n° 88, juin 2007, pp. 53-70.
- Le Blanc M., « La délinquance à l’adolescence. De la délinquance cachée à la délinquance apparente », Annales de Vaucresson, n° 14, 1977, pp. 15-50.
- Le Goaziou V., Mucchielli L., La violence des jeunes en question, Champ social, coll. « Questions de société », Nîmes, 2009.
- Léon C., Lamboy B., « Les actes de violence physique », in Guilbert P., Gautier A. (dir.), Baromètre santé 2005. Premiers résultats, INPES, Paris, 2006, pp. 77-84.
- Mauger G., La sociologie de la délinquance juvénile, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2009.
- Milburn P., Quelle justice pour les mineurs ? Entre enfance menacée et adolescence menaçante, Erès, coll. « Trajets », Toulouse, 2009.
- Mucchielli L., Le scandale des « tournantes ». Dérive médiatique et contre-enquête sociologique, La Découverte, coll. « Sur le vif », Paris, 2005.
- Mucchielli L., « Une société plus violente ? Analyse socio-historique des violences interpersonnelles en France, des années 1970 à nos jours », Déviance et société, n° 2, 2008a, pp. 115-146.
- Mucchielli L. (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte, coll. « Sur le vif », Paris, 2008b.
- Navarro F., Godeau E., Vignes C., « Violences », in Godeau E., Arnaud C., Navarro F. (dir.), La santé des élèves de 11 à 15 ans en France, 2006, INPES, Paris, 2008, pp. 173-189.
- Salas D., « La délinquance d’exclusion », Les cahiers de la sécurité intérieure, n° 29, 1997, pp. 61-76.
Notes
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[1]
Pour la critique méthodologique de ces statistiques de police et de justice, voir Le Goaziou, Mucchielli, 2009.
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[2]
ITT : incapacité temporaire de travail. C’est un des éléments des certificats médicaux établis sur les victimes.
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[3]
Devenu depuis l’Institut national pour l’éducation à la santé, INPES (ndlr).
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[4]
HBSC : Health Behaviour in School-aged Children. Cette étude est réalisée tous les quatre ans dans 32 pays occidentaux, pour la plupart européens, sous l’égide de l’OMS (www.hbsc.org).