Notes
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[1]
Ce texte ne s’inscrit pas directement dans la problématique du dossier mais la thématique abordée nous a incités à le publier dans ce numéro (Note de la rédaction).
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[2]
Galland, Roudet, 2005. Les résultats européens de la quatrième enquête (2008) ne sont pas disponibles à ce jour.
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[3]
Europe des Quinze.
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[4]
Autre exemple de régime fort, une petite minorité soutient l’idée que l’armée puisse diriger le pays. Là aussi, les jeunes ne se différencient pas vraiment des adultes. Cette option concerne 4 % des Européens de l’Ouest.
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[5]
Les formes de participation associative sont comparables en Europe. Des tendances décelées en France existent dans d’autres pays, chez les jeunes comme chez les adultes : une implication plus distanciée dans l’association ; un investissement ponctuel sur des objectifs délimités, visant une efficacité immédiate (Ion, 2005).
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[6]
Roudet, 2004.
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[7]
Roudet, Tchernia, 2005.
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[8]
L’option impliquant que l’armée dirige le pays triple ses partisans en Europe centrale et orientale, avec 15 % de 18-29 ans estimant que ce serait une bonne forme de gouvernement.
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[9]
Voir le site : www.sora.at/euyoupart
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[10]
Feixa Pampols, 1998.
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[11]
Kovatcheva, 1995, 2001 ; Tomic, 2002.
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[12]
Daubenton, 2002.
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[13]
Avioutskii, 2006.
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[14]
Galland, 2005.
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[15]
Grunberg, Muxel, 2002.
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[16]
Galland, 2000.
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[17]
Bréchon, 2005.
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[18]
Grunberg, Muxel, 2002, p. 137.
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[19]
L’individualisation peut être rapidement définie par trois dimensions complémentaires. Tout d’abord, la volonté pour chaque individu de choisir par lui-même ce qui est bon pour lui, de construire ses propres valeurs et ses manières de vivre, indépendamment de normes morales extérieures et impersonnelles, en dehors des grands systèmes de pensée. Ensuite, le déclin consécutif, dans la construction de normes collectives, du rôle des institutions, que celles-ci soient religieuses, politiques, scolaires, voire familiales. Enfin, le développement de normes, fondées non plus sur des principes abstraits et des institutions, mais, dans le cadre d’une socialisation accrue entre pairs, sur les relations interpersonnelles, sur les conséquences concrètes des normes vis-à-vis des autres et notamment des proches. De là l’importance accordée aux valeurs de respect et d’authenticité, aux choix électifs et à la confiance entre intimes (Galland, 2003).
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[20]
Garelli, 1984, 2005.
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[21]
Bréchon, 2005.
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[22]
Gaubert, 1995.
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[23]
Belot, 2005.
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[24]
Galland, Lemel, 2007, p. 111.
1Quel est le rapport des jeunes Européens aux valeurs de la démocratie ? Quelles opinions expriment-ils sur les institutions emblématiques du modèle démocratique (Parlement, syndicats, associations, partis politiques) ? Constate-t-on l’émergence de nouveaux cadres de valeurs, un renouvellement du rapport à la démocratie ? Ce rapport est-il homogène au sein de l’espace européen, marqué par des tendances communes à l’ensemble de l’Europe, ou bien assiste-t-on à la confrontation de différents modèles propres à chaque pays ou groupe de pays ? Quelles sont les interrelations entre tendance globale d’évolution et modèles nationaux ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous développerons notre analyse en trois temps. Tout d’abord, l’accent sera porté sur les similitudes qui traversent l’espace européen, témoignant d’un rapport complexe, voire ambigu, des jeunes aux valeurs démocratiques. Le rôle de la variable « âge » sera privilégié. Ensuite, cette tendance d’évolution sera confrontée à la persistance de modèles nationaux qui influent sur les attitudes civiques des jeunes. La variable « nationalité » sera introduite. Enfin, dans un dernier temps, sera proposée une interprétation des évolutions qui caractérisent le rapport des jeunes Européens à l’idéal démocratique, révélant de nouvelles modalités d’inscription dans l’espace public. Les effets de la variable « niveau d’études » seront abordés dans cette troisième partie. Pour cette analyse seront principalement utilisés les résultats relatifs aux 18-29 ans des trois premières enquêtes sur les valeurs des Européens, réalisées à neuf ans d’intervalle depuis 1981 et permettant de saisir des évolutions dans le temps comme des différences dans l’espace [2].
Un rapport ambivalent des nouvelles générations aux valeurs démocratiques
2Globalement, les valeurs démocratiques semblent ancrées chez la plupart des jeunes Européens. En même temps, cette valorisation de la démocratie n’est pas exempte de fragilités et de contradictions. Nous examinerons successivement ces deux dimensions témoignant d’un rapport ambivalent des jeunes générations aux valeurs démocratiques.
3De manière générale, l’idée démocratique est largement plébiscitée. Selon la dernière enquête Valeurs, une grande majorité de la population européenne estime que le système politique démocratique est une bonne façon de gouverner. Jeunes et adultes approuvent dans des proportions aussi larges l’opinion selon laquelle « la démocratie peut poser des problèmes mais c’est quand même mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement ». Cette opinion globale est confirmée par les réponses à une série de questions relatives aux différentes dimensions de la démocratie. Ainsi, l’idéal démocratique est inséparable de la reconnaissance d’un espace propre à la politique, reconnaissance qui implique, de la part des individus, une familiarité avec le domaine politique, une maîtrise de ses codes et de ses enjeux : ce que l’on appelle la politisation. De façon générale, les jeunes Européens restent politisés, même s’ils le sont moins que les adultes et bien qu’ils soient loin d’accorder à la politique une place centrale dans leur vie. Par exemple, une large majorité d’Européens, jeunes comme adultes, discute plus ou moins régulièrement de politique. En outre, l’espace politique, constitutif de l’idéal démocratique, est supposé exister indépendamment des églises et du clergé, marquant l’autonomie des domaines politique et religieux. Plus encore que les adultes, les jeunes Européens estiment que l’Église doit être dissociée du politique. L’appartenance associative constitue encore un bon indicateur de la vitalité démocratique d’une société. Intercalées entre l’individu et l’État, les associations volontaires sont autant d’instances démocratiques localisées, favorisant la cohésion de la société. Globalement, on peut dire que l’appartenance associative des jeunes, semblable à celle de la population totale, n’est pas négligeable : en Europe de l’Ouest (EU 15 [3]), presque un jeune sur deux (46 %) appartient au moins à une association.
L’enquête
4Ces indicateurs relativement positifs quant à la valorisation de la démocratie par les jeunes Européens doivent cependant être tempérés par la prise en compte d’autres résultats des enquêtes. Les tendances précédemment évoquées sont en effet contrebalancées par d’autres évolutions, parfois assez contradictoires, qui nous signalent un rapport relativement complexe à l’idée démocratique. Cette complexité témoigne certainement d’une évolution dans la construction et l’organisation des systèmes de valeurs. Ceux-ci se recomposent de façon moins cohérente, plus conflictuelle, dans une société davantage pluraliste impliquant des systèmes de valeurs multipolaires.
5Si une grande majorité des jeunes Européens estime que le système politique démocratique est une bonne façon de gouverner, d’autres formes de gouvernement conviendraient à une proportion notable d’entre eux : 43 % des 18-29 ans en Europe de l’Ouest (44 % de la population totale) pensent qu’il serait bon pour leur pays que ce soient des experts et non un gouvernement qui décident. Face à la mauvaise image des hommes politiques, la compétence de la technocratie est valorisée. Situation plus préoccupante, une minorité significative de jeunes accepterait d’avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement, ni des élections. Un tel régime politique conviendrait à un Européen de l’Ouest sur cinq, jeunes comme adultes [4]. La démocratie est donc très largement plébiscitée, mais sans exclure un attrait pour des régimes technocratiques ou des régimes forts. D’autres indicateurs relativisent l’ancrage de l’idée démocratique. Nous l’avons vu, les jeunes Européens restent politisés. Cependant, lorsque l’on examine des évolutions dans le temps – que seuls les pays d’Europe occidentale, enquêtés depuis 1981, nous permettent de saisir –, il apparaît que la politisation diminue notablement chez les jeunes, ce qui témoigne d’une prise de distance vis-à-vis de la politique. Un espace public démocratique suppose des modalités d’action orientées vers la politique : c’est la participation politique, que celle-ci soit conventionnelle (le vote) ou protestataire (manifester, signer une pétition…). Toujours dans les pays d’Europe occidentale, l’attitude abstentionniste a augmenté depuis la fin des années 1980 ; elle est sensiblement plus fréquente chez les jeunes. Alors que les générations anciennes allaient voter par devoir civique, sans être politisées, les jeunes générations pratiquent le vote de façon intermittente, en fonction des enjeux ressentis d’une élection. Par contre, les jeunes participent plus précocement et en plus grand nombre à des actes pro testataires.
6L’évolution de la confiance dans les institutions, et notamment dans les institutions publiques, témoigne encore des changements qui affectent le rapport à la démocratie. Les institutions liées au fonctionnement démocratique apparaissent discréditées. Le Parlement, les syndicats, l’administration ont les taux de confiance les plus bas. Si le rôle de l’État en matière de politique éducative est apprécié, le système administratif paraît assimilé aux lourdeurs bureaucratiques. La mauvaise image du Parlement, institution constitutive de la démocratie, atteste une crise généralisée de la représentation. Enfin, l’appartenance associative des jeunes Européens n’est pas négligeable, mais celle-ci se porte très peu, et certainement de moins en moins, sur des groupements impliquant un engagement militant, défendant une cause ou des intérêts collectifs. Les jeunes Européens tendent à privilégier les associations favorisant l’épanouissement individuel, permettant d’avoir une activité commune (sportive, de loisirs, culturelle…) et de développer des liens amicaux en dehors de tout rapport à la politique susceptible de diviser le groupe. La volonté de garder son autonomie dans l’association prend le pas sur un engagement permanent, expression d’une vision globale du monde [5]. Si les associations volontaires demeurent une composante essentielle des sociétés démocratiques, la participation associative ne paraît guère promouvoir des relations sociales ouvertes sur la société globale et sur le politique [6].
7Cette tendance se retrouve-t-elle à l’identique partout en Europe, ou bien des divergences existent-elles selon les pays ou les groupes de pays, notamment entre l’Europe du Nord et du Sud, ou encore entre l’Europe occidentale et l’Europe centrale et orientale nouvellement acquise à la démocratie ? Constate-t-on des différences, liées à l’histoire et à la culture de chaque pays, et ces différences l’emportent-elles sur les points de rapprochement ?
Attitudes civiques : des modèles nationaux persistants
8Chaque pays circonscrit un contexte spécifique influant tant sur les comportements et les valeurs des jeunes que sur les modalités de transition vers l’âge adulte : situations économiques, organisations institutionnelles et modèles culturels tracent les contours de situations différenciées. À l’échelle européenne, cette diversité des contextes sociétaux peut être appréhendée dans le cadre de grands ensembles nationaux, caractérisés par un certain nombre de convergences. Dans l’espace de l’Europe des Quinze, les données disponibles mettent ainsi en évidence les contrastes entre la jeunesse méditerranéenne et la jeunesse nordique, opposant le poids culturel du catholicisme au Sud à l’influence des protestantismes au Nord, et révélant des inégalités de développement économique, de même que les divers rôles attribués à l’État-providence. Les attitudes civiques, très différentes selon les pays, apparaissent ancrées dans les cultures nationales. Selon les résultats des enquêtes Valeurs, les jeunes du nord de l’Europe (Suède, Danemark, Pays-Bas, Allemagne) restent nettement plus politisés et moins abstentionnistes que ceux du sud (Espagne, Portugal, Italie, Grèce, France). Si la participation protestataire a augmenté en vingt ans dans tous les pays d’Europe occidentale (sauf au Portugal), sa progression a été plus forte dans certains pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce). En Europe centrale et orientale, les actions protestataires sont nettement moins fréquentes.
9Les pays protestants d’Europe du Nord, comme les Pays-Bas (mais pas la Grande-Bretagne), se caractérisent ainsi par le maintien d’une forte culture civique et d’un vif sentiment d’appartenance collective qui n’a pas son équivalent dans les pays catholiques d’Europe du Sud, ni dans les pays d’Europe centrale et orientale. Ces derniers paraissent s’en remettre davantage aux pouvoirs publics pour prendre en charge les besoins collectifs. Au sein des sociétés scandinave et hollandaise, au contraire, la culture de la participation sociale, notamment au niveau des communautés locales, est très présente. Les jeunes y déclarent plus souvent une confiance spontanée dans les autres, ont davantage confiance dans les institutions de leur pays et participent fortement à la vie associative. On trouve ainsi en Europe du Nord des taux records d’appartenance pour les 18-29 ans : 91 % appartiennent à au moins une association en Suède, 90 % aux Pays-Bas, 77 % au Danemark et en Finlande. Globalement les pays d’Europe du Sud ou de l’Est ont des taux bien moindres : 37 % des jeunes adhèrent à une association en Espagne ou en France, 24 % au Portugal, 25 % en Roumanie, 26 % en Pologne. Ces taux recouvrent donc des situations très contrastées : l’appartenance associative apparaît tributaire de la culture de chaque pays.
10L’ambivalence du rapport démocratique semble être plus forte dans les pays d’Europe centrale et orientale [7]. Dans cette région d’Europe, les jeunes sont plus favorables à la démocratie que les adultes, ils discutent plus de politique que les jeunes Européens occidentaux (69 % contre 60 %) et suivent davantage l’actualité politique quotidiennement (41 % contre 30 %). Mais, simultanément, ils sont moins nombreux que les jeunes Occidentaux à considérer la démocratie comme une bonne façon de gouverner : 67 % des 18-29 ans partagent cette opinion en Europe centrale et orientale (60 % de l’ensemble de la population), 84 % des 18-29 ans en Europe occidentale (86 % de la population totale). Et surtout, ils valorisent davantage d’autres formes de gouvernement. Ainsi, plus d’un jeune sur deux pense qu’il serait bon pour son pays que ce soient des experts qui décident. Avoir à la tête du pays un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections conviendrait à plus d’un jeune sur trois en Europe de l’Est [8]. Plus encore qu’en Europe de l’Ouest, ce sont les institutions liées au fonctionnement démocratique qui sont les plus discréditées. Dans leur ensemble, les pays qui ont connu la transition postcommuniste à la fin des années 1980 apparaissent plus fragiles dans leur rapport aux valeurs démocratiques. Cette caractéristique se conjugue en autant de particularités nationales, souvent difficilement explicables. La tradition démocratique de chaque pays, sa situation politique pendant l’entre-deux-guerres, son degré de modernisation, l’existence d’une société civile sont autant de facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte dans l’interprétation de ces résultats, tout autant que les déceptions face à la transition démocratique, liées aux difficultés économiques, sociales et politiques rencontrées depuis le début des années 1990. Une même tendance se décline ainsi en une pluralité de cas nationaux.
11D’autres travaux ont, comme l’enquête Valeurs, mis en avant la persistance de modèles nationaux en matière de sens civique, notamment l’enquête sur la participation politique des jeunes (Euyoupart), effectuée fin 2004 à la demande de la Commission européenne dans huit pays (Allemagne, Autriche, Estonie, Finlande, France, Italie, Royaume-Uni et Slovaquie [9]). Les auteurs de cette enquête distinguent des cultures politiques nationales et des contextes historiques différents permettant de répartir les huit pays étudiés en cinq groupes. En Allemagne et en Autriche, les jeunes expriment la plus forte adhésion à la politique dans sa dimension institutionnelle, attitude révélant les traces d’une culture civique élevée. Leur rapport à la politique est le plus structuré et leur niveau d’adhésion à un parti le plus important. En France et en Italie, l’intérêt des jeunes pour la politique est d’un niveau moyen, mais leurs dispositions à une participation protestataire sont plus fortes que dans les autres pays. Le Royaume-Uni se distingue par un éloignement assez radical des jeunes de la sphère politique, reflétant peut-être une culture libérale plus individualiste, voire une dépolitisation des enjeux de la vie publique. En Estonie et en Slovaquie, pays récemment acquis à la démocratie, la distance à la politique est importante, la participation politique très faible et la demande d’autorité la plus forte. Enfin, la Finlande, conforme à la tradition nordique, est le pays où l’on compte le plus grand nombre de jeunes engagés dans des associations ou dans des organisations volontaires.
12Plusieurs configurations coexistent donc en Europe en matière de sens civique, en termes de sentiment d’appartenance collective, de participation sociale et politique. Mais, au-delà de la spécificité des ensembles nationaux, on décèle dans tous les pays européens une même ambivalence dans le rapport aux valeurs démocratiques. Les différenciations, caractérisant certains pays ou groupes de pays, remettent moins en cause les tendances précédemment évoquées qu’elles ne signalent les multiples déclinaisons d’une même évolution. Particulièrement marquée en Europe du centre et de l’Est, la fragilité du rapport à la démocratie concerne l’ensemble de l’espace européen. En s’ouvrant à la plupart des pays de l’ex-bloc soviétique, la dernière enquête Valeurs a ajouté des questions relatives aux valeurs démocratiques, estimant que celles-ci étaient à interroger dans les sociétés postcommunistes. Or, les Européens de l’Ouest, jeunes et adultes, ne peuvent se situer sur cette question comme un modèle d’intégrité démocratique. Les résultats nous montrent que l’ensemble de l’Europe est concerné, à des degrés divers, par une certaine faiblesse de l’idée démocratique, alors même que la démocratie semblait mieux implantée en Europe occidentale.
13D’autre part, ce rapport distancié aux valeurs de la démocratie n’empêche pas que, dans l’ensemble de l’Europe, les jeunes générations manifestent leur attachement au système politique démocratique et s’engagent ponctuellement pour le défendre. Elles se sont ainsi particulièrement mobilisées dans les phases de transition entre des régimes autoritaires et des régimes démocratiques. Dans l’Europe centrale et orientale de la fin des années 1980, comme dans l’Espagne des années 1970 [10], le fort effet de conjoncture que constituait le passage vers une société démocratique entraîna un temps de politisation active, un regain de la participation politique des jeunes, notamment dans sa dimension protestataire. Les sociétés d’Europe orientale ont vu plus récemment l’engagement des étudiants dans des actions de protestation, par exemple en Serbie entre 1996 et 2000, en Bulgarie en 1990 et 1997 [11], en Ukraine dans les années 1990, puis en 2000 [12] et 2004 [13], autant de pays où la situation politique n’était pas stabilisée et où les jeunes générations ont joué, à un moment donné, un rôle moteur dans les mouvements sociaux et politiques. En France, la menace qu’a fait peser l’extrême droite dans le jeu politique a pu entraîner en 2002 une mobilisation ponctuelle, tant protestataire qu’électorale, des lycéens et étudiants.
14Si donc des modèles différenciés persistent en matière de sens civique, ils s’inscrivent dans une évolution plus globale des sociétés européennes, portée par les nouvelles générations et caractérisée par un rapport presque paradoxal aux valeurs et institutions du système démocratique, alliant dépolitisation et mobilisations ponctuelles. Cette situation ambivalente semble significative de nouvelles formes d’inscription des jeunes dans l’espace public.
Vers un nouveau rapport à l’espace démocratique ?
15Comment interpréter les tendances précédemment évoquées, exprimant un retrait face au modèle démocratique ? Si l’on considère l’attrait suscité par l’idée d’un gouvernement autoritaire, celui-ci exprime peut-être une demande, de la part des jeunes, de régulation plus forte de la vie publique par l’État. On constate en effet que le rigorisme se renforce chez les jeunes Européens en matière de morale publique, alors qu’il s’affaiblit dans la morale privée : les jeunes sont davantage permissifs et tolérants sur les mœurs, mais plus stricts en ce qui concerne le respect des normes dans la vie publique. Le respect de l’autorité a connu, dans la plupart des pays européens occidentaux, une spectaculaire remontée [14]. Quant à l’augmentation de l’abstention et à la défiance face au Parlement, on peut aussi supposer qu’elles traduisent une prise de distance moins par rapport à l’idée démocratique elle-même que face aux formes de la vie politique. Il reste à s’assurer que ce retrait du politique ne retentisse pas sur l’attitude vis-à-vis de la démocratie, tant il apparaît que la reconnaissance d’un espace politique de délibération est constitutive de l’idéal démocratique.
16Intervient ici une troisième variable, corrélativement à l’âge et à la nationalité : le niveau d’études. En fonction de celui-ci, la dépolitisation des jeunes n’a pas les mêmes conséquences sur leur rapport à la démocratie. En effet, les jeunes les plus instruits sont critiques à l’égard de la classe politique, mais restent attachés au fonctionnement et aux principes de la démocratie représentative. Selon Gérard Grunberg et Anne Muxel, cette dissociation révèle un paradoxe démocratique qui fonde désormais, dans les nouvelles générations, les formes d’expression de la citoyenneté [15]. Certes l’élévation du niveau d’études ne freine plus la dépolitisation et la montée de l’abstention : elle induit toutefois un accroissement des valeurs universalistes de tolérance, d’ouverture sur le monde et sur autrui qui compense le retrait politique et garantit un attachement au système démocratique. De même, la participation protestataire est davantage le fait des jeunes diplômés ou appartenant aux groupes sociaux favorisés. Au contraire, parmi les jeunes moins diplômés, le lien se distend avec la politique comme avec la démocratie. Plus en retrait des formes de participation conventionnelles et protestataires, ces jeunes accepteraient davantage un leadership autoritaire. C’est donc parmi eux que peut se creuser un déficit démocratique. Cette fracture intragénérationnelle a été mise en évidence par les résultats européens des enquêtes Valeurs, mais aussi par différents travaux conduits en France [16]. L’absence de formation, couplée avec des déficits sociaux, renforce un refus des principes démocratiques pour réguler le vivre-ensemble [17]. Le renouvellement générationnel n’induit donc pas la continuité du modèle démocratique : l’éducation est en fait le réel enjeu pour la stabilité de ce modèle.
17En interrogeant l’affaiblissement du lien politique dans son rapport avec une crise des valeurs démocratiques, Gérard Grunberg et Anne Muxel mentionnent une hypothèse optimiste : « […] cette crise de la représentation politique révélerait une mutation des formes du lien politique elles-mêmes, où se recomposeraient les modes d’implication et d’expression des citoyens, et plus largement les cultures politiques, par des voies moins institutionnalisées et plus individualisées, mais allant dans le sens non pas d’un affaiblissement de la démocratie, mais au contraire d’un approfondissement de celle-ci [18]. » Sans témoigner forcément d’un approfondissement de la démocratie, les évolutions en cours semblent révéler de nouvelles inscriptions des jeunes dans l’espace public, significatives d’une tendance générale de nos sociétés : l’individualisation. Cette tendance, portée par le renouvellement générationnel, a notamment été mise en évidence depuis une vingtaine d’années par les enquêtes sur les valeurs des Européens [19]. Davantage centrée sur la personne, l’individualisation n’est pas une rupture avec la société globale. Elle est plutôt significative d’un rapport renouvelé des individus à celle-ci. Comme le souligne Franco Garelli, l’identité sociale des jeunes se construit dans la recherche d’un modèle de réalisation individuelle, à travers le réseau des dynamiques interpersonnelles et des centres d’intérêt dont est tissée la vie quotidienne, beaucoup plus que par les positionnements politiques et idéologiques ou que par l’affrontement aux contradictions sociales. Le rapport à la politique des nouvelles générations est moins fondé sur l’appartenance sociale et sur l’identification à un parti et davantage influencé par la logique de l’individualisation : la politique, comme d’autres domaines de la vie sociale, devient une question de choix personnels. La formation d’une identité politique suit des parcours plus subjectifs, fragmentés, pluriels, construits de manière autonome à partir de diverses expériences et ressources (relationnelles, associatives, informatives…) dans lesquelles puisent les jeunes [20].
18Si la politique évoque chez les jeunes l’image négative des institutions publiques, des partis et des logiques de pouvoir, elle peut avoir une connotation davantage positive lorsqu’elle concerne plus largement les problèmes liés à la vie en société. Facilement critiques à l’égard des hommes politiques, les jeunes maîtrisent sans doute mieux les grands enjeux sociaux. L’acte électoral lui-même est peut-être plus réfléchi et raisonné qu’auparavant, la difficulté à construire ses convictions pouvant conduire à l’indécision et au vote intermittent. Ainsi que le souligne Pierre Bréchon, les générations anciennes étaient conformistes face à la politique : le vote était légitimé et les manifestations considérées comme peu démocratiques, exerçant une pression indue sur le pouvoir politique. La montée de la participation protestataire et la baisse de la participation électorale correspondent à une évolution lente de la culture démocratique des pays européens, évolution particulièrement portée par les jeunes générations [21]. L’accroissement de la participation protestataire, essentiellement par le biais des manifestations, est d’ailleurs particulièrement révélateur des rapports renouvelés que les jeunes Européens entre tiennent avec la politique et la société, mêlant le plus proche et le global, privilégiant un rapport émotionnel à l’événement, un engagement fort mais limité dans le temps. Les manifestations s’agrègent à partir d’une sociabilité amicale : les téléphones portables préparent le rassemblement. Des observations conduites en France ont souligné que des usages de la manifestation, essentiellement privés, sont en décalage avec sa définition publique : drague, visite de quartiers mal connus, rencontres avec d’autres groupes [22]. Il reste qu’il est difficile de mesurer les effets des manifestations en termes de socialisation aux valeurs démocratiques. Outre qu’elles concernent les jeunes les mieux scolarisés, on peut se demander si la socialisation aux normes conventionnelles de la politique n’est pas plus porteuse de valeurs démocratiques que la socialisation à l’action directe.
19Dans cette perspective d’une inscription renouvelée dans l’espace public, il faut encore souligner l’importance du niveau local pour la construction des valeurs démocratiques et de la citoyenneté. L’identification des jeunes aux territoires dont ils sont les ressortissants ne doit pas être négligée. Dans les pays de l’Union européenne à Vingt-Cinq, près de la moitié des 18-29 ans déclare appartenir avant tout à l’espace le plus proche : ville ou localité. Bien plus rares sont ceux qui disent appartenir avant tout au monde et surtout à l’Europe. La matérialité d’un territoire participe fortement de la construction d’un sentiment d’appartenance : l’attachement à la localité se définit à partir d’un espace qui structure la vie quotidienne, au niveau des relations sociales notamment [23]. Cette tendance à privilégier les territoires proches est caractéristique d’une individualisation qui conduit les jeunes à mettre en avant l’espace des proximités affectives. Il est ainsi permis de penser que le niveau local deviendra un lieu davantage autonome d’organisation et d’expression d’une société civile.
20En conclusion, il apparaît que les tendances d’évolution constatées, induites par le développement de l’individualisation, concernent l’ensemble des pays européens. Certes, elles peuvent se conjuguer de façon différenciée selon les modèles nationaux. Dans des grands ensembles comme l’Europe du Sud ou l’Europe centrale, dotés d’un certain nombre de caractéristiques communes, chaque pays conserve sa propre spécificité. Les influences réciproques entre changement global et modèles localisés ne font donc pas se rejoindre ces derniers. Mais ces modèles nationaux, tout en alimentant les changements à l’œuvre, évoluent dans le même sens, en suivant des lignes parallèles en quelque sorte. Ainsi que l’ont noté Olivier Galland et Yannick Lemel « les sociétés européennes évoluent de concert, mais les écarts entre elles ne semblent pas si nettement se resserrer [24] ». Cette évolution conduit vers davantage d’individualisation, vers un rapport plus distancié et complexe au politique comme aux valeurs de la démocratie. Dès lors, cette tendance signale-t-elle un changement vers ce qui serait peut-être un modèle européen en matière de systèmes de valeurs ? En tout cas, dans cette évolution, les jeunes générations ont un rôle certain, réinterprétant les valeurs dans un souci de pragmatisme et d’autonomie des choix moraux, sensibilisées au caractère pluriel de ces valeurs, entre diversité des cultures et évolutions globales, mais aussi entre des tendances parfois opposées.
Bibliographie
Bibliographie
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- Gaubert C., « Badauds, manifestants, casseurs : formes de sociabilité, ethos de virilité et usages des manifestations », Sociétés contemporaines, n° 21, 1995, pp. 103-118.
- Grunberg G., Muxel A., « La dynamique des générations », in Grunberg G., Mayer N., Sniderman P. M. (dir.), La démocratie à l’épreuve : une nouvelle approche de l’opinion des Français, Presses de Sciences-Po, coll. « Collection académique », Paris, 2002, pp. 135-170.
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- Kovatcheva S. (dir.), Clés pour la participation des jeunes en Europe orientale, Conseil de l’Europe, Direction de la jeunesse et du sport, Strasbourg, 2001, pp.17-23.
- Roudet B., « Entre responsabilisation et individualisation : les évolutions de l’engagement associatif », Lien social et politiques, « Engagement social et politique dans le parcours de vie », n° 51, 2004, pp. 7-27.
- Roudet B., Tchernia J.-F., « Europe centrale et orientale, Europe occidentale : des valeurs démocratiques partagées ? », in Galland O., Roudet B. (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs, Europe occidentale, Europe centrale et orientale, La Découverte, coll. « Recherches », 2005, pp. 117-145.
- Tomic Y., « La dérive autoritaire et nationaliste en Serbie : 1987-2000 », in Yérasimos S. (dir.), Le retour des Balkans : 1991-2001, Autrement, coll. « Mémoires », Paris, 2002, pp. 92-103.
Notes
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[1]
Ce texte ne s’inscrit pas directement dans la problématique du dossier mais la thématique abordée nous a incités à le publier dans ce numéro (Note de la rédaction).
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[2]
Galland, Roudet, 2005. Les résultats européens de la quatrième enquête (2008) ne sont pas disponibles à ce jour.
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[3]
Europe des Quinze.
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[4]
Autre exemple de régime fort, une petite minorité soutient l’idée que l’armée puisse diriger le pays. Là aussi, les jeunes ne se différencient pas vraiment des adultes. Cette option concerne 4 % des Européens de l’Ouest.
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[5]
Les formes de participation associative sont comparables en Europe. Des tendances décelées en France existent dans d’autres pays, chez les jeunes comme chez les adultes : une implication plus distanciée dans l’association ; un investissement ponctuel sur des objectifs délimités, visant une efficacité immédiate (Ion, 2005).
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[6]
Roudet, 2004.
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[7]
Roudet, Tchernia, 2005.
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[8]
L’option impliquant que l’armée dirige le pays triple ses partisans en Europe centrale et orientale, avec 15 % de 18-29 ans estimant que ce serait une bonne forme de gouvernement.
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[9]
Voir le site : www.sora.at/euyoupart
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[10]
Feixa Pampols, 1998.
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[11]
Kovatcheva, 1995, 2001 ; Tomic, 2002.
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[12]
Daubenton, 2002.
-
[13]
Avioutskii, 2006.
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[14]
Galland, 2005.
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[15]
Grunberg, Muxel, 2002.
-
[16]
Galland, 2000.
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[17]
Bréchon, 2005.
-
[18]
Grunberg, Muxel, 2002, p. 137.
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[19]
L’individualisation peut être rapidement définie par trois dimensions complémentaires. Tout d’abord, la volonté pour chaque individu de choisir par lui-même ce qui est bon pour lui, de construire ses propres valeurs et ses manières de vivre, indépendamment de normes morales extérieures et impersonnelles, en dehors des grands systèmes de pensée. Ensuite, le déclin consécutif, dans la construction de normes collectives, du rôle des institutions, que celles-ci soient religieuses, politiques, scolaires, voire familiales. Enfin, le développement de normes, fondées non plus sur des principes abstraits et des institutions, mais, dans le cadre d’une socialisation accrue entre pairs, sur les relations interpersonnelles, sur les conséquences concrètes des normes vis-à-vis des autres et notamment des proches. De là l’importance accordée aux valeurs de respect et d’authenticité, aux choix électifs et à la confiance entre intimes (Galland, 2003).
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[20]
Garelli, 1984, 2005.
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[21]
Bréchon, 2005.
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[22]
Gaubert, 1995.
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[23]
Belot, 2005.
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[24]
Galland, Lemel, 2007, p. 111.