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Article de revue

« Tous les enfants de ma classe votent Ségolène »

Pages 65 à 78

Notes

  • [1]
    Je remercie Sophie Duchesne pour ses commentaires sur cet article.
  • [2]
    Voir à ce titre : Duquesne, 1973 ; Muxel, 1991.
  • [3]
    Percheron, 1974.
  • [4]
    Percheron, 1993, p. 32.
  • [5]
    Percheron, 1992, p. 37.
  • [6]
    Parmi d’autres : Sigel, 1968 ; Greenstein, 1960 et 1975 ; Hess, 1960 ; Hess, Torney, 1967.
  • [7]
    Hess, Easton, 1960, p. 634.
  • [8]
    Greenstein, 1969 et 1975.
  • [9]
    Greenstein, 1975, p. 1390.
  • [10]
    Parmi d’autres : Percheron, 1993 ; Merelman, 1969 ; Sigel, 1970.
  • [11]
    Il y a trois exceptions à cette règle : l’une due à l’influence des copains de l’enfant, les deux autres par absence d’opinions politiques des parents.
  • [12]
    Percheron, 1972, p. 61.
  • [13]
    Tiberj, 2008.
  • [14]
    Ibid, p. 35.
  • [15]
    Sineau, 2007, p. 354.
  • [16]
    Catt, 1996, p. 24.
  • [17]
    La taille de l’échantillon ne permet pas bien sûr d’affirmer qu’il n’y a pas de relation, mais elle ne semble pas automatique.
  • [18]
    Mayer, 2002, p. 119.

1Dans un champ de recherche trop peu étudié en France, celui de la socialisation politique, les enfants constituent une population quasiment invisible. La plupart des études françaises portant sur la jeunesse et la politique se sont focalisées sur leurs aînés, les adolescents, ceux qui votent depuis peu ou voteront bientôt pour la première fois [2]. Annick Percheron, l’une des rares chercheuses françaises à avoir abordé la question [3], expliquait la rareté des études françaises sur la socialisation politique des enfants principalement par des difficultés structurelles. Elle soulignait notamment la réticence des parents français à penser leur enfant comme un être politique, et une tendance à vouloir le protéger d’un monde adulte et corrompu, en maintenant l’image de l’innocence politique. Cette réticence se serait cumulée avec l’exigence de la neutralité scolaire dans le système français pour rendre l’étude des opinions politiques des enfants français très difficile.

2Ces obstacles sont aujourd’hui sans doute moindres qu’il y a 30 ans, le statut de l’enfant, la responsabilité et l’autonomie qui lui sont accordés ayant beaucoup évolué. En outre, l’accès facilité des enfants aux médias, dont Internet, les expose très jeunes à des informations concernant le monde adulte – y compris le monde politique. Pourtant, les questions de savoir comment et dans quelle mesure l’enfant est un être et un acteur politique restent sans réponse véritable. Les études françaises sur la formation des premiers rapports à la politique demeurent parcellaires.

3Il est vrai que l’étude de la socialisation politique, après une période d’essor dans les années 1960 et 1970, est tombée en défaveur à l’étranger comme en France, et cela pour des raisons aussi bien conceptuelles que méthodologiques. De nombreux auteurs, ayant eux-mêmes contribué à l’âge d’or de son analyse, l’ont ensuite critiquée pour avoir été trop déterministe, ne faisant cas de l’enfant qu’en tant qu’outil de prévision du comportement électoral adulte. Ce qui semble primordial pour l’évolution de ce champ de recherche est la conception de l’enfant comme acteur central de sa propre socialisation : refuser donc, comme le préconisait Annick Percheron, l’idée d’une socialisation passive, pour prendre en compte l’interaction entre l’enfant et son environnement [4]. Cela suppose également de considérer l’enfant comme un être intellectuel aussi bien que social, doté de propriétés, motivations et intérêts qui lui sont propres. Cela suppose encore de se dégager de l’idée de stades de développement, lesquels se sont avérés non universels et ont donc été progressivement invalidés – ainsi Piaget, auquel se référait Annick Percheron, croyait que l’enfant ne possède les outils psychologiques nécessaires à la pensée politique qu’à partir de 12-13 ans [5].

4Enfin, il faut également rompre avec l’utilisation de méthodologies qui n’accordent à l’enfant ni parole, ni écoute véritable. Même les plus innovantes, si elles donnent un aperçu de la connaissance que l’enfant a du monde politique des adultes, ne lui permettent pas de s’exprimer sur ces sujets. Savoir comment les enfants intériorisent le monde politique adulte tout en leur donnant l’occasion de formuler leurs opinions, du moins pour ceux qui en ont vraiment, suppose donc d’innover méthodologiquement (voir encadré).

5L’enquête a eu lieu pendant la campagne présidentielle de 2007. Les enfants interrogés ont souvent fait preuve d’opinions informées et raisonnées, et exprimé des sentiments forts à l’égard des candidats et des enjeux qui les différenciaient. Non seulement ils avaient en partie suivi la campagne présidentielle, mais ils avaient envie d’en discuter. Cela est apparu d’autant plus nettement que leurs propos ont été recueillis dans le cadre d’une enquête sur l’identité nationale, qui ne traitait spécifiquement ni de la campagne ni des élections présidentielles. Ce sont les enfants qui le plus souvent ont introduit dans la discussion les candidats, la campagne et ses enjeux, avec plus d’enthousiasme que pour d’autres sujets de l’entretien. Même les plus jeunes d’entre eux se sont saisis de ces thèmes et n’ont pas hésité à donner leur avis. Si cet intérêt n’était pas homogène en intensité, il était présent chez presque tous, à quelques exceptions près sur lesquelles nous reviendrons.

6Dans un premier temps, l’analyse des connaissances et des attitudes de ces enfants envers la politique en général (et la figure du président en particulier) nous donnera un aperçu de la formation de leurs idées quant à la structure du pouvoir et du système politique. Ensuite, nous mettrons l’accent plus particulièrement sur leur perception des acteurs de la campagne présidentielle de 2007 ainsi que sur les enjeux auxquels ils les associent, afin d’interroger leur compétence politique. Enfin, nous regarderons de plus près quelques enfants, qui ont eu des réactions particulièrement fortes – en termes soit d’engagement affectif envers un candidat, soit de rejet de la politique – pour tenter de mieux appréhender à travers eux le rôle de la famille dans la transmission politique.

Présentation de l’enquête

Cette enquête repose sur une série d’entretiens recueillis auprès de quinze enfants, dont sept filles, âgés de 7 à 10 ans. Les familles vivent à Paris et ses alentours et ont été contactées soit par réseaux, soit par le biais d’associations de quartier. Elles ont été choisies dans un souci de diversification des conditions socio-économiques et des affiliations politiques des parents.
Ces entretiens, qui mêlent éléments semi-directifs et projectifs, se sont déroulés en deux séances ; l’objectif étant d’apprécier la stabilité des commentaires des enfants mais aussi d’approfondir certains points soulevés lors de la première séance. À l’occasion de cette première rencontre, un entretien informatif a également été mené avec au moins l’un des deux parents. Les entretiens se sont déroulés dans le cadre familial afin de mieux situer l’enfant dans son environnement, tout en lui permettant de se sentir à l’aise.
L’inclusion d’éléments projectifs vise à rendre les entretiens ludiques et à préserver de cette façon l’engagement de l’enfant dans l’échange. Ainsi, deux livres illustrés, des dessins, des photographies et des jeux d’imagination ont été utilisés comme stimuli pour la discussion. Les commentaires sur la vie politique ont notamment été suscités par des photograhies de personnalités politiques (Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, Jean-Marie Le Pen, George W. Bush, la reine Elizabeth).
Dans un deuxième temps, ces images ont été mêlées à d’autres, évoquant des symboles variés (de la nation, des différents pays, de la culture enfantine, de la religion, des paysages, de la gastronomie, etc.). L’enfant devait organiser ces images autour d’un dessin qu’il avait fait de lui-même, en fonction de ce qu’il aimait beaucoup ou pas du tout, afin que l’on puisse observer ses réactions affectives et cognitives par rapport aux différentes représentations symboliques des composantes de son environnement. Il devait expliquer les placements des images au fur et à mesure ; explications fondamentales pour tenir compte, dans l’interprétation des schémas produits, de la signification qu’il leur prêtait.

La socialisation aux structures politiques : le président et les familles politiques

7Les attitudes des enfants envers le président ont longtemps été utilisées comme étalon du degré de socialisation politique [6], parce qu’il serait l’une des premières figures politiques à avoir un impact sur les jeunes enfants [7] d’une part, et que les attitudes transmises à son égard seraient indicatives d’une culture politique donnée [8] d’autre part. La compréhension progressive de la structure de pouvoir qui entoure le chef de l’État donne à l’enfant les premiers éléments d’appréhension du système politique dans lequel il grandit.

8Dans notre étude, la figure du président était abordée au cours d’une discussion sur les différents types d’autorité politique, notamment lors d’une comparaison entre la reine d’Angleterre et le président de la République française. De fait, le président se caractérise surtout par son élection et par les limites de son pouvoir, contrairement à la reine qui, elle, hérite de son pouvoir et ne peut être tenue pour responsable. Les enfants voient souvent le risque de perdre les élections comme une façon de responsabiliser le président. Les élections sont plus largement chargées d’un fort pouvoir légitimateur, qui se reflète dans la tendance des enfants à y faire référence pour la résolution de conflits ou la prise de décisions de toute nature, à différents moments de l’entretien. En outre, tous défendent l’importance du vote en soi, y compris ceux dont les parents ne votent pas (soit par choix, soit parce qu’ils n’en ont pas le droit). Certains même disent que les enfants devraient avoir le droit de vote, voire en parlent comme s’ils en avaient déjà le droit. « Tous les enfants de ma classe votent Ségolène », dit ainsi une fille de 7 ans.

9L’association étroite entre le président et les élections se voit ici logiquement accentuée par le contexte de la campagne électorale et le départ annoncé de Jacques Chirac. On a là l’image d’un président remplaçable – et remplacé. Les enfants insistent surtout sur le « contrat » (selon le mot utilisé par un garçon de 10 ans), d’une durée fixe et limitée, qui existe entre le peuple et l’élu. L’une des interrogées (8 ans, issue d’une famille très modeste) déclare : « Après quand le président part, il y a un autre président qui revient. Ça retourne. Après il y a un autre qui revient et un autre qui revient, et ça continue comme ça. » Le président est inscrit dans une succession de présidents, il est transitoire et son pouvoir relatif.

10À l’idée de la temporalité s’ajoute en effet celle de la limitation des pouvoirs. Loin du personnage tout-puissant et intimidant décrit par les enfants français de la fin des années 1960 [9], le président est vu ici comme ayant une responsabilité envers le peuple, envers les citoyens qui peuvent se rebeller s’il n’assume pas ses responsabilités. Un garçon (8 ans, fils de cadres moyens) a même souligné que les manifestations existent pour que les citoyens puissent s’assurer que le président les écoute. Plusieurs enfants rappellent que le pouvoir du président est partagé, qu’il prend des décisions en consultation avec d’autres personnes. Il faut que ses propositions soient approuvées, comme dit cet autre garçon (8 ans, fils d’artistes) : « Ce n’est pas le chef suprême, il n’y a pas de chef suprême, il ne décide pas tout lui-même – il partage. » Et d’ajouter : « Les lois sont élues par les députés, il faut que ce soit une loi qui plaise à la plupart des gens… »

11Si tous considèrent que le président peut être tenu pour responsable de ses actes, voire puni s’il se comporte de façon illégale, il y n’a pas de consensus sur la punition ; certains affirment que le président irait en prison comme n’importe qui, d’autres l’estiment trop puissant. L’idée du président punissable (par un emprisonnement ou par les élections) représente une évolution substantielle depuis les travaux de Fred Greenstein qui constatait que les enfants français, plus que les enfants américains et anglais, avaient tendance à dire que le président ne pouvait pas être puni. Est-ce l’indice d’une humanisation, voire d’une désacralisation de la figure du président ? D’autres éléments vont dans cette direction, ainsi les attitudes très positives des enfants vis-à-vis du président sortant. Leur affection pour lui dépasse les affiliations gauche-droite, les enfants se proclamant « de gauche » louant également ses qualités humaines, sa gentillesse. Cependant, le jugement moyen, « il est bien », s’accompagne parfois d’irrévérence. Une fille (7 ans, fille de journalistes) indique en riant qu’on ne peut pas « donner une fessée à Jacques Chirac », manifestant ainsi, outre de l’ironie, la capacité à ramener cette figure politique à son niveau, à l’imaginer comme son égal. Dans d’autres cas, cette irrévérence se manifeste plus dans la façon de parler de Jacques Chirac que dans le contenu du discours, par l’adoption d’une voix très enfantine et familière par exemple.

12La transmission des identités partisanes ou idéologiques a également préoccupé les spécialistes de la socialisation politique [10], notamment pour ce qu’elle nous apprend sur la perpétuation des systèmes politiques et de leurs valeurs. Nous avons pu observer dans cette étude des affiliations fortes aux deux grandes « familles » politiques. À deux exceptions près, tous les enfants se déclarent de manière décidée « de gauche » ou « de droite ». En revanche, les affiliations partisanes sont quasi absentes. Ne faisant guère référence aux partis, les enfants s’approprient les étiquettes de droite ou de gauche en s’alignant ou en rejetant un des deux candidats du deuxième tour. Ces affiliations ont été introduites dans la discussion par les enfants eux-mêmes, en commentant des photographies ; il semble que les candidats soient plus facilement identifiables par leur famille politique que leur parti.

13Dans la plupart des cas, les tendances politiques des enfants correspondent à celles des parents [11]. Cependant, il ne faudrait pas en conclure que les opinions des enfants sont faibles ou non fondées. Certes, certains enfants ne parviennent pas à les expliquer, mais elles n’en sont pas moins exprimées avec force ; d’autres enfants, en revanche, sont capables d’expliquer leur choix en référence à des valeurs qui leur importent. Ainsi la gauche est associée aux valeurs de redistribution, à la différence entre riches et pauvres, à la protection de l’environnement et à un comportement juste envers les immigrés ; tandis que la droite est associée aux valeurs du travail et de la réussite individuelle. On retrouve ici les résultats d’Annick Percheron qui montrait que les enfants de 10-12 ans peuvent manifester des affiliations politiques en accord avec l’ensemble des attitudes politiques qu’ils soutiennent [12].

14Ces enfants semblent donc déjà avoir développé une idée de la structure du système politique qui les entoure. En outre, ils appréhendent cette structure en termes quasi institutionnels, accordant une forte importance aux élections et aux limites du pouvoir présidentiel, qu’ils associent à la responsabilité politique et à l’engagement du citoyen par le vote. En ce qui concerne leurs affiliations politiques, non seulement ces enfants se situent avec facilité sur l’échelle gauche-droite, mais ce positionnement n’est pas sans fondement. Il reflète une compréhension du système de valeurs qui sous-tend la division gauche-droite. Autrement dit, les enfants interrogés ici semblent avoir une idée, plus ou moins développée, certes, mais présente dans tous les cas, du système démocratique français et de son fonctionnement.

La campagne : vecteur de compétence politique

15Dans les entretiens, bien que certains enfants en parlent parfois de manière spontanée, les candidats à l’élection présidentielle ont été systématiquement introduits via des photographies projectives. À une exception près, tous reconnaissaient les deux candidats du deuxième tour, ainsi que Jacques Chirac. En revanche, Jean-Marie Le Pen et les autres personnes représentées ne sont pas systématiquement reconnus. Cependant, ces cartes restent intéressantes pour les commentaires qu’elles provoquent.

16Nicolas Sarkozy est clairement le personnage le mieux reconnu par les enfants interrogés, mais aussi le moins aimé. Plusieurs d’entre eux sont très négatifs à son égard, faisant même preuve d’une sensibilité exacerbée. D’autres se contentent de le trouver « pas bien », sans autre explication. Nicolas Sarkozy est logiquement perçu de manière moins négative par ceux qui le supportent, lesquels sont légèrement minoritaires dans l’échantillon. Cependant, les sentiments négatifs exprimés à son égard sont particulièrement forts, comparés à ceux que suscite son opposante. Même les enfants partisans de Nicolas Sarkozy n’expriment pas de critiques spécifiques à l’égard de sa concurrente, contrairement à ce que les défenseurs de Ségolène Royal disent de lui.

17L’immigration, et plus spécifiquement l’expulsion des sans-papiers, est, parmi les enjeux de la campagne, celui qui divise le plus nettement les enfants interrogés et leur permet de situer les candidats. Cet enjeu est particulièrement chargé émotionnellement. Il concerne souvent des enfants de leur âge, impliquant parfois leur école. Qu’ils soient touchés personnellement ou non par la situation d’immigration, ils en parlent souvent spontanément. Ce thème les aide à structurer leurs opinions et donne du contenu aux commentaires qu’ils font sur les candidats. Il est cependant utilisé le plus souvent en référence à Nicolas Sarkozy. Ce dernier est perçu comme quelqu’un qui ne s’intéresse qu’aux « Français », qui n’aime pas les « Arabes », qui veut que tout le monde rentre chez soi et qui est raciste. L’allégation de racisme est en effet très présente, même parmi les enfants qui se disent de droite. « Sarkozy est peut-être un peu raciste mais c’est moins que Le Pen », dit un garçon (8 ans, fils de cadres supérieurs). Un autre (10 ans), qui se dit de droite, soutient les politiques de limitation de l’immigration clandestine car, selon lui, elles sont pour le bien des immigrés, pour que les sans-papiers ne soient pas ensuite « attrapés » par la police française. Les commentaires des enfants restent sur un registre moral, cet enjeu les touche en termes de bien, de mal et de justice. Un garçon, de gauche, le relie même aux droits et devoirs du président. À la question de savoir ce que le président ne peut pas faire, il introduit spontanément cet enjeu, disant : « Oui, virer les gens… je trouve que c’est injuste de virer quelqu’un qui est né ici juste à cause de la couleur de sa peau. »

18La prégnance de cet enjeu rend les commentaires autour de Nicolas Sarkozy clairs et fermes. Parmi les enfants interrogés, certains sont naturellement mieux informés que d’autres, mais en général, les enfants sont beaucoup moins informés sur Ségolène Royal que sur son opposant, qu’ils soient de gauche ou de droite. Dans l’explication que les enfants interrogés donnent de leurs affiliations politiques, la gauche est associée à des idées ou à des objectifs sociaux alors que la droite est surtout vue comme la négation de la gauche. La relation s’inverse pour ce qui concerne les candidats : Nicolas Sarkozy est associé à des politiques concrètes et à des idées, tandis que Ségolène Royal est essentiellement caractérisée par le fait qu’elle n’est pas lui.

19Ségolène Royal est la favorite de la majorité des enfants interrogés. Cependant, elle ne suscite guère d’associations la concernant : elle est moins aimée pour elle-même que préférée à Nicolas Sarkozy. Les enfants la décrivent le plus souvent par comparaison, moins menteuse, pas raciste, plus gentille avec les immigrés, et tout simplement mieux que lui. Le fait qu’elle soit une femme cependant est régulièrement évoqué, en bien ou en mal. Une des filles commente qu’elle n’en veut pas mais « pas parce que c’est une femme ». D’autres supposent qu’elle va donc favoriser les femmes. Sa féminité est un sujet de discussion et appréhendée comme une forme de distinction par rapport à son concurrent.

20Jean-Marie Le Pen a été, quant à lui, moins systématiquement reconnu par les enfants, mais ceux qui le connaissent l’évoquent spontanément. Les enfants qui ne reconnaissent pas son image identifient son nom et son personnage. L’importance de la race et de la nationalité est flagrante dans les associations des enfants à son endroit ; il est perçu comme quelqu’un de très méchant avec les étrangers, qui va renvoyer les Arabes et les Africains dans leur pays, et qui est raciste. Certains enfants font le lien avec Nicolas Sarkozy, soit en les regroupant (« Il est avec Sarkozy »), soit en décrivant Jean-Marie Le Pen comme un peu plus raciste que Nicolas Sarkozy.

21Les commentaires d’enfants que l’on voit ici semblent reprendre des thèmes et commentaires de la campagne elle-même : l’importance de l’enjeu de l’immigration et les expulsions des sans-papiers [13], les avances du candidat UMP sur le terrain électoral de l’extrême droite [14], et la place importante accordée à la féminité de Ségolène Royal [15] dans la campagne. On retrouve des comportements observés chez les adultes, comme le fait de choisir le candidat « moins pire » à défaut du « mieux [16] ». On a vu que les enfants interrogés sont au moins capables de reproduire des discours politiques, voire de construire une opinion par rapport à une question qui leur tient à cœur – ici l’immigration. Les enfants de cet âge peuvent être fortement influencés par les propos et arguments qu’ils entendent et être directement touchés par la médiatisation de la campagne. Un argument politique n’est pas vide de sens parce qu’il est reproduit : il reflète au moins une certaine compréhension de l’élection et de ses enjeux ainsi qu’une envie de s’y impliquer, en se servant des repères, discours ou valeurs politiques, glanés dans son environnement. Autrement dit, ces enfants ont déjà un niveau certain de compétence politique.

La famille : transmission d’opinions et d’affects

22Il est clair que les enfants interrogés pour cette enquête ont tous entendu parler des élections, particulièrement par le biais d’émissions télévisées. Même les moins intéressés par la politique de manière générale sont conscients de l’élection à venir et comprennent en quoi elle consiste. Le niveau d’intérêt de chaque enfant pour la campagne ne semble aller de pair ni avec leur situation socio-économique, ni avec l’implication politique des parents [17]. Les enfants les moins politisés sont issus aussi bien des familles aisées que des familles modestes, et leurs parents sont loin d’être eux-mêmes dépolitisés. À l’inverse, parmi les plus intéressés, on trouve aussi des enfants d’immigrés dont les parents n’ont pas le droit de vote et ne suivent pas forcément la campagne. Cela ne veut pas dire, pour autant, que la famille ne joue pas un rôle important dans la façon dont les enfants interprètent les informations politiques qu’ils reçoivent. Cela apparaît clairement quand on observe les cas extrêmes de cet échantillon, les enfants ayant manifesté des émotions particulièrement fortes, soit en termes d’affiliation, soit en termes de rejet du monde politique.

23Voyons d’abord les deux cas de refus de la politique. Le premier concerne Martin (7 ans), un enfant d’une famille aisée, dont les parents et les frères sont très politisés. Il reconnaît les candidats et les autres figures politiques. Il sait également décrire le système d’élection et connaît la différence entre une reine et un président. Cependant, bien que l’affiliation étroite de son père aux idées de Nicolas Sarkozy soit manifeste, il ne témoigne que d’une préférence très légère pour ce candidat. Durant l’exercice qui lui demandait de placer une série de cartes en termes de valeurs affectives, tous les hommes et les femmes politiques étaient inscrits dans son cercle d’indifférence (contrairement aux autres enfants qui placent systématiquement un des deux candidats au centre et l’autre à l’extrême opposé). Martin est le cadet de deux frères qui sont très différents de lui, sportifs et extravertis comme leur père. Ce refus de la politique s’inscrit donc dans un système de distinction, qui peut expliquer pourquoi, malgré sa connaissance des acteurs et des enjeux, il ne manifeste aucun intérêt ni attachement à la politique.

24Le deuxième cas est celui de deux sœurs, Manuelle et Mathilde (9 et 7 ans), qui appartiennent à un milieu modeste. Comme Martin, elles connaissent le principe des élections, mais contrairement à lui, elles sont très négatives envers les hommes et femmes politiques qu’elles voient comme des « menteurs ». Leurs réponses sont teintées d’autodisqualification – Manuelle dit qu’elle « ne connaî[t] rien à la politique » – et elles répètent à plusieurs reprises leur méfiance à l’égard des acteurs politiques en général. Elles sont les seules à tenir ce genre de discours. Or, si leurs parents sont partisans du FN, leur mère a choisi de ne jamais aborder le sujet avec ses filles, anticipant de possibles problèmes à l’école. Leur faible niveau de connaissance par rapport aux élections tient sans doute à cela. Cependant, leurs opinions négatives à l’égard du système politique dans son ensemble font écho au discours « tous pourris » du FN [18]. Même en évitant de parler de la politique, les parents ont certainement transmis, involontairement peut-être, des éléments de leur système de représentation. La transmission du discours frontiste est par ailleurs visible dans les commentaires de Manuelle à l’égard de Ségolène Royal, qui s’inquiète de ce que la candidate de gauche laisse entrer « n’importe qui » dans le pays. Cette position défavorable à l’égard de l’immigration est contredite à d’autres moments de l’entretien, où Manuelle se montre critique à l’égard de ceux qui discriminent les étrangers. L’association qu’elle fait avec la candidate ne relève pas nécessairement d’une vision d’ensemble – le point fort de la transmission des parents, ici, étant surtout le rejet du monde politique.

25À l’inverse, certains enfants réagissent de façon très affective vis-à-vis des candidats – ou d’un candidat en particulier, et notamment, dans deux cas que nous allons détailler, en réagissant très négativement à l’égard de Nicolas Sarkozy. Amélie (7 ans) est issue d’une famille intellectuelle de classe moyenne. En dépit de l’affirmation de sa mère qu’elle ne discute jamais de politique avec ses enfants, trouvant que ce n’est pas de leur âge, Amélie manifeste une forte animosité à l’égard de Nicolas Sarkozy. Elle emploie un vocabulaire très fort, utilisant les mots « haïr » et « détester ». Elle raconte aussi, l’entendant à la radio : « Je suis allée dans la chambre de mes parents et je me suis bouchée mes oreilles et j’ai pleuré parce que je déteste, déteste, Sarkozy ! » Or sa mère explique également que la politique est source de conflit dans la famille et qu’elle évite donc d’en discuter. L’évitement volontaire de la part des parents peut, semble-t-il, provoquer une augmentation de la saillance des émotions que suscitent ces thèmes, plutôt que leur refus.

26Vincent a presque 10 ans. Il vit avec sa mère qui l’élève seule. Il réagit aussi de façon très émotive vis-à-vis de Nicolas Sarkozy. Alors qu’il dit bien aimer la France, il voudrait qu’elle n’existe plus depuis que Nicolas Sarkozy a été élu, qu’elle soit « rayée de la carte ». Il associe Nicolas Sarkozy spontanément aux expulsions des sans-papiers et le décrit comme raciste. Lors de l’exercice des cartes, quand on lui demande de placer la photographie de Nicolas Sarkozy, il déclare vouloir la mettre si loin qu’il ne pourrait plus la voir. Ici le lien entre le rejet et l’influence des parents est plus évident. Sa mère a par le passé travaillé sous la direction de Nicolas Sarkozy et en a gardé un très mauvais souvenir. Le père est quant à lui cité directement par l’enfant comme un complice avec qui il invente des noms péjoratifs sur ce candidat pour s’en moquer.

27Dans ces quatre exemples, on voit clairement l’importance de la famille comme source de la charge émotionnelle conférée à de l’information le plus souvent recueillie ailleurs (la télévision et les « infos » étant les sources les plus souvent citées). Il est probable que les parents n’exercent plus de monopole sur l’information et les apprentissages politiques des enfants. Cependant, leur influence est surtout visible dans la transmission des éléments les plus affectifs. Les quatre exemples présentés sont extrêmes et rendent par conséquent le processus particulièrement visible, mais ils permettent de faire l’hypothèse que la transmission familiale des idées politiques comporte une forte dimension affective La famille serait à l’origine d’un déchiffrage émotionnel de l’information politique reçue par les enfants ; elle donnerait (parfois de manière involontaire) une interprétation de celle-ci fondée sur des valeurs et des lectures de la société sans doute aussi affectives que cognitives. Ces entretiens suggèrent que ce n’est pas contre ce rapport affectif mais bien avec lui que les enfants font l’apprentissage de véritables opinions politiques.

Conclusion

28L’objectif des études sur la socialisation politique n’est pas de lire l’avenir dans une boule de cristal (ici l’enfance) et de chercher à observer les citoyens « de demain », mais de mieux comprendre comment se construit la relation entre la politique et des enfants qui sont déjà influencés par la communauté politique qui les entoure. Peu importe la durabilité des opinions qui sont alors les leurs, peu importe leur cohérence et leur stabilité : les enfants de 7 à 10 ans sont intéressés par la politique et porteurs d’idées et d’opinions. Ils sont déjà en mesure de s’affilier à une « famille » politique, en fonction des candidats ou des enjeux qui les touchent.

29Et surtout, l’intérêt des enfants pour la politique, pour les élections et les candidats, n’est pas seulement l’affaire d’une minorité précoce : au moment où ces thèmes sont présents sur toutes les chaînes de télévision et sur toutes les lèvres, ils sont très majoritairement intéressés. Cette élection a certainement des caractéristiques qui ont renforcé cet intérêt : la médiatisation, la polarisation des candidats, les thèmes émotionnels, l’opposition d’une femme et d’un homme. Elle offre dès lors l’occasion de mieux cerner ce qui a retenu l’attention des enfants et de comprendre les points forts de cette première expérience politique.

30Affirmer que les enfants ont des opinions et des affiliations politiques peut apparaître banal, mais c’est un fait encore peu documenté en France. L’enjeu de la reconnaissance du rapport entre les enfants et la politique dépasse ce simple constat. Certes, comme les adultes, ces enfants n’ont pas tous le même niveau d’intérêt pour la politique ; mais ils ne sont pas apolitiques, ils ne sont pas apathiques. Or si le goût de la politique s’apprend jeune, il y a de bonnes raisons de supposer que le dégoût aussi. Chez les parents, éducateurs et autres adultes, la tendance à décrédibiliser la parole politique de l’enfant, ne serait-ce qu’en refusant de l’entendre, peut facilement le conduire à se décrédibiliser lui-même. En lui affirmant qu’il n’est pas (encore) compétent, ils risquent de « tuer dans l’œuf » son intérêt pour la politique. Apprendre à l’enfant qui s’y intéresse que la politique n’est pas hors de sa portée, en reconnaissant la compétence politique qu’il a déjà acquise, est peut-être une façon de combattre l’apolitisme à la racine.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Tiberj V., La crispation hexagonale : France fermée contre France plurielle, 2001-2007, Plon, coll. « Fondation Jean-Jaurès », Paris, 2008.

Notes

  • [1]
    Je remercie Sophie Duchesne pour ses commentaires sur cet article.
  • [2]
    Voir à ce titre : Duquesne, 1973 ; Muxel, 1991.
  • [3]
    Percheron, 1974.
  • [4]
    Percheron, 1993, p. 32.
  • [5]
    Percheron, 1992, p. 37.
  • [6]
    Parmi d’autres : Sigel, 1968 ; Greenstein, 1960 et 1975 ; Hess, 1960 ; Hess, Torney, 1967.
  • [7]
    Hess, Easton, 1960, p. 634.
  • [8]
    Greenstein, 1969 et 1975.
  • [9]
    Greenstein, 1975, p. 1390.
  • [10]
    Parmi d’autres : Percheron, 1993 ; Merelman, 1969 ; Sigel, 1970.
  • [11]
    Il y a trois exceptions à cette règle : l’une due à l’influence des copains de l’enfant, les deux autres par absence d’opinions politiques des parents.
  • [12]
    Percheron, 1972, p. 61.
  • [13]
    Tiberj, 2008.
  • [14]
    Ibid, p. 35.
  • [15]
    Sineau, 2007, p. 354.
  • [16]
    Catt, 1996, p. 24.
  • [17]
    La taille de l’échantillon ne permet pas bien sûr d’affirmer qu’il n’y a pas de relation, mais elle ne semble pas automatique.
  • [18]
    Mayer, 2002, p. 119.
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