Notes
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[1]
Donzelot, 1984.
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[2]
Pequignot, 1979 ; Oheix, 1981.
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[3]
Dubedout, 1983.
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[4]
Schwartz, 1982.
-
[5]
Bonnemaison, 1982.
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[6]
Loncle, 2000.
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[7]
Rosanvallon, 1995.
-
[8]
Jobert, 1981.
-
[9]
La catégorie « chômage », par exemple, s’éclate en plusieurs situations spécifiques et sous-catégories de chômeurs : chômeurs de moins d’un an, de longue durée, de très longue durée, de moins de 25 ans, de plus de 40 ans, etc. Autant de classifications, parmi d’autres, donnant lieu à la production d’une véritable nosographie sociale.
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[10]
Chauvière, 2004.
-
[11]
Castel, 1981.
-
[12]
Castel, 2006.
-
[13]
Cicchelli, Cicchelli-Pugeault, Ragi, 2004.
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[14]
De Singly, 2006.
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[15]
Vulbeau, 2001.
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[16]
Autant d’expressions soulignées au crayon gras dans les rapports d’activité.
1La question de savoir s’il faut mettre en œuvre des dispositifs d’aide et de protection pour toute la population ou pour une partie seulement, notamment la plus fragile, est une histoire ancienne : en effet, ce débat entre universalité et ciblage est à l’origine de la conception du système français de protection sociale. Le principe d’universalité des politiques de jeunesse renvoie à l’objectif d’une action publique globale mise en œuvre auprès de tous les jeunes, indépendamment des ressources dont ils disposent, alors qu’un dispositif ciblé ne vise que certains d’entre eux. Pendant très longtemps, ce débat a trouvé une réponse assez simple : on vient en aide seulement à ceux qui se trouvent dans le besoin. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la philosophie qui préside à l’élaboration du système de protection sociale transforme cette réponse et donne corps à l’idée d’une protection étendue à l’ensemble de la population, selon une logique d’attribution automatique de prestations, en principe sans conditions de ressources. Cette histoire marque le passage d’une individualisation des accidents de la vie à l’invention du concept de solidarité et de « socialisation » du risque [1].
2Le projet de la Sécurité sociale sera ainsi de garantir l’universalité des prestations. La solidarité s’opère à l’échelle de la nation. Le territoire, c’est d’abord le territoire national, le régime de droit commun et le principe des catégories de titulaires de droits propres et d’ayants droit. La Sécurité sociale se fonde sur les mécanismes de l’assurance qui attribuent des prestations destinées à couvrir les « risques » du chômage, de la vieillesse, de la santé et de la famille. D’une manière complémentaire, le système d’aide et d’action sociales – dit encore « assistance » – traite en fonction d’un principe ponctuel, facultatif et extra-légal les populations spécifiques qui échappent aux protections issues du statut de l’emploi.
La montée du ciblage dans l’ambition universelle
3À partir du milieu des années 1970 se profile un changement de perspectives. La montée en puissance d’une approche préconisant le ciblage s’opère lorsque l’équilibre financier du système de protection sociale apparaît déstabilisé par le poids du chômage et de la ségrégation urbaine d’une part et la décentralisation d’autre part. Ainsi, au début des années 1980, un certain nombre de rapports institutionnels sur la pauvreté [2], sur les quartiers défavorisés [3], sur l’insertion des jeunes en difficulté [4] ou encore sur la prévention de la délinquance [5], mais aussi l’action des associations nationales conduisent les pouvoirs publics à remettre en cause les politiques sociales traditionnelles, centralisées et sectorisées, au profit d’approches qui se veulent plus globales, transversales et plus proches des populations. L’analyse est la suivante : les politiques universelles sont trop uniformes, construites sur des publics définis de façon abstraite – tous les jeunes, toutes les familles, tous les élèves, tous les pauvres, etc. Afin de mieux s’adapter à la spécificité des contextes locaux et à la diversité des parcours des individus, il convient d’introduire au sein du droit universel les particularités de chaque situation et de soutenir l’individualisation des politiques sociales. La pauvreté étant un phénomène multidimensionnel, il importe de traiter de manière cohérente et coordonnée tous les problèmes rencontrés par une même personne. À l’intérieur du régime du droit commun apparaissent alors des politiques ciblées sur des portions de territoire d’une part et sur des populations spécifiques d’autre part.
4La politique de la ville, il est bon de le rappeler, s’est imposée là où les dispositifs de droit commun avaient échoué (politiques sociales, politiques scolaires, santé, logement, etc.). Dès la fin des années 1970, deux grandes finalités sont poursuivies. La première s’inscrit dans la modernisation des services publics. Il s’agit d’aller vers plus de proximité, de coordonner de façon optimale l’action publique, d’agir localement et de façon transversale avec l’ensemble des acteurs concernés. La ville s’impose comme un espace pertinent de mise en œuvre de l’action publique et les politiques, en particulier en direction de la jeunesse, affichent un ancrage de plus en plus local [6]. La deuxième orientation consiste à cibler des populations spécifiques, spatialement définies, par-delà les logiques catégorielles des politiques sociales classiques. En effet, c’est par le biais du quartier, et moins en fonction de caractéristiques d’ayant droit, que l’on vise les « plus défavorisés », sur la base d’une discrimination positive territoriale, encourageant le passage d’une logique d’égalité (garantir des moyens identiques à tous) à une logique d’équité (donner plus à ceux qui ont moins).
5Avec l’instauration des zones d’éducation prioritaire (ZEP) apparaît, par exemple, au cœur de l’Éducation nationale, une logique d’intervention spécifique, car il s’agit de fournir plus de moyens à ceux qui en ont moins, ainsi que des systèmes de points et de prime pour les enseignants qui choisissent d’y travailler. Alors que l’école se référait à l’égalité de tous les élèves et au seul critère de leurs mérites, les politiques scolaires mettent aujourd’hui en œuvre des dispositifs ciblés fonctionnant comme des offres de services : multiplication des formes d’accompagnement et de soutien scolaire, aides spécifiques pour les jeunes issus des familles étrangères, diversité des voies d’accès aux concours, conventions particulières.
6La mise en œuvre des opérations prévention été en 1982 puis des programmes ville vie vacances (VVV) en 1997 introduit un triple ciblage, temporel, social et territorial ; c’est la même démarche qui accompagne les opérations de prévention de la délinquance, visant à coordonner sous l’impulsion du maire tous les acteurs concernés : élus locaux, travailleurs sociaux, enseignants, policiers, personnels de la justice, monde de l’entreprise doivent coordonner leurs efforts.
7Durant la même période, la création de la mission locale pour l’emploi est également emblématique de la conception des nouveaux dispositifs destinés aux jeunes « en difficulté ». Structure décentralisée, sous la présidence d’un élu, la mission locale est organisée au plus près du terrain et vise la mobilisation des acteurs locaux autour d’un objectif, celui de l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, en étant appelée à jouer un rôle pivot en ce domaine. Elle reçoit ces derniers et aide à construire un parcours individualisé d’insertion. Cette notion d’insertion s’impose d’ailleurs comme la nouvelle catégorie d’action publique centrale de lutte contre les exclusions. Il s’agit d’expérimenter de nouvelles relations entre le travail social et la sphère de l’économie marchande. La logique est celle du sas vers l’emploi. L’ambition affichée est d’établir une passerelle entre les politiques d’emploi et les politiques d’action sociale. Couvrant de nombreux domaines (travail, logement, santé, etc.), l’insertion s’appuie sur une intervention sociale volontairement en rupture avec les pratiques d’assistance sociale traditionnelles, les catégories d’ayants droit et les procédures automatiques de versement des prestations étant remises en question. L’indemnisation des difficultés sociales ne se fait plus en fonction d’une identité catégorielle, mais des particularités de chaque situation, de manière individualisée et contractuelle. L’aide n’est pas uniquement justifiée par l’existence d’un « manque », mais est aussi conditionnée par la démonstration à s’impliquer dans la résolution de sa difficulté.
8En définitive, la notion de ciblage participe au moins partiellement de la valorisation de la notion de responsabilisation individuelle au détriment du concept de solidarité collective. « Activation », « activité », « responsabilité individuelle » sont désormais les nouveaux labels des politiques publiques. On glisse d’une solidarité collective et inconditionnelle vers une logique visant des stratégies d’individualisation et d’implication des personnes.
9On pourrait multiplier les exemples montrant que le principe d’universalité se trouve en réalité progressivement modulé en fonction d’une multiplicité de publics cibles, objets de politiques particulières, de telle sorte qu’on en vient à définir les populations par les dispositifs qui les prennent en charge. Le ciblage se décline ainsi au pluriel et renvoie à une diversité d’interventions, en raison de la pluralité des critères de mise en œuvre qui peuvent différer selon la catégorie de population visée (jeunes en difficulté d’insertion, jeunes en difficulté scolaire, pauvres, immigrés, femmes, etc.), le périmètre géographique (quartiers, communes, bassin d’emploi, etc.), le risque (maladie, handicap, chômage, etc.), la cible (revenu, âge, formation, etc.)… En introduisant la transversalité et le ciblage, on est passé à une universalité relative et sélective.
10Trois éléments au moins peuvent donc être soulignés. D’abord, le plus évident, cette montée du ciblage s’impose pour des raisons financières dans le contexte d’un impératif de régulation des dépenses budgétaires (limiter les déficits publics) : mieux faire avec moins… Ensuite, le ciblage acquiert un surcroît de légitimité au regard du principe d’égalité des populations. En effet, sur le plan philosophique, le ciblage résulte de la valorisation du principe d’équité, les politiques universelles ayant toujours été suspectées d’un « effet Matthieu » : elles donnent à ceux qui ont déjà et, à celui qui n’a pas, elle enlève même ce qu’il a. Comme le disait Aristote : « Il est parfaitement injuste de traiter également des êtres inégaux. » Enfin, le thème de la « discrimination positive » fondée sur une situation socio-économique introduit une innovation de l’action publique destinée à correspondre aux particularités de chaque situation (pensons par exemple aux « jeunes des cités » qui subissent des discriminations spécifiques). Plus généralement, Pierre Rosanvallon a fortement insisté sur l’« individualisation du social » et sur la nécessité de prendre en compte moins des catégories socioprofessionnelles en tant que telles que la nature des biographies personnelles qui peuvent s’avérer aussi déterminantes dans l’explication des processus sociaux [7]. De ce point de vue, il n’y aurait plus d’identité collective mais une infinité de trajectoires.
Les limites de la discrimination positive
11Cela dit, la logique de ciblage n’est pas totalement nouvelle mais correspond historiquement au long mouvement de professionnalisation et de technicisation croissante des pratiques de l’intervention sociale. La spécialisation progressive des prises en charge est un mécanisme bien connu qui a été, par ailleurs, fort critiqué [8] : la logique de l’intervention conduit à identifier quotidiennement au plus près du terrain des problèmes toujours plus « spécifiques » qui engendrent un mode de traitement toujours plus spécialisé aboutissant à la création d’une catégorie cible, mise en œuvre par des professionnels eux-mêmes spécialisés. Plus les administrations se spécialisent et se technicisent, plus elles opèrent une gestion sérialisée des demandes. Et l’on sait que l’État s’épuise dans son effort de catégorisation des problèmes sociaux sous l’effet de la multiplication des sous-catégories de risque [9]. On pourrait notamment souligner la spécialisation professionnelle par catégories d’âge des politiques de jeunesse et l’enchevêtrement complexe des réseaux d’acteurs, de sorte que l’on puisse douter de l’existence d’un secteur et d’un projet politique dominant en ce domaine.
12Le travail social se développe depuis toujours selon un double mécanisme qui multiplie les missions et les empile les unes sur les autres [10]. Aussi, par définition institutionnelle, les « usagers » ne sont jamais un collectif concret porteur d’une revendication commune. Mais ils ne sont que des « cas » tout aussi singuliers les uns que les autres faisant l’objet d’un traitement spécifique par une compétence spécialisée qui morcelle le traitement du problème en autant de filières qu’il peut en exister. Il n’y a, comme l’écrivait Robert Castel, que des cas « atomisés », « clientélisés » voire « transférisés » [11]. Il n’est pas certain d’ailleurs que l’insertion puisse rompre avec cette logique. On peut penser, au contraire, qu’elle la met en œuvre de manière redoutablement efficace. En effet, l’insertion constitue un univers éclaté où une multiplicité de professionnels exercent leur spécialité, notamment parce que le principe qui préside aux politiques d’insertion repose en dernière instance sur l’implication du sujet et sur une clé de lecture individualisée de l’intervention. Le sujet, en tant qu’il porte en lui la maîtrise de son existence, est le seul fil conducteur dans l’univers morcelé de l’insertion. De la sorte, on fait reposer tout le poids de l’indétermination du parcours sur le sujet lui-même, comme si, à défaut d’intégrer le plus grand nombre, le système en appelait à l’insertion de chacun.
13Dans le prolongement de cette analyse, les politiques de ciblage et de discrimination positive font l’objet, aujourd’hui, d’une série de critiques dans leur manière de penser l’idée de solidarité et de traiter les nouvelles formes d’inégalité. Elles ont révélé leurs limites.
14Le plus souvent, on observe que les politiques de discrimination positive soutiennent les jeunes concernés mais contribuent en même temps à leur stigmatisation. Par exemple, le fait de relever d’une politique de ZEP dispense un certain nombre de ressources scolaires non négligeables mais participe aussi indirectement à donner de l’école et du quartier l’image d’un espace considéré publiquement comme dégradé et socialement disqualifié. Il s’agit là d’une contradiction inhérente aux procédures visant des populations spécifiques spatialement définies. Beaucoup de jeunes des quartiers résistent alors à s’engager dans des actions renvoyant l’image collective de mauvaise réputation, à laquelle ils refusent d’être assimilés, et la plupart ne sont guère disposés à fréquenter des structures perçues comme s’adressant aux « jeunes défavorisés » ou « jeunes à problème ». Ils peuvent refuser que leur soit imposée une identité négative. La participation aux activités collectives se heurte alors à des stratégies d’évitement entre les jeunes eux-mêmes. De fait, la fréquentation des équipements et des lieux est souvent confrontée au mécanisme selon lequel « un public en chasse un autre ». Il se crée localement des logiques de basculement dans la fréquentation des lieux et des actions dont la conséquence est le marquage social et « ethnique » des populations (certains auteurs parlent d’« ethnicisation » du travail social). Au final, le ciblage peut compliquer la mise en œuvre de la mixité. Le problème pour les populations faisant l’objet des politiques cibles est qu’elles deviennent des cibles politiques.
15Par ailleurs, avec le ciblage, on a empilé les dispositifs et compliqué le pilotage. Ainsi beaucoup de dispositifs se sont juxtaposés afin de prendre en compte de façon fine et équitable la diversité des situations et la labilité des trajectoires des jeunes, alors qu’une uniformisation est source d’inefficacité et d’injustice puisqu’elle traite toutes les situations de la même manière. Mais on en arrive à un problème de lisibilité, les mesures étant ajoutées les unes aux autres, sans leur donner une cohérence globale et sans associer les premiers concernés aux décisions, ce qui alimente chez eux un sentiment de frustration et de rejet.
16Il existe surtout une différence fondamentale entre les deux logiques de l’intervention sur le plan des finalités. Les politiques universelles (allocations familiales par exemple) sont des politiques redistributives, alors que les politiques ciblées sont des politiques de rattrapage entre des groupes inégaux. La discrimination positive repose sur une conception et une volonté de rattrapage de populations ou de territoires, qui suppose l’adoption de mesures préférentielles et temporaires autour d’un objectif final : le retour au droit commun. Mais un des risques de la discrimination positive est qu’elle peut se retourner en discrimination négative, dès lors qu’elle se limite à une logique de réparation, qui ne contrebalance guère les mécanismes de l’inégalité [12]. C’est pourquoi les politiques de ciblage conduisent à terme à « assistancialiser » l’intervention : elles aménagent les conséquences les plus dures des processus de vulnérabilité sociale et spatiale sans véritablement disposer des moyens d’agir sur les causes à l’origine de ces situations. Concrètement, les intervenants locaux sont dès lors situés dans un système permanent d’injonctions paradoxales et des sentiments de relative impuissance.
17De fait, il est de bon ton aujourd’hui de parler d’« échec » de la politique de la ville et de développer la critique de l’approche territoriale, qui aurait finalement révélé son inefficacité face aux nouveaux processus d’inégalité. Ainsi le chômage s’est aggravé. L’impact de la politique des ZEP sur la réussite des élèves concernés n’est pas significatif.
18Mais y a-t-il réellement un sens à parler d’« échec » d’une politique de la ville quand celle-ci poursuit des objectifs démesurés avec des moyens dérisoires (à peine 0,5 % du budget de l’État) ? Faut-il, par exemple, diagnostiquer l’« échec » des ZEP ou, à l’inverse, relever plus vraisemblablement l’improbable existence d’une véritable politique ZEP en tant que telle, étant donné le saupoudrage des aides attribuées ? Ce n’est pas la philosophie des ZEP qui est en cause, mais bien plus le manque de précision des objectifs et la rareté des ressources. En réalité, les politiques publiques se sont montrées très timides en matière de discrimination positive territoriale. De plus, dans certains contextes locaux des progrès sociaux et scolaires ont été accomplis et de façon très significative, alors que d’autres contextes ont subi une dégradation de leur situation. En ce sens, la réponse locale fait la différence.
19À partir de là, le débat semble tiraillé entre deux tendances : celle, d’une part, qui prône le renforcement des politiques de discrimination positive, en raison d’un décalage criant entre le principe d’égalité formelle et les inégalités réelles ; et celle, d’autre part, qui en appelle à un retour à une politique universelle centrée sur les ayants droit et non sur les territoires, s’appuyant sur le diagnostic d’un échec des politiques ciblées. Il faudrait donc changer d’optique et en revenir à des politiques donnant la priorité à l’intégration. Cependant, notre analyse ne plaide pas en faveur du rejet des politiques ciblées, mais à l’inverse pour leur inscription plus conséquente au sein des dispositifs de droit commun. Mais à la condition d’avoir pu vérifier au préalable que le droit commun est bien mis en œuvre de façon identique sur le territoire, notamment dans les quartiers ciblés par la politique de la ville. Autrement dit, avant de prétendre donner plus à ceux qui ont moins, encore faut-il s’assurer qu’il est donné autant à ceux qui ont moins.
Les jeunes comme catégorie « à risque », « à part » ou comme ressource ?
20Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement la question de l’universalité ou de la discrimination positive, mais la posture de l’intervention et la nature des relations engagées sur le terrain entre les jeunes et les institutions. Le bilan de trois décennies d’action publique auprès des jeunes montre qu’elles ont construit progressivement une double représentation de la jeunesse comme catégorie à part, différente du monde des adultes, et comme catégorie à risque, génératrice de diverses inconduites [13]. Ce regard que nous portons sur la jeunesse fait partie du problème à analyser. En effet, il est réducteur d’aborder les adolescents et les jeunes en termes de manques, d’incomplétude, d’inachèvement. Bien sûr, cette période de la vie se caractérise par des conduites à risque, mais cette vision en termes de crise renseigne souvent bien plus sur les angoisses des adultes que sur les adolescents eux-mêmes, qui se sentent d’ailleurs « plutôt bien », optimistes et confiants dans l’avenir [14]. Il importe donc de se méfier de cette vision « crisologique » des adolescents et des jeunes adultes, qui ne perçoit ces derniers jamais autrement que par les problèmes qu’ils posent. Or les jeunes ne sont pas seulement un « problème », mais ils sont aussi une ressource [15].
21En ne définissant les jeunes que par ce qu’ils ne sont pas, ou par ce qu’ils devraient être, on les cantonne à une logique d’intervention curative et assistancielle basée sur le traitement des carences et des déficits ; alors que là où il y a diversité des jeunes, et donc richesse, on peut s’appuyer sur la valorisation des compétences et des potentialités, au profit d’une politique émancipatrice et participative. Si l’on raisonne en termes de situation à un moment donné d’un parcours plutôt qu’en termes de catégories de population, on élargit le champ de vision et on favorise une posture prenant en compte la complexité et la diversité, l’enchevêtrement des liens entre l’individuel et le collectif. Dans le cas contraire, celui des catégories, on a tendance à plaquer des schémas de pensée préétablis sur les comportements probables d’une population, induisant un regard qui enferme les populations dans leurs problèmes. Or, les jugements négatifs portés sur les individus ont des conséquences négatives réelles.
22Illustrons notre propos à partir de l’exemple des jeunes des quartiers ciblés par la politique de la ville. Bien souvent, les intervenants locaux parlent à leurs propos de jeunes « déstructurés », « paumés », « caractériels », aux comportements « inadaptés », « imprévisibles » et « de plus en plus agressifs » [16]. Les dispositifs d’insertion ne sont pas inadaptés aux demandes des jeunes mais ce sont les jeunes qui seraient inadaptés aux dispositifs en raison de leur état psychologique pénalisant pour eux-mêmes. De fait, on dit aujourd’hui que les jeunes « s’excluent eux-mêmes » des structures qui leur sont pourtant ouvertes. Quand ils font preuve d’absentéisme lors des divers stages de formation proposés, c’est la manifestation de « leur immaturité renforcée par des manques fondamentaux de repères sociaux ». L’absentéisme n’est donc pas la marque d’une hostilité à l’égard des énièmes stages mais l’expression d’une instabilité caractérielle ou le critère d’un symptôme d’inadaptation sociale. Les problèmes d’emploi relèveraient de « troubles de la personnalité », « d’immaturité avérée en opposition avec l’âge réel » ou de « difficultés d’ordre psychologique et le plus souvent caractérielles », et les jeunes en face de la multiplication des stages se « maintiennent dans des discours quasi stéréotypés, des comportements inadaptés, agressifs, sans aucune autocritique possible ». La plupart des intervenants soulignent leurs difficultés à poser et à faire respecter un cadre et des règles qui instituent un univers de comportements prévisibles, vivables et surtout négociables.
23Il ne s’agit pas de nier la réalité de certaines conduites juvéniles, car les jeunes s’imposent aux adultes comme personnages problématiques, instables voire, parfois, insaisissables. D’un côté, les jeunes suscitent des sentiments de compassion : le chômage est endémique, il touche des familles entières, il se transmet de père en fils et des grands frères aux petits frères qui sont plus violents encore que leurs aînés, et l’on comprend aisément qu’il donne bien des excuses, et que souvent l’agressivité, la violence ou la fuite trouvent toujours de bonnes raisons dès lors que ceux qui les manifestent sont les injustes victimes d’une société brutale. On souligne alors la passivité générale, l’infantilisme, l’incapacité à se prendre en charge. De l’autre côté, les jeunes engendrent, quand bien même on s’en défend, une attitude de mise à distance et un regard accusateur : ils sont violents, ils suscitent des sentiments de peur, ils commettent des « incivilités » et basculent dans la « sauvagerie ». En somme, les jeunes sont face à un regard social et institutionnel qui fait implicitement peser sur eux un soupçon, celui de la « désocialisation », engendrant un sentiment de culpabilité, qui les transforme en « cas sociaux ».
24À travers ces jugements s’imposent non seulement une vision mais aussi une pratique. De nombreuses études ont d’ailleurs souligné les difficultés des institutions à négocier des relations de confiance avec les associations de quartier ou avec les actions de terrain soutenues par les jeunes notamment. Les institutions locales ont tendance à vouloir encadrer voire contrôler les formes de la mobilisation. Cela alimente un rapport de méfiance réciproque entre jeunes et institutions. Les relations sont souvent dominées par le sentiment de ces premiers de n’être ni écoutés, ni entendus. Il en résulte un renforcement du « participatif contrôlé » ou de la pédagogie tutorée, en contrepartie d’un gage d’exemplarité morale, et au bout du compte une affaire d’« éducation » des comportements.
25On va alors engager une kyrielle de « contrats » qui n’exigent rien d’autre que de faire ses preuves. Tout fait l’objet d’un contrat, plus ou moins formalisé, tacite ou moral. Quand un jeune rentre au Plan local pour l’insertion et l’emploi, il doit signer un « contrat d’engagement ». Quand il bénéficie d’une sortie VVV, il doit signer un « contrat de respect ». Être suivi par un éducateur fait l’objet d’un « contrat moral ». Être suivi par la mission locale fait l’objet d’un contrat. Demander un panier de basket fait l’objet d’un contrat. Aller à la plage fait l’objet d’un contrat. Demander les clés d’une salle fait l’objet d’un contrat. Faire des crêpes au centre social est l’objet d’un contrat. Demander les raquettes de ping-pong fait l’objet d’un contrat. Ne pas dire de gros mots, être poli, se comporter de façon correcte, mener à bien ses démarches, chercher un emploi, enlever sa casquette font l’objet d’un contrat !… De sorte que les contrats deviennent une succession, toujours réaffirmée, de mini-contrats que l’on tente d’établir pour régler l’ensemble des comportements de la vie quotidienne.
26Les principes qui président aux dispositifs politiques et sociaux, ceux de la construction du « projet », du « parcours d’insertion » et plus globalement de la « participation » fonctionnent ainsi sur une belle injonction paradoxale : soyez autonome… mais pas tout seul ! Le message est au fond constitué de la culpabilisation : prenez votre autonomie mais en passant par le défilé de nos demandes.
Conclusion
27Le problème du surchômage des jeunes et de la précarité est une question centrale. La jeunesse doit néanmoins se décliner au pluriel en raison de la diversité des situations et des parcours. Elle est traversée par de fortes inégalités sociales, notamment entre les diplômés et les non-diplômés. La jeunesse étudiante qui a manifesté contre le contrat première embauche au printemps 2006 n’est pas celle des émeutes de l’automne 2005. Cependant, ces différences ne doivent pas conduire à sous-estimer les traits communs. De haut en bas de la hiérarchie sociale, les jeunes demandent de l’autonomie, entendue comme l’aspiration à être soi dans une société où se conduire en « individu » fonctionne comme une norme active. Pour les « jeunes en difficulté », cette question de l’autonomie est souvent un problème de survie. Mais ce qui distingue les « jeunes en difficulté », ce ne sont pas tant les dispositions culturelles et subjectives à l’égard de ce modèle de l’autonomie que les ressources économiques et sociales dont ils disposent pour pouvoir le mettre en œuvre librement. Tout simplement, ils aspirent à vivre « comme tout le monde », alors que la faiblesse des ressources et parfois les stigmates rendent ce projet incertain. En analysant les politiques de jeunesse au regard des « jeunes en difficulté », il ne s’agit ni d’oblitérer ce qui est commun à tous les jeunes, ni d’établir des frontières artificielles entre différentes catégories de jeunes, mais de soutenir cette attente d’autonomisation pour tous les jeunes en interrogeant sa signification et ses conditions pratiques de possibilité.
28Chemin faisant, l’articulation des deux dimensions, universelles et ciblées, des interventions publiques peut se construire en partant des populations visées, de leur implication dans les décisions qui les concernent. Car c’est bien autour de la place et du rôle des usagers qu’il s’agit de recentrer l’intervention publique. Un des enjeux est de faire en sorte que les dispositifs de droits communs ne soient pas simplement plaqués sur le territoire, mais appropriés, travaillés, voire produits par l’ensemble des acteurs concernés. Par exemple, dans le langage des caisses d’allocations familiales, il s’agit de passer du « service pour » au « service avec », non seulement de remédier à un manque, de compenser, de redistribuer, mais aussi de produire ou d’enrichir la qualité de l’intervention, en prenant appui sur les ressources locales existantes.
29La discrimination positive fondée sur une situation socio-économique est un moyen, non pas une fin, des politiques en faveur de la cohésion sociale, car les problèmes sociaux sont avant tout des problèmes de structure. Les inégalités ne peuvent être contrecarrées efficacement que par des politiques universelles. On ne peut pas traiter seulement à une échelle locale des problèmes sociaux qui s’imposent à une échelle globale. Le ciblage ne doit pas devenir un substitut des politiques de droits communs ; ce n’est pas un outil de redistribution en tant que tel. Mais, porté par une démarche participative, il vient irriguer les politiques redistributives, les adapter aux contextes locaux et réintroduit les populations visées afin qu’elles se sentent associées aux décisions qui les concernent.
Bibliographie
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- Chauviere M., Le travail social dans l’action publique : sociologie d’une qualification controversée, Dunod, Paris, 2004.
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- Vulbeau A. (dir.), La jeunesse comme ressource : expériences et expérimentation dans l’espace public, Érès, Ramonville, 2001.
Notes
-
[1]
Donzelot, 1984.
-
[2]
Pequignot, 1979 ; Oheix, 1981.
-
[3]
Dubedout, 1983.
-
[4]
Schwartz, 1982.
-
[5]
Bonnemaison, 1982.
-
[6]
Loncle, 2000.
-
[7]
Rosanvallon, 1995.
-
[8]
Jobert, 1981.
-
[9]
La catégorie « chômage », par exemple, s’éclate en plusieurs situations spécifiques et sous-catégories de chômeurs : chômeurs de moins d’un an, de longue durée, de très longue durée, de moins de 25 ans, de plus de 40 ans, etc. Autant de classifications, parmi d’autres, donnant lieu à la production d’une véritable nosographie sociale.
-
[10]
Chauvière, 2004.
-
[11]
Castel, 1981.
-
[12]
Castel, 2006.
-
[13]
Cicchelli, Cicchelli-Pugeault, Ragi, 2004.
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[14]
De Singly, 2006.
-
[15]
Vulbeau, 2001.
-
[16]
Autant d’expressions soulignées au crayon gras dans les rapports d’activité.