Notes
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[1]
Resp. Work: Twenty personal accounts I et II (Londres, Penguin, 1968 et 1969) et Blood of Spain: The Experience of Civil War, 1936-1939 (Londres, Allan Lane, 1979).
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[2]
Extrait du texte de Perry Anderson, « Ronald Fraser (1930-2012) », New Left Review, 2012, n° II-75, p. 39 et suiv., traduit de l'anglais par Celia Izoard.
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[3]
Titres parus sous l'impulsion du même éditeur, André Schiffrin : Hard Times: An Oral History of the Great Depression (1970) ; Working: People Talk About What They Do All Day and How They Feel About What They Do (1974).
-
[4]
En français dans le texte.
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[5]
Plaine richement cultivée bordant les fleuves et rivières dans les provinces du sud de l'Espagne. [ndt]
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[6]
L'UGT (Unión General de Trabajadores) était le syndicat socialiste ; la CNT (Confederación Nacional del Trabajo) la centrale syndicale anarchiste ; et la FAI (Federación anarquista ibérica) œuvrait pour le communisme anarchiste. [ndlr]
-
[7]
Espadrilles. [ndlr]
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[8]
« Salud » était le salut utilisé par les révolutionnaires. « Buenos dias » est la façon ordinaire de dire bonjour. [ndt]
-
[9]
Locataires et métayers. [ndt]
-
[10]
Nom d'une ferme, en particulier en Andalousie. [ndt]
1 À l'image du témoignage autobiographique de Maurice Jaquier ci-dessus, écrit plus de trente ans après les événements, les récits du « tailleur de marbre » Jaime Alaracon et du « travailleur journalier » José Ruiz ont été recueillis par Ronald Fraser dans les années 1960. Mais alors que Jaquier laisse ses compagnons de lutte à la fin de son autobiographie sans rien nous révéler de leur devenir après-guerre, Fraser accompagne le souvenir de ses témoins de quelques éléments sur leur destin après la défaite du camp républicain.
2 Les deux textes qui suivent font partie d'une série de portraits de villageois en Andalousie, sur la côte sud de l'Espagne. Parue sous le nom de « Tajos », cette monographie d'un « village de montagne sur la Costa del Sol » paraît après les premiers travaux d'histoire orale de Ronald Fraser (1930-2012), consacrés aux petits métiers de l'Angleterre des années 1960 (comme veilleur de nuit ou opérateur d'une agence de presse) et précède son grand livre sur la guerre d'Espagne [1].
3 Comme une partie des textes écrits par Fraser à l'époque, ceux-ci sont d'abord parus dans la New Left Review (NLR). Un compagnonnage qui commence en 1964, après que l'auteur a proposé son aide à la jeune revue, se recommandant du philosophe et journaliste André Gorz (1923-2007), qu'il avait rencontré en Espagne. De dix ans plus âgé que le reste de l'équipe, Fraser deviendra le gestionnaire de la NLR – et Perry Anderson continue de lui attribuer la bonne santé économique de la revue cinquante ans plus tard…
4 Voici comment Anderson, longtemps rédacteur en chef de la NLR, raconte la naissance de ce livre en même temps que le projet d'histoire orale comme tentative de restituer l'« aspect subjectif des événements, l'atmosphère dans laquelle ils ont lieu », une tâche « qui ne peut être celle du romancier seulement » [2] :
5 « En 1969, quelques mois après la parution du second tome de Work, dans un de ces moments de sérendipité que vivent parfois les historiens aux archives, Ronnie découvre dans le Times que le maire républicain d'un village espagnol a réapparu après s'être caché pendant trente ans, Franco ayant enfin proclamé l'amnistie des suspects et des opposants de la période de la guerre civile. Il s'agit du village de Mijas, où Ronnie [Fraser] était parti écrire en 1957 et où il s'était ensuite installé. Des rumeurs voulant que le maire vive encore, caché quelque part, circulaient de temps à autre parmi les villageois. Ronnie s'était d'ailleurs inspiré de cette figure pour construire le personnage d'un de ses romans non publiés. Immédiatement, il décide d'aller voir s'il est possible d'écrire un livre – et non un roman – sur l'épreuve de cette séquestration. Une fois retombée l'agitation médiatique initiale autour du maire, il retourne à Mijas à l'été 1969 et enregistre l'histoire de la vie de Manuel Cortés, barbier andalou né en 1905, devenu socialiste sous Primo de Rivera, élu maire à la veille de la guerre civile, parti rejoindre les carabineros sur le front pour défendre la République, proscrit à sa chute, emmuré pendant trente ans dans un trou creusé dans le mur d'une maison et confiné dans un grenier – ainsi que l'histoire de son épouse qui l'a protégé.
6 » Publié en 1972, In Hiding [Caché], reconstitution de cette histoire saisissante, apporte la notoriété à Ronnie en suscitant une admiration unanime dans le monde anglo-saxon – Arthur Miller fait l'éloge du livre – et en inaugurant une nouvelle étape de sa carrière. Toute édition en espagnol restait impossible. Mais quand [André] Schiffrin [de Pantheon Books] se demande s'il serait possible de faire une étude de cas pour un “recueil sur les villages” imaginé par un groupe d'éditeurs, Ronnie relève le défi. Juste après In Hiding, il réalise l'année suivante une histoire ethnographique passionnante de Mijas, composée d'une mosaïque d'entretiens avec cinquante villageois de tous âges, situations sociales et opinions politiques, tissée dans un récit retraçant l'évolution de la communauté entre la fin du xix e siècle et l'invention de la Costa del Sol, avec l'invasion touristique de la région dans les années 1960 – les expatriés ne sont pas oubliés et fournissent une demi-douzaine de témoignages. Écrit avec un certain sens du roman, selon les termes de Ronnie, et publié sous un nom explicitement modifié, Tajos offre, par sa précision et son érudition, un sobre contrepoint au portrait lyrique du village de Yegen brossé par Gerald Brenan dans South of Granada, livre qui avait initialement attiré Ronnie dans la région. »
7 Pendant les cinq années qui précèdent son premier voyage à Mijas-Tajos, Fraser avait été correspondant pour Reuters à Bruxelles et Londres. Signalons que son histoire orale du travail en Angleterre précède de quelques années celle que Studs Terkel a développée aux États-Unis [3].
8Thierry Discepolo
9Tajos est un petit village de montagne près de Malaga ; c'était en 1936 l'une des rares places fortes socialistes dans une province majoritairement anarchiste. Le 18 juillet 1936, quand les militaires se soulèvent pour renverser la république, un comité révolutionnaire est formé à Tajos, comme dans chaque village ou bourg qui n'a pas été immédiatement capturé par les forces franquistes. Sous des noms variés – « révolutionnaire », « antifasciste », « de défense des ouvriers » –, ces comités sont confrontés à la triple tâche de constituer des milices pour faire la guerre, d'organiser la répression pour mater ou intimider les contre-révolutionnaires en leur sein et, enfin, de mettre sur pieds une production de guerre et un approvisionnement en nourriture. L'élan [4] révolutionnaire est énorme, divers et – se révélera – divisé. Le pouvoir du gouvernement central était quasi-inexistant à l'extérieur de Madrid ; mais aucune organisation ouvrière ne chercha à prendre le pouvoir de façon centralisée.
10 Au lieu de cela, dans toute la zone républicaine, des délégués aux comités sont généralement élus ou nommés par l'ensemble des partis du Front populaire y compris les partis républicains petits-bourgeois ; il est rare que le choix de ces délégués soit ratifié par le scrutin populaire. Les comités ne deviennent jamais des soviets révocables et élus au suffrage universel, car aucun parti ou organisation ne soutient un tel changement. Il en ressort l'incapacité d'imprimer aux comités la forme d'une armée populaire, future pointe avancée d'un nouveau pouvoir révolutionnaire.
11 Du fait de ces échecs, le pouvoir des comités – presque toujours local – décroît après deux ou trois mois, à mesure que le gouvernement central, désormais dirigé par l'ancien leader syndical socialiste Largo Caballero, reprend le « contrôle » et douche l'enthousiasme révolutionnaire.
12 Au cours des sept mois qui précèdent la capture de Malaga par les nationalistes, le village est officiellement dirigé par le comité de Tajos. D'anciens militants socialistes évoquent aujourd'hui cette période. Ils étaient et sont restés des modérés ; dans le cas contraire, ils ne seraient probablement plus en vie. La répression nationaliste s'abattit plus férocement encore à Malaga qu'à Séville ou Badajoz. Dans le seul village de Tajos, où six grands propriétaires terriens furent tués par balles pendant la révolution, il est certain que plus de cinquante militants de la classe ouvrière furent exécutés. De nombreuses personnes avancent qu'au moins une centaine d'entre eux furent exécutés au cours de la répression qui dura jusqu'en 1941 – deux ans après la fin de la guerre civile.
Jaime Alaracon, « tailleur de marbre »
13 Nous travaillions comme d'habitude dans la carrière ce samedi-là. On avait avec nous un chien qui n'aboyait jamais, mais ce jour-là, vers onze heures, il a commencé à japper. « Est-ce que c'est le señorito qui arrive ? », nous nous demandâmes. En effet. Il nous appela : « Je suis venu vous payer – si vous saviez ce qui se passe dans le pays !
14
— Que se passe-t-il ? avons-nous répondu. Nous ne savons rien.
— C'est la révolution. Je suis venu vous payer et mettre mes cousins à l'abri. »
15 À midi, nous sommes descendus au village pour déjeuner, toutes les radios marchaient à fond. L'armée s'était soulevée au Maroc.
16 Les gens devenaient fous, ils étaient dans la rue, tout le monde criait et discutait. Bientôt, tous les ouvriers ont commencé à rentrer des champs. Beaucoup travaillaient dans la vega [5] de Malaga, ils affluaient en nombre. Certains voulaient des armes. D'autres ne savaient pas quoi faire. Il n'y avait pas d'armes de toute façon, hormis quelques fusils qu'on gardait chez soi.
17 Avez-vous déjà vécu une révolution dans votre pays ? Non ? Eh bien, ça a été très dur ici. J'étais d'accord avec les idées, mais les choses n'étaient pas faites correctement. Il y avait à boire et à manger – ici comme partout ailleurs. Un drapeau, un autre, des drapeaux partout : UGT, CNT-FAI [6], les communistes – tous ces partis ! Hombre, qu'est qu'on allait faire de tout ça ? Il n'y avait pas assez d'unión. C'est ça qu'il fallait. Le gouvernement lui-même ne savait pas ce qui se passait.
18 Moi, j'étais dans l'UGT. J'avais adhéré en 1918 et j'étais revenu quand on l'avait recréé. Pas tout de suite. Un ami à moi avait monté une cellule de socialistes radicaux. Un jour, je suis allé me faire raser. Je me suis assis dans le fauteuil et Juan le barbier m'a dit : « Qu'est-ce que tu fais là ? — Ce que je fais là ? Je viens me faire raser, comme d'habitude. — On ne te sert pas ici. — Mais je me suis toujours fait raser dans ton échoppe ! — C'est fini, jusqu'à ce que tu adhères au syndicat. » Je suis allé m'inscrire. J'ai compris que mes amis allaient me boycotter pour que je n'aie plus de travail. Et c'était normal, il fallait plus d'unión, pas moins. L'UGT – tous les ouvriers y étaient. La CNT n'avait pas beaucoup de membres, ça n'avait jamais pris ici.
19 Je n'étais pas un extrémiste. Non, señor. Je me souviens que, pendant notre grève de 1918, on m'a fait porter un message d'un des comités syndicaux jusqu'à Casas Nuevas. Celui qui m'a donné la lettre l'a coincée sous le bandeau de mon chapeau. Je ne savais pas ce qu'elle disait, je ne sais ni lire ni écrire. Peu après la sortie du village, les guardias m'ont arrêté et fouillé. Puis deux autres m'ont arrêté de nouveau. Quelle veine qu'aucun n'ait pensé à vérifier mon chapeau ! Quand je suis arrivé à Casas Nuevas et qu'ils ont lu la lettre à haute voix, j'ai eu envie de mourir. Elle disait qu'il fallait tuer le prêtre et attraper le cacique pour lui couper la tête. Si la guardia civil avait trouvé ça sur moi, j'aurais été exécuté. Je n'étais pas d'accord avec ce genre de choses, en 1918 comme en 1936.
20 Je n'occupais pas de poste dans le syndicat ou dans le comité révolutionnaire. Je n'étais pas assez éduqué. Quoique ceux du comité ne comprenaient pas grand-chose non plus. Certains étaient là par intérêt personnel. Selon moi, une révolution ne devrait pas se passer comme ça. Un type en particulier, un vrai réactionnaire en qui le comité avait confiance, je ne sais pas pourquoi. Un jour je revenais des vendanges – j'étais parti trois semaines –, j'ai entendu dire que ma femme était revenue avec un panier de rations alors que je n'avais pas travaillé. Je rentrai chez moi. « Tu as touché à la nourriture qu'ils t'ont donnée ? — Non. » J'ai pris le panier, le kilo de pain, l'huile, un peu de riz et de pois chiches – et les ai rapportés. « Tiens, c'est toute la nourriture que tu as donnée à ma femme, reprends-la. À partir de maintenant, ceux qui ne travaillent pas n'auront pas de nourriture, et je vais me faire un plaisir de rester là le vérifier. » L'homme nia en bloc. « Et maintenant, tu vas continuer à nier, tête de lard ? Je te préviens… » Je n'avais pas tort. Aussitôt après la prise du village, il a retourné sa veste et est devenu un accapareur encore plus gros. Un homme riche, assez riche pour quitter le village et aller s'installer à Malaga.
21 Il y en avait quelques-uns comme lui. Ils pensaient que la révolution signifiait manger et boire sans avoir à travailler. Mais ils étaient peu. La majorité savait que la révolution signifiait travailler plus dur qu'avant pour produire plus. Et c'est ce qu'ils ont fait.
22 Les propriétaires fonciers auraient dû être expropriés. Évidemment. C'est douloureux, c'est triste qu'une personne puisse détenir la moitié du monde alors que je n'ai le droit de poser le pied nulle part. Pourquoi en serait-il ainsi ? N'étions-nous pas tous les mêmes à la naissance ? À la différence que son père lui a laissé un peu de terre alors que mon pauvre père ne m'a rien laissé parce qu'il n'avait rien.
23 Mais rien n'a été exproprié. Nous travaillions les terres que les propriétaires avaient abandonnées, pour rapporter la récolte. C'est le syndicat qui l'organisait. Toute la production était apportée au village pour être distribuée à la population, et nous étions payés en nourriture.
24 Je travaillais la terre comme tout le monde. Nous avons arrêté d'extraire le marbre, faute de pouvoir le vendre. Un jour, nous avons reçu une lettre du propriétaire, il l'avait envoyée au contremaître ; nous l'avons emportée à la carrière pour la lire. Elle disait que si nous voulions nos salaires, nous pouvions nous présenter à telle rue de Malaga où il logeait. « Il ne vous arrivera rien. »
25 J'ai été désigné pour y aller. En descendant du camion, j'eus un soupçon. Deux miliciens du village m'accompagnaient dans le camion. « Je vais chez ma sœur », dis-je. En descendant la rue, je vis qu'ils me suivaient. Ça ne sentait pas bon. Je tournai les talons. « Tu ne vas pas chez ta sœur ? Dirent-ils. — Bah, juste pour un repas, à quoi bon ? Je vais manger ici, ou sinon je m'en passerai. » Je savais qu'en allant chez le propriétaire il y avait de grandes chances que je me fasse tirer dessus. Une ou deux personnes dans le village voulaient connaître sa cachette parce que c'était un réactionnaire, mais aussi pour mettre la main sur la carrière. Quelqu'un m'avait dénoncé, c'est pourquoi les miliciens étaient venus.
26 J'avais souvent travaillé aux champs. La carrière ne nous occupait que quatre ou cinq mois dans l'année. Dès que les ventes s'arrêtaient, nous perdions notre travail.
27 Un jour, avant la guerre, nous avons demandé une augmentation. Nous nous sommes mis d'accord à une demi-douzaine. J'ai accepté d'aller parler au propriétaire. Puis j'ai entendu les autres dire qu'ils n'avaient pas confiance en moi. Je suis allé voir le patron l'après-midi même et lui ai dit tout de go que nous voulions être augmentés. J'ai toujours cru en la franchise. Il répondit qu'il devait parler au contremaître. Le lendemain, nous sommes allés trouver le contremaître. « Qui veut une augmentation ? Toi ? Viens te mettre là. Qui d'autre ? » Un homme vint se poster à côté de moi. Les autres ne bougèrent pas. Nous fûmes licenciés le samedi même. Comme ça. J'ai dû aller chercher du travail à la vega de Malaga. Le commerçant a arrêté de faire crédit à ma femme « à cause de ce qui s'est passé aujourd'hui à la carrière ».
28 Il n'y avait pas l'unión qu'il y aurait dû y avoir. N'étions-nous pas tous d'accord pour demander cette augmentation ? Mais au moment de le faire…
29 Dans les cultures, nous refusions de travailler pour moins que le minimum. Jamais, quelle que soit la faim qui nous tenaillait. Les propriétaires terriens tentaient toujours le coup, et il y en avait toujours pour courber l'échine et travailler pour moins. On les appelait les arrastrados, les fayots. Une fois, je creusais les vignes et la terre avait formé une boue épaisse à cause de la pluie. Nous devions travailler pieds nus ou perdre nos alpargatas [7] dans la boue. Le lendemain, le contremaître nous a mis sur une terre plus légère et plus sablonneuse. Puis il a déclaré que nous gagnerions trois pesetas au lieu des trois cinquante de la veille. Moi et quelques autres avons refusé de travailler pour ce salaire et sommes partis. Mais les autres sont restés.
30 J'ai eu mes soucis pendant la révolution. Un jour, le président du comité m'a convoqué. « Ramène-moi Untel », dit-il. Je ne voulais pas y aller mais le chef de la milice me promit des représailles si je ne le faisais pas. Au bout du village se trouvait un milicien en service. « Prends mon fusil au cas où il ne veut pas te suivre. — Je ne veux pas de fusil. — Tiens, prends-le au cas où », insista-t-il en sortant des cartouches. Je dus prendre le fusil. Arrivé devant chez le petit propriétaire, je criai son nom. Il entendit et répondit : « Alors, qu'est-ce que tu dis aujourd'hui ? Buenos dias ou salud ? [8] — Comme tu voudras… — Bien, alors, buenos dias. » Je lui dis que le comité voulait le voir et il me suivit. Je ne sais pas ce qu'ils lui voulaient, mais à l'évidence il ne lui arriva rien. J'en suis sûr parce qu'il était toujours en vie pour me dénoncer six mois plus tard après la chute du village…
31 Le procureur militaire requit la prison à vie. « Gauchiste notoire depuis 1918, bandit professionnel, a mené trois arrestations et assassiné deux hommes. » Des parents des deux propriétaires terriens qu'il était supposé avoir tués vinrent témoigner. Il fut condamné à douze ans et un jour. Il passa deux ans et demi en prison et les deux ans suivants en camp de travail. Après son amnistie, il partit vivre à Posadas, où sa femme avait des parents et une parcelle.
José Ruiz, « travailleur journalier »
32J'étais le président du syndicat depuis trois ou quatre mois quand le soulèvement éclata. L'armée se révolta à Malaga mais fut rapidement vaincue par les ouvriers. Nous devions nous organiser le plus vite possible ; dès la création du comité révolutionnaire, je fus élu par mon syndicat pour y siéger. On me nomma président du comité révolutionnaire.
33 On l'appelait « comité révolutionnaire » mais en réalité c'était l'autre côté qui faisait la révolution, pas la classe ouvrière ; les ouvriers ne s'y étaient pas suffisamment préparés.
34 Dans le comité siégeaient deux membres de l'UGT, un membre du parti socialiste et un représentant de chacun des deux partis républicains. Le comité prit la direction des affaires du village. Chaque samedi, l'UGT se réunissait pour discuter des décisions prises par lui et les approuver. Plus tard, après mon départ, je crois que le comité fut élu par l'assemblée populaire.
35 On se réunissait deux ou trois fois par semaine. Le reste du temps, nous devions continuer à travailler à nos emplois habituels. Personne d'entre nous n'était payé, ni au comité ni à la milice. Chacun avait une fonction particulière : approvisionnement, milice, réquisitions… Nous avions désarmé la guardia civil et envoyé ses membres à Malaga ; à la place, nous devions mettre sur pieds notre propre milice. Elle patrouillait dans la campagne par groupes de deux, comme la guardia, mais elle se composait d'ouvriers, d'hommes de l'UGT principalement.
36 Le comité prit le contrôle de la production agricole, mais il n'expropria ni les terres ni les rentes des propriétaires, du moins pendant que j'étais là. Le gouvernement ne donna aucun ordre d'expropriation des terres. Il faut dire qu'il était faible à ce moment-là. Je pense que la terre aurait dû être expropriée et distribuée individuellement – un homme s'intéresse plus aux cultures et travaille plus dur quand il a sa propre parcelle. Nous en avions fait l'expérience car deux ans plus tôt plusieurs propriétaires terriens avaient confié au syndicat la gestion de leurs vignes. Ils disaient que la hausse des salaires avait rogné leurs profits – ah ! Les profits avec lesquels ils s'achetaient jusque-là des voitures et de la terre sur le dos des travailleurs. Le syndicat découpa les vignes en environ 500 parcelles d'une fanega chacune et elles furent tirées au sort. Chaque travailleur d'une famille en obtint une, plus le produit de sa récolte. Elles étaient exploitées de façon individuelle – et bien mieux, je le sais d'expérience, puisque j'en ai eu une.
37 Pendant le soulèvement le comité les a reprises parce que les propriétaires avaient abandonné bien d'autres terres qu'il fallait cultiver aussi.
38 Si le gouvernement avait institué une véritable réforme agraire dès le début de la révolution, il se serait attiré le soutien total des colonos [9] et de tous ceux qui travaillaient la terre. Mais dans cette situation, nombre de ceux-là – surtout les métayers – se sont cramponnés à leurs propriétaires. Ils formaient vraiment une classe moyenne, ces locataires, et étaient souvent hostiles à la révolution.
39 Beaucoup de métayers disaient que le comité avait tort de prendre la moitié destinée au propriétaire. Pourquoi, puisqu'elle était distribuée à la population ? Évidemment, le comité n'aurait pas laissé aux métayers la totalité de la récolte. Sinon ils auraient été les seuls bénéficiaires de la révolution. Nous avions exproprié la part des propriétaires pour que la révolution profite à l'ensemble de la classe ouvrière.
40 On ne fait pas la révolution juste en donnant des coups de revolver, par la violence. Mais beaucoup pensaient qu'elle se limitait à ça. C'est le problème le plus difficile auquel j'ai été confronté. Il y avait trop de liberté, tout le monde avait sa propre idée de ce qu'il fallait faire, de ce qu'on pouvait faire. Si les gens avaient été disciplinés, s'ils avaient écouté…
41 Certains de ces extrémistes m'ont accusé de favoriser les riches. On m'a menacé plus d'une fois. Pourtant, j'avais autant souffert qu'eux. J'avais onze ans quand il avait fallu que je fasse vivre ma mère et deux frères plus jeunes avec 75 centimos par jour en désherbant les blés, après la mort de mon père. À quatorze ans, je plantais des vignes aux côtés des adultes. Je savais ce que c'était de mendier du pain dans un cortijo [10] après avoir marché trois ou quatre jours pour chercher du travail. Devant des magasins de ferme, j'ai attendu des amis qui avaient été embauchés pour la journée pour leur demander un morceau de pain à leur retour des champs. J'ai passé ma jeunesse à avoir faim et à souffrir parce que la classe ouvrière à l'époque n'a rien connu d'autre. Les hommes au chômage rodaient toute la journée autour des maisons comme des mouches, la faim les rendait aussi blancs que les murs. Je n'avais pas besoin qu'on explique.
42 Mais pour toutes ces raisons, je ne pouvais pas laisser les extrémistes faire des choses avec lesquelles je n'étais pas d'accord, surtout étant donné qu'ils voulaient tout résoudre par la force brute. Je devais me mettre en travers pour tenter de réconcilier les deux camps.
43 Un soir, j'étais en train de dîner, d'un œuf au plat, je me souviens bien, quand des gens ont accouru pour me dire qu'un des propriétaires – une femme – se faisait maltraiter chez elle par des ouvriers agricoles de Casas Nuevas venus lui réclamer leurs salaires de la journée. Je courus à la maison. Les hommes étaient armés et la femme était dans un état critique. Elle n'avait pas de quoi payer. Je parvins à faire sortir les hommes et elle dit qu'un de ses locataires pourrait avoir de quoi verser son loyer en avance, ce qui lui permettrait de payer les hommes. Je suis allé trouver le locataire, ai pris l'argent et le leur ai distribué.
44 Un autre jour, on m'informa qu'un grand groupe de travailleurs agricoles était en route depuis Casas Nuevas pour réclamer soixante jours de salaires ou plus à Don Cristóbal Saenz. Ils disaient qu'ils allaient mettre le feu à sa maison s'il ne payait pas immédiatement. Je suis allé le voir : « Don Cristóbal, ces hommes vous réclament des salaires, je ne sais pas si leur demande est juste… — Oui, le travail a été fait mais je ne les paierai pas. — Ils sont dehors. Si leur demande est juste, je vous conseille de les payer, sans quoi je décline toute responsabilité sur ce qui pourrait arriver. — Ah, répondit-il, vous me forcez à payer. — Non, Don Cristóbal, je ne vous force pas, je dis juste que je ne serai pas coupable si vous ne le faites pas. — Si vous me forcez à payer, je vais payer. — Non, je ne vous force pas… » Il finit par acquitter la somme, mais pas immédiatement. Je dus porter moi-même l'argent à Casas Nuevas. Je ne sais pas ce qui se serait passé s'il n'avait pas payé.
45 Les riches avaient peur. Certains ne quittaient plus leurs maisons pour aller chercher les rations auxquelles, comme tout le monde, ils avaient droit. Avec d'autres, nous déposions de la nourriture devant leurs portes. L'un d'eux vint chez moi un soir. « Don José, me dit-il, ils m'ont ordonné de me présenter à vous. »
46 « Je ne suis pas don, tutoie-moi comme tu l'as toujours fait », répondis-je. En tant que président du comité, je n'ai jamais reçu ni demandé de marques de respect. J'étais un compañero comme tout le monde. « Mais don José… — Adresse-toi à moi comme tu l'as toujours fait. Je te dis “usted” par respect et tu me dis “tu”. » Finalement, il utilisa la forme habituelle. Puis je lui dis que je ne l'avais pas envoyé chercher et qu'il pouvait rentrer chez lui. Comme il sortait, je vis les miliciens amener un autre homme de la campagne. « Qui a donné l'ordre de l'amener ? — Il est seulement gardé à vue, répondirent les miliciens. — Laissez-le rentrer chez lui, personne n'a ordonné son arrestation. »
47 Les miliciens n'en faisaient qu'à leur tête. Ils entraient dans une boutique ou une maison pour réquisitionner en disant que j'en avais donné l'ordre. Et je n'en étais informé qu'une fois que c'était fait. J'ai souvent dû m'opposer à eux. Au comité, nous ne pouvions les jeter dehors – on aurait pu être amené à les exécuter. À certains endroits, on dut exécuter des miliciens et leurs semblables, qui faisaient des assassinats ou des pillages. Mais ici, ils étaient trop forts, ils avaient toutes les armes. Quand des gens sont venus de l'extérieur pour exécuter des propriétaires, les miliciens les ont dénoncés. C'est pourquoi les señoritos d'ici sont morts.
48 Les choses se sont tellement envenimées que les ouvriers se sont mis à me menacer. Le comité organisa plusieurs collectes pour les blessés des hôpitaux de Malaga. Pour l'une, nous avons décidé de donner des poulets. Les riches qui possédaient vingt poulets devaient en céder cinq, et un ouvrier qui en avait dix, par exemple, en donnait un. Comme je sortais de la mairie ce jour-là, un ouvrier agricole pointa un pistolet sur moi. Il dit que les ouvriers ne devraient pas avoir à donner un seul poulet. Je le fixai. « Range ce pistolet. » Je savais qu'il n'aurait pas le courage de tirer.
49 Ça s'est reproduit. Je suis revenu de Malaga un soir pour trouver tous les notables et certains petits propriétaires en prison – plus d'une douzaine. J'ai sorti mon pistolet, l'ai coincé dans mon ceinturon et ordonné qu'on ouvre la cellule. Au moment où les hommes sortaient sur la place, qui était noire de monde, un ouvrier a pointé un fusil de chasse sur moi. D'une voix forte, pour être sûr qu'il m'entende, je lui ai dit de dégager avant que je lui tire dessus.
50 Un ami de la milice m'a prévenu que les miliciens s'étaient réunis et avaient décidé de venir une nuit me faire déguerpir. Je lui dis de ne pas les accompagner ce jour-là. « Dès que je les entendrai, je sortirai en tirant. » Certains donnaient l'impression qu'ils allaient finir par tirer sur tout le monde, y compris sur moi.
51 Depuis quelque temps, je n'aspirais plus qu'à pouvoir partir. Quand la République a commencé à appeler des hommes, j'ai rejoint l'armée. J'ai été président du comité pendant moins de deux mois.
52 Il fut dénoncé à son retour au village à la fin de la guerre, et l'on requit en cour martiale une peine de prison à vie. « Quand le procureur se leva, le guardia qui était à côté de moi lança : “Ne crains rien, tu seras dehors dans trois ou quatre jours.” C'est ce qui s'est passé. Ils m'ont laissé sortir, j'étais libre. Je n'avais passé qu'un an en prison en attendant la cour martiale, c'était tout. Cela montrait bien que je n'avais jamais rien fait de mal. »
53 Ses deux successeurs à la présidence du comité eurent moins de chance : ils furent exécutés.
Notes
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[1]
Resp. Work: Twenty personal accounts I et II (Londres, Penguin, 1968 et 1969) et Blood of Spain: The Experience of Civil War, 1936-1939 (Londres, Allan Lane, 1979).
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[2]
Extrait du texte de Perry Anderson, « Ronald Fraser (1930-2012) », New Left Review, 2012, n° II-75, p. 39 et suiv., traduit de l'anglais par Celia Izoard.
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[3]
Titres parus sous l'impulsion du même éditeur, André Schiffrin : Hard Times: An Oral History of the Great Depression (1970) ; Working: People Talk About What They Do All Day and How They Feel About What They Do (1974).
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[4]
En français dans le texte.
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[5]
Plaine richement cultivée bordant les fleuves et rivières dans les provinces du sud de l'Espagne. [ndt]
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[6]
L'UGT (Unión General de Trabajadores) était le syndicat socialiste ; la CNT (Confederación Nacional del Trabajo) la centrale syndicale anarchiste ; et la FAI (Federación anarquista ibérica) œuvrait pour le communisme anarchiste. [ndlr]
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[7]
Espadrilles. [ndlr]
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[8]
« Salud » était le salut utilisé par les révolutionnaires. « Buenos dias » est la façon ordinaire de dire bonjour. [ndt]
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[9]
Locataires et métayers. [ndt]
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[10]
Nom d'une ferme, en particulier en Andalousie. [ndt]