Agone 2015/1 n° 56

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Article de revue

Un « simple militant » de la tendance Gauche révolutionnaire de la SFIO à Barcelone en juillet 1936

Pages 171 à 206

Notes

  • [1]
    Lire Louis Janover, « La disparition de René Lefeuvre », Le Monde, 22 juillet 1988 – rééd. Collectif-smolny.org, 8 mai 2011.
  • [2]
    Voici le portrait que fait Daniel Guérin de Maurice Jaquier, qui « avait une grosse tête de curé, prématurément dégarnie, du courage physique, des dons d’organisateur, l’étoffe d’un administrateur ouvrier » (Front populaire, révolution manquée. Un témoignage militant [1963, 1970], Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2013, p. 151).
  • [3]
    Le PSUC fut fondé en Catalogne juste après le début de la guerre civile, notamment par l'union des partis socialistes et communistes catalans. Cette politique d'union, qu'on retrouve ailleurs en Espagne au même moment, était notamment prônée par les communistes, qui y gagnèrent très vite un surcroît d'influence. [ndlr]
  • [4]
    On ne dit plus « adios » dans l'Espagne révolutionnaire. [nda]
  • [5]
    « Pas militaire, révolutionnaire. Pas de politiciens. L'union des frères prolétaires, oui, mais pas de chefs politiques, les ouvriers seuls… » [nda]
  • [6]
    Constitué le 21 juillet 1936 à Barcelone, le CCMA est une forme de gouvernement parallèle à côté du pouvoir officiel de la Generalidad. Dominé par les anarchistes, il incarne la révolution en cours en Catalogne, où partout se constituent des comités locaux équivalents. C'est notamment lui qui organise la mobilisation militaire pour contrer les forces franquistes sur le front d'Aragon. [ndlr]
  • [7]
    FAI : Federación Anarquista Ibérica ; CNT : Confederación Nacional del Trabajo ; UGT : Unión General de Trabajadores ; POUM : Partido Obrero de Unificación Marxista ; PSUC : Partido Socialista Unificado de Cataluña. [ndlr]
  • [8]
    Dans les campagnes de Catalogne, comme dans de nombreuses régions espagnoles, la révolution de l'été 1936 est très largement menée par les anarchistes qui dominent les nouveaux pouvoirs locaux. [ndlr]
  • [9]
    « L'insurrection des Asturies deviendra, aux yeux des travailleurs espagnols, anarchistes aussi bien que socialistes, une épopée exemplaire, la première tentative des ouvriers pour prendre le pouvoir par des organismes de classe, leurs comités révolutionnaires, de dresser leurs troupes, les ouvriers armés, en un mot leur propre État contre l'État de l'oligarchie. Son mot d'ordre, “UHP” (Union des frères prolétaires), devient celui de toute la classe. » (Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la Guerre d’Espagne, t. 2 : Le Mouvement ouvrier, Minuit, 1961.) [ndlr]
  • [10]
    PSOP : Parti socialiste ouvrier et paysan, fondé en juin 1938 par une partie des militants de la tendance « Gauche révolutionnaire » exclue de la SFIO – sur cette période, lire notamment, Daniel Guérin, Front populaire…, op. cit. [ndlr]
  • [11]
    Surnom de Dolores Ibárruri (1895-1989), célèbre dirigeante communiste. [ndlr]
  • [12]
    Si la guardia civil est une force de police plus ancienne souvent identifiée à toutes les formes de répression des mouvements populaires depuis le milieu du xix e siècle, la guardia de asalto a été créée par la Seconde République au début des années 1930. [ndlr]
  • [13]
    Fernando de Los Ríos, ambassadeur d'Espagne en France, dont il sera question plus loin. [ndlr]
  • [14]
    Parti des viticulteurs, dont le drapeau était vert et rouge en diagonale. [nda]
  • [15]
    Célèbre leader anarchiste, Buenaventura Durruti (1896-1936) dirigea une brigade qui porta son nom – après sa mort, celui-ci fut pris par une organisation se destinant à combattre la politique « contre-révolutionnaire » de la direction de la CNT et de la FAI. Dirigeant de la CNT-FAI, Juan García Oliver (1901-1980) fut ministre de la Justice (1936-1937) dans le gouvernement de Largo Caballero. Dirigeant de la CNT-FAI, Joaquín Ascaso (1906-1977) fut président du Conseil de défense d’Aragon. Esteban Rovira (1902-1973) commanda la 42e brigade. Enric Adroher, dit Gironella (1908-1987), fut secrétaire à la propagande du POUM. Julián Gómez García, dit Gorkin (1901-1987) fut membre du comité exécutif et secrétaire international du POUM, directeur de La Batalla. [ndlr]
  • [16]
    Des bleus de travail. [ndlr]
  • [17]
    Ancien dirigeant de l’USC, secrétaire général du PSUC, Joan Comorera (1895-1960) fut conseiller aux Services publics puis au Ravitaillement du gouvernement catalan. [ndlr]
  • [18]
    Je dois à Julián Gorkin les précisions suivantes : Maurín a disparu lors d'une tournée de conférences en Galice, où l'avait surpris le soulèvement fasciste. Ses amis du POUM l'avaient cru fusillé sur la foi d'une simple carte postale, qui semblait contenir les adieux d'un homme à sa compagne, à la veille de son exécution. Mais il avait détruit ses papiers d'identité et s'était rapproché de la frontière. Arrêté à Jaca, il est demeuré plusieurs mois en prison sans qu'on arrive à l'identifier… Mis en liberté, il est reconnu dans un car par un policier qui l'avait arrêté à Boncelme en 1924, il l'avait même blessé à la jambe. Transféré à Salamanque puis à Burgos, il demeura huit ans en prison et des chantages furent exercés contre lui pour qu'il adhère à la Phalange. Il fut remis en liberté après l'effondrement de Hitler et de Mussolini. Il avait passé quatre ans en prison sous Primo de Rivera à Montjuich. [nda]
  • [19]
    Alors sous-secrétaire d'État à la présidence du Conseil, Jules Moch (1893-1985) s'opposera aux accords de Munich mais cédera à la discipline de parti lors de leur ratification à la Chambre des députés. Votant contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, il sera emprisonné puis, libéré, entrera en résistance. [ndrl]
  • [20]
    Première épouse d’André Breton, Simone Kahn (1897-1980) rencontre en 1932 Michel Collinet (1904-1977), un temps proche de Boris Souvarine ; ils rejoindront la Gauche révolutionnaire. Voici le portrait que fait Daniel Guérin de Michel Collinet : « Sémillant professeur de mathématiques, cerveau encyclopédique, syndicaliste unitaire de l’enseignement, transfuge du trotskisme, qui, revenant d’Espagne, nous avait fait, à la fin de 1934, une passionnante conférence sur la grève des mineurs des Asturies. » (Front populaire…, op. cit., p. 150.) [ndlr]
  • [21]
    Sur le Comité central des milices antifascistes, lire supra, note 6 p. 177. Le CCMA décidera de mettre fin à la dualité du pouvoir avec la Generalitad et de se dissoudre le 10 septembre 1936, la décision n'étant rendue publique qu'au début du mois d'octobre. Le 3 novembre, les anarchistes feront leur entrée dans le gouvernement républicain. [ndlr]
  • [22]
    Membre du parti radical, Pierre Cot (1895-1977) est alors ministre de l'Air. Proche des communistes, c'est un partisan de l'aide à la République espagnole. [ndlr]
  • [23]
    La Peugeot 201 de Georges Delcamp (1908-1975), à bord de laquelle ce militant de la Gauche révolutionnaire à Perpignan précédait les contrebandiers, fut un acteur important du passage des armes en Espagne. [ndlr]
  • [24]
    C'est-à-dire partisans de Paul Faure (1878-1960), ministre d'État en 1936 dans le gouvernement Léon Blum et chef de file de l'important courant pacifiste et hostile aux communistes au sein du parti socialiste SFIO. [ndlr]
  • [25]
    Membre du parti libéral, ancien président du Sénat, Álvaro de Figueroa y Torres (1863-1950) fut plusieurs fois ministre. [ndlr]
  • [26]
    Proche Léon Blum depuis les débuts de sa carrière dans le Sud-Ouest, Eugène Montel (1885-1966) l'accompagne lors de son accession à la présidence du Conseil ; interné sous le régime de Vichy, il s'évade puis entre en résistance. [ndlr]
  • [27]
    Chef (socialiste) du gouvernement républicain, Francisco Largo Caballero (1869-1946) sera acculé au départ juste après les journées de mai à Barcelone, notamment sous la pression des communistes dont il résistait à l'influence croissante. [ndlr]
  • [28]
    Dirigeants de la CNT-FAI, Juan García Oliver (1901-1980) et Federica Montseny (1905-1994) sont deux des quatre ministres anarchistes du gouvernement – respectivement de la Justice et de la Santé – entre novembre 1936 et mai 1937. Mariano Vázquez (1909-1939), dit « Marianet », fut secrétaire du comité régional de Catalogne puis du comité national de la CNT. [ndlr]
  • [29]
    Militant anarchiste italien, Camillo Berneri est assassiné avec son compatriote et camarade Francesco Barbieri, dans la nuit du 5 au 6 mai 1937. On a tour à tour accusé les communistes et les fascistes. [ndlr]
  • [30]
    L'organe du POUM. [ndlr]

Retours en Espagne révolutionnaire

1 En France, nulle part comme dans la région de Toulouse, il n'est aussi fréquent d'entendre évoquer la guerre d'Espagne au détour d'un repas. La vivacité de cette mémoire prenant également corps sous la forme d'associations, par exemple d'anciens guérilleros, qui organisent rencontres et conférences autour d'un livre et des débats après un film où il n'est pas rare qu'un témoin des événements, sinon sa descendance, prenne la parole, avec une flamme qui ne semble pas avoir faibli malgré les quatre-vingts années qui ont passé.

2 Le texte qui suit est issu de la bibliothèque d'un éleveur de brebis (dans une ferme collective sur le causse d'Anglars, qui borde les gorges de l'Aveyron) ; ancien insoumis et militant antimilitariste, il s'oppose aujourd'hui au puçage électronique des animaux d'élevage et, en général, à la société industrielle.

3 Disparue des mémoires – « N'appartient plus au catalogue de l'éditeur depuis 1991 », indique le site de l'éditeur –, l'autobiographie de Maurice Jaquier est parue voilà quarante ans, sous le titre Simple militant, éditée par Maurice Nadeau dans la collection « Les Lettres nouvelles » qu'il dirigeait chez Denoël. Il n'est pas tout à fait sûr que son auteur était exactement un « simple militant ».

4 Dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, la notice de Maurice Jaquier (1906-1976) précise que celui-ci était métreur, jeune communiste et antimilitariste dans les années 1920 ; militant de la SFIO à partir de 1930 et l'un des fondateurs du Comité d’action socialiste révolutionnaire (CASR). Licencié de son entreprise à la suite de son soutien à une grève, il crée un bureau d'études qui lui permettra, vaille que vaille, de mener la vie d'un révolutionnaire professionnel jusqu'en 1945, à commencer par son intervention, en 1934, dans les Asturies, pour y aider l’insurrection des mineurs.

5 L'exemplaire qui nous a fait découvrir ses mémoires porte une dédicace : « À René Lefeuvre ce livre qu'il a parrainé doublement, témoignage d'une vieille et fidèle amitié. » De ce dernier, fondateur des éditions Spartacus, il est dit qu'aujourd’hui encore de nombreuses personnes doivent « une partie de leur mémoire historique à [son] œuvre pédagogique[, lui] qui a, sa vie durant, “témoigné pour l’expérience révolutionnaire venue d’horizons divers”   [1]. »

6 Jaquier a déjà au moins croisé Lefeuvre au sein de la Gauche révolutionnaire (GR, un courant de la SFIO), dont ce dernier faisait partie du comité directeur, « embryon de parti révolutionnaire » impulsé par Marceau Pivert, comptant des figures comme Daniel Guérin   [2] ; et dont notre « simple militant » sera le trésorier et l’administrateur de la revue. C'est dans ce contexte qu'en 1936 Jaquier, s'opposant à la politique de non-intervention de Blum, fait passer armes et munitions en Espagne – ce dont il fait le récit ci-après.

7 Deux ans plus tard, lorsque, en juin 1938, la GR est poussée hors de la SFIO, Jaquier fait partie, avec Lefeuvre, des militants qui créent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), dont il fut secrétaire administratif. Emprisonné pour son action clandestine pendant la guerre, Jaquier adhère au PCF à la Libération mais n’y reste que sept mois. Parti travailler au Mans, où il prend des responsabilités au syndicat du bâtiment CGT, Jaquier rejoint l’Union de la gauche socialiste (UGS) puis le Parti socialiste unifié (PSU), dont il est candidat en 1968. Il retrouvera René Lefeuvre avec sa participation en 1977 à un ouvrage collectif, Rosa Luxemburg et sa doctrine, paru aux éditions Spartacus.

8 Si la rédaction du livre est datée du 20 octobre 1973, l'auteur commence par préciser, « En guise de préface » (p. 9), qu'il le porte « depuis trente-deux ans, [qu']il a été commencé à la prison de la Santé, de décembre 1939 à juin 1940. [… Que] d'autres emprisonnements sont survenus : le manuscrit s'est égaré. Mais chaque mot, chaque phrase, chaque page, chaque chapitre étant demeurés dans ma tête et je n'ai eu, pour le reconstituer, qu'à faire tourner la bobine du magnétophone qui avait enregistré mes pensées, intactes dans ma mémoire ».

9Thierry Discepolo

Un « simple militant » de la tendance Gauche révolutionnaire de la SFIO à Barcelone en juillet 1936

10C'est un émerveillement. Au-dessous de moi de gros nuages blancs qui moutonnent, comme une mer de coton. Autour de moi et au-dessus, comme des îles émergeant de l'onde, des sommets noirs et pourpres. L'air emplit mes poumons d'oxygène, le soleil resplendit… Je fais encore deux pas : une source coule comme une rosée fraîche, dans un bassin. Une auréole de vapeur flotte autour. En deux gestes, je suis nu et je m'ébroue sous l'eau glaciale.

11 Au détour du sentier, une masse de granit sombre, une construction énorme sur laquelle je lis « Auberge de Montagne du Touring-Club de France ». Des chiens aboient tandis qu'un homme jeune, habillé élégamment, vient vers moi, amène.

12 « C'est une auberge, cette maison ?
— Bien sûr et j'en suis le père aubergiste.
— Puis-je, père aub', boire un café ?
— Mais bien sûr. »

13 Il m'entraîne dans une vaste salle rustique où brillent des tables et des bancs de bois roux tout neufs, à l'odeur âpre de résine. Il n'y a pas un chat à cette heure matinale, je suis le seul client.

14 Alors que je rêvasse en regardant le paysage, il apporte une cruche de café, une autre de lait chaud, puis un énorme pain de campagne et une motte de beurre. Sans façon, il se met en face de moi, emplit mon bol, taille une magistrale tartine dans tout le rayon du pain, me tend un couteau, pousse le beurre vers moi, et à son tour se sert une rasade de café : « Vous êtes en vacances ?
— Non, en mission, je vais en Espagne voir ce qui s'y passe.
— Vous m'intéressez prodigieusement. Hors mon état de “père aub'”, comme vous dites, je suis journaliste à Paris-Soir. Si vous passez par ici, au retour, apportez-moi des photos, je vois que vous avez un bon appareil. Je vous les paierai correctement. Et si vous me donnez une bonne relation de votre voyage, je la ferai passer sous votre nom et vous toucherez une pige.

15 — Je ne peux rien promettre. Je ne sais pas la durée de mon séjour ni si je reviendrai par là. Si cela arrive, je vous promets de faire une pause en votre compagnie. »

16 Il n'a pas voulu accepter mon obole pour ce copieux déjeuner. Il m'a serré la main cordialement. J'ai repris ma route.

17 Je suis arrivé à Bourg-Madame en fin d'après-midi.

18 Le commissaire à qui j'ai tendu mon passeport m'a dit : « Vous passez la frontière à vos risques et périls, une insurrection a éclaté ce matin à Barcelone.

19 — C'est pour cela que je viens, monsieur le commissaire.
— Dans ce cas, allez, et bonne chance !
— Merci. »

20 Il est sorti de son bureau des douanes, m'a regardé partir, de même que deux ou trois douaniers. J'ai traversé le pont qui enjambe le torrent.

21 En face de moi, me regardant venir, quatre ouvriers vêtus d'un bleu de chauffe, armés, mitraillette au ceinturon, fusil en bretelle. Arrivé près d'eux, alors qu'ils vont m'interpeller, je leur dis : « Estos obreros ?

22 — Si, companero. »

23 Je les regarde de tous mes yeux, ces camarades, je vois en eux la révolution, la mienne, celle à laquelle je crois de toutes mes forces, et subitement, comme un enfant, je fonds en larmes ! Ils se sont approchés curieusement de moi, l'un d'eux me dit dans ma langue : « Tu es français ?

24— Oui.
— Que viens-tu faire ici ?
— Je […] viens pour essayer de vous comprendre et de vous aider, pour savoir ce que nous pourrons faire pour vous.
— Tu es de quel parti ?
— De la Gauche révolutionnaire dans la SFIO.
— Alors, salud, hombre! Je m'appelle Benito… comme Mussolini… Ruiz… Je suis du Parti socialiste unifié de Catalogne   [3]. Tes papiers ? »

25 Je sors mon passeport, qu'il examine.

26 « Écoute, mon camarade, ton passeport est en règle, mais pour nous, il ne prouve rien. N'as-tu pas un mandat, ta carte du Parti, une autre preuve? »

27 Je sors de mon sac ma carte de la SFIO, celle de la Gauche révolutionnaire, un exemplaire du Drapeau rouge, organe de la Fédération de la Seine sur lequel figure, en manchette, « Administrateur : Maurice Jaquier ». Quand il a vérifié, Benito a un grand rire, il me tape sur l'épaule comme le font les Espagnols dans cette accolade fraternelle qui leur est propre, et me dit : « Ça va, camarade ! Tu es chez toi en Espagne. »

28 Il traduit aux autres mes explications et chaque milicien vient vers moi, répète l'accolade, en disant : « Salud [4], compañero ! »

29 L'un d'eux m'emmène avec lui vers Puigcerdà, où le comité révolutionnaire me délivrera un laissez-passer.

30 Nous tentons, en route, de nous expliquer, moi dans mon espagnol scolaire dans lequel je m'empêtre, lui en catalan cette langue si noble et si belle, dans laquelle je retrouve quelque chose de mon patois cévenol.

31« Ruiz, me dit-il, pas bon. Communista !

32 — Usted que es ?
— Ne se dit plus usted. Anarquista.
— Anarquista, communista, socialista, todos son hermanos ?
— Nada, nada… »

33Et il rit, d'un rire jeune qui dévoile une denture superbe, sous une moustache fine. Il a des lèvres minces, des yeux noirs, un teint mat, un visage ridé mais plein de jeunesse.

34 « Tu es… (Il cherche ses mots.) … un idéaliste ?

35 — Oui, si, oui…
— Moi aussi, mais réaliste… alors ? Staline mauvais…
— Sûr, compañero ! »

36 Heureux de s'être fait comprendre, il active le pas et parle si vite que je ne parviens qu'à saisir des bribes de ce qu'il me raconte : « Militar no, revolucionaro si… Politicos… nada… Union hermanos proletarios… bueno… jefes politicos… nada… los obreros solos…   [5] »

37 Il m'accompagne dans une splendide maison qu'il me désigne de la main : « La Casa del Pueblo… la Maison du Peuple ! »

38 Il y a là une foule d'hommes en armes, qui vont, viennent, entrent, sortent, parlent bruyamment, rient, se tapent sur l'épaule. Juan – c'est le nom de mon camarade – explique qui je suis, dit qu'il me laisse entre leurs mains pour que je voie le secrétaire du comité local des milices antifascistes.

39 Les autres m'apportent du vin, du pain, du jambon sec.

40 Ils me disent : « Mange si tu as faim, bois si tu as soif. Ici, tout est à nous, tout est donc à toi. Tu es un compagnon et nous t'accueillons en compagnons. Le secrétaire du Comité va venir, il t'entendra, c'est un anarchiste, un vrai et un dur qui a fait ses preuves. Un émigré qui est rentré de France il y a deux ans. Il est responsable de Puigcerdà et de sa région. »

41 Nous réussissons à nous comprendre plus par gestes et mimiques que par paroles… mais certains parlent français et l'un d'eux m'explique : « Nous avons rasé l'église. Seule, la tour subsiste.

42 — C'est monstrueux ! Elle est au peuple, qui l'a construite, elle appartient au peuple.
— Écoute, compagnon, si nous sommes battus, car, hélas, nous pouvons être battus, il leur faudra au moins cinquante ans pour la reconstruire, leur église. Tu comprends, cinquante ans sans culte ! Dans ce pays où ce sont les catholiques qui nous oppriment le plus…
— Oui, je comprends, mais je déplore. »

43 Une rumeur. Un homme vient d'entrer. Petit, basané, contrefait. Il boite. Comme les autres, il est en mono, le bleu de chauffe. Je ne le vois que de profil. L'air dur, hargneux, un œil qui perce et un sourire très doux. Il passe rapidement, répondant aux saluts, ouvre une porte, la ferme. Dix minutes s'écoulent. On me fait entrer.

44 Un large bureau de chêne, une bibliothèque, des tapis. C'est somptueux. Face à moi, un homme que je regarde, qui me reconnaît, que je reconnais, qui vient vers moi et me serre contre lui : « Ah ! Maurice, si je m'attendais !

45 — Ah ! Tonie, mon vieux frère ! »

46 Mon petit cordonnier du boulevard Montparnasse ! Qui m'a appris quand j'avais quinze ans les rudiments de la théorie anarchiste. Qui chantait en tapant sur son cuir, et me disait : « La révolution, petit, je sais que je la vivrai et que je quitterai l'échoppe à laquelle Alphonse XIII m'a condamné. Et nous vivrons ensemble une épopée qu'aucun de nous, aujourd'hui, ne peut imaginer. »

47 Quelles retrouvailles, quelle joie, pour moi et pour lui !

48 Tout de suite il me trace un plan : « Tu vas visiter le village, parler avec les gens, beaucoup ont vécu en émigration en France. Nous avons un hôtel d'accueil où tu resteras ce soir. Demain, tu iras à Barcelone. C'est à Barcelone qu'est l'âme de la révolution. Tu iras au Comité central des milices antifascistes   [6], je te donnerai un mot pour mon demi-frère Blanco Martín Milar, il est attaché à la conseillerie de défense. Les fascistes, en Catalogne, sont matés ou sur le point de l'être. Le peuple est en armes, tu as pu le voir. Nous avons tué ceux qui résistaient. Ici, c'est un village de villégiature pour gens riches, ils ont fui et la lutte n'a pas été rude. Nous avons logé les ouvriers dans leurs magnifiques villas. La FAI, la CNT, l'UGT, le POUM, le PSUC ont des sièges luxueux   [7]. La Maison du peuple est grandiose, vois comme elle est entretenue. Nous voulons que tout y soit net, propre, digne de nous. Les paysans constituent des collectifs de culture. Les petits commerçants se regroupent en coopératives. Va, regarde, nous nous reverrons avant ton départ, tu me diras ce que tu en penses. Je suis écrasé, comme tous, de travail. Va et tu verras que nous tenons le pouvoir. »

49 Antonio Martin, chef du village de Puigcerdà – comme tel, il remplaçait l'évêque défaillant de la Seo de Urgel –, était donc coprince d'Andorre avec le président de la République française, comme il me le dit en riant.

50 Les rues sont animées et grouillantes d'hommes armés, tous vêtus, comme d'un uniforme, de ce bleu de chauffe, si caractéristique de l'état du prolétaire. Ils portent sur le bras des insignes : CNT ou FAI, pour la plupart   [8]. Ils vont en groupes vers de mystérieuses missions… D'autres, assis sur les bords des trottoirs, commentent à voix haute la situation, les projets : ils construisent, avec de grands gestes, la nouvelle société.

51 Beaucoup portent de curieux bonnets de police à pompons, noirs d'un côté, rouges de l'autre, frappés des sigles CNT à gauche, FAI à droite. Un milicien vient vers moi, me colle son bonnet sur la tête avec un grand rire et une tape amicale sur l'épaule : « Il te plaît ?

52 — Bien sûr !
— Garde-le en souvenir de Juanito.
— Merci, compagnon ! »

53 Partout des drapeaux aux diagonales noires et rouges, symboles de l'anarchisme espagnol. Des inscriptions sur les façades : « Entreprise collectivisée »… « Propriété du Peuple »…

54 Sur les murs, d'extraordinaires affiches, nées en quelques heures, qui exaltent la révolution ; un art graphique puissant, expressif, populaire, inattendu. Sur l'une d'elles, je lis : « Le pillage déshonore la révolution… Tout individu surpris en flagrant délit de pillage sera passé par les armes. »

55 On voit, en bas, une esquisse d'escarpe qui fuit avec son butin, en haut, un milicien qui le vise. C'est d'une expression magistrale, un véritable chef-d'œuvre. En outre, les boutiques regorgent de journaux, de brochures, de littérature révolutionnaire ; des camelots les étalent sur les trottoirs, les gens les achètent, les lisent avec avidité, comme s'ils avaient faim et soif de savoir et de comprendre. Des appels enflammés, des informations sur la guerre, des brochures aux sigles des partis ou des syndicats, des manifestes, des libelles. Une brochure a pour titre « Les Chemins dans l'action révolutionnaire… » et « La révolution, c'était hier ».

56 J'entre chez un coiffeur. Ils sont trois à faire la barbe et tailler les cheveux à des miliciens, tandis que d'autres, assis, attendent leur tour, leur arme entre les genoux.

57 C'est luxueux et net, les cuivres brillent, les miroirs étincellent. Comme j'hésite à entrer – c'est plein de monde – l'un des coiffeurs qui passe le blaireau sur le visage d'un soldat, curieusement étalé sur un fauteuil semblable à un fauteuil de dentiste, m'interpelle : « Vous êtes français, Monsieur, entrez, ce ne sera pas long, nous sommes trois, et de plus habiles et vifs. »

58 J'entre en souriant de son accueil, il reprend son travail en poursuivant son monologue : « Savez-vous, Monsieur, qu'il y avait, hier, trois coiffeurs à Puigcerdà, et que nous nous jalousions au point de ne plus nous parler ? Lorsque nous avons vu que les paysans collectivisaient les terres, que les ouvriers prenaient possession de leurs usines, nous avons décidé d'ouvrir une boutique commune, une coopérative, en plein centre du village, dans une boutique que le comité nous a louée. Nous y avons transporté notre matériel. Un seul loyer, une seule patente, un seul éclairage…

59 — Et ça marche ?
— Si ça marche, monsieur ! demandez à mes autres compagnons. Nous avons plus de clients associés que nous n'en avions en additionnant notre triple clientèle.
— Il faut dire, reprend le deuxième coiffeur, que le salaire unique – il a été fixé à douze pesetas – que touchent tous les ouvriers quelle que soit leur qualification, les ingénieurs, les directeurs, todos… todos… c'est au moins quatre fois le salaire d'auparavant pour les plus pauvres ! Alors, on va plus facilement chez le coiffeur qu'avant la révolution.

60 — Mais, nous sommes en pleine révolution, camarade !
— En Catalogne, ce soir, nous aurons triomphé. Ailleurs, on se bat. Autre part, nous avons été vaincus. Mais la révolte continue. »
Un milicien intervient : « Le peuple est en armes et lorsque le peuple est armé, il est le maître ! Et les ministres toucheront douze pesetas, comme les ouvriers. »

61 J'ai revu Tonio le lendemain matin, tôt, entre deux tournées. Il est harassé de fatigue mais son visage resplendit de la joie la plus pure et la plus profonde.

62 « Alors ? me dit-il.

63 — Alors ? Ah ! Tonio, c'est extraordinaire ! J'y croyais, à la révolution, et je la vois qui s'accomplit sous mes yeux. Je ne dors pas, je ne rêve pas. Moi qui ai si longtemps rêvé d'elle, voilà que je la saisis ici dans son expression globale et populaire. Telle que nous tentions de la définir, dans ton échoppe, tu te souviens ? quand ton marteau assouplissait le cuir détrempé… »

64 Il a un sourire très doux, que je connais bien, pour me dire : « Nous savions que nous y arriverions. Ce sera encore très dur, Maurice, mais le peuple s'est réveillé et, avec le peuple, nous pouvons tout. Et si nous avions le malheur d'échouer, ce n'est pas, sois-en sûr, quelques milliers d'hommes qui paieraient leur révolte, comme ce fut le cas lors de la Commune de Paris, mais des centaines de mille. Si ça advenait, ça laisserait une empreinte si profonde dans le monde du travail que jamais, ensuite, il ne commettrait à nouveau les fautes que nous commettrions si nous n'allions pas, maintenant, jusqu'au bout. »

65 Il m'a donné un bon de réquisition pour un billet vers Barcelone et nous nous sommes séparés en nous étreignant à l'espagnole.

66 J'ai rapidement trouvé la gare.

67 Sur mon chemin, des voitures filent à toute vitesse, passant sur les trottoirs pour éviter les piétons qui marchent, eux, sur la chaussée. Toutes portent sur les ailes des drapeaux noir et rouge. Quelques-unes des drapeaux rouges, un petit nombre les quatre bandes de la Catalogne, peu l'emblème de la République. Le train est en gare. On me donne un billet en échange du bon. Les wagons sont pleins d'inscriptions, de sigles, de promesses. On y parle de vengeance et de victoire. De fascisme odieux et de peuple souverain ! La locomotive est frappée des lettres blanches UGT-CNT. Elle est couverte de drapeaux rouges, rouge et noir, comme si on l'avait parée dans l'attente d'un voyageur de marque. Les chauffeurs arpentent le quai, un brassard rouge au bras : « Collectivisé ». Le chef de gare sourit vers moi et me dit : « Vous allez à Barcelone ?

68 — Sûr.
— Alors, compagnon, regardez de tous vos yeux, vous allez voir la révolution. Ici, elle est faite, nous sommes un petit village. Là-bas – il fait signe de son pouce vers le Sud –, c'est un million et plus d'hommes et de femmes qui construisent l'avenir.
— Je ne fermerai pas les yeux, soyez-en sûr ! »

69 Je ne quitterai pas la portière tout le long du voyage.

70 Très peu de monde, dans ce train, qui ne tire, d'ailleurs, que trois wagons de voyageurs mais beaucoup de wagons de marchandises.

71 Lorsqu'on traverse les villes et les villages, je vois des oriflammes… des hommes armés et des hommes armés… des affiches multicolores et des affiches multicolores… Partout…, petit ou grand, chaque pays est un bariolage de couleurs vives. Et, lorsque je salue de mon poing fermé, d'autres poings se lèvent et des cris répondent aux miens : « Vive la Révolution ! »

72 À Barcelone, à la estación de Francia, aucun contrôleur ne me demande mon billet, que je garderai contre les vents et les marées d'après, frappé à la date du 20 juillet 1936.

73 Lorsque je sors, j'ai le souffle coupé.

74 C'est le même spectacle qu'à Puigcerdà, multiplié par mille, dix mille, cent mille. Les voies grouillent de gens, presque tous armés. Des voitures foncent à toute allure, martiales, leurs drapeaux au vent. Leurs sigles. Elles montent sur les trottoirs, descendent sur la chaussée, exécutant une impressionnante voltige de virtuoses. Des drapeaux partout. Ceux des anarchistes dominent. Des autobus rouges circulent, parés d'étendards. Des inscriptions, toujours : UGT — CNT — FAI— et, plus qu'à Puigcerdà, UHP   [9]. Des trams roulent en ferraillant, bourrés de monde, sur les marchepieds et même les tampons. Des affiches, encore plus nombreuses et plus belles qu'en Cerdagne.

75 Et cette cohue, ces camelots qui vendent des insignes révolutionnaires, des bonnets de police rouges, rouge et noir. J'achète un poing fermé qui symbolise le front rouge et que je mets à la boutonnière de mon gilet – il servira, plus tard, de modèle à l'insigne du PSOP, barré des trois flèches symboliques   [10].

76 Les kiosques débordent de journaux, de revues. Sur les trottoirs des brochures de propagande : Lénine, Trotsky, Rosa, Kropotkine, Marx, Engels, que vendent des camelots. Des filles merveilleuses passent en bande et collectent.

77 Certaines sont en mono, revolver au côté et elles rient : de grands rires qui découvrent leurs dents. Des civils aussi… certains portent à la boutonnière un ruban tricolore… ce sont des Français qui se protègent contre les dangers possibles de ces temps troublés.

78 Les cafés, sur les boulevards, sont collectivisés. Je m'arrête pour prendre un demi, à une terrasse. Mon accoutrement de campeur attire peu l'attention. En payant, je laisse quelques piécettes sur la table. Le camarero (le garçon de café) me dit : « Notre syndicat, compagnon, a supprimé le pourboire qui dégrade l'homme.

79 — Il a eu raison, camarade, ton syndicat ! »

80 J'ai remis mes pièces dans ma poche.

81 Il a alors, vers moi, plus qu'un sourire complice.

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83 La Capitania General où je me rends ensuite ressemble à une immense ruche qui, au lieu de bourdonner, crierait pour se faire entendre. Un va-et-vient de montées, de descentes. On entre, on sort ; il y a des queues à certaines portes, où l'on doit expédier les gens en vitesse car elles rétrécissent vite, pour s'allonger, se rétrécir… Un ouvrier devant une table sert d'huissier. Il a la même tenue que les autres, l'arme à la bretelle. Il lit le mot de Tonio, sourit et me dit : « Monte à l'étage, porte 55, tu feras la queue, tu en as pour une bonne heure. »

84 Ils sont bien une vingtaine avant moi, presque tous des miliciens en armes, quelques civils… Ils parlent avec animation. Je saisis l'essentiel de leurs conversations et je comprends comment les choses se sont passées le 18 et le 19 juillet. Nous sommes le 20 !

85 Le Maroc est entièrement passé à la dissidence. Le gouvernement républicain a fait bombarder Tétouan et Ceuta.

86 Le destroyer Sánchez Barcáiztegui s'est soulevé contre ses officiers factieux. De même sur le Lepante et l'Almirante Valdés. Les marins constituent des comités d'équipage et destituent leurs officiers. Mais l'armée et la garde civile sont, en majorité, pour les rebelles.

87 Les organisations syndicales et les partis de gauche réclament que l'on arme le peuple, ce que, peureusement, le gouvernement retarde. La seule opposition rencontrée par les officiers mutinés au Maroc est venue des partis révolutionnaires. En Andalousie, à Séville, la rébellion s'est heurtée aux travailleurs. Les leaders socialistes Prieto et Largo Caballero réclament du gouvernement des armes pour les syndicats. Un nouveau gouvernement est constitué, composé de libéraux, qui accepte la déclaration de guerre du fascisme au peuple espagnol. Les anarchistes, les socialistes, les communistes l'acceptent et décident de faire taire leurs querelles. Le nouveau gouvernement décide d'armer la population. Le 19 juillet, à Madrid, des camions chargés de fusils et de munitions font la navette entre le ministère de la Guerre et des centrales ouvrières : UGT et CNT. La Pasionaria   [11] lance le mot d'ordre « No pasaran » – « Ils ne passeront pas », réédité de Verdun !

88 Le 18 juillet, à Barcelone tous sont en effervescence et la nuit se passe dans l'attente des événements. Les foules se rassemblent sur les Ramblas, à la Plaza de Cataluña et à la Puerta de La Paz. Le général Goded, l'un des conjurés associés à Franco, est en train de soumettre Majorque et on l'attend fébrilement à Barcelone. À Minorque, le général Bosch est fusillé sans jugement par les forces du Frente Popular avec l'aide d'une partie de sa garnison. Le général commandant la division de la place de Barcelone avise ses subordonnés qu'il choisira, en cas d'émeute, le communisme plutôt que le fascisme. Ceux qui mijotaient le complot et attendaient Goded étaient prévenus. Ils savaient, d'autre part, que la garde civile leur était hostile.

89 Le 18 au soir, Lluis Companys, président de la Generalitad de Catalogne refuse d'armer le peuple. Mais la CNT et le POUM prennent les armes dans les dépôts et les distribuent au peuple. La vigilance des révolutionnaires, partout où ils sont à l'extrême pointe du combat, fait échec au fascisme et le bat. À quatre heures du matin, le 19, Companys apprend que des troupes quittent la caserne de Pedralbes et font mouvement vers la Plaza de Cataluña. Les rebelles ne parviennent pas à faire leur jonction. La garde civile et la garde d'assaut resteront fidèles au gouvernement   [12]. Ce sera un des rares cas dans toute l'Espagne.

90 Les anarchistes et les communistes dissidents du POUM attaquent la Telefónica, où López Amor, un des conjurés, s'est introduit par ruse. Ils attaquent également la estación de Francia. Des voitures bourrées de miliciens armés se jettent sur les nids de mitrailleuses, héroïquement. Ceux qui survivent attaquent les soldats au fusil, à la baïonnette, au corps à corps. Pistolets et couteaux jouent leur rôle ! Ils retournent, victorieusement les armes automatiques contre leurs agresseurs. C'est dans l'un de ces combats que le chef anarchiste Ascaso a trouvé la mort.

91 La grande place de Catalogne est jonchée de morts et de chevaux abattus. Goded arrive de Majorque où il a vaincu presque sans tirer de coups de fusil. Il n'arrive qu'au milieu de la matinée du 19, alors que sa rébellion est déjà terriblement atteinte. Et la capitainerie générale, dans laquelle il se retranche, est investie en début de soirée. Goded, prisonnier, diffuse, par radio, l'ordre de déposer les armes… la classe ouvrière de Barcelone triomphe ! Résistent encore la caserne, proche du port, d'Atarazanas, et, au sommet de la colonne de Christophe Colomb, une équipe de mitrailleurs qui prend en enfilade le bas des Ramblas et la Porte de la Paix.

92 Le 20, la caserne capitule et ceux de la colonne de Christophe Colomb ont disparu. Un millier de morts au moins, dont six cents parmi le peuple. Des milliers de blessés. Lluis Companys, habile manœuvrier, se fait admettre comme chef du gouvernement de la Generalitad de Catalogne, et mes camarades anarchistes, qui sont des romantiques, même lorsqu'ils se nomment Durruti, donnent dans le panneau de l'unité et de la camaraderie…

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94 Il est tard déjà et le jour persiste. La ville grouille autant qu'au moment où je suis arrivé. Je vais au hasard, en musardant. J'ai faim. Et je sens la fatigue qui me gagne. Je tombe par hasard juste dans les Ramblas. C'est une cohue invraisemblable, comme je n'en ai vu nulle part ailleurs. Des groupes montent sur le trottoir central, d'autres descendent. Constamment, certains sortent d'un groupe pour entrer dans un autre : une sorte de ballet extraordinaire se déroule, ponctué d'interjections bruyantes et mélodieuses. Des gamins aux pieds nus courent à perdre haleine et passent, sans même les bousculer, entre les groupes de promeneurs, un peu comme tout à l'heure les autos.

95 J'ai acheté La Batalla, l'organe du POUM, et je me suis assis, après avoir cherché une place, à la terrasse d'un de ces énormes cafés, si proches les uns des autres qu'ils s'entremêlent.

96 J'épelle les titres et j'arrive à lire, presque sans mal, mot par mot. Lorsque je bute… je réfléchis un peu… et si je ne trouve pas, j'appelle le camarero, qui en riant traduit pour moi.

97 Je trouve, dans le quartier populaire, pour y dîner, un restaurant ouvrier. La salle est pleine… tous ont des armes… Quand je suis entré, un filet de méfiance… On est venu vers moi pour m'interroger. Mes réponses ont dû leur plaire car ils me font fête. L'un d'eux me donne rendez-vous le lendemain. Il me conduira dans la montagne, à Bellmunt, où le comité du plomb, auquel il appartient, va tenter de remettre en route un riche gisement que la société anglaise qui l'exploitait a laissé noyer pour faire monter le cours du métal gris.

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99 À onze heures, je suis dans la chambre 275 au Continental, un hôtel réquisitionné où logent des quantités de militants. Blanco Martín Milar m'attendait, et nous descendons pour le paseo, la promenade.

100 Il y a plus de monde encore, la nuit, sur les Ramblas que le jour. Mon compagnon me tient par le bras et nous devisons joyeusement. Il semble très connu car des gens l'interpellent, lui secouent les mains, l'interrogent parfois longuement…

101 « Allons boire un café, nous serons plus tranquilles pour parler sérieusement.

102 Nous entrons au Moka, qui est plein de monde, mais où il déniche une place, dans un coin de terrasse. Il est content d'apprendre mon projet pour demain.

103 — C'est bien, me dit-il, tu te mets dans le bain tout seul et c'est comme cela que tu dois faire.
— Écoute, Blanco…
— Ne m'appelle pas Blanco, je suis Rojo.
— Écoute, Rojo, répliqué-je en riant, tu sais ce qu'est la Gauche révolutionnaire. Je suis sûr, quand je vais rentrer, qu'elle se mobilisera pour vous aider. Je précise bien ma pensée, nous n'aiderons ni le POUM, ni la FAI ni le PSUC mais la révolution, et si le Comité central des milices antifascistes se concrétise dans la réalité, comme nous le pensons, c'est avec lui et lui seul, tant qu'il existera, que je prendrai contact. À ton sens, de quoi avez-vous le plus besoin ? d'armes ou d'hommes ?

104 — D'armes, Maurice, d'armes ! Des hommes, il s'en lève par dizaine de mille à la fois et, sur le front de Teruel, certains attendent que des copains tombent pour ramasser leur fusil ou leur mitraillette. D'armes ! De mitrailleuses, de canons, de chars, d'avions, de munitions, de télémètres, de radiogoniomètres. Elle est riche d'espoir, l'Espagne, et pauvre d'industries. En Catalogne, il y a des usines métallurgiques et des fabriques de tissage. Une petite usine, ce matin, a fabriqué des obus de tranchée et des obusiers. Si tu savais l'intelligence et la promptitude des travailleurs ! Si tu voyais, comme je les vois, les initiatives qu'ils prennent ! Qu'il est héroïque, mon pays ; et qu'ils sont conscients de leurs responsabilités, nos compagnons ! Des armes, des munitions, répète-t-il. Mais où allez-vous les trouver ?

105 — Blum est le chef du gouvernement. »

106 Il hoche la tête : « Je n'ai guère confiance en lui. On parle, actuellement, du refus d'intervention qu'il mijote.

107 — Sans doute as-tu raison. Mais il y aura le poids de l'opinion publique, qui doit être alertée et qui le sera. Et, puis, il y a les travailleurs, qui construisent et qui transportent. Ils sortent gonflés à bloc de grèves extraordinaires.
— Je crois plus, Maurice, aux ouvriers de France qu'aux chefs socialistes. »

108 Nous nous sommes quittés tard, vers trois heures du matin. Et les rues bruissaient de tellement de monde que je pensais que les gens allaient au travail… Ils jouissaient seulement de la douceur de la nuit et de la grandeur de leur épopée.

109 J'avais retenu une chambre au-dessus du restaurant, où j'avais laissé mon barda. Et j'ai dormi, recrû de fatigue, les idées volaient et s'entrechoquaient dans ma tête.

110 Un poing solide heurte l'huis.

111 « Ohé ! compagnon, réveille-toi, nous partons dans une heure. »

112 Je prends une douche sur le palier et descends boire un café plein d'arôme et manger des croissants qui sont délicieux. Le délégué du plomb s'appelle Fernando. Nous partons dans une Primaquatre, pour aboutir, au-dessus de Reus, dans une région montagneuse. Nous avons laissé plus bas l'Arc de triomphe de Tarragona. Le comité des mines nous accueille joyeusement. Il y a là l'ingénieur allemand qui n'est pas parti avec ses patrons et a repris du service avec les anciens ouvriers qu'il a fait venir. Il veut que « sa » mine redémarre.

113 « Si vous saviez, camarade, me dit-il, que de richesse il y a là en dessous ! Quand je pense que cette mine est arrêtée depuis deux ans… Qu'on a remonté les pompes, qui sont parties je ne sais où, et que les galeries sont noyées ! Nous cherchons des pompes depuis le 18. Nulle part il n'y en a… Dans leur désarroi, les ouvriers parlent de faire faire la chaîne aux gens… c'est vous dire !

114 — Que vous faut-il comme pompes ? »

115 Il me donne une note sur laquelle il a inscrit des calculs.

116 « Avez-vous de l'argent? » C'est Fernando qui répond : « L'ambassade ou, plutôt, le comité de Paris en a.

117 — Puis-je téléphoner de Barcelone à Paris ?
— Oui, le téléphone fonctionne. Dès que nous rentrons, si tu veux. »
Me tournant vers le comité, j'interroge : « Pour quelle date les voulez-vous ?
— Le plus tôt possible, compagnon, le plus tôt.
— Je vais essayer, je ne promets rien. Mais si le copain de Paris auquel je pense peut se les procurer, dans huit jours elles seront là. »

118 J'ai déchaîné l'enthousiasme : pour un peu, les garçons me porteraient en triomphe. Ils apportent du vin et nous trinquons à la réussite de nos projets. Karl me prend les mains pour me dire : « Ah ! camarade ! Puissiez-vous réussir ! »

119 Nous sommes partis à toute allure. Le comité du plomb siège via Laetana, dans l'immeuble même du trust anglais. En une heure, j'ai Lagneaux à Paris, à qui j'explique mon histoire. La communication est mal établie, cela nécessite de longues explications. J'épelle les caractéristiques des pompes. J'entends, au bout du fil une voix joyeuse qui me dit : « C'est formidable, j'ai là exactement ce qu'il te faut !

120 — Alors, vois de Los Ríos à l'adresse donnée   [13]. Qu'il téléphone ici. Écoute et note le numéro. Remue-toi, il nous faut cela dans quatre jours.
— T'inquiète pas, je serai là. Et même si l'on doit attendre le règlement, pas de problème, j'en fais mon affaire. »
Fernando me regarde.

121 « Alors, nous sommes le 21, vous aurez vos pompes le 25. »

122 Il saute en l'air, mon camarade, et exécute une série d'entrechats.

123 Et le 25, à midi, Lagneaux est là avec un camion. Nous irons porter les pompes à Bellmunt, tout à l'heure. Mais il y a mieux : « J'ai fait un crochet par Saint-Étienne, dit Lagneaux, et j'ai là (il montre le camion), en bas dans la rue, trois mitrailleuses en pièces détachées que des anarchistes qui travaillent à la manufacture d'armes destinent au front de Madrid. »

124 La joie de Fernando éclate une fois de plus. Nous faisons un crochet par la capitainerie. J'obtiens de parler d'urgence à Rojo. En deux mots, j'explique l'affaire. Il me dit : « C'est exactement cela, la solidarité ouvrière et internationale. Allez-y tous les trois et merci ! »

125 Il nous fait établir, en vitesse des laissez-passer pour Madrid.

126  

127 Nous arrivons à la Sierra de Guadarrama à midi. Morts de faim. Nous mangeons dans une popote de miliciens. Nous sommes dans un petit poste. Fernando les avait prévenus de notre arrivée. Il nous présente. Le chef n'a aucun signe distinctif. Il est en mono. Une mitraillette dans le ceinturon. Un profil volontaire et une énergie qui sourd de chacun de ses gestes. Il s'appelle Pablo… Je ne me souviens plus de son nom de famille. Il est anarchiste.

128 Il appelle une équipe de quatre hommes dont les yeux phosphorent dès qu'on les informe. Ils descendent les caisses, les ouvrent. Un long hurlement sort de leurs gosiers : « Magnifica ! »

129 En une heure, les mitrailleuses sont remontées, briquées… elles brillent comme les yeux des garçons tout à l'heure. Ils les montent en flanquement. Comme il y a aussi des munitions, ils montent les bandes, les ajustent.

130 Pablo leur dit quelques mots à voix basse. Puis, s'adressant à nous : « Venez, vous trois… vous voyez, là-bas de l'autre côté, sur l'autre versant, cette masse sombre. Vous allez étrenner vos mitrailleuses sur les fascios ! Et vous allez entendre leur riposte et deviner leur désarroi quand ça va pétarader.

131 — Pablo, je n'ai jamais tiré à la mitrailleuse, dis-je, alors, mets ton doigt sur le mien, vise et appuie. »

132 Il rit très fort et me dit : « D'accord ! »

133 Lagneaux a été mitrailleur. Quant à Fernando, il est déjà à califourchon sur le siège. Pablo pointe, me fait signe en souriant. Les trois serveurs sont à leur poste.

134 « Alors, tous ensemble, n'est-ce pas, à mon coup de sifflet, une première giclée. Vous attendez trente secondes qu'ils sortent. Alors, là, une seconde rasade, mais plus longue, celle-là. »

135 Nos trois mitrailleuses ont crépité ensemble.

136 On entend, de l'autre bord, des cris, des hurlements, des vociférations. Un fusil mitrailleur répond. Des coups de feu isolés puis en rafale. Leurs balles passent très loin de nous.

137 Pablo nous entraîne vers son gourbi : une sorte de bergerie basse. Nous entrons à sa suite. Il y a des cartes au mur, une table, une chaise dépaillée.

138 Il prend une gourde, avale une lampée, nous la tend : « Il est bon, c'est du cognac. » Chacun de nous boit un coup. Nous allons prendre congé. « Attendez… » Il vient vers moi, déboucle de son poignet une montre, la passe au mien. « C'est une montre automatique… qu'elle batte, comme ton cœur, pour une longue vie d'homme libre ! » Il m'embrasse. Tire de sa poche revolver un porte-cigarettes d'argent qu'il ouvre, offre à chacun de nous une cigarette, referme et glisse le bijou dans la poche de Lagneaux, qu'il étreint en disant : « Ma femme me l'avait offert. Les fascistes l'ont tuée, il y a huit jours. Ce porte-cigarettes, je te le donne en échange de tes joujoux. Tu diras aux anarchistes de Saint-Étienne qu'ils sont entre de bonnes mains. »

139 Je rentre avec Lagneaux et j'arriverai à Paris fin juillet. Mais l'après-midi de notre départ de Barcelone, une surprise nous attendait. Nous voyons sur les Ramblas un long cortège de tanks. De chaque tourelle sort un milicien. Les gens battent des mains. Un jeune m'explique : « C'est le comité d'usine d'Hispano-Suiza qui a utilisé des châssis de camions en stock, après les avoir blindés pour le front. » Lorsqu'ils sont passés devant moi, j'ai eu un sourire, qui n'était pas condescendant mais s'adressait à l'ingéniosité naïve de ces travailleurs. Car leurs chars d'assaut étaient montés sur des roues à pneumatiques ! Et comme ils étaient conscients que cela les rendait vulnérables, savez-vous ce qu'ils avaient inventé ? Développant des trésors d'astuce, ils avaient caparaçonné leurs engins de chaînes d'acier qui partaient du bas de la caisse jusqu'au ras du sol, pour faire ricocher les projectiles.

140 Ils avaient l'air de palefrois, les tanks des métallos de Barcelone. La révolution s'était accomplie ici le 20, nous n'étions que le 25… Avec un peuple comme celui-là, je me sentais rassuré.

141 Le 23, le Comité central des milices antifascistes est officiellement constitué. Il est composé de trois représentants de l'UGT, de la CNT, de la FAI, un représentant du POUM, un des Rabassaires   [14], deux de chacun des partis qui se prétendent républicains. Ce sont Durruti, García Oliver, Joaquín Ascaso (le frère de celui qui fut tué au début de l'insurrection) et Rovira puis Gironella, puis Gorkin, du POUM, qui y exercent la plus grande influence   [15].

142 En Catalogne et dans la partie tenue par les républicains, les partis de droite sont interdits. Les hôtels particuliers, les journaux réactionnaires, les usines, les services publics sont réquisitionnés ou nationalisés, collectivisés, socialisés, syndicalisés…

143 La lutte contre l'Église se déchaîne. Les églises sont brûlées, détruites, elles sont le symbole essentiel de l'oppression. Seules les provinces basques, où le bas clergé a pris le parti du peuple, sont épargnées.

144 À Barcelone, une police politique est créée, qui prend le nom de « patrouilles de contrôle ». Elles sont chargées de l'ordre, de réduire les exactions. Elles proclament « que les bas-fonds de Barcelone déshonorent la révolution ».

145 Des comités de travailleurs maintiennent en activité, au plus fort de la bataille, les services publics : la poste, les téléphones, les chemins de fer, les trams, métros et bus. Dans le privé, les usines de textile, de mécanique, d'automobile fonctionnent sous la direction des organisations syndicales, qui pallient les défections des techniciens fascistes et démontrent, magnifiquement, l'adaptation des travailleurs à la prise de possession révolutionnaire du pouvoir économique.

146 La garde civile et les asaltos sont dissous. Ils sont ensuite incorporés, individuellement, dans les milices antifascistes que chaque organisation politique ou syndicale s'est données. Ils ne se distingueront même plus par l'uniforme, on les revêt de mõnos   [16], comme les ouvriers. Là où, sous des pressions diverses, ces précautions n'ont pas été prises, les troupes de l'ordre passeront, lorsque les combats deviendront douteux, du côté fasciste.

147 Très faibles en Catalogne, comme dans le reste de l'Espagne, les communistes ont constitué le Parti socialiste unifié de Catalogne, le PSUC, dirigé par Comorera   [17], un vieux socialiste, certes, mais un anti-anarchiste notoire, sur qui les communistes exercent leur influence pernicieuse. Le PSUC est affilié à la IIIe Internationale, c'est un faux-semblant de parti socialiste. Mais les staliniens, par ce biais, contrôlent l'UGT, forte d'une trentaine de milliers d'adhérents en Catalogne, alors que la CNT dispose de plus de 600 000 adhérents dans la seule ville de Barcelone. Le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM), que nous considérions à la Gauche révolutionnaire comme une sorte de parti frère, a vu le nombre de ses adhérents augmenter très sensiblement depuis le début de la révolution, en raison du courage et de la virulence de ses militants. Certes, son leader, Joaquim Maurín, qui a été fait prisonnier à Jaca par les franquistes, alors qu'il se trouvait au moment de l'insurrection en Galice, va terriblement manquer au POUM. Mais il reste Andrès Nin et Julián Gorkin, qui ont déjà fait leurs preuves et qui, bien que traumatisés par l'absence de Maurín, tiendront la barre de leurs mains fermes et jusqu'à l'extrême limite de leurs forces   [18].

148 De retour en France, Jaquier retrouve Marceau Pivert, alors dirigeant de la Gauche révolutionnaire, auprès de qui il insiste sur la pénurie d'armes dans le clan républicain. À cette période, Léon Blum a signé avec les puissances fascistes, pour « garantir la paix », un pacte de non-intervention, dont « tout le monde » semble savoir qu'il ne sera pas respecté en Espagne. Pour Jaquier, le dirigeant du Front populaire veut surtout « rassurer la City, qui possédait en Espagne des investissements considérables ». Voici comment il raconte son entretien avec le dirigeant du Front populaire français :

149 Blum, en face de moi, me fait signe d'approcher, les yeux perdus dans le lointain. Il les porte sur moi comme pour percer mes intentions. Ma tenue, volontairement négligée, ne lui plaît pas. Il me fait asseoir, tandis que Moch prend place dans un fauteuil à la droite du mien   [19]. « Exposez-moi votre affaire, camarade. » Blum tutoie tous les parlementaires, qu'ils soient de droite ou de gauche, mais n'accorde pas facilement la faveur de son tutoiement à ceux de son parti. Il me vouvoie. Je contre-attaque fermement.

150 « Écoute, camarade Blum, tu as en face de toi un militant de base de ton parti. Je reviens d'Espagne, où […] j'ai vu le dénuement des troupes, leur courage. Les prolétaires affrontent une armée de métier, des mercenaires. Et eux, ils sont nus. […] Mais ils sont pleins de courage. Il me semble impensable que toi, en tant que chef d'un gouvernement de Front populaire, tu puisses ne pas livrer d'armes à ce peuple ; une masse considérable de socialistes là-bas attendent tout de toi… Je suis trop peu théoricien pour te faire une théorie, mais je suis sûr que Hitler et Mussolini vont intervenir, eux, en Espagne. […] Je veux seulement te dire combien tous attendent de toi une décision conforme à tes fonctions et à ton honneur de socialiste. »

151 Ma diatribe a jeté un froid. […] Je ne sais même plus les phrases qu'il a prononcées… Il est posé, calme, doucereux. Ce n'est pas un chef d'État que j'ai en face de moi mais un équilibriste, un jongleur… Il me parle cinq minutes et attend. Je me suis levé, trop brusquement. […] Je me penche sur son bureau de façon à rapprocher mon visage du sien et je dis, en le vouvoyant maintenant, mais par mépris : « Camarade Léon Blum, je ne sais quel sera l'avenir de la révolution espagnole, mais si elle échoue, toute ma vie je vous considérerai comme un des principaux responsables de son échec. »

152 Après cette entrevue, Jaquier fut mandaté par la Gauche révolutionnaire (GR) pour remplacer un militant du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, posté à Perpignan, et qui, en liaison avec le nouvel ambassadeur d'Espagne en France, Fernando de Los Ríos, faisait passer des armes, sous couvert de ravitaillement, pour le Comité central des milices antifascistes (CCMA).

153 Simone Kahn et Michel Collinet   [20], qui étaient en Espagne en même temps que moi, me disent qu'ils déplorent que je ne sois pas passé au POUM, auquel ils ont adhéré. Je leur dis que je verrai les gars du POUM, mais j'ajoute : « Aussi longtemps qu'existera le CCMA   [21], c'est de lui que je solliciterai un mandat et c'est avec lui en priorité que je travaillerai… Bien entendu, je serai à la disposition du POUM pour toutes les tâches politiques. »

154 Les choses vont vite. Simone, avisée, grogne un peu. Mais elle me voit tellement emballé qu'elle cède. Marceau me procure un ordre de mission, et d'autres en blanc, signés de la présidence, qui me permettront d'utiliser gratuitement le train. À la fédé de la Seine, Dufour et Ziromski me remettent un mandat accréditif du Front populaire me désignant comme délégué à Madrid et à Barcelone. Je passe au Secours populaire français, où l'on me verse un mois d'appointements de permanent. Cela me permettra de vivre modestement.

155 Je dois retrouver Grandjouan dans un café de la place Arago, au Continental Bar. Comme je ne le connais pas, je m'adresse au patron, un garçon rond comme une boule, courtaud, avec de gros yeux qui ressortent, des oreilles énormes, des mains poilues… et qui ruisselle déjà de sueur. Il est en train de tailler des tranches dans un jambon fumé, qu'il mange goulûment, poussant de l'autre main, mais rarement, de petites bouchées de pain… Il boit une lampée de vin après chaque bouchée. Je le regarde faire d'un air amusé avant de lui dire :

156 « Je cherche monsieur Grandjouan.

157 — Monsieur Grandjouan n'est pas arrivé, mais le comité est en réunion. Venez ! »

158 Sur un côté de la longue salle pleine de tables, que prolonge dehors une immense terrasse, il y a une porte, qu'il pousse. Une salle plus petite apparaît, couverte de ces affiches que j'admirais tant là-bas. Des hommes autour d'une longue table discutent entre eux.

159 « Ce Monsieur veut voir monsieur Grandjouan.

160 — Il va venir tout à l'heure. Mais si nous pouvons vous aider… nous sommes membres du comité de Perpignan. »

161 J'ignorais l'existence de ce comité, qui va, pendant dix mois, faire parler pas mal de lui. Je dis qui je suis, d'où je viens, pourquoi. Je montre mon mandat national, puis celui de la GR. Ils ont, pour la première fois, un sourire qu'ils répriment, et le papier de la GR passe de main en main, alors que celui du Front popu est resté sur la table dans une sorte d'indifférence. L'atmosphère se détend dès que je dis :

162 « Je dois remplacer Grandjouan ici. »

163 Ils se présentent alors, à tour de rôle :

164 « Abbadie, proviseur au lycée, conseiller général SFIO.

165 — Sors, instituteur.
— Jean Canal, instituteur.
— Delcamp, entrepreneur de peinture.
— Pierre Fabresse, entrepreneur de déménagements.
— Pujol, chauffeur, en chômage.
— Forgas, adjudant en retraite… employé d'assurances. »

166 Et ils ajoutent, en chœur :

167 « Nous sommes tous de la Gauche révolutionnaire ! » […]

168 Grandjouan arrive ; il m'accueille par ces mots : « C'est toi qui viens me remplacer ? »

169 C'est manifestement un intellectuel, Grandjouan, et cela se voit, cela se sent. Il a un regard bizarre, comme si une contraction atteignait la moitié de son visage. Mais il est net : « De Paris, je continuerai à assurer des contacts avec de Los Ríos et avec Cot   [22], avec le Secours populaire, et la commission de solidarité, et avec vous, par correspondance et par téléphone. Nous attendons ici pour samedi un convoi d'une quarantaine de camions… D'autres suivront. Il faudra vous procurer une voiture, on ne peut pas continuer à demander à Georges Delcamp d'user la sienne   [23]. Il faudra obtenir de Barcelone que le CCMA mette à votre disposition deux camions prélevés sur ceux qu'ils reçoivent, avec des chauffeurs. Nos camarades, ici, savent que nous avons préparé un coup. Marceau Pivert m'a prévenu de ton arrivée, dit-il en se tournant vers moi, il m'a affirmé que je pouvais me fier à toi pour cela. Alors voici : des ouvriers de la poudrerie de Toulouse, membres de la SFIO – et ils ne sont pas GR mais fauristes   [24] – veulent faire parvenir en Espagne des wagons de poudre de guerre, qu'ils subtiliseront à leur atelier. Des cheminots ont été contactés, qui garantissent leur complicité avec ceux de la poudrerie. Ce qu'ils envisagent est exactement dans la ligne préconisée par Pivert : faire assumer par les travailleurs l'aide directe à l'Espagne. Ce sont les masses populaires, dans cette affaire, qui ont pris l'initiative et nous espérons qu'elle sera suivie d'un large effet de rebond et de reprise en charge par d'autres. Je vous donnerai avant de partir toutes les coordonnées de ce projet et je compte sur vous pour l'assurer. »

170 Grandjouan doit s'en aller ce soir. Il me passera ses filières, les noms des camarades sur lesquels on peut compter dans le réseau déjà constitué ; ils sont peu nombreux, mais sûrs. Il faudra élargir le réseau. Il m'expliquera comment les liaisons s'établissent entre Paris et le long ruban de routes qui aboutit ici. Des filières à développer sont déjà en place grâce à des douaniers et des gardes mobiles, aussi bien au col du Pertuis qu'au col de Cerbère et qu'en Cerdagne. Dans les villages que nous aurons à traverser, il existe de petits groupes de camarades. C'est un gros travail d'organisation qu'il me confie, que je dois compléter, étoffer et rendre de plus en plus efficace.

171 Dès le lendemain, à dix heures du matin, le comité de Perpignan se réunit au Continental Bar. J'ai eu le temps d'établir un programme de travail, au cours de l'après-midi d'hier, de la nuit et de la matinée. Je l'expose ainsi à mes équipiers : « Nous sommes vendredi. Nous attendons un convoi demain, qui franchira la frontière dimanche. Je voudrais passer la journée de demain à Barcelone pour étoffer nos moyens matériels. Vérifier les filières entre Perpignan et l'Espagne. Obtenir des sauf-conduits pour notre équipe. Vous qui en avez déjà l'habitude, vous préparerez le passage du convoi. Je serai là dimanche à l'aube, pour que vous me mettiez dans le coup. Lorsque je suis passé en Espagne, le 20 juillet, j'ai repéré une route neutre qui relie Puigcerdà à Llívia, et passe en territoire français, il me semble qu'elle revêt un intérêt capital. Qu'en pensez-vous, vous qui connaissez le pays ? Il faudra emprunter bientôt d'autres routes que celles que vous avez utilisées. Nous examinerons sur les cartes, puis sur le terrain, celles qui vous semblent les plus favorables.

172 » Existe-t-il des possibilités d'élargissement du Comité ? Y a-t-il des comités concurrents ? Lesquels ? Pouvons-nous collaborer avec eux ? Que font le PCF ? La SFIO ? Le Front popu ? Existe-t-il des anarchistes dans les Pyrénées-Orientales ? Qui tient le consulat ? Je pose des questions, vous répondez, nous nous concertons et nous décidons ensuite ensemble. J'ai volontairement condensé mon rapport en m'appuyant sur les problèmes que vous connaissez et dont il me faut à mon tour prendre connaissance. Je suis un révolutionnaire mais, avant tout, j'ai le sens de la démocratie. Je pense que politiquement nous serons d'accord ; en cas de conflit, nous en débattrons et déciderons, là encore, vous et moi, plus tous ceux que nous recruterons. Ne me ménagez pas vos critiques, mais faites en sorte que nous constituions un bloc.

173 » Dernière question : où me conseillez-vous de loger, au moins provisoirement, de façon que vous puissiez me contacter de jour comme de nuit ? »

174 Ce langage direct semble leur convenir. Ils discutent. Me mettent au courant.

175 En neuf mois, à raison d'au moins deux convois par semaine, le comité a fait passer 1 700 à 1 800 camions Renault de cinq tonnes, qui demeureront entre les mains du CCMA, contenant de 7 à 8 000 tonnes de matériel militaire ou de matériel stratégique.

176 Nous avons passé trois prototypes de Potez 62, en pièces détachées. Nous avons dû en remonter un à Paris parce qu'un comité de contrôle militaire voulait le voir. Il y avait eu des fuites. L'avion, maquillé à deux reprises, fut présenté à la commission en trois lieux différents avant de regagner Barcelone.

177 Nous disposions de deux camions et de deux chauffeurs espagnols, mis à notre disposition par nos compagnons de là-bas. Le POUM m'avait fourni une luxueuse et rapide voiture Humber de 11 CV qui avait été réquisitionnée chez le comte de Romanonès   [25].

178 Ainsi organisés, avec les huit copains qui faisaient équipe, appuyés par les cellules de douaniers et de gardes mobiles, nous avions l'impression de ne passer que des quantités homéopathiques de matériel. Si on les compare à celles que la Russie soviétique vendit à l'Espagne pendant la même période, elles demeurent impressionnantes. Si le matériel et les camions étaient payés par l'Ambassade d'Espagne à Paris, tout le reste reposait sur des militants bénévoles qui prenaient sur leurs nuits, sur leur repos, leurs loisirs. Dois-je ajouter que le permanent ne chômait pas ?

179 En outre, l'aide soviétique se fit attendre quatre mois, et nous allions avoir à supporter le blocus et le contrôle de la frontière, d'abord sur cinquante kilomètres de profondeur, puis sur cent. Il nous fallut élargir notre réseau de complices pour ne pas ralentir le rythme des convois. Et je ne consigne ici que les faits concernant Perpignan ; d'autres groupes, ailleurs, tentèrent de faire le même travail. On peut ainsi mesurer l'aide directe apportée par les socialistes révolutionnaires, qui n'étaient qu'une poignée, à leurs frères espagnols. Elle n'était pas complètement négligeable, comme certains ont tenté de le faire croire.

180 Des avions d'Air France étaient passés dès août 1936 à Madrid avec leurs pilotes. Des mitrailleuses furent volées à l'école de cavalerie de Saumur, des avions d'entraînement dérobés à un club d'aviation fasciste de Millau, deux wagons de poudre de guerre détournés de la ligne Maginot vers l'Espagne par le biais du comité de Perpignan.

181 Lorsque l'opération amorcée par Grandjouan se réalisa, il nous fallut – c'était en plein hiver 1936 – faire remonter les wagons de Cerbère jusqu'à la gare d'Elne. Ils devaient être poussés sous le tunnel de Port-Bou, mais à la dernière seconde le chef de gare s'était dégonflé. Il nous avait fallu suivre les wagons depuis Toulouse, de gare de triage en gare de triage, et de gare de marchandises en gare de marchandises. À Elne, les wagons furent déchargés, le contenu vérifié, retransbordé sur nos camions pour aboutir, par la montagne enneigée, jusqu'à Barcelone. Où il nous fallut batailler, de surplus, avec un équivoque chef de matériel, qui se révéla être un complice des fascistes ; il avait emmagasiné notre matériel sous le vocable « poudre de chasse » alors qu'il s'agissait de poudre de guerre du type cachou. Il me fallut mobiliser Rojo, faire intervenir les patrouilles de contrôle, pour venir à bout de notre adversaire… qui fut finalement exécuté.

182 Nous avions des complicités partout et nous en suscitions. Complices, les villageois qui nous aidaient, de nuit, à démonter les remorques qui ne passaient pas dans les virages et que nous ripions à la main, pour les raccrocher ensuite. Complices, les dizaines de douaniers qui nous téléphonaient, en code, au Continental Bar : vous pourrez passer cette nuit à telle heure, à tel endroit. Complices, les mobiles qui agissaient de la même façon.

183 Complice, le commissaire frontalier, qui, ayant été au lycée avec Paul Faure, attendait sa Légion d'honneur et que j'ai entretenu dans cet espoir pendant des mois sans qu'il parvienne jamais à l'obtenir, son ruban rouge. Complice, Marceau, qui de Paris me téléphonait chaque jour à Perpignan. À neuf heures, chaque matin, le téléphone trillait, et Guastévi, le patron du Continental, répondait, puis de sa voix de stentor criait, depuis sa caisse, vers la terrasse où je buvais mon café : « Monsieur Jaquier, on vous demande de la présidence du Conseil… », ce qui accréditait publiquement la légende – que j'entretenais avec soin – que j'étais l'homme de Blum chargé de tempérer la rigueur de la non-intervention. Complices involontaires, Léon Blum, [Eugène] Montel   [26], Vincent Auriol et Jules Moch… que nous alertions chaque fois que nous étions en posture difficile… et que nous mettions en cause.

184 Lors d'un passage au poste frontière de Cerbère, je tombai sur un capitaine de mobiles qui stoppa mon convoi de dix camions bourrés à bloc de moteurs Hispano. En lui expliquant le double jeu de Blum, j'obtins qu'il me laisse aller. Une autre fois, en pleine nuit, stoppé par les douaniers (nous ne pouvions pas attendre l'heure fixée pour le passage), je demandai du même poste de Cerbère la présidence du Conseil. Je dis à l'officier d'appeler Jules Moch. Lorsqu'il l'obtint (par quel miracle ?), j'exposai la situation en deux mots en disant qui j'étais. Je laissai le récepteur à mon pitaine qui reçut l'ordre de me laisser courir…

185 Nous usions de toutes les ruses, de tous les moyens de pression ; nous aurions pu pratiquer des discriminations en livrant le matériel qui nous parvenait, et dont nous étions les maîtres dès qu'il aboutissait à notre réseau. C'est toujours le Comité central des milices qui le reçut. Les armes de Staline, au contraire, étaient réservées aux Brigades internationales, aux unités qui acceptaient sa discipline et ses exigences, même si c'était au détriment de l'efficacité d'un front par rapport à l'autre. Mais les milices du POUM, de la FAI, de la CNT, des socialistes caballeristes, tant qu'elles existèrent comme telles, ne reçurent jamais la moindre arme, les moindres munitions – les envois étaient payés cependant par l'or de la République espagnole – par le canal de l'URSS.

186 Un jour, à Puigcerdà, des sbires du PSUC voulurent intercepter un convoi de dix camions de mitraillettes et de bandes ; nous sortîmes nos armes dérisoires (des pistolets de 6,35) et nous exigeâmes leur départ. Des copains alertèrent Antonio Martín, qui vint avec ses miliciens et c'est pour finir triomphalement que notre convoi escorté de motards parvint au CCMA, où les compagnons – en échange des pistolets que nous avions braqués sur les staliniens – nous remirent cinq mitraillettes et des chargeurs, afin, nous dirent-ils, « de parer à des éventualités du même genre ».

187 Les réactionnaires et les fascistes, en France, nous pistaient et nous dénonçaient dans le journal réactionnaire L'Indépendant. […] Nous ripostions en faisant, avec le comité Andrés, des conférences publiques au cours desquelles nous alertions la population. […]

188  

189 Lorsque le blocus fut officialisé et la frontière contrôlée plus étroitement, notre tâche devint plus ardue.

190 Nous demandâmes à Paris de n'envoyer que des convois de dix camions et seulement deux fois par semaine. Nous allions les prendre à Narbonne pour les convoyer, à l'aide de nos deux voitures, en deux groupes, par des chemins détournés, qui se rejoignaient à Montlouis, car nous ne pouvions passer que par Bourg-Madame, la route de Llívia et des chemins difficiles.

191 Un soir qu'il neigeait, nous ratons l'heure prévue pour notre passage. Nous cachons nos camions dans un endroit déjà connu, ravitaillons les chauffeurs en casse-croûte, cafés et grogs bouillants, leur demandons d'attendre là une heure. Nous allons parlementer aux postes de douane. Des refus brutaux nous sont opposés par des équipes de remplacement. En revenant, nous décidons de forcer le passage. Nous expliquons la manœuvre aux conducteurs. Ils nous suivent. En arrivant à la route neutre, le convoi s'arrête et allume tous les phares.

192 Huit ou dix hommes, moitié douaniers, moitié mobiles, nous regardent. Nous sommes sortis des voitures armes au poing pour les tenir en respect… nous leur demandons de rentrer dans la cahute qui leur sert d'abri et nous la bouclons à clé. Un coup de sifflet, un geste du bras, les camions foncent vers Puigcerdà, par la route neutre ! Nous suivons derrière tandis que les autres frappent la porte verrouillée, à tour de bras. Nous avons jeté la clé dans la nature…

193 Notre équipée a fait un certain bruit. Des copains de la SFIO prétendent que le préfet a été chargé de prendre des mesures contre nous. La situation est tendue… d'autant plus que nous attendons un convoi dans deux jours. Nous avons beau nous démener, notre coup de force nous a fait perdre quelques sympathies dans la montagne. Nous décidons, après enquête, de forcer le passage sur Cerbère. Nous arrivons à trois heures du matin : la bagnole de Delcamp, une 201, ma Humber, toutes deux pleines de nos camarades. Derrière nous, une quinzaine de camions. Nous les avons fait passer par des routes différentes avant de nous regrouper vers Argelès.

194 Nous traversons les villages unité par unité et à dix minutes d'intervalle, ce qui était prévu, mais ralentit terriblement notre cheminement. À la sortie de Cerbère, le convoi tout entier prend la rampe qui monte au Cap. Nous roulons tous en lanternes. Ma voiture en tête, puis les quinze véhicules, Delcamp en serre-file à la queue… Lorsque nous arrivons à cent mètres de la douane, stop ! Les hommes restent au volant. Nous descendons parlementer avec le chef de poste. Seuls deux douaniers sont dehors, qui rentrent lorsque nous entrons. Nous parlementons, nous nous faisons persuasifs. Nous nous heurtons à un mur : « J'exécute des ordres qui m'ont été réitérés ce matin par la Préfecture. Je dois être inflexible. »

195 À bout d'arguments, je lui dis : « Et si nous vous enfermions dans votre cambuse ?

196 — Chiche ! », me répond-il.

197 Quatre sauts, quatre hommes sortent en trombe, immobilisant la porte avec les barres de fer. Les quatre autres, tapis dans l'ombre, en font autant à chaque fenêtre. De l'intérieur, les autres tambourinent avec violence, jurent. Coups de sifflet. Les camions vrombissent de tous leurs moteurs. […]

198  

199 Le soir du 29 avril, alertés sur la situation en Catalogne, nous partons Pujol et moi pour Barcelone… nous n'avons plus rien d'autre à faire. Nos camarades du POUM nous apprennent qu'au cours de la journée du 25 avril, sous prétexte de l'assassinat de Roldàn Cortada par les anarchistes (?), le chef de la police, un stalinien, ordonne des représailles. Un anarchiste est tué à Barcelone et mon ami Antonio Martín abattu à Puigcerdà lorsque les carabiniers veulent enlever aux milices le contrôle de la frontière… Mon vieil ami ! Nous sentons qu'une crise grave est en train de couver. Nous décidons de rester là, de voir, d'entendre, de témoigner, de comprendre et de participer à ce qui va suivre… Nous nous mettons à la disposition du POUM, qui est en flèche et le plus menacé.

200 Le jour de la fête du Travail, les rues sont noires de monde. Pourtant, aucune manifestation officielle n'est annoncée. La CNT et l'UGT craignent des émeutes.

201 Différentes versions ont été données du coup de force tenté par les staliniens contre la Telefónica. Ils faisaient régner la terreur à Barcelone, leur influence s'étant accrue de l'« aide soviétique », et ils utilisaient les Brigades internationales pour des fins auxquelles elles ne pouvaient être destinées. Contre cette terreur se dressaient tous ceux qui étaient conscients que les mobiles de la révolution disparaissaient, et tous ceux qui se sentaient visés : les éléments non gangrenés de la FAI et de la CNT, groupés dans les Amis de Durruti, le POUM… Ceux-là réagirent aussitôt que le bruit circula de l'investissement de l'immeuble de la Telefónica et de la tentative de désarmement des travailleurs qui l'occupaient. Une foule immense se rassemble spontanément sur la place de Catalogne. Les armes sortent, des barricades s'élèvent. Nous étions le 3 mai au début de l'après-midi. Ce réflexe de défense démontre combien l'esprit de la classe ouvrière à Barcelone demeurait vigilant.

202 La garde civile reconstituée par Companys et le PSUC a cerné le bâtiment, s'en empare. Des coups de feu sont tirés par les postiers, qui se réfugient au deuxième étage, les flics occupant le bas de l'immeuble. Une trêve est manigancée par la Generalitad. Les représentants de la CNT tentent une conciliation ; ils demandent que la police quitte la Telefónica, ce qui leur est accordé. En fait, le compromis demeure, sur place c'est le statu quo. Ils demandent la destitution d'Aiguadé, le ministre de l'Intérieur de Catalogne. Elle est refusée. À la tombée de la nuit, le PSUC et le gouvernement tiennent toute la partie à gauche des Ramblas depuis la Place. Le POUM, la FAI, la CNT, la partie droite et tous les faubourgs. Dans le centre, où les organisations politiques et syndicales ont leur siège et des hôtels où logent leurs militants, des tireurs sont mis en place sur les toits, des mitrailleuses hérissent les fenêtres. Les voitures qui passent sont mitraillées des deux côtés. Mais les ouvriers visent particulièrement celles de la police. Les magasins ont baissé leurs rideaux.

203 La nuit passe, nous sommes revenus au Continental, où nous avons l'habitude de loger. Je n'ai pu retrouver ni Gorkin, ni Rojo, ni Bonet.

204 Le 4, les Amis de Durruti et le POUM sortent des journaux dans lesquels ils appellent à faire revivre l'esprit du 19 juillet. Mais la police tire partout sur le peuple en armes. Cette police que le PSUC contrôle étroitement. Les ouvriers, là où ils tiennent le haut du pavé, réagissent promptement en désarmant la garde civile. Les « ministres » anarchistes lancent, par le canal de la radio de Valence, un appel aux anarchistes, leur demandent de déposer les armes, de reprendre le travail. Cet appel crée chez les insurgés un immense désarroi. Mais Largo Caballero   [27] refuse de recourir à la force contre l'insurrection.

205 On tire de partout, sur tout. Les ménagères sortent en hâte, le matin, pour les provisions et rentrent aussitôt. La révolution s'empare du centre, tient tous les sièges des organisations intéressées. Au cinéma américain, des gardes civils sont délogés à coups de canon.

206 García Oliver et Federica Montseny, accompagnés de Mariano Vázquez   [28], arrivent à Barcelone et entament des tractations au siège de la Generalitad. Les staliniens appuyés par Companys demeurent intransigeants.

207 Le 5, un compromis semble sur le point d'aboutir : le gouvernement démissionnerait, on reprendrait les mêmes sauf Aiguadé. L'assassinat du professeur Camillo Berneri montre à quel point et jusqu'où l'on peut faire confiance à des tractations de ce genre   [29]. Les Amis de Durruti annoncent la création d'une junte révolutionnaire, exigent que soient fusillés les responsables de l'attaque contre la Telefónica, le désarmement des gardes civils, la réintégration du POUM dans le gouvernement. La Batalla   [30] se borne à reproduire ce document, qu'elle ne commente même pas. Une trêve est décidée par la CNT le 6 au matin, qui durera jusqu'à midi. Dans l'après-midi, les combats reprennent avec rage, auxquels nous participons, Pujol et moi, comme à ceux d'avant, faisant équipe avec des jeunesses du POUM et des Jeunesses libertaires, contre la police et l'Esquerra Catalana, contre les staliniens du PSUC.

208 Dans la soirée, deux croiseurs et un cuirassé amènent des troupes de Valence. Quatre mille gardes d'assaut viennent par la route, réprimant, au passage, des révoltes similaires à Tarragone et à Reus.

209 Le 7, nouvel appel de la CNT pour le retour au calme. Les gardes d'assaut sont dans les rues, entraînant une psychose de répression suffisante pour démobiliser les moins durs. Le 8, la CNT, laissant sa gauche en désarroi, le POUM exposé, déclare : « Finies les barricades ! Retour à la normale ! »

210 Abad de Santillán, le meilleur théoricien anarchiste de Catalogne devait constater amèrement que la capitulation de la CNT et de la FAI devant des staliniens avait sonné le glas de la révolution. Il y eut de 600 à 800 morts, de 1 500 à 2 000 blessés. Le POUM était maintenant à découvert, et une atroce répression allait s'exercer contre lui. […]

211 Après un récit de l'irrésistible montée en puissance des communistes dans le camp républicain et de l'enfoncement dans la guerre civile, Jaquier conclut par un bilan de désespoir : « Les Amis de Durruti et le POUM ont sauvé l'honneur. Hélas, ils n'ont sauvé que cela ! »

212 Rentrés à Perpignan, après avoir contacté Marceau, réuni le comité [de Perpignan], pris contact avec Andrés du comité anar, nous décidons de nous mettre en sommeil. Nous n'avons plus rien de commun avec ceux qui ont trahi la révolution espagnole. Mes camarades de Solidarité antifasciste internationale me demandent de faire avec eux une série de conférences en Languedoc et dans les Cévennes – Simone est à Alès, où naîtra le 15 juin, Jean-François, mon petit Jef. Le 15 novembre suivant, les Brigades internationales dissoutes défilent dans Barcelone.

213 Extrait de Simple militant, coll. « Les Lettres nouvelles », Denoël, 1974, p. 102-152


Date de mise en ligne : 21/12/2015

https://doi.org/10.3917/agone.056.0171

Notes

  • [1]
    Lire Louis Janover, « La disparition de René Lefeuvre », Le Monde, 22 juillet 1988 – rééd. Collectif-smolny.org, 8 mai 2011.
  • [2]
    Voici le portrait que fait Daniel Guérin de Maurice Jaquier, qui « avait une grosse tête de curé, prématurément dégarnie, du courage physique, des dons d’organisateur, l’étoffe d’un administrateur ouvrier » (Front populaire, révolution manquée. Un témoignage militant [1963, 1970], Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2013, p. 151).
  • [3]
    Le PSUC fut fondé en Catalogne juste après le début de la guerre civile, notamment par l'union des partis socialistes et communistes catalans. Cette politique d'union, qu'on retrouve ailleurs en Espagne au même moment, était notamment prônée par les communistes, qui y gagnèrent très vite un surcroît d'influence. [ndlr]
  • [4]
    On ne dit plus « adios » dans l'Espagne révolutionnaire. [nda]
  • [5]
    « Pas militaire, révolutionnaire. Pas de politiciens. L'union des frères prolétaires, oui, mais pas de chefs politiques, les ouvriers seuls… » [nda]
  • [6]
    Constitué le 21 juillet 1936 à Barcelone, le CCMA est une forme de gouvernement parallèle à côté du pouvoir officiel de la Generalidad. Dominé par les anarchistes, il incarne la révolution en cours en Catalogne, où partout se constituent des comités locaux équivalents. C'est notamment lui qui organise la mobilisation militaire pour contrer les forces franquistes sur le front d'Aragon. [ndlr]
  • [7]
    FAI : Federación Anarquista Ibérica ; CNT : Confederación Nacional del Trabajo ; UGT : Unión General de Trabajadores ; POUM : Partido Obrero de Unificación Marxista ; PSUC : Partido Socialista Unificado de Cataluña. [ndlr]
  • [8]
    Dans les campagnes de Catalogne, comme dans de nombreuses régions espagnoles, la révolution de l'été 1936 est très largement menée par les anarchistes qui dominent les nouveaux pouvoirs locaux. [ndlr]
  • [9]
    « L'insurrection des Asturies deviendra, aux yeux des travailleurs espagnols, anarchistes aussi bien que socialistes, une épopée exemplaire, la première tentative des ouvriers pour prendre le pouvoir par des organismes de classe, leurs comités révolutionnaires, de dresser leurs troupes, les ouvriers armés, en un mot leur propre État contre l'État de l'oligarchie. Son mot d'ordre, “UHP” (Union des frères prolétaires), devient celui de toute la classe. » (Pierre Broué et Émile Témime, La Révolution et la Guerre d’Espagne, t. 2 : Le Mouvement ouvrier, Minuit, 1961.) [ndlr]
  • [10]
    PSOP : Parti socialiste ouvrier et paysan, fondé en juin 1938 par une partie des militants de la tendance « Gauche révolutionnaire » exclue de la SFIO – sur cette période, lire notamment, Daniel Guérin, Front populaire…, op. cit. [ndlr]
  • [11]
    Surnom de Dolores Ibárruri (1895-1989), célèbre dirigeante communiste. [ndlr]
  • [12]
    Si la guardia civil est une force de police plus ancienne souvent identifiée à toutes les formes de répression des mouvements populaires depuis le milieu du xix e siècle, la guardia de asalto a été créée par la Seconde République au début des années 1930. [ndlr]
  • [13]
    Fernando de Los Ríos, ambassadeur d'Espagne en France, dont il sera question plus loin. [ndlr]
  • [14]
    Parti des viticulteurs, dont le drapeau était vert et rouge en diagonale. [nda]
  • [15]
    Célèbre leader anarchiste, Buenaventura Durruti (1896-1936) dirigea une brigade qui porta son nom – après sa mort, celui-ci fut pris par une organisation se destinant à combattre la politique « contre-révolutionnaire » de la direction de la CNT et de la FAI. Dirigeant de la CNT-FAI, Juan García Oliver (1901-1980) fut ministre de la Justice (1936-1937) dans le gouvernement de Largo Caballero. Dirigeant de la CNT-FAI, Joaquín Ascaso (1906-1977) fut président du Conseil de défense d’Aragon. Esteban Rovira (1902-1973) commanda la 42e brigade. Enric Adroher, dit Gironella (1908-1987), fut secrétaire à la propagande du POUM. Julián Gómez García, dit Gorkin (1901-1987) fut membre du comité exécutif et secrétaire international du POUM, directeur de La Batalla. [ndlr]
  • [16]
    Des bleus de travail. [ndlr]
  • [17]
    Ancien dirigeant de l’USC, secrétaire général du PSUC, Joan Comorera (1895-1960) fut conseiller aux Services publics puis au Ravitaillement du gouvernement catalan. [ndlr]
  • [18]
    Je dois à Julián Gorkin les précisions suivantes : Maurín a disparu lors d'une tournée de conférences en Galice, où l'avait surpris le soulèvement fasciste. Ses amis du POUM l'avaient cru fusillé sur la foi d'une simple carte postale, qui semblait contenir les adieux d'un homme à sa compagne, à la veille de son exécution. Mais il avait détruit ses papiers d'identité et s'était rapproché de la frontière. Arrêté à Jaca, il est demeuré plusieurs mois en prison sans qu'on arrive à l'identifier… Mis en liberté, il est reconnu dans un car par un policier qui l'avait arrêté à Boncelme en 1924, il l'avait même blessé à la jambe. Transféré à Salamanque puis à Burgos, il demeura huit ans en prison et des chantages furent exercés contre lui pour qu'il adhère à la Phalange. Il fut remis en liberté après l'effondrement de Hitler et de Mussolini. Il avait passé quatre ans en prison sous Primo de Rivera à Montjuich. [nda]
  • [19]
    Alors sous-secrétaire d'État à la présidence du Conseil, Jules Moch (1893-1985) s'opposera aux accords de Munich mais cédera à la discipline de parti lors de leur ratification à la Chambre des députés. Votant contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, il sera emprisonné puis, libéré, entrera en résistance. [ndrl]
  • [20]
    Première épouse d’André Breton, Simone Kahn (1897-1980) rencontre en 1932 Michel Collinet (1904-1977), un temps proche de Boris Souvarine ; ils rejoindront la Gauche révolutionnaire. Voici le portrait que fait Daniel Guérin de Michel Collinet : « Sémillant professeur de mathématiques, cerveau encyclopédique, syndicaliste unitaire de l’enseignement, transfuge du trotskisme, qui, revenant d’Espagne, nous avait fait, à la fin de 1934, une passionnante conférence sur la grève des mineurs des Asturies. » (Front populaire…, op. cit., p. 150.) [ndlr]
  • [21]
    Sur le Comité central des milices antifascistes, lire supra, note 6 p. 177. Le CCMA décidera de mettre fin à la dualité du pouvoir avec la Generalitad et de se dissoudre le 10 septembre 1936, la décision n'étant rendue publique qu'au début du mois d'octobre. Le 3 novembre, les anarchistes feront leur entrée dans le gouvernement républicain. [ndlr]
  • [22]
    Membre du parti radical, Pierre Cot (1895-1977) est alors ministre de l'Air. Proche des communistes, c'est un partisan de l'aide à la République espagnole. [ndlr]
  • [23]
    La Peugeot 201 de Georges Delcamp (1908-1975), à bord de laquelle ce militant de la Gauche révolutionnaire à Perpignan précédait les contrebandiers, fut un acteur important du passage des armes en Espagne. [ndlr]
  • [24]
    C'est-à-dire partisans de Paul Faure (1878-1960), ministre d'État en 1936 dans le gouvernement Léon Blum et chef de file de l'important courant pacifiste et hostile aux communistes au sein du parti socialiste SFIO. [ndlr]
  • [25]
    Membre du parti libéral, ancien président du Sénat, Álvaro de Figueroa y Torres (1863-1950) fut plusieurs fois ministre. [ndlr]
  • [26]
    Proche Léon Blum depuis les débuts de sa carrière dans le Sud-Ouest, Eugène Montel (1885-1966) l'accompagne lors de son accession à la présidence du Conseil ; interné sous le régime de Vichy, il s'évade puis entre en résistance. [ndlr]
  • [27]
    Chef (socialiste) du gouvernement républicain, Francisco Largo Caballero (1869-1946) sera acculé au départ juste après les journées de mai à Barcelone, notamment sous la pression des communistes dont il résistait à l'influence croissante. [ndlr]
  • [28]
    Dirigeants de la CNT-FAI, Juan García Oliver (1901-1980) et Federica Montseny (1905-1994) sont deux des quatre ministres anarchistes du gouvernement – respectivement de la Justice et de la Santé – entre novembre 1936 et mai 1937. Mariano Vázquez (1909-1939), dit « Marianet », fut secrétaire du comité régional de Catalogne puis du comité national de la CNT. [ndlr]
  • [29]
    Militant anarchiste italien, Camillo Berneri est assassiné avec son compatriote et camarade Francesco Barbieri, dans la nuit du 5 au 6 mai 1937. On a tour à tour accusé les communistes et les fascistes. [ndlr]
  • [30]
    L'organe du POUM. [ndlr]

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