Agone 2013/1 n° 50

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Article de revue

La contre-attaque du patronat

Pages 181 à 184

Notes

  • [1]
    Dès le 7 juillet 1936, le sénateur Bienvenu-Martin somme le gouvernement d’empêcher les occupations d’usines. Le ministre de l’Intérieur (socialiste), Roger Salengro, promet d’y mettre un terme « par tous moyens appropriés ». Devant les protestations des bureaucraties syndicales, il fait provisoirement marche arrière mais, le 29 septembre, les sénateurs réitèrent leur demande. Le 7 octobre, le gouvernement envoie la police forcer la porte d’une chocolaterie en grève dans le 15e arrondissement de Paris, et expulser les occupants (lire Daniel Guérin, « Haro sur les grèves », in Front populaire, révolution manquée, Maspero, 1976, p. 137-138). [Toutes les notes sont de l’éditeur.]
  • [2]
    Secrétaire général du Syndicat national des instituteurs de 1932 à 1940, André Delmas (1899-1979) se consacra durant ces années à trois combats majeurs : pour l’indépendance du syndicalisme, contre le danger fasciste et contre la guerre.

1Il était évident que le patronat ne resterait pas sur sa défaite de juin. Il chercherait sa revanche. Il voudrait reprendre ce qu’il avait été obligé d’accorder. Les promesses resteraient des promesses. Les contrats signés seraient constamment mis en discussion quand ils ne seraient pas traités comme de vulgaires chiffons de papier. Toujours, d’ailleurs, après une victoire ouvrière, il faut s’attendre à une contre-attaque patronale.

2Cette fois, elle est d’autant plus certaine que l’enjeu était plus important. Le patronat ne se résignerait pas avec tant de facilité à l’introduction à l’usine du contrat collectif et des délégués d’atelier. C’était pour lui plus qu’une défaite sur le terrain des revendications matérielles, c’était une atteinte morale à ses droits féodaux, une blessure faite à son orgueil.

3La contre-attaque vise deux objectifs : le renversement du cabinet de Front populaire et la reprise des concessions de juin aux syndicats ouvriers, le renversement du cabinet devant faciliter la reprise des concessions. Ce dernier objectif est évidemment le principal. L’autre peut être atteint sans que celui-ci le soit forcément. Le grand mouvement de grève de juin, si lié qu’il ait pu être au mouvement du Front populaire, n’en est pas moins resté distinct, le débordant, le recouvrant de ses vagues profondes. Peut-être la CGT s’est-elle trop identifiée, trop collée au gouvernement. De même qu’elle avait ses tâches particulières à remplir, elle avait une position plus réservée, plus indépendante à garder.

4Ses tâches, c’est-à-dire organiser le terrain conquis, faire entrer en application, corporation par corporation, usine par usine, les contrats signés ; refondre les syndicats en y incorporant les délégués d’ateliers, qui devenaient ainsi les représentants du syndicat sur le lieu de travail, pour cimenter définitivement la force syndicale et pour parer au danger d’un mouvement de délégués d’ateliers distinct du mouvement syndical et pouvant lui devenir hostile.

5Sa position, elle est apparue déjà trop calquée sur celle du gouvernement dès les premiers préparatifs de la contre-attaque patronale, lors de l’offensive au Sénat contre les occupations d’usines [1]. À ce moment, elle n’a pas répliqué à la pression bourgeoise sur le gouvernement par une pression ouvrière. Elle a laissé entamer, sinon condamner le principe de l’occupation d’usine. C’était une manière de recul, et un recul sur les idées, ce qui est toujours grave.

6Il ne fallait pas affaiblir Salengro et le gouvernement, a-t-on dit à l’époque. Le ministre de l’Intérieur avait été contraint de capituler devant le Sénat et de condamner les occupations d’usines, sinon le cabinet était renversé. En effet, la pression bourgeoise avait fait vaciller le gouvernement ; elle l’aurait renversé s’il n’avait pas capitulé. Mais en quoi la CGT était-elle tenue d’adopter la même position que le ministre de l’Intérieur ? Même d’un simple point de vue tactique, elle aurait dû différencier sa position ; c’était le meilleur moyen d’épauler efficacement Salengro et le cabinet. Le gouvernement ne l’a pas compris sans doute et la CGT a permis à la bourgeoisie de marquer un avantage.

7Pourtant, le rôle de la CGT était bien net. À l’attaque du Sénat, elle devait riposter avec vigueur ; se défendre sur le point précis de l’occupation des usines, montrer ce que le patronat avait fait du droit de grève et combien s’imposait la nouvelle forme de lutte ; contre-attaquer aussi en traînant devant l’opinion publique les fossiles du Sénat, qui prétendaient traduire la pensée et les craintes de la paysannerie française. C’était le moment de parler aux paysans, de s’expliquer avec eux et d’aider à mettre debout cette Confédération des paysans, des petits paysans qui travaillent, qui n’ont rien de commun avec les châtelains propriétaires de fermes et de métairies ni avec les marchands d’engrais qui dominent les grandes associations agricoles.

8Il faut bien dire que les communistes n’ont guère aidé la CGT à comprendre son rôle et à le remplir. Au lieu d’être les plus hardis à pousser à la lutte contre le Sénat, ils ont trouvé le moyen de proclamer cette cocasserie : Salengro a tort, mais le Sénat a raison. Évidemment, Salengro avait tort, mais c’était de capituler sous la pression du Sénat. Non seulement celui-ci n’avait pas raison, mais, du point de vue ouvrier, on ne pouvait que le regarder et le traiter en ennemi. Il est loin le temps où le point de vue ouvrier et le point de vue communiste se confondaient.

9Cette attitude plus que singulière des communistes n’était pas le résultat d’un impair ni le fait du hasard. Un mois après, quand Delmas [2], au congrès des instituteurs à Lille, envisageait que 500 000 manifestants autour du Luxembourg pourraient donner à réfléchir à ces messieurs du Sénat, les communistes volaient une fois encore au secours du Sénat. Par la bouche de Thorez, ils déclaraient que le parti communiste, qui dispose de l’influence prédominante dans la région parisienne, ne s’associerait pas à une telle manifestation.

10Quand on rapproche cette défense du Sénat de la grève d’une heure dans les usines parisiennes jetées dans les jambes du cabinet Blum, on se demande quel jeu singulier le parti communiste joue au sein du Front populaire. Plutôt, on ne se le demande pas. On comprend qu’il n’a pas encore digéré le cabinet socialiste et qu’il regrette le bon cabinet radical plus docile à Moscou qui devait sortir des élections et qui sortira peut-être de savantes combinaisons un de ces jours.

11Ce n’est pas ainsi qu’on se prépare à la prochaine bataille contre le patronat et qu’on y prépare les esprits. La CGT fera bien de compter davantage sur elle-même que sur le gouvernement socialiste et sur les communistes. Certes, la première partie de la bataille se livrera sur le terrain parlementaire. Le gouvernement a fait voter un certain nombre de lois ouvrières ; il a présidé à la signature des accords Matignon. Il se doit de faire respecter ces accords ; de faire respecter les contrats collectifs ; de faire appliquer les quarante heures. Mais si le gouvernement se montre impuissant à faire ce qui lui revient, il faudra que la CGT soit résolue à défendre les conquêtes de juin et à ne pas laisser le patronat gagner la deuxième manche.

12La Révolution prolétarienne, 10 novembre 1936, n° 234, p. 13-14


Date de mise en ligne : 21/12/2015

https://doi.org/10.3917/agone.050.0181

Notes

  • [1]
    Dès le 7 juillet 1936, le sénateur Bienvenu-Martin somme le gouvernement d’empêcher les occupations d’usines. Le ministre de l’Intérieur (socialiste), Roger Salengro, promet d’y mettre un terme « par tous moyens appropriés ». Devant les protestations des bureaucraties syndicales, il fait provisoirement marche arrière mais, le 29 septembre, les sénateurs réitèrent leur demande. Le 7 octobre, le gouvernement envoie la police forcer la porte d’une chocolaterie en grève dans le 15e arrondissement de Paris, et expulser les occupants (lire Daniel Guérin, « Haro sur les grèves », in Front populaire, révolution manquée, Maspero, 1976, p. 137-138). [Toutes les notes sont de l’éditeur.]
  • [2]
    Secrétaire général du Syndicat national des instituteurs de 1932 à 1940, André Delmas (1899-1979) se consacra durant ces années à trois combats majeurs : pour l’indépendance du syndicalisme, contre le danger fasciste et contre la guerre.

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