1La victoire du Front populaire et les acquis sociaux qui l’accompagnèrent figurent en bonne place dans les images d’Épinal d’une « gauche qui essaye » et obtient des avantages pour le plus grand nombre face à une « gauche qui renonce ». Pourtant, l’historien Guy Bourdé a pu écrire à ce sujet : « Il y a aussi les lendemains qui déchantent. On connaît bien la phase ascendante du Front populaire, qui mène de la riposte au 6 février 1934 jusqu’aux accords Matignon du 7 juin 1936. On s’intéresse moins à la phase descendante qui conduit à la fusillade de Clichy, le 16 mars 1937, à la grève générale du 30 novembre 1938. Il faut donc éclairer ce temps obscur de la déception ouvrière et du triomphe patronal, de la montée du fascisme et du déclin de la démocratie. Car il importe de comprendre comment une expérience de la gauche a tourné si rapidement à l’avantage de la droite ; comment la Chambre élue en mai 1936 a pu investir Pétain en juillet 1940. Parfois, il vaut mieux ouvrir les yeux sur ses échecs que bâtir la légende de ses succès. [1] »
2Ici même, nous ne nous intéresserons qu’à un aspect de ces suites désenchantées : celle de la contre-offensive du patronat à partir d’une analyse publiée par Pierre Monatte, fondateur de La Vie ouvrière en 1909, puis de La Révolution prolétarienne en 1925, et vétéran du syndicalisme révolutionnaire, et de deux événements moins connus que ceux mentionnés par Bourdé : la grève de l’usine Sautter-Harlé en septembre 1936 et celle de Goodrich en décembre 1937.
3La première remarque qui s’impose est de constater que le patronat ne tarde pas à réagir. Les accords Matignon datent, comme on l’a vu, du 7 juin 1936. Le patronat, surpris par l’ampleur sans précédent du mouvement gréviste et son caractère inédit – les occupations d’usine –, accepte des concessions qu’il n’aurait pas imaginé octroyer quelques semaines auparavant. Pour l’heure, c’est la peur qui domine et la volonté de sauver l’essentiel en faisant le dos rond et en attendant le reflux de la vague ouvrière. Dès l’été, le patronat se réorganise : la Confédération générale de la production française devient la Confédération générale du patronat français, accueillant de nouveaux groupes venus des petites et moyennes entreprises, mais c’est toujours le grand patronat qui est aux commandes. Cette réorganisation permet aussi un changement de direction qui est un désaveu implicite des signataires des accords Matignon. Une nouvelle génération, plus dure, arrive aux commandes pour préparer « le second round de juin 1936 ». Moins que le coût des revendications salariales, ce sont le recours aux occupations d’usine et l’exercice des libertés syndicales mettant en cause le droit de propriété qui sont dans le collimateur du patronat. À cet égard, la grève de l’entreprise Sautter-Harlé, à Paris, est chronologiquement l’une des premières étapes, sinon la première, de ce second round : elle débute dès la mi-septembre 1936 suite aux licenciements de vingt techniciens de l’usine qui sont d’actifs militants syndicaux et est menée par un comité de grève. Dans ce cas, la grève prise en main à la base par les militants de l’usine aboutit à un demi-succès, mais atteste de la coupure entre ces derniers et les appareils syndicaux. Un an et demi plus tard, les événements des usines Goodrich démontrent la force de la mobilisation de la classe ouvrière, mais plus encore la capacité de la bureaucratie syndicale à la démobiliser faute de lui assigner des perspectives claires. En ce sens, ils préfigurent l’échec de la grève générale de novembre 1938 qui clôt un cycle de luttes commencé deux ans plus tôt.
4Le second point à retenir, c’est la contribution décisive des appareils politiques et syndicaux de la gauche à cette démobilisation. Alors que le patronat et la bourgeoisie ont une conscience claire de leurs intérêts et des moyens à mettre en œuvre pour reconquérir le terrain perdu un instant, les classes populaires accordent largement leur confiance à des organisations qui ne représentent plus leurs intérêts directs. Ainsi, pour les socialistes, avant même d’arriver au pouvoir, Léon Blum a théorisé la différence entre l’exercice et la conquête du pouvoir, se liant lui-même les mains. Pour les communistes, Maurice Thorez claironne qu’il faut savoir terminer une grève – une fois satisfaction obtenue. La mémoire collective a retenu à juste titre la première partie de cette déclaration, car appeler à la reprise du travail dans une telle conjoncture aboutit à deux conséquences logiques : déposséder les grévistes de la conduite de leur grève en s’arrogeant le droit de se substituer à eux ; affaiblir un mouvement gréviste avant même qu’il aille au bout des possibilités que ses participants voudraient lui fixer. Moins cauteleux, un autre communiste répliquera que « tout n’est pas possible » au message d’espoir du socialiste de gauche Marceau Pivert affirmant que « tout est possible ! » grâce à l’ampleur et à la puissance des grèves. Au début du xxe siècle, Rosa Luxemburg avait déjà estimé que « pour un mouvement révolutionnaire, ne pas aller de l’avant veut dire retourner en arrière [2] ». Derrière les déclarations démobilisatrices orchestrées de Thorez et de ses acolytes, il y a l’oubli, à n’en pas douter volontaire, qu’« une révolution qui cesse d’avancer est condamnée à refluer », comme l’écrira Daniel Guérin dans son témoignage en forme de bilan sur cette période [3].