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Article de revue

Quand le nom-du-père est forclos…, que devient le temps de l'objet ?

Pages 89 à 100

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 108.
  • [2]
    Aristote, Physique, IV, 10-14.
  • [3]
    J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 197.
  • [4]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 223.
  • [5]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Le Seuil, 1978, p. 202.
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire X, Les concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 60.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 94-95.
  • [8]
    J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », op. cit., p. 204.
  • [9]
    « Wachberger. Temporalité et phénomène élémentaire », L’essai, revue clinique annuelle, n° 10, 1998, p. 10.
  • [10]
    J. Lacan, Le séminaire III, op. cit., p. 88.
  • [11]
    J. Lacan, Le séminaire XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 47.

 Définir la temporalité

1 Selon le dictionnaire Robert : caractère de ce qui est dans le temps, c’est-à-dire le temps vécu, conçu comme une succession. La temporalité est le temps vécu par la conscience, le temps dont elle fait l’expérience et qui déploie à partir du présent (seul moment qui saisisse une attention opérante), un passé qui est fait de rétentions, et un futur fait de protentions, c’est-à-dire de projets, de possibilités nouvelles.

2 La temporalité vit une menace, celle de l’instant ultime, qui sera la fin, la caducité de tout projet.

3 La réflexion sur la notion de temps ramène donc l’homme à son expérience intime. Saint Augustin envisageait le temps comme une sorte d’espace mental où se déroulent les choses.

4 Les philosophes sont revenus plusieurs fois sur la question du temps, ceux du XXe siècle, Bergson, Husserl, Russel, conçoivent qu’une scansion régulière s’institue au sein de l’expérience intime.

5 La notion de temps englobe trois concepts fondamentaux :

6

  • la simultanéité : « en même temps » ;
  • la succession : « le temps passe vite » ;
  • la durée : « j’ai manqué de temps pour finir mon travail ».

7 À ces trois concepts, il faut ajouter ceux de présent, passé et avenir, qui apparaissent à leur tour, comme constitutifs à la notion du temps, ils désignent des phrases ou parties de phrases bien déterminées, quand on se place à un instant précis, l’instant du discours.

8 Puisque tout événement physique est durable, il est possible de prendre, dans cette durée, autant de positions temporelles que de positions spatiales.

9 Lacan constate que « tout un effort a dû être fait pour s’apercevoir que, à un certain niveau de la physique, les deux registres, spatial et temporel, ne pouvaient continuer d’être tenus pour des variables indépendantes. Le temps dont il s’agit, au niveau où il est l’irréalisé dans une quatrième dimension, n’a rien à faire avec le temps qui, dans l’intuition, semble bien se poser comme une sorte de heurt infranchissable du réel [1] ».

10 L’analogie structurale de l’espace et du temps s’impose en bien des domaines notamment dans l’étude du mouvement. Pour Aristote « le temps est le nombre du mouvement selon l’avant et l’après [2] ». Ce que Lacan reprend dans son article « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée [3] », écrit initialement en 1945 pour la revue Les Cahiers de l’Art. Il y développe le mouvement du temps à l’occasion d’une épreuve nécessitant un raisonnement logique.

11 Pour montrer comment le sujet, à partir de l’expérience de sa situation dans le monde, construit sa représentation logico-mathématique du temps, il convient de prendre en compte l’outil symbolique dont il dispose.

12 « … Avant même que l’apprentissage du langage soit élaboré sur le plan moteur, et sur le plan auditif, et sur le plan qu’il comprenne ce qu’on lui raconte, il y a d’ores et déjà symbolisation – dès l’origine, dès les premiers rapports avec l’objet, dès le premier rapport de l’enfant avec l’objet maternel pour autant qu’il est l’objet primordial, primitif dont dépend sa subsistance dans le monde. Cet objet est en effet déjà introduit comme tel au processus de symbolisation, et il joue un rôle qui introduit dans le monde l’existence du signifiant. Et ce, à un stade ultra-précoce [4]. »

Les effets du pouvoir de nommer sur la temporalité

13 « Le pouvoir de nommer les objets structure la perception elle-même. Le percipi de l’homme ne peut se soutenir qu’à l’intérieur d’une zone de nomination. C’est par la nomination que l’homme fait subsister les objets dans une certaine consistance.

14 … Le mot, le mot qui nomme, c’est l’identique. Le mot répond non pas à la distinction spatiale de l’objet, toujours prête à se dissoudre dans une identification au sujet, mais à sa dimension temporelle. L’objet, un instant constitué comme un semblant du sujet humain, un double de lui-même, présente quand même une certaine permanence d’aspect à travers le temps, qui n’est pas indéfiniment durable, puisque tous les objets sont périssables. Cette apparence qui perdure un certain temps n’est strictement reconnaissable que par l’intermédiaire du nom. Le nom est le temps de l’objet [5]. »

15 Le jeu du fort-da en fait la démonstration. Le petit-fils de Freud […] jette au loin et ramène vers lui une bobine, ceci de façon répétée. Ainsi, il rythme dans le temps la disparition et le retour de l’objet maternel, jeu lui-même lié ordinairement à une articulation vocale, le fort = loin et le da = ici, ayant valeur […] « d’éléments discrets qui sont des signifiants ».

16 Cette bobine est reliée à l’enfant par un fil dont il a la maîtrise. Lacan, dans le Séminaire XI, envisage cette bobine, non pas comme la mère, mais comme « un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu… À cet objet, nous donnerons ultérieurement son nom d’algèbre lacanien – le petit a. [6] »

17 Quand le sujet n’a pas l’opérateur qui lui permet l’accès au symbolique, le nom ne peut plus répondre à la dimension temporelle de l’objet :

18 « Dans le rapport du sujet au symbole, il y a la possibilité d’une Verwerfung primitive, à savoir que quelque chose ne soit pas symbolisé, qui va se manifester dans le réel… ce qui aura été soumis à la Bejahung, à la symbolisation primitive, aura divers destins, ce qui est tombé sous le coup de la Verwerfung en aura un autre [7]. »

« Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée »

19 C’est le texte de référence de Lacan sur le temps.

20 Un directeur de prison convoque trois prisonniers dans le but annoncé est de n’en libérer qu’un seul, pour cela, il les met à l’épreuve :

21 Il dispose de cinq disques, trois blancs et deux noirs, et fixe un disque entre les deux épaules de chacun d’eux, hors […] portée du regard, de telle sorte que chacun ignore quelle en est la couleur. Chaque prisonnier doit, observant la couleur du disque de chacun des deux autres, en conclure quelle est sa propre couleur, le premier capable de fonder sa conclusion sur des motifs de logique et non de probabilité sera libéré.En réalité chaque sujet est porteur d’un disque blanc, le directeur n’a pas utilisé les disques noirs.

22 Lacan développe le mouvement logique des instants du temps en trois scansions :

23 1. L’instant du regard, c’est un instant de fulgurance et son temps de durée, écrit Lacan « serait égal à zéro » ;

24 2. Le temps pour comprendre amène à une méditation, sa durée implique un raisonnement, une observation des autres. Il se définit par sa fin : « Je ne peux pas être noir sinon B et C ne tarderaient pas à se reconnaître pour être des blancs » ;

25 3. Le moment de conclure est marqué par une urgence, c’est ce que Lacan appelle « la hâte ». Cette conclusion est un jugement qui décide de la mise en acte.

26 Comment se présente l’instance du temps dans le développement de Lacan ? « Montrer que l’instance du temps se présente sous un mode différent en chacun de ses moments, c’est préserver leur hiérarchie en y révélant une discontinuité tonale, essentielle à leur valeur. Mais saisir dans la modulation du temps la fonction même par où chacun de ces moments, dans le passage au suivant, s’y résorbe, seul subsistant le dernier qui les absorbe ; c’est restituer leur succession réelle et comprendre vraiment leur genèse dans le mouvement logique [8]. »

Un cas clinique

27 Depuis trois ans, je reçois un jeune homme suivi depuis l’enfance par la psychologue qui me l’adresse ; elle ne le peut plus (---) car il a dépassé l’âge des soins en centre médico-psychologique. Il est psychotique et a besoin de continuer le travail d’aménagement psychothérapeutique. Il a tendance à se sentir observé par ses camarades d’études ou ses enseignants, du côté de la malveillance ; la persécution est à fleur de peau.

28 Antoine vient à sa séance dans un état de grande perplexité anxieuse, cela fait quelques jours qu’il est dans cet état, suite à un choc, dit-il, à l’occasion d’une après-midi passée dans l’association de théâtre amateur dont il est membre depuis plusieurs années.

L’événement

29 Le metteur en scène arrive avec une nouvelle venue prénommée Carole (tiens, c’est aussi mon prénom !), celle-ci souhaite entrer dans le groupe pour faire du théâtre. Elle termine ses études de communication à la faculté. De ce fait, depuis trois mois, elle est en stage dans le service de communication-animation situé dans le bâtiment où ont lieu les répétitions théâtrales.

30 En la voyant, Antoine est troublé ; saisi par l’angoisse, il s’éloigne du groupe pour se mettre en dehors de l’action en cours. Pourquoi cet état ? Il croit reconnaître une certaine Viviane sous l’aspect de Carole et se met à nommer cette jeune fille au cours de la séance Carole/Viviane ou Viviane/Carole.Viviane est une jeune femme un peu plus âgée que lui, doctorante dans un laboratoire scientifique, elle y est à plein-temps et s’apprête à prendre un poste universitaire à la prochaine rentrée. Antoine, lui-même étudiant à la fac de sciences, vient de terminer un stage dans ce laboratoire où Viviane s’occupait de sa formation pratique ; elle était sévère avec lui.

31 Mon intervention immédiate est : « Comment Viviane pourrait-elle se trouver à plein-temps au labo et en même temps faire son stage de communication également à plein-temps ? » Il me répond qu’il ne sait pas expliquer, l’embarras atteint l’angoisse, aussi je n’insiste pas, il ne dispose pas de l’opérateur qui lui permettrait de constater l’impossibilité logique spatio-temporelle.

32 Je tente une autre approche : « Quelquefois on rencontre une personne qui ressemble presque exactement à une autre, c’est ce qu’on appelle les sosies, qu’en pensez-vous ? » Antoine n’adhère pas du tout à mon hypothèse, qui à vrai dire, n’avait pour intention que de rompre le silence pesant, compact, qui s’installait, le temps devenant figé, mort. Il dit que cette Carole/Viviane est venue là pour lui faire comprendre quelque chose, elle vient pour lui, peut-être pour l’observer ou le surveiller ? Le délire affleure.

33 Pourquoi Viviane se ferait-elle appeler Carole ? Comment pourrait-elle dans le même temps, la même durée, simultanément se trouver dans deux lieux différents ? C’est énigmatique.

34 Ce sujet a un rapport psychotique avec le temps, ce qui apparaît avec sa négation de la logique de l’espace et du temps, heurt infranchissable du réel.

35 Dans son article « La temporalité et le phénomène élémentaire » Herbert Wachberger note que « la forclusion fait obstacle au temps du Temps logique. C’est une première rencontre avec la structure, lors d’un « que me veut-on » d’une interrogation sur la jouissance, où la première perplexité concernant le signifiant est suivie de la certitude du sujet que son être est concerné, en dépit du sentiment d’irréalité d’une expérience qui ne requiert aucun moment pour comprendre. » 9

36 Pour Antoine, il y a l’instant du regard, et, presque simultanément, le moment de conclure. Il n’y a pas de scansion (étymologiquement, escalier, ce qui donne une idée de progression pas à pas). Le temps pour comprendre est forclos, en passant par la perplexité, il va du vide à la certitude délirante comme certitude de savoir.

Lacan souligne le passage du vide énigmatique à la certitude

37 Lacan décrit le phénomène élémentaire qui, plus développé, devient croyance délirante.

38 « … Contrairement au sujet normal pour qui la réalité vient dans son assiette, il [le sujet psychotique] a une certitude, qui est que ce dont il s’agit – de l’hallucination à l’interprétation – le concerne… Cette certitude est radicale. Le naturel même de ce dont il est certain peut fort bien rester d’une ambiguïté parfaite dans cette gamme qui va de la malveillance à la bienveillance. Mais cela signifie quelque chose d’inébranlable pour lui [9]. »

39 Tandis que J.-A. Miller, lors du « Conciliabule d’Angers », évoque la possibilité d’un intermédiaire entre vide énigmatique et certitude, il propose la perplexité. Mon patient est dans cet état de perplexité anxieuse qui précède la certitude délirante.

40 En 1973, dans le Séminaire XX, Lacan reprend son article de 1945, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, en introduisant le concept de l’objet a : « … ce qui mériterait d’être regardé de plus près est ce que supporte chacun des sujets non pas d’être un entre autres, mais d’être, par rapport aux deux autres, celui qui est l’enjeu de leur pensée. Chacun n’intervenant dans ce ternaire qu’au titre de cet objet a qu’il est, sous le regard des autres. En d’autres termes, ils sont trois, mais en réalité, ils sont deux plus a [10]. »

41 Le sujet psychotique n’est pas soutenu par l’objet a, il erre dans un réel, dans l’incapacité d’accéder à la division du sujet. « Voilà ce qui, non pas du tout à un moment déficitaire, mais au contraire à un moment sommet de son existence, se manifeste à lui sous la forme d’une irruption dans le réel de quelque chose qu’il n’a jamais connu, d’un surgissement d’une étrangeté totale, qui va progressivement amener une submersion radicale de toutes ses catégories, jusqu’à le forcer à un véritable remaniement de son monde [11]. »

42 L’angoisse surgit, les catégories du temps et de l’espace se contractent, se solidifient.En effet, ce qui réapparaît dans le réel n’est pas lié au temps chronologique, mais au déclenchement d’un certain type de rencontre avec le signifiant dans ce qu’on appelle les phénomènes élémentaires. La relation au temps est de ce fait, radicalement bouleversée chez le sujet psychotique. Il s’agit bien d’une atemporalité.L’analyste est pris dans cette expérience singulière d’irruption du réel. La dynamique de la cure est modifiée, c’est le patient qui la crée, et l’analyste suit, pas à pas, cette création.


Date de mise en ligne : 17/10/2014.

https://doi.org/10.3917/afp.021.0089

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 108.
  • [2]
    Aristote, Physique, IV, 10-14.
  • [3]
    J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 197.
  • [4]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 223.
  • [5]
    J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Le Seuil, 1978, p. 202.
  • [6]
    J. Lacan, Le séminaire X, Les concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 60.
  • [7]
    J. Lacan, Le séminaire III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 94-95.
  • [8]
    J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », op. cit., p. 204.
  • [9]
    « Wachberger. Temporalité et phénomène élémentaire », L’essai, revue clinique annuelle, n° 10, 1998, p. 10.
  • [10]
    J. Lacan, Le séminaire III, op. cit., p. 88.
  • [11]
    J. Lacan, Le séminaire XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 47.
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