À propos de : Leandro de la Jonquière, Figures de l’infantile. La psychanalyse dans la vie quotidienne auprès des enfants, Paris, L’Harmattan, 2013.
1 L’auteur des Figures de l’infantile nous propose une étude psychanalytique de l’éducation. L’objectif de cette recherche est de déterminer les conditions nécessaires pour que l’éducation prenne en compte le désir du sujet et permette la symbolisation chez l’enfant au cours de son processus d’apprentissage. Pour ce faire, il analyse la problématique de la relation entre éducation et psychanalyse. Sa méthode d’analyse rigoureuse et originale consiste à se servir des trois registres de l’enseignement de Lacan : Symbolique, Imaginaire et Réel comme outil heuristique. De manière systématique, il procède en interrogeant l’histoire de l’éducation depuis le siècle des Lumières jusqu’à nos jours. Au-delà d’une analyse archéologique de l’histoire de l’éducation, Leandro de Lajonquière dégage une structure. Celle-ci consiste à isoler des couples de principes opposés qui mettent en valeur les raisons des erreurs commises par un type d’éducation hégémonique reposant sur des idéaux qui condensent la jouissance de l’Autre mais annule le désir chez l’enfant. Ainsi, se divisent les signifiants enfant et adulte, sauvage et civilisé, normal et pathologique, étranger et familier. Le résultat de l’étude montre de manière catégorique ce qu’il ne faut surtout pas faire en pédagogie. Car une éducation qui prône des idéaux à atteindre selon la seule demande des maîtres, que ceux-ci soient religieux, philosophes ou scientifiques, concourt à suturer le sujet, à annuler le désir, à forclore la symbolisation et réprimer le réel. Bref, le risque encouru en se centrant sur les connaissances pour atteindre un idéal est ce que nous constatons tous, celui de provoquer un retour du refoulé, voire un retour du réel par la formation des symptômes dans le corps, symptômes qui seront dûment classifiés par la psychopathologie moderne comme des troubles du développement et des apprentissages. Ces symptômes seront à traiter, les conduites à redresser ou l’enfant lui-même à rééduquer. En fait, les méthodes pédagogiques basées sur des fondamentalismes idéologiques du passé ou du présent ne font que montrer l’échec de l’éducation elle-même.
2 Pour développer sa thèse, Leandro de Lajonquière procède par une révision des théories éducatives des psychanalystes contemporains de Freud qui se sont intéressés à la pédagogie. Ceux-ci se sont inspirés de la pensée freudienne sur l’éducation. Mais un biais très fréquent est repérable quand les psychanalystes abordent des champs connexes à leur discipline. Il consiste à répondre par la construction théorique d’une psychanalyse appliquée à ce champ. C’est le cas de Nicole Masconi. Elle avance la possibilité de construire une « science appliquée » en faisant correspondre le dispositif de la cure avec le cadre éducatif. En reprenant l’argument classique d’une psychanalyse appliquée à l’éducation, Leandro de Lajonquière met en relief combien cette méthode passe à côté de ce que la psychanalyse peut apporter à la pédagogie car cette approche tombe dans une vision utilitariste. En effet, la recherche d’une validation scientifique ne peut qu’établir des catégories épistémologiques externes à la relation du sujet à l’Autre : théorie, technique et pratique ne peuvent que faire l’impasse sur la parole du sujet. Or, pour citer l’auteur : « La psychanalyse n’est pas une technique mais une éthique du bien dire. » Par voie de conséquence, il dénonce le « réductionnisme didactique de la pédagogie ». Notre collègue propose que l’enseignement en tant qu’objet d’étude soit déconstruit et refuse le marketing techno-scientiste. Car la tendance au formatage du désir et à l’accomplissement strict des programmes pédagogiques étouffe toute incertitude ou lapsus possible. Le risque majeur d’une approche scientifique centrée exclusivement sur la connaissance est la forclusion du sujet et du désir. L’idéologie scientiste fondamentaliste actuelle est clairement identifiée par Leandro de Lajonquière. Elle fonctionne comme discours (psycho)pédagogique hégémonique. Sa pratique inspirée du modèle psycho-bio-sociologique conduit à générer des diagnostics de nouvelles pathologies de la conduite de l’enfant qui amèneront les spécialistes à prescrire de façon massive des molécules pour en réguler le métabolisme comme il en est de l’usage psychiatrique généralisé de la Ritaline. Dans ce modèle bio-psycho-social, il n’y a point de place pour la parole de l’enfant, mais au contraire prédominance de la demande des adultes, point de sujet désirant mais centrage sur l’organisme soumis aux besoins. Aujourd’hui, les théories du développement psychologique fonctionnent comme système de connaissances des besoins des enfants qui imposera ses normes afin que l’idéal soit accompli.
3 La proposition de l’auteur n’est pas de construire une nouvelle pédagogie psychanalytique mais de permettre une délimitation précise pour qu’une éducation prenne sérieusement en compte l’apport de Freud et de Lacan. Pour Freud, il s’agit d’éduquer à la réalité. On comprend bien que cette réalité est, en fait, la réalité du désir. L’auteur reprend à son compte la critique freudienne de l’éducation : critique de la répression sexuelle et de la politique de la peur qu’inspire le sentiment religieux. Ceci prédispose les adultes aux névroses. Aussi, Freud propose que l’adulte n’intervienne pas au nom de la morale. Le message freudien de l’éducation est de s’opposer à la pédagogie religieuse, de prendre en compte le désir au-delà de tout idéal et de suivre une éducation laïque et scientifique. Mais dans la société d’aujourd’hui, la science dans sa version techno-scientiste s’est substituée à la religion d’autrefois. Et donc la critique des présupposés idéologiques du techno-scientisme s’avère indispensable. Le résultat de l’analyse de notre collègue révèle deux fantasmes sous-jacents : celui de l’enfant idéal et celui d’une enfance retrouvée. Ces fantasmes fonctionnent dans le discours psychopédagogique hégémonique comme obturateur de la castration symbolique et du complexe d’Œdipe. Pour illustrer sa thèse, Leandro de Lajonquière repère le signifiant de l’enfant sauvage comme l’enfant idéal d’Itard, enfant auquel il a fallu injecter les connaissances qui lui manquaient pour en faire un sujet qui ne serait pas assujetti à la castration ni au désir, pour en faire un adulte civilisé. Nous savons que cela a été un échec car Victor n’a pas pu apprendre à parler. Une autre erreur éducative a été celle du père du juge Schreber qui produisit un fils paranoïaque. L’éducation schreberienne exige de l’enfant son effacement en tant que sujet. L’auteur du texte Les figures de l’infantile conclut ainsi : « Le commun des adultes ne doit pas réincarner l’esprit des Itard et des Schreber de l’histoire. » Ces fantasmes de l’enfant idéal, qui sera enfant sans manque, implique le renoncement à l’acte éducatif. Dans ce cas, les enfants risquent d’être victimes d’une espèce d’échec éducatif particulier qui répète celui, primordial, de l’éducation familiale, qui les a conduits à être autistes, psychotiques ou débiles mentaux. Un contre-exemple révélateur est le cas Helen Keller, fillette sourde et aveugle. Il démontre empiriquement qu’éduquer consiste au contraire à écouter l’étrange altérité de l’enfant et la nôtre propre comme a su le faire Anne Sullivan, son éducatrice, qui permit à Helen de s’inscrire dans le lien humain.
4 À contre-courant d’une pédagogie pour un sujet idéal de la connaissance, une orientation psychanalytique de l’éducation devrait donc introduire le désir pour le sujet de l’inconscient. Selon les propres mots de l’auteur : « La psychanalyse dans l’éducation consiste selon moi à dissoudre les illusions éducatives pour une éducation à la réalité impossible du désir. » C’est-à-dire substituer la répression des pulsions par leur symbolisation, orienter l’enfant vers la castration et, reprenant le bon mot de Françoise Dolto, permettre la castration symboligène. « Éduquer c’est transmettre des marques symboliques permettant à l’enfant de trouver sa place dans le champ du désir. » Leandro de Lajonquière propose alors « l’éducation à sec » dans le sens d’une pédagogie centrée sur la parole sans certitude, au-delà des connaissances, pédagogie sans formatage du désir, car l’éducation supposerait alors la valorisation d’un type de parole qui permette à la fonction signifiante d’opérer. Cette fonction qui, pour Lacan, implique la possibilité pour un signifiant de représenter un sujet pour un autre signifiant, est nécessaire pour soutenir la parole dans un mouvement permanent. Ce processus langagier produit dans l’inconscient une identification symbolique au-delà des processus d’imitation. C’est à cette fonction signifiante qu’est liée l’idée du père qui fonde un sujet dans le discours autour d’un réel toujours étranger, refoule les pulsions incestueuses, permettant ainsi le détachement de l’enfant de la mère tout comme du père. À ce niveau de son exposé l’auteur distingue l’éducation primordiale de l’éducation scolaire. Ce qu’il appelle éducation primordiale est l’éducation familiale qui permet la constitution du sujet, aux premiers temps du processus de la subjectivation, au moyen de l’opération symbolique du refoulement du désir d’une mère et produit, par l’opération de la métaphore du Nom-du-Père, le désir inconscient. Ce qui explique que le désir est nécessairement inconscient, sexuel et infantile.
5 L’éducation, qu’elle soit scolaire ou familiale, présuppose la transmission d’un certain savoir existentiel qui ne se réduit pas à la connaissance. C’est à ce niveau que l’auteur fait appel au concept de savoir tel que Lacan le fait intervenir comme étant au-delà de la connaissance. Un savoir sur le désir qui est un savoir de l’impossible. Ce savoir, contrairement aux connaissances, ne s’articule que dans le reste refoulé de l’identification imaginaire au phallus. Ainsi, le savoir sur le désir est nécessairement un savoir refoulé.
6 Enfin, une condition de la relation pédagogique est indispensable : c’est la position de l’éducateur, celle-ci doit chercher sa source dans la position énonciative inconsciente de l’adulte. En ce sens, elle est homologue au désir d’analyste en tant qu’il se situe au lieu du manque. Pour qu’une éducation s’avère possible il faut que l’adulte qui est en fonction de maître enseigne mais en même temps dénie la demande éducative. C’est-à-dire qu’il laisse apparaître le fait qu’il ne sait pas tout, qu’il est donc castré et pour cette raison, il est lui-même un sujet désirant. En fait, enseigner à l’enfant des idéaux relève d’une dette symbolique. Ce qui est transmis est de l’ordre du symbolique au sens où ce qui est communiqué à l’élève n’appartient pas au maître mais est la propriété d’une tradition de systèmes épistémiques. Les échecs éducatifs d’aujourd’hui proviennent d’une position de non-reconnaissance de l’adulte par rapport aux prédécesseurs. Les adultes refusent de reconnaître leur dette générationnelle en tant que fils de pères précurseurs. Alors, selon le psychanalyste, le renoncement de la part des adultes à l’acte d’éduquer est une forme d’infanticide symbolique car l’enseignement tend alors à refuser la dette symbolique. Dans ce contexte, connaissance, savoir, désir et dette symbolique s’articulent dans l’éducation/ne peuvent s’articuler (?). De plus, comme le signale l’auteur : « Je conclurai en affirmant que l’éducation n’est rien de plus que la mise en acte usuelle d’un processus de filiation ou de sujétion à des idéaux, désirs, systèmes épistémiques et dette. »
7 Ce processus de filiation humanisant se dédouble du fait de l’absence de rapport entre l’adulte et l’enfant. Car il y a un non rapport qui témoigne de la castration de l’Autre. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Celui-ci s’étend à un non rapport entre les générations. Du coup, l’enfance gardera un caractère étrange : celui de l’infantile. Un antagonisme structural persistera pour toujours entre l’infans d’un côté et l’adulte de l’autre. L’infantile est l’un des noms de notre inquiétante étrangeté car l’infans dans l’enfant a été objet de refoulement. Donc chez l’adulte, l’enfance commence à exister en tant que déjà perdue et refoulée. Elle insiste en tant qu’énigme. Freud a signalé qu’éduquer est un métier impossible car un réel irréductible persiste : l’infantile. Mais, les relations adultes-enfants montrent une difficulté à tenir compte de ce reste infantile inquiétant. Aujourd’hui, la figure de l’étrange infantile est niée. Dans ce cas, l’enfant amputé de son inquiétante étrangeté structurale ne sera plus reconnu et le pédagogue sera amené à construire les figures de l’exclusion : enfant sauvage, autiste, débile, psychotique, extraterrestre.
8 Au contraire, si l’adulte est celui qui parle en son nom propre, au nom du désir qui l’habite et qui le fait manquant, alors l’enfant pourra lui aussi prendre la parole en son nom. C’est un réquisit préalable pour que de la jouissance se perde parce que le lieu qu’occupait l’enfant idéal dans le fantasme de l’adulte ne coïncide pas tout à fait avec l’enfant réel. Ce qui se perd c’est l’objet petit « a » qui chute entre le sujet et l’Autre pour que l’enfant ne répète pas la leçon comme un automate. Dans ce mouvement, quand le « a » est expulsé, l’enfant cesse d’incarner le phallus imaginaire de l’Autre. Pour que l’inconscient fonctionne, l’adulte doit reconnaître sa castration et accepter la perte de jouissance. Alors seulement à cette condition, l’éducation pourra être une éducation possible pour que l’enfant ne cède pas sur son désir.