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Article de revue

Comment rester vivant ?

Pages 203 à 210

Notes

  • [1]
    Intervention du 14 décembre au colloque organisé par les Croix Marines.

1Mise en place des impératifs sécuritaires, administratifs, économiques, et leur rapport à la folie dans ce qu’elle signifie de la peur du vide, de l’absence, de la séparation et du manque dans notre société.

2Je commencerai par ce qui est à l’origine de Bonneuil : un lieu qui se proposait d’accueillir des jeunes sans chercher à colmater l’expression de leurs symptômes ; un lieu qui ne se définissait ni comme lieu de soin, ni comme lieu de thérapie, mais comme un « lieu pour vivre » ensemble.

3À l’écoute de la demande des enfants, quasi prise au pied de la lettre, s’est élaborée la notion « d’institution éclatée », au fur et à mesure que ce dispositif se mettait en place (Lieu d’accueil, Famille, Accueil psychothérapie …), élément fondamental constitutif de l’identité de Bonneuil.

4C’est dans une dialectique Dedans (l’école), Ailleurs (famille, accueil, travail extérieur, psychothérapie …) qu’un travail, sur l’absence la séparation, pour tous (parents familles d’accueils, travail extérieur, enfants, équipe …) s’est mis à l’œuvre.

5Pour préserver la possibilité d’une authentique rencontre, les réunions de synthèse, les anamnèses, les diagnostics stigmatisants, ainsi que les interprétations autour des différentes productions des ateliers de création, étaient écartés. Des ateliers de peintures, théâtre, musique, tenus par des artistes à part entière n’étaient en aucun cas considérés comme lieu d’art thérapie, mais comme lieu de création à présenter à l’extérieur. La volonté étant que les enfants ne deviennent ni objets de savoir ni soumis à l’emprise statutaire des adultes. Bien sûr la psychanalyse en tant que travail personnel nous apportait une aptitude à questionner le cadre institutionnel et nos pratiques.

6Aujourd’hui que reste-t-il de ces idées qui ont porté Bonneuil dans le contexte actuel d’une société aux impératifs consuméristes et sécuritaires ? Ces exigences extérieures fragilisent Bonneuil mais la question ne se pose pas uniquement dans une problématique causée par ces impératifs.

7Les imputer comme seuls obstacles à notre travail serait se protéger de nos propres failles et justifier un affaiblissement de notre pensée …

8L’invitation des Croix marines à ce colloque et l’argument de Tours viennent nous permettre de réinterroger Bonneuil en profondeur sur les raisons de notre existence et notre regard sur la folie.

9Actuellement nous en sommes à des questionnements autour des pertes formelles et symboliques. (Départs actuels et à venir de personnes dépositaires de l’histoire de Bonneuil, probable dissolution de l’association du cerpp, intégration dans une autre association ; changement momentané de lieu pour cause de travaux.)

10La place prépondérante des stagiaires qui se perd de vue et se banalise. Le service de l’Accueil familial thérapeutique, pierre angulaire du dispositif, et son fonctionnement singulier à Bonneuil sont mis gravement en difficulté du fait de nouvelles législations tant financières qu’ayant trait à la valorisation de la prise en charge.

11C’est une période transitoire qui pose la question de la cristallisation sur un passé. Les enjeux du moment créent une crispation liée à des inquiétudes de perte des objectifs d’origine.

12Il revient à l’équipe de se saisir de ce moment comme d’une chance de retravailler sur ce projet, afin de revivifier ce qui se joue dans son fonctionnement au travers des différentes composantes (province, atelier, travail extérieur …), et réinterroger à la lumière d’aujourd’hui les notions d’éclatement et son caractère expérimental. Ceci afin de savoir ce qu’il est possible d’ajuster dans le mouvement actuel. Aujourd’hui, comme hier, il y a à prendre en compte le contexte social.

13La force du discours mortifère des impératifs sécuritaires, économiques, administratifs, complexifie le rapport à la vie interne du sujet, à la vie psychique qui se trouve banalisée, appauvrie, niée. Le vivant se trouve enfermé dans l’illusion de le rendre prévisible. Les destins sont programmables et la construction psychique des sujets est limitée, encadrée, afin de les faire rentrer dans les cases sociales prévues au travers notamment des évaluations qualitatives et des protocoles d’accréditation.

Un discours administratif « psychotique »

14Un impératif administratif met en lumière une de nos difficultés actuelles : un jeune est compté administrativement comme absent s’il n’est pas présent plus de trois heures dans une journée. Le prix de journée n’est alors pas prévu. Or l’un de nos postulats de travail est justement qu’il y ait de la circulation.

15En effet, « Le travail à l’extérieur » est un dispositif qui a été mis en place à l’École expérimentale de Bonneuil au tout début de l’institution, à partir de la demande d’un enfant.

16Un jeune passionné de mécanique réparait les vélos de l’école en compagnie d’un éducateur. Il a exigé de travailler pour de vrai, dans un vrai atelier, avec de vrais réparateurs de vélo, ailleurs, pas dans l’école et pas avec des permanents de l’école !

17Ce fut le début d’un vrai compagnonnage. L’enfant, et l’adulte qui l’accompagnait, soumis aux mêmes contraintes, à égalité face aux exigences liées au métier. Ce qui était demandé à minima était de ne pas nuire au travail lui-même. La liberté était laissée à l’enfant comme au patron d’arrêter l’aventure. Ce dispositif s’est maintenu malgré la disparition de beaucoup d’artisans, remplacés par des grandes et moyennes surfaces commerciales … Mais les principes de base du travail ont perduré : suivre le désir exprimé par l’enfant.

18Ce travail-là n’est pas pris en compte au regard de l’administration et n’a donc pour elle aucune pertinence. Alors que le principe même d’institution éclatée avait cette fonction-là d’organiser pour un jeune une circulation entre la famille d’accueil, un lieu de travail, etc., et l’institution.

19Le politique vient enserrer le sujet, et resserre les possibilités d’échappement, d’existence, d’être en tant que sujet désirant.

20Si le jeune est dans un lieu, il peut manquer ailleurs, il est absent ailleurs. Ce qui s’organise c’est que l’enfant n’est pas là, mais il est toujours existant psychiquement dans l’esprit des uns et des autres. La circulation, c’est ce qui organise une possibilité de travailler autour du manque, de l’absence.

21Ce que le discours administratif tente d’amoindrir, de déprimer, c’est justement tout ce travail qui sous-tend l’aller-retour ici ou là : l’enfant n’est pas compté s’il est entre deux lieux. Le discours administratif vient dire : il n’est nulle part. L’entre deux n’existe pas. Et le risque, c’est que ce discours dédouane de prendre en considération le jeune imaginairement.

Echapper au discours administratif pour rester vivant

22Les contraintes de l’évaluation et l’opacité de son discours, établies pour nous permettre de mieux fonctionner, ne sont mises en place que pour mieux assurer un contrôle et créer de la suspicion.

23Subvertir n’est pas se mettre hors la loi. C’est tenter de mettre à jour ce que ces contraintes viennent colmater de nos failles et d’en découvrir les effets pervers. Ceci afin de se remettre véritablement à penser au-delà d’un discours universitaire ou statutaire.

24Le discours administratif vient organiser une discontinuité là où justement on travaille à construire une continuité psychique, et mettre au travail un lien imaginaire affectif et un travail sur la séparation. Le discours administratif ne fait pas inexister ce qui circule : il clôt les espaces. Il supprime le lien, symbolique et réel, en effaçant les trajets d’un lieu à l’autre.

25Il m’est arrivé d’accompagner un jeune dans une famille d’accueil, il tombait à genoux et se figeait à chaque discontinuité du parcours (changement de direction, escalier, tourner, monter dans le train, s’asseoir …). À mes yeux, pour lui chacune de ces étapes représentait un imprévu, une rupture, une faille infranchissable qui le tétanisait. Progressivement je l’ai accompagné, un peu avant, pendant, par le geste, la parole, afin qu’un lien entre chacun de ces espaces puisse se faire avec moins d’angoisse. Avec le temps ces trajets sont devenus plus fluides sans qu’il soit nécessaire de faire cette sorte de lien, qui s’est transformé pour moi, en une invitation à communiquer.

26Ces moments capitaux ne sont pas pris en compte, dans tous les sens du terme, ils n’existent pas pour l’administratif ; ils sont niés et c’est pourtant ce qui fonde la vie elle-même.

27Le discours administratif a sa fonction dans nos sociétés, mais il se comporte de manière « psychotique ». Il produit de la discontinuité et du cloisonnement. Il est donc vital pour nous de l’identifier pour mieux s’en affranchir le mettre à distance et le subvertir, afin d’éviter un de ses effets pervers : en être porteur. Cette problématique du collectif qui enserre le sujet est éternelle, et inhérente à toute société et de tout temps.

28Je vais me référer à un extrait De la démocratie en Amérique de Tocqueville, écrit en 1840 : « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes à travers lesquelles les esprits les plus originaux, les âmes les plus rigoureuses, ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître, il ne tyrannise point, il gène, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. »

29La folie vient titiller la société dans ce qu’elle rappelle de son rapport fondamental au manque, à l’absence, et dans sa capacité à mettre en lumière tous les remparts artificiels que nous construisons pour ne pas faire face à ce manque. La folie est alors mise à la marge par ce qu’elle vient nous rappeler d’insupportable à entendre.

30Avant le fou venait provoquer, dérangeait pour questionner. Aujourd’hui la folie ne vient plus gratter la société pour lui faire entendre quelque chose de la condition humaine. La société cherche à se protéger de la folie et l’enferme dans un discours soignant ou dans un impératif d’intégration par le scolaire et le travail. Intégration comme exigence de se plier à ce qui est déjà prévu, et non comme processus vivant.

31Le travail à l’extérieur est traversé par les mêmes contraintes : l’attente d’un travail comme une fin en soi. Mais quel est le sens de l’embauche ? L’intégration est un processus long à se déployer, et qui peut prendre des formes diverses.

32L’embauche n’en est qu’une forme possible, et encore souvent après un très long temps de cheminement du jeune. En fait, là où le discours se pervertit, c’est quand il détourne un dispositif mis en place (le travail à l’extérieur), en prenant les moyens pour la fin. La question est : quels processus psychiques possibles met-on en place ? Et non : quel résultat ?

33La volonté d’intégration, au sens où la société l’entend actuellement, se heurte au discours de la folie qui a un rapport avec la vérité. Ce discours n’est pas audible pour la société. Actuellement, le collectif s’impose de telle sorte qu’il écrase l’individuel dans sa singularité, son originalité.

34Le travail à l’extérieur permet d’organiser des voies de circulation possible, c’est-à-dire de laisser le jeune être acteur de son devenir.

35L’argumentaire du 14 décembre interroge sur : « Quels champs collectifs de et de partage mettre en œuvre », la question est d’importance. Quel espace trouver pour la parole subjective ? Un espace où le discours de l’un ne vient pas se substituer au discours de l’autre. Au niveau social, plusieurs discours viennent se mettre en lieu et place du discours du sujet : administratif, médical, économique. Comment ne pas en être un vecteur et le reprendre à son propre compte ?

36Il y a à élaborer pour soi ce que les jeunes viennent interroger en nous. Il faut soi-même se confronter à de la séparation, à l’absence, au manque.

37L’administratif vient clore la parole de l’intime. Or c’est avec cette parole que l’on travaille. La nôtre. On ne parle pas depuis un statut (éducateur, psychologue, infirmier …) qui nous prédéfinit administrativement, mais depuis nous-mêmes. Qu’est-ce que notre statut vient protéger de notre réelle relation à la psychose ? Il faut faire un sort à la soi-disant objectivité du discours du spécialiste, qui se replie derrière ce statut. Assumer la subjectivité de notre position. L’assumer, car elle est justement le c œur de notre travail.

38C’est être aveugle ou sourd que de croire que le fou ne puisse se saisir, identifier à sa manière, et se jouer d’un discours soignant et statufié. Quelles bonnes raisons lui donne-t-on de venir quelque peu nous rejoindre dans notre rapport au langage, quand il peut être si faiblement authentique ?

39Pourrait-on envisager que le discours administratif, au lieu de nous contraindre, puisse venir nous signaler l’appauvrissement de notre pensée afin de nous inciter à la recréer ?

40

Ce qui se dresse devant nous
Arches ou ténèbres
Ne supprime
Aucun rêve
Qui forgea notre vie
Ce qui s’annonce
Plénitude ou néant
Ne ternit
Nul désir
Qui défia l’impossible
Andrée Chedid, Par delà les mots

Notes

  • [1]
    Intervention du 14 décembre au colloque organisé par les Croix Marines.
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