À propos de… L’invention du psychanalyste Le Trait du Cas, Claude Dumézil et Bernard Brémond érès, coll. « Point Hors Ligne », 2010.
1La couverture est illustrée par Sylvain Diez.
2Dans ce titre, L’invention du psychanalyste, se lit d’emblée une équivoque délibérée et bienvenue, créée par l’emploi de ce «?du?». S’agit-il de ce que le psychanalyste invente ou de ce pour quoi il est inventé??
3De plus, le sous-titre Le Trait du Cas a un double sens?: il peut s’écrire ou en majuscules ou en minuscules. En majuscules, c’est un «?dispositif?» (au sens figuré, un dispositif est un agencement).
4Le Trait du Cas a pour ambition de saisir ce qui serait transmissible de la clinique psychanalytique. Cette pratique sur la pratique quotidienne du psychanalyste a pour enjeu de produire, d’éclairer un «?trait du cas?», alors écrit en minuscules.
5Ce nouveau livre est une suite largement enrichie d’un précédent ouvrage intitulé Le Trait du Cas?: le psychanalyste à la trace, publié dans la même collection en 1989.
6Cette version nouvelle augmentée a été établie avec la participation de Pierre Leroy et Radjou Soundaramourty (notamment la première partie)?; Pierre Leroy en signe l’envoi?: Le Trait du Cas à l’école du sujet.
7Le trait du cas, c’est tout à la fois un signifiant, un dispositif, une «?pratique sur la pratique?», un trait et une fiction.
8Ce fut à l’origine un signifiant utilisé une seule fois par J. Lacan, en quatrième de couverture du premier numéro de Scilicet. Ce terme a disparu des rééditions, un fac-similé en est reproduit à la page 217 du présent ouvrage. J. Lacan y justifiait le principe du «?non-signé?», supposé offrir plus de sécurité? pour évoquer le personnel dans la pratique.
9Ce signifiant, Claude Dumézil va le «?relever?». À propos de cet emploi, il fait l’hypothèse que ce terme l’a peut-être inspiré en contrepoint de l’appellation «?fabrique du cas?» utilisé par ailleurs.
10Ici pointe la spécificité du trait?: «?La polysémie du mot trait, sa juxtaposition au terme de cas offrait un assemblage dont le côté «?attrape signifiant?» pouvait s’avérer opérant dans son équivocité même.?»
11Le Trait du Cas n’est pas la présentation d’un cas qui orienterait du côté de la psychopathologie. Ici, le cas, «?ce n’est plus l’analysant, ce n’est pas la cure, ce n’est pas l’observation, ni l’anamnèse, ce n’est pas non plus l’analyste, c’est tout cela à la fois?» (p. 55), et c’est toujours du «?non-signé?» puisqu’«?un?» praticien parle, non d’un cas, mais de l’analytique au travail.
12Ce dispositif permet à un analyste qui vient témoigner de sa pratique, de parler à «?quelques autres?» de ce qui, dans une ou des cures, lui fait embarras. Ce faisant, il y parle du patient, de lui et de l’ensemble analysant analyste. Il va en être fort surpris.
13«?L’enjeu est d’affiner l’analyse de ce qui détermine singulièrement le psychanalyste dans sa pratique, donnant lieu à un travail clinique du transfert, de l’énonciation et de l’acte.?»
14La nécessité de penser à un travail en prise directe sur la pratique de l’analyse freudienne est ancienne. Elle a conduit de 1983 à 1985 à l’existence de deux séminaires fermés qui, dès 1984, s’ouvriront périodiquement à un public élargi de praticiens. C’est le début de la Séance publique. Cette ouverture a pour effet la mise en perspective de ce signifiant «?trait du cas?». Puis, en 1986, il y a création du Cartel (2e temps du dispositif aujourd’hui).
15Le dispositif se déploie donc dans trois espaces-temps articulés où s’opère un déplacement des positions énonciatives de chacun. Sa conception s’inspire des trois temps du «?Temps Logique?» élaboré par J. Lacan (l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure) ainsi que de son invention du dispositif de la Passe.
16Premier espace-temps?: le Séminaire. Il est fermé et réunit deux fois par mois un nombre restreint de participants «?chacun s’offrant à la division par le trait?». (Pierre Leroy, p. 32)
17«?À chaque séance, un participant expose, de sa pratique, un ou plusieurs fragments qui lui viennent à dire pour le suspens qu’ils laissent sur son implication en tel ou tel point?» (p. 10). Ceci donne ensuite lieu à un échange entre les participants «?dans la perspective que puissent se dégager (un ou) des enjeux transférentiels dont le repérage immédiat, ou le plus souvent après coup, lui permettra de poursuivre sa pratique là où il s’y attendait le moins, et son élaboration théorique là où l’invention le requiert?».
18Le Séminaire est piloté par un de ses membres ayant une expérience suffisante du dispositif. Il s’y expose à son tour comme les autres participants.
19Chaque participant doit avoir, au préalable, une expérience et un temps de contrôle suffisants.
20À ce jour, cinq séminaires fonctionnent dans différentes villes?: Paris, Lyon, Nantes, Madrid et Buenos-Aires.
21Deuxième espace-temps (historiquement le 3e)?: c’est le cartel.
22Changement de lieu, changement d’adresse?: «?les participants au Séminaire qui le souhaitent forment des cartels composés chacun de membres des différents séminaires, dans le but de développer plus avant les questions que le séminaire laisse nécessairement en suspens?».
23Troisième espace-temps?: nouveau changement de lieu et d’adresse. La séance publique annuelle ouverte à un public élargi de praticiens. On y présente ce qui s’est élaboré dans l’après-coup. Ceci s’accompagne généralement d’un passage à l’écrit.
24Le Trait du Cas se distingue du contrôle par son but. Il ne porte pas sur le déroulement de la cure. Il se distingue des groupes d’intercontrôle pour parer aux risques des effets de groupe.
25Comme la Passe, il s’attache à une recherche sur le désir d’analyste. Comme elle, il peut avoir un effet instituant. La Passe, par le biais de témoignages indirects, dans des temps successifs, déplace elle aussi les positions énonciatives, mais le Trait du Cas comme dispositif laisse espérer, au-delà d’un travail de transmission, la production d’une invention singulière et temporaire qui modifierait le rapport du praticien à la théorie et pourrait conduire à l’élaboration d’un savoir inconscient.
26Ce dispositif est qualifié par les auteurs de fiction opératoire dont sont attendus des effets instituants et théorigènes. Le terme fiction est ici utilisé à l’image de ce qu’est une fiction en droit?: c’est ce qui est présumé. Ce n’est ni faux, ni imaginé, c’est supposé.
27La fiction permet de «?passer?», écrit Bernard Brémond. Le trait est une fiction en ce qu’il n’existe pas, il n’en est pas moins supposé, c’est-à-dire attendu.
28Danielle Treton dans un texte intitulé «?Serendipité [1]?», utilise un terme aujourd’hui banalisé dans la littérature scientifique, pour nommer la trouvaille, l’inattendu dans une recherche. Le Trait du Cas lui aussi fait surprise. Il se produit dans «?l’exploration par chacun qui s’y expose à son tour, de ce qui l’institue analyste de sa propre expérience de praticien, par la mise en perspective de moments, de traits privilégiés, dans une pratique concrète de l’analyse freudienne?» (Claude Dumézil, p. 136).
29Premier trait?: l’analyste qui, dans le Séminaire, expose et s’expose «?parle de son patient mais aussi bien de lui et de l’ensemble patient analyste?». Dans le flux des paroles d’un ou de patients, il parle d’une séquence, de quelque chose qui s’est passé dans la cure. Dans ce premier découpage, il vient dire ce quelque chose «?qui lui fait embarras?»?: résistances, blocages, interprétations, interventions plus ou moins heureuses,?; puis dans l’échange avec les «?quelques autres?», quelque chose va chuter de son discours, son récit se déconstruit.
30Alors le trait peut apparaître, dès le Séminaire ou dans l’après-coup, ou dans les deux autres espaces-temps lors des reprises ultérieures dans le Cartel, ou avec le passage à l’écriture. Deuxième occurrence?: «?Un des protagonistes va modifier sa position énonciative par une levée de censure ou de refoulement, une parole ou une formation de l’inconscient qui fait interprétation, ou la surprise d’un effet de sujet?» (p. 139).
31À chaque étape, dans la démarche même, les positions énonciatives des participants sont déplacées et modifiées.
32Tel est le caractère instituant de ce dispositif. Le caractère instituant, c’est «?l’institution et du désir d’analyste, et, d’une certaine manière, du sujet, du sujet barré par le signifiant?» – signifiants d’ailleurs audibles dans le Séminaire (p. 26).
33Le terme instituant est construit comme l’est le terme analysant opposé à celui d’analysé. Instituant est ici opposé à institué voire institutionnel. Il traduit quelque chose «?en devenir?».
34Fruit de ce déplacement, une conversion du sujet s’opère dans son rapport au savoir?: «?dans un double mouvement, dans la dialectique institution/destitution, se réécrivent les déterminations signifiantes qui ont permis cette conversion?».
35Nous pouvons alors parler d’un moment théorigène, car, de ce personnel, de ce singulier qui vient à chacun à l’occasion de sa pratique, l’analyste va tenter, non pas d’y plaquer des concepts, mais, «?éveillé?», de faire théorie.
36La fiction a fait «?passerelle entre un réel non analysé et la consistance symbolique?».
37Pourrait-on dire, que dans la recherche du désir d’analyste, à travers cette dynamique de répétitions, l’altérité du même deviendrait invention??
38Le troisième acte de l’ouvrage s’intitule d’ailleurs?: «?Aux sources du désir d’analyste?».
39Il rassemble deux études de Bernard Brémond, l’une sur «?Leurre, vérité et fiction dans la pratique de la psychanalyse?», l’autre sur la mise au travail de l’inconscient du psychanalyste. Claude Dumézil avance l’hypothèse d’une dimension structurale du désir d’analyste.
40À la fin du livre, le lecteur trouvera un glossaire des termes-clés, appréciable pour sa densité et sa précision.
41Pour conclure l’entretien (qui ouvre ce livre) entre Claude Dumézil, Pierre Leroy et Radjou Soundaramourty, le premier raconte que lors de la présentation en 1989 du premier livre Le Trait du Cas, alors qu’il évoquait la possibilité d’une transmission qui ne serait pas uniquement de savoir, un quidam brandissant ce petit livre s’écria?: «?On ne peut pas dire grand-chose de cela, à vrai dire, ceci n’est pas un livre.?» Cette critique transmettait cependant quelque chose d’important?: une disjonction de l’écrit et du transmissible.
42Eh bien, L’invention du psychanalyste n’est peut-être pas un livre?: «?C’est une construction sur les chemins et les trébuchements du désir d’analyste, «?maison commune?» du Trait du Cas.?»
43Sur la première de couverture – à l’étage de la cure, une bulle vide est offerte aux dires du Petit lion-analysant, et, avec l’Hippopotame-analyste, ils vont remplir ou coincer la bulle, tandis que, dans un autre espace-temps, les hippopotames-analystes… conciliabul (l) ent.
44Michelle Fourichon
À propos de L’autiste et sa voix, Jean-Claude Maleval, Paris, Le Seuil, 2009.
45En matière de traitement de l’autisme, ce livre vient comme une réponse à la littérature scientifique actuelle qui prône « des formes d’aménagement de vie à long terme » pour le sujet autiste, via les méthodes TEACHH, PECS, CAA ou des formes de traitements comportementaux très prescriptifs comme la méthode ABA. J.C. Maleval s’insurge contre des discours faisant de l’autisme un « handicap génétique », ces approches ne cherchant plus à soigner, mais à éduquer. Son argument est que ces discours « font taire » l’autiste. Alors l’auteur va leur donner « de la voix », et montrer qu’une approche psychanalytique considérant que le sujet possède un savoir essentiel sur son mode de fonctionnement, ouvre de nouvelles perspectives sur la connaissance du sujet autiste. Il se fait « un devoir » de prendre au sérieux ce que les autistes disent d’eux-mêmes. « La forteresse autistique se révèle n’être pas vide. » L’autisme serait une manière d’être, une position subjective spécifique et non un fonctionnement archaïque.
46Après un état des lieux complet, retraçant les connaissances et les recherches depuis le XIXe siècle, l’auteur analyse les mutations et les évolutions dans l’appréhension de l’autisme, d’Emminghaus à Kanner et Asperger, puis des approches psychanalytiques de M. Mahler, Bettelheim, Tustin et Metzer (pour qui l’autiste est considéré comme un arriéré mental). Maleval va s’appuyer sur les travaux de Rosine et Robert Le Fort, les premiers à soutenir l’existence d’une structure autistique, avec « un essentiel qui reste invariable ». L’auteur de cet ouvrage nous propose une autre approche psychanalytique de la structure de l’autisme, déjà ébauchée en 1998 dans un article : « L’autisme de Kanner au syndrome d’Aperger ». Il met en valeur deux caractéristiques, d’une part un trouble de l’énonciation dépendant d’une carence de l’identification primordiale, où il rejoint les Lefort, et d’autre part une défense spécifique prenant appui sur un objet hors corps, propre à constituer la matrice d’un Autre de synthèse. C’est au sujet des défenses et du transfert autistique que Maleval fait un pas supplémentaire, il va y consacrer la plus grande partie de son ouvrage, montrant toutes les ressources que le sujet autiste peut tirer du Double et de l’objet. Pour corroborer son analyse, l’auteur s’appuie sur les ouvrages autobiographiques et les témoignages d’autistes de « haut niveau », pour faire entendre quelque chose de « la logique de leur singulier fonctionnement », particulièrement les ouvrages de Donna Williams, Temple Grandin, Birger Sellin, et Daniel Tammet. « Plutôt verbeux les autistes », cette formule de Lacan va amener Maleval à porter son attention sur la spécificité de leur énonciation : l’autiste « parle volontiers, mais à condition de ne pas dire ». Il s’agit pour le sujet autiste de ne pas mettre en jeu sa jouissance vocale, sa présence et ses effets. Sa difficulté est de prendre une position d’énonciateur. Maleval oriente tout son travail sur la voix du sujet, « cet objet de jouissance ». Au principe de l’autisme, Maleval met une dissociation entre la voix et le langage, se manifestant cliniquement dans la scission entre les émotions et l’intellect. Cette première défense va couper le sujet de sa vie émotionnelle. Mais il souffre d’une solitude douloureuse, alors il cherche à entrer en communication, sans mettre en jeu la jouissance vocale, pour maîtriser cette « jouissance folle ». Maleval reprend à son compte une formulation d’Eric Laurent d’un « retour de la jouissance sur un bord », ce que révèle l’omniprésence de l’objet. Par l’usage des éléments du bord autistique qui cherche à ordonner et pacifier le chaos intérieur, l’autiste peut sortir d’un repliement sur soi et devenir autonome. L’auteur étaye cette idée avec de remarquables témoignages d’André et ses marionnettes, des compagnons imaginaires de Donna Williams, de la machine-auto de Joey (Bettelheim), et de la trappe à serrer de Temple Grandin, ainsi que des stratégies variées que les autistes sont amenés à développer : invention d’un monde, appropriation de savoir, tels que les plans de bus, les nombres, calendriers, horaires de trains et bien d’autres. C’est en ayant recours aux images et aux signes pour appréhender le monde que l’autiste met en œuvre une défense qui opère un clivage aussi bien dans sa parole que dans son audition, afin de les épurer de la voix. Alors quel traitement pour le sujet autiste ? C’est à partir des cures individuelles de Donna Williams qui vont être envisagées comme une sorte de laboratoire d’étude de son fonctionnement subjectif que Maleval va répondre à cette question. L’ouverture qu’a produite la cure de Williams le conduit à situer l’énigme fondatrice du choix du sujet autistique dans un refus de mortification de la jouissance de son être, qui produit « la mort » de celui-ci, en le coupant de l’Autre symbolique, faute de pouvoir prélever sur lui le manque qui donne au désir sa dynamique.
47L’enfant autiste étant rarement en mesure de faire une demande d’analyse, le traitement le plus approprié serait à chercher dans des institutions averties de son fonctionnement subjectif, et organisées en fonction de celui-ci, où ses inventions et ses îlots de compétences seraient valorisés, et non tenus pour des obstacles à son développement. Respectant ses doubles et ses objets, un accès à la vie sociale serait alors possible pour lui. C’est le projet qui régit certaines institutions qui se réfèrent à une variante de la psychanalyse appliquée que J.A. Miller nomme « la pratique à plusieurs ». Malgré la richesse des témoignages d’autistes, de la méticuleuse analyse que Maleval en fait, de la finesse de son travail sur la voix, et du traitement proposé, nous sommes restés sur une étrange sensation : le message n’allait pas avec la mélodie. Est-ce dû au fait que cet ouvrage rassemble divers articles déjà publiés, amenant d’inévitables redondances, à un effet singulier de la rencontre du clinicien avec le sujet autiste, ou que l’auteur est tout simplement un professeur ?
48Christelle Said
À propos de Vieillir... Des psychanalystes parlent. Un désir qui dure, Dominique Platier-Zeitoun et Jose Polard, érès, 2009.
49Dix-neuf analystes ou plutôt dix-neuf hommes et femmes parlent de psychanalyse, de ce qu’ils associent à ce terme, à partir de diverses positions énonciatives. Ils ont en commun d’être âgés, sans être nécessairement proches en âge les uns des autres, et d’avoir été ou d’être toujours praticiens de la psychanalyse. La plupart ont parcouru un trajet professionnel intéressant qui leur a apporté une notoriété parfois internationale. Certains sont peu connus des générations qui se sont formées ces dernières décennies, ayant pris leur retraite partiellement ou entièrement depuis longtemps. L’un d’entre eux, Conrad Stein, peut faire résonner les séminaires de Lacan près d’un demi-siècle après leur énoncé. Leurs références théoriques et institutionnelles sont diverses, issues ou non de l’enseignement de Lacan, marquées ou non de façon prépondérante par la pratique de l’analyse, ou par des pratiques de soins en institution en référence à la psychanalyse.
50L’originalité qui se dégage de la juxtaposition de leurs discours est qu’ils parlent tous très différemment, mais qu’ils se livrent pour la plupart à une tentative d’articuler leur discours théorique à leur relation intime à la mort à venir. Exercice dont la qualité de stimulant psychique se transmet à la lecture de qui se sent concerné par la façon dont l’humain tâche de se débrouiller avec l’impensable. La supposition de ce livre semble être que cette relation intime deviendrait plus abordable et davantage transmissible avec l’avancée dans les années, si elle est associée à une pratique de l’analyse, et sa lecture va dans le sens de cette supposition. Chaque interview séparément est en elle-même un espace de discours où l’on trouve diverses idées, mêlant parfois ce qu’on pourrait appeler la vie privée et l’auto-analyse, des réflexions sur la pratique analytique, sur les institutions analytiques, sur la perception clinique de l’incidence de l’âge sur le travail des analysants.
51La passion de l’analyse est souvent centrale. Certains analystes sont amenés à dire que rien, dans leur âge et ses effets, ne les incite à arrêter de travailler, peut-être même au contraire. D’autres se trouvent aux prises avec des enjeux théoriques qui les amènent à estimer que la mort réelle de l’analyste prendrait une place telle dans la cure de l’analysant, que la poursuite avec un autre analyste pourrait être empêchée par cette mort?; il serait alors de la responsabilité de l’analyste de ne pas entamer de nouvelles cures au-delà d’un certain âge.
52D’autres résonances affectives peuvent s’entendre chez ceux qui ne prennent plus de «?nouveaux patients?» ou des «?petits enfants?» en cure, avec lesquels il faudrait s’asseoir par terre… S’agit-il d’une façon de reconstituer cette vie privée dont Lacan disait qu’elle était remplacée pour l’analysant par une «?vie analytique?»?? Est-ce une façon de sortir de l’analyse?? Tel sujet interviewé semble avoir quitté avec l’analyse un certain poids névrotique qui alourdissait sa vie. Cette femme parle avec des accents de désir, de façon vivante, de ce qu’elle a investi, de sa vie de femme avançant dans l’âge. D’autres évoquent leur retrait de la clinique en réfléchissant sur la façon dont ils ont pratiqué l’analyse ou dont ils la pratiquent encore partiellement, tout en ne cessant de revenir à la psychanalyse dans leurs travaux de recherche.
53Claude Dumézil, interrogé lui aussi, évoque l’incidence du désir d’analyste, comme une occurrence découplée de la pratique de cette profession?; celui-ci peut perdurer ou resurgir, alors qu’on a arrêté de travailler comme analyste. Rien n’indique non plus, remarque-t-il, que ce désir soit «?chevillé au corps?» jusqu’à la fin de la vie. Un petit coin de voile se lève grâce à cet ouvrage sur ce que Claude Dumézil qualifie de «?tabou?» dans les institutions analytiques?: que disent les analystes sur la fin de leur pratique?? Cette question se confond-elle avec celle de leur mort??
54Dans la plupart des entretiens, il semble exister un espace intermédiaire où une fin de pratique progressive est en cours, cependant qu’un travail de recherche, d’écriture se poursuit et semble être devenu le plus important pour le sujet. «?Ce travail de l’auto-analyse, ce serait un travail du vieillissement?», dit l’un d’eux. La plupart s’accordent à dire que, par rapport à leurs jeunes années, leur travail d’analyste s’est plutôt élargi dans l’écoute, leur capacité associative s’est plutôt améliorée. Dans l’ensemble, ils pensent que des patients âgés ont des capacités d’élaboration importantes, à l’encontre de ce qu’il était convenu d’en penser au temps de Freud. Ceux qui travaillent toujours pleinement avec des patients donnent à penser que chez eux, Éros reste lié à leur désir d’analyste, leur âge, leur mort devenant dans ce contexte des signifiants comme d’autres en circulation dans le transfert avec leurs analysants.
55La vieillesse et son corollaire la mort comme mise en exergue invisible soulignent les positions subjectives qui font tenir les discours?: tel est resté un professeur, tel autre campe sur sa qualité virile désirante, telle se pose comme analysante dans un époustouflant parcours des enjeux de sa vie et de son parcours théorique, tel encore expose une théorie de l’inconscient qui est la sienne…
56Le lecteur les rencontre analystes, animés par ce que l’un d’eux, de formation non lacanienne, appelle avec justesse «?l’impact vrai qui signe qu’on est au cœur des choses?», mais aussi névrosés, analysants – l’un d’eux insiste sur la remise au travail du désir par des «?tranches?» d’analyse jusqu’à la fin – et sujets en proie à l’angoisse dont certains parlent beaucoup.
57D’autres exposent la limite qu’ils assignent à la théorie analytique. Une des interventions, surprenante en cet endroit, est la plaidoirie d’un professeur pour un soin psychique basé sur une théorie du symptôme qui lui est propre, expressément non analytique et accompagnée d’une violente sortie contre la psychanalyse. Comme en écho à son discours d’exclusion, son nom est oublié de la liste des intervenants sur la quatrième de couverture…
58Chez tel autre, l’étalage d’un désir ambigu dans le transfert et un discours d’ostentation dans ce qui est donné comme une proximité historique avec les analystes les plus importants, ne laisse guère de place aux questions qui font l’intérêt de l’ouvrage par ailleurs, le lecteur restant surtout sollicité comme voyeur.
59Les interviews sont donc extrêmement diverses en qualité, en profondeur, en longueur aussi, témoignant de trajectoires habitées par la psychanalyse, desserrant ici où là les conventionnels propos sur la vieillesse, pour laisser résonner quelques signifiants au travail en rapport avec le désir, plus exigeant que jamais envers le sujet en période de terminer sa vie.
60L’ouvrage relance les questions du praticien concernant le réel. Dans la pratique comme dans la vie, le réel n’est-il pas ce qui se trouve derrière toute altérité?? La vieillesse produit-elle une qualité d’altérité particulière du fait d’une certaine proximité avec la mort?? Qu’est-ce que cette plus grande proximité apporte comme éventuelle nouvelle mesure du travail psychique, à des sujets qui ont travaillé toute leur vie à une prise en compte de leur environnement subjectif?? Qu’est-ce qu’il en sort?? L’approche relative de la mort incite-t-elle à en dire un peu plus, un peu plus librement?? La qualité d’analystes des sujets interrogés détermine-t-elle une ouverture à un discours possible sur eux-mêmes, analysants de leur vieillesse, comme l’une des situations où le poids du réel est plus fort?? Quels remaniements en résultent quant à leur discours sur la psychanalyse??
61Ces questions s’immiscent progressivement dans la lecture. Elles concernent aussi bien à l’évidence les interviewers, qui ont choisi par bonheur de ne pas découper le discours des sujets qui leur parlent par leurs questions. Le lecteur est appelé à penser à sa (future??) vieillesse?: la psychanalyse offre-t-elle une chance de vie… au-delà des limites où l’imaginaire projette quelque chose comme un voile sur une extinction, une perte des jouissances qui font la saveur de l’existence??
62La réponse qui vient au fil de la lecture et dont témoigne l’insistance du mot «?désir?» qui revient sans cesse est que la fin de la vie est farouchement diverse, ses conflits, ses combats réclament de l’énergie psychique de façon intransigeante, comme avant. La pudeur, la culpabilité ou d’autres sentiments qui nous empêchent de les regarder vieux pour ne pas les voir comme des morts prochains. Nous les enveloppons de notre passion de l’ignorance et peut-être ne les voyons-nous jamais vivants et vieux à la fois, dans la confrontation du désir immortel avec l’inéluctable horloge biologique.
63La proximité de la mort, même si elle est relative, transparaît dans l’altière élégance des photos noir et blanc, habite leurs propos, nous aiguillonne, nous stimule?: comment est-ce de l’autre côté?? Il s’en dégage comme une nostalgie anticipée de la vie à vivre pour que, vieux, le passage de la mort puisse être abordé avec moins de douleur que celle que nous lui prêtons maintenant, non comme une trahison par la vie, mais comme le mystère dernier, un avatar du manque radical qui, s’il manquait, alors, rendrait impossible, pour nous, de faire un quelconque trajet.
64Anna Konrad
À propos de… La portée de l’ombre, Michèle Montrelay avec la participation de Gérard Albisson, Jacqueline Assabgui, Patrick Bensard, Jean-Jacques Blévis, Francis Cohen, Jean-Michel Gentizon, Geneviève Piot-Mayol, Claude Rabant et Danielle Rivière.
65C’est beau, ce titre La portée de l’ombre, me disait une patiente après un silence, le regard soudain rêveur au sortir d’une séance, devant le livre posé sur mon bureau.
66Faut-il l’entendre du côté de l’esthétique, qui renverrait à la catégorie de l’Imaginaire ? Dans l’entretien avec Alain Didier-Weil (Quartier Lacan), M. Montrelay rapporte que certains membres du jury de La Passe n’étaient pas d’accord pour l’agréer. Ils lui reprochaient de demeurer du côté de l’esthétique et par conséquent, de l’Imaginaire, avec ce sous-entendu du « non passée par la castration », ajoutait-elle. Or dans son texte, Sentir, M. Montrelay rappelle l’étymologie du mot « esthétique » : aisthétikos : « Qui a la faculté de sentir », « perceptible », « sensible ». On est là au cœur de ce qui fait l’objet de sa recherche : autour de la jouissance féminine et de l’originaire.
67On prêtera à la patiente citée plus haut d’avoir été sensible à ce qui, dans la polysémie poétique du titre, la renvoyait soudain à quelque chose d’un ressenti originaire.
68Mais il faudrait aussi décliner ce titre au figuré et sous la forme interrogative, en restaurant la majuscule à Ombre, telle que dans ce premier ouvrage : L’Ombre et le Nom, et y lire : quelle est la portée de la théorie de L’Ombre ? Quel est son champ d’influence ? Jusqu’où nous porte-t-elle ? Comment met-elle au travail d’autres champs ?
69La portée de l’ombre est un livre qui témoigne d’une pensée dynamique qui continue à frayer. En effet, M. Montrelay et quelques autres continuent à tisser avec elle sur la trame de ses premiers écrits, un travail collectif où les recherches des uns relancent celles des autres. Ce livre est le produit d’un travail partagé et sa lecture nous laisse dans un questionnement qui nous met au travail. Il y a une grande persévérance et cohérence dans la pensée de Michèle Montrelay qui, depuis ses premiers écrits, en 1977, n’a de cesse d’éclairer, de creuser, d’affiner et de faire entendre ce qui, selon elle, est resté inachevé dans la théorisation de la jouissance féminine et de « l’originaire », chez ceux vis-à-vis desquels elle se situe dans une filiation : Freud, Lacan, Winnicott et Dolto, qui ont eu le pressentiment de ce nouveau territoire sans tout à fait l’explorer.
70Sans jamais laisser de côté ce qu’il en est du symbolique et de l’inscription signifiante, elle développe une théorie d’un inconscient pluriel et des différentes jouissances qui soutiennent la constitution du sujet, dont ce champ infra-langagier des traces sensorielles de la vie intra-utérine qui viennent façonner la mémoire de l’ancestral. Elle explore inlassablement ce continent noir inexploré, inexplorable, parce que résistant à l’ordre du signifiant.
71Et l’on est frappé, dans les nombreux témoignages cliniques que l’on retrouve dans tous ses écrits, par ce double registre où se situe son écoute : celui de la logique du signifiant et celui de l’originaire, autre partition plus inabordable et difficilement conceptualisable d’un inconscient tissé par les affects des géniteurs et des générations précédentes.
72Dans l’entretien qu’elle donne à Gérard Albisson et à Jean-Michel Gentizon, elle revient sur sa première rencontre avec Lacan où la question de la jouissance féminine et du Réel à propos de Marguerite Duras fut d’emblée présente. Ce qui deviendra l’objet central de ses recherches. Dès 1970, dans Recherche sur la féminité, elle l’articule du côté et de l’archaïque et de la sublimation et la conçoit comme organisée sur deux modes – hors – et – dans – le symbolique. Ce qui lui vaudra, comme elle le relate dans Quartier Lacan, d’être convoquée et tancée par un des « barons », pour avoir parlé du rôle du « biologique » dans l’inconscient, mais aussi, un petit mot de Lacan et une parole lors de son séminaire qui lui rend un hommage qui n’est pas des moindres : « Quel bonheur, enfin quelqu’un qui me devance ! »
73Quelques années plus tard, Lacan développe le concept de « jouissance pas-toute », un concept qui ne viendra que partiellement recouvrir ce que M. Montrelay entrevoit dans cette jouissance : ce qu’elle a de spécifique dans son mode d’organisation, en prise directe sur l’ancestral et l’originaire.
74La théorisation lacanienne de la « jouissance pas-toute », résistante à l’ordre phallique et à la représentation, en ferait-elle un indicible dont le psychanalyste ne pourrait rien dire et rien faire, s’interroge-t-elle.
75Là se situe l’originalité de son travail. Elle se reconnaît dans une fidélité certaine à des concepts freudiens et lacaniens comme : « ordre phallique », « signifiant », « désir », « castration », tout en créant les siens pour élaborer sa théorie de l’originaire : « être deux-dans », « Ombre », « lambeau », « inséparabilité », et en en revisitant d’autres qu’elle déconstruit et reconstruit comme celui de « jouissance », « trait unaire », « Autre », « vide central ».
76Mais bien au-delà, sa clinique et la théorie de sa clinique nous emportent dans des champs qui font intervenir certains thèmes : mémoire du corps, affects inconscients, traces, frayages, ressenti, bijection, métaphore corporelle, sublimation, refoulement originaire, infini ancestral, ravage mère-fille, thèmes qu’elle déploie dans cet écrit essentiel pour la compréhension de sa pensée qu’est À propos de l’amatride. Geneviève Piot-Mayol y revient ici longuement, entrecroisant avec légèreté les écrits de M. Montrelay, François Perrier, Michel de Certeau et Lacan (dans Encore).
77De Françoise Dolto, dont elle dit qu’elle fut une pionnière en parlant dans L’image inconsciente du corps, d’une image de base qui fait une grande part au vécu fœtal (les phobies graves supposent un traumatisme inhérent à ce temps-là), on peut entendre comment elle-même en a été traversée mais comment également elle s’en sépare. Et là où elle se sépare de Lacan. Ni la « castration ombilicale », ni le « refoulement originaire » n’ont pour elle ce caractère définitif qui scelle un destin dans une aliénation exclusive au signifiant. La « castration ombilicale » de la naissance ne fait pas, au contraire de ce qu’en dit Dolto, ligne de rupture avec l’organisation physico-psychique du temps fœtal.
78Le refoulement originaire certes nous introduit à l’ordre du symbolique, du signifiant et d’un langage qui nous exile et sans lequel l’humain ne serait pas désirant, et cet exil et ce manque à être sont structurants.
79Mais peut-on dire pour autant que celui-ci instaure un savoir radicalement hors de la portée du sujet ? Bien au contraire, ce sont les traces sans représentation qui sont pour M. Montrelay « au principe même de la représentation pour la raison qu’elles tiennent ensemble le réseau des signifiants [2] ». Pas d’inconscient sans langage certes, mais pas d’inconscient sans corps. L’un et l’autre vont de pair. Ce qui est refoulé de la vie fœtale n’est pas accessible à la représentation, mais « pour que le corps et le langage se prennent au jeu de la métaphore, il faut bien que, du paradis perdu, le corps garde la mémoire, une mémoire dont il porte dans sa propre chair l’inscription, et dont chaque signifiant procède [3] ».
80Refouler n’est pas supprimer, mais déplacer ailleurs. Le refoulement originaire et, avec lui, la configuration qui a présidé à la nomination, ne cesse de se répéter, de se rejouer dans l’Inconscient, ramenant « analyste et analysant sur la scène originaire pour que les cartes qui y furent une fois pour toutes distribuées, se jouent autrement sur ce fond de Vide plein garanti au moins par l’une des deux parties [4] ».
81Mobiliser ces traces dans la cure, ce n’est pas transgresser l’interdit du : « Tu ne reviendras pas d’où tu viens », mais se placer autrement au regard de l’interdit. « En somme de faire advenir à nouveau différemment la Nomination. » Interpréter, c’est tirer et du côté de la trace et du côté de la parole.
82Pour M. Montrelay, il existe des affects inconscients échappés à la représentation, restés dans le non-dit (affects de rage, d’abandon, de toute-puissance, de joie) ceux des géniteurs et des ancêtres, qui mobilisent des lieux sensoriels, produisent des symptômes et se transmettent de génération en génération lors de la gestation, puis après la naissance, une transmission qui traverse les lignées.
83Lors de la gestation, sont réactivés pour la mère des frayages de sa propre vie intra-utérine et néo-natale (ce qu’elle nomme « l’être deux-dans »), frayages sensoriels, tels que Freud l’articule dans l’Esquisse, qui se couplent avec ceux de l’enfant qui est porté, allaité, éduqué. Des frayages qui se retrouvent dans le transfert entre analyste et analysant, un inconscient qui s’écoute dans les cures pour peu que l’analyste soit aussi « celui qui a la faculté de sentir » ce qui est hors champ de la représentation pour l’analysant.
84Ces affects qui se transmettent à travers le temps constituent pour M. Montrelay une part fondamentale de l’inconscient structuré de façon différente de l’inconscient dont parlent et Freud et Lacan. C’est un inconscient organisé sur le mode du vécu intra-utérin sans la coupure de la pulsion partielle où se reçoit pour le fœtus le « tout se tient » des stimuli sensoriels et affectifs. Une dynamique de l’inconscient se soutiendrait donc de la coexistence et de l’hétérogénéité de ces deux formes d’organisation.
85Rappelons ce qu’elle entend par l’Ombre et le Nom. Le Nom permet à l’enfant de se distinguer de ses parents, l’Ombre sépare et protège de l’ancestral. L’Ombre est ce que la mère transmet à son fœtus puis à son enfant aux premiers mois de la vie. Un travail de parole, disent Dolto et Lacan. Pas seulement dit M. Montrelay, c’est aussi un travail corporel à même les ressentis et les affects, afin de border « l’infini inhérent à la jouissance féminine ».
Sur la sublimation
86Nous ne pouvons développer ici les divers écrits des auteurs qui contribuent à la richesse de ce livre. Attachons-nous plus particulièrement au thème de la sublimation car pour les familiers de la pensée de M. Montrelay, c’est certainement là que l’on trouve une belle avancée théorique. On sait la difficulté de ce concept dont Lacan disait « qu’à leur en léguer le terme, Freud soit resté bouche cousue ».
87Les deux textes de M. Montrelay, Sentir et Interpréter sont issus, en partie, d’un séminaire de J.J. Blévis sur la sublimation en 2001 et d’un colloque du Cercle freudien, en 2002. J.J. Blévis lui-même produit dans ce livre un texte, Un air d’existence, d’une grande rigueur et densité sur la question de la sublimation. Sur ce concept Lacan a fait, selon lui, quelques avancées, mais « pas au point de lever toutes les difficultés qu’une notion aussi essentielle au devenir des cures et à la place de la psychanalyse dans notre société le nécessiterait ».
88Un texte que l’on pourrait renommer ainsi : « Sur la sublimation, M. Montrelay, pas sans Lacan. » De celle qui a eu l’intuition fondamentale dès 1967, d’une sublimation qui doit beaucoup à une autre jouissance spécifiquement féminine, et qui constate que le rôle de la sublimation dans la cure est souvent sous-estimé, à celui qui dans ses derniers séminaires parlait de « savoir y faire avec son symptôme… », J.J. Blévis recrée les maillons manquants, réarticule la pensée de l’une à la pensée de l’autre.
89Il relie les questionnements, les insatisfactions de Lacan concernant la fin de la cure dans ce qu’elle laisse parfois des « points de folie » radicalement méconnus, et dont il attendait quelques lumières avec l’expérience de la passe, et le questionnement de M. Montrelay sur le danger que l’exercice du métier de psychanalyste ne vienne là comme sublimation d’un « rapt » dont la cure ne serait pas venue à bout.
90La visée de la cure se situe bien entre refoulement et sublimation, déplacer le refoulement, le lever ou le réinstaurer, faire place à la sublimation. L’analyste doit faire avec cette part de l’inconscient qui échappe au refoulement, à cette jouissance féminine qui ouvre l’accès à un Réel qui échappe à la représentation.
91Là se situe la sublimation qui a affaire à la trace qui engage la part féminine de chacun, lorsque le refoulement est mis en échec ou n’a pas lieu, lorsque le sujet a été pris dans un « rapt pulsionnel précoce », qu’il se retrouve happé du côté du gouffre de la jouissance mortifère incestueuse, lorsqu’ont été défaillants l’Ombre et le Nom. La sublimation doit venir y suppléer.
92Faute de refoulement, les traces de ce féminin, que l’on soit homme ou femme, submergent, et il faut aller les jeter sur le papier ou sur la toile pour ne pas sombrer dans ce trou originaire qui n’a pas été bordé par la parole des géniteurs, pour remettre en tension le féminin et le masculin. Beaucoup d’écrivains, peintres, artistes disent ces gouffres côtoyés dont leur œuvre est le seul rempart.
93Dans les cures, ce sont ces moments particuliers de « rapt actualisé », d’un certain « état » du transfert où analyste et analysant sont inconsciemment liés dans une capture de jouissance, où « c’est la tâche analytique que d’en produire la dé-fascination et de l’articuler à une parole qui l’évide suffisamment pour la porter à un mouvement qui la sort d’elle-même », une parole qui opère une transmutation de jouissance, de celle, mortifère, incestueuse, à une autre plus articulée au mouvement vivant du désir.
94De la sublimation, J.J. Blévis en déplie les différents temps. Il croise les concepts lacaniens du séminaire Encore (les affects énigmatiques de l’infans exposé à lalangue qui est langue maternelle) et les concepts de traces sensorielles qui traversent les générations. Il rappelle quelques étonnants propos de Lacan dans ce même séminaire : « Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré comme un langage, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue. »
95Et il se risque à faire l’hypothèse suivante : avec l’introduction du sinthome, Lacan aurait déplacé la question de la sublimation, une tentative non dite de renouer avec le support du nœud à quatre, refoulement et sublimation.
96Beaucoup de questions restent ouvertes après la lecture de ce livre. Un certain nombre furent posées par ceux-là même qui avaient participé à son écriture lors d’une après-midi organisée autour de sa présentation :
97Y aurait-il un traitement approprié dans la cure de la « jouissance originelle » ? Lorsque M. Montrelay parle du refoulement originaire s’agit-il du refoulement comme temps logique ? Peut-on dire que dans la cure on touche au refoulement originaire lui-même plutôt qu’à ses effets ? Quels sont les rapports entre création, sublimation et analyse ? Les « traces sensorielles » sont-elles un savoir et si c’est un savoir est-ce un savoir qui peut se sublimer dans la cure ? L’objet « a » de la cure est-il le même que l’objet de la sublimation, ou bien s’agit-il avec la sublimation de faire avec cet objet « a » que les géniteurs ou ancêtres n’ont pas perdu ?
98La théorisation de M. Montrelay a le mérite de laisser ces questions au travail. Si le continent noir de la féminité est un continent inexploré et inexplorable, on revient néanmoins de la lecture de ce livre avec la sensation d’avoir défriché quelques terres nouvelles.
99Une lecture qui pourrait aider bien des analystes à entendre autrement la parole de leurs analysants, et à remettre au travail ce qu’il en est de leur « désir d’analyste ».
100Geneviève Taieb