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Article de revue

« Ça, c'est vraiment toi ! »

Pages 119 à 132

1Ce refrain de chanson m’est venu à l’esprit alors que je cherchais un titre pour mon intervention sur le sujet. Je me questionnais alors sur la distinction entre le sujet et le moi, et une phrase, dans ce premier moment, résonnait de façon moïque : c’est vraiment toi ! Mais il y avait le ça... Prise de doute, j’ai voulu retrouver toutes les paroles de cette chanson (sortie en 1982 dans l’album Dure limite du Groupe « Téléphone »). Voici le texte du premier couplet :

2

Quelque chose en toi
Et j’aime encore mieux ça
ne tourne pas rond
Oui je préfère ça
Un je ne sais quoi
Oh j’aime encore mieux ça
qui me laisse con
Car ça, c’est vraiment toi
Quelque chose en toi`
Et rien d’autre que toi
ne tourne pas rond
Non rien d’autre que toi
mais autour de moi
tout tourne si rond.

3À la lecture de ce texte, j’ai compris que ce n’était pas si simple ! Il m’est apparu que le ça qui est vraiment toi, c’était ce quelque chose qui ne tourne pas rond dans un monde où tout tourne si rond… Trop rond, peut-être… Le lendemain de cette découverte, je reçois un nouveau patient qui me dit : « C’est bizarre, c’est lorsque ça va pour le mieux avec ma femme que j’ai le plus envie d’aller voir ailleurs… Y a quelque chose qui ne tourne pas rond ! » Et voilà le petit grain de sable qui résiste dans les rouages d’une vie sociale en apparence bien huilée !… J’entends que ce patient me dit : « Il y a quelque chose en moi qui n’est pas moi, mais qui pourtant me définit, m’épingle, me cerne au plus près de mon être et que je t’apporte, à toi, l’analyste, dans ce lieu clos, pendant un temps hors de ce monde qui continue à tourner en rond… » Ce quelque chose qui ne tourne pas rond est une énigme à déchiffrer que cet homme m’amène parce qu’il suppose, qu’en tant qu’analyste, j’en sais quelque chose de ce truc qui ne tourne pas rond ! Alors qu’est-ce que j’en sais ? Eh bien, j’aurais tendance à y voir une manifestation du sujet de l’inconscient qui chercherait à se faire entendre, pour pouvoir advenir, selon la formule de Freud : « wo es war, soll Ich werden. » C’est autour de cette phrase que je vais développer mon propos, en partant de cette question : comment traduire ce Es et ce Ich ? Si on s’en tient à la traduction des postfreudiens et le courant de l’ego-psychologie, c’est relativement simple : « Là où était le ça, le Moi doit advenir » ou, dit autrement, « le Moi doit déloger le ça ».

4La traduction qu’en fait Lacan, dans sa relecture de la deuxième topique, qui vise à retrouver le vif de la découverte freudienne, fait intervenir trois termes au lieu de deux : le Es, le Ich et le Moi ! Je vais d’abord reprendre quelques citations de Lacan extraites du Séminaire II, Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, pour faire entendre comment il fait jouer ces trois termes les uns par rapport aux autres, à partir de quelques questions.

51. Quelle différence entre le ça, le Es et le Ich ?

6On ne parle plus tellement du ça… Y a-t-il ou non une différence entre le ça et le Es ? L’un n’insiste-t-il pas plus sur la pulsion, et l’autre sur le signifiant qui nous divise, ainsi que le laisse entendre cette citation de Lacan (p. 288) : « Ce Es, prenez-le comme la lettre S. Il est là, il est toujours là. C’est le sujet… À la fin de l’analyse, c’est lui qui doit avoir la parole, et entrer en relation avec les vrais Autres. Là où le S était, le Ich doit être. » Est-ce à dire que le sujet présent au départ, le S, celui qui est déjà là, du fait du langage, n’est pas le même que le Ich, qui adviendrait, lui, à la fin de l’analyse ?

72. Quelle différence entre Le Ich et le Moi ?

8Elle est nettement marquée par Lacan (p. 59) : « L’ordre instauré par Freud prouve que la réalité axiale du sujet n’est pas dans son moi […] “L’inconscient, c’est ce sujet inconnu du moi, méconnu par le moi”, écrit Freud dans la Traumdeutung, sur le procès du rêve… Quand Freud traite du processus primaire, il veut parler de quelque chose qui a un sens ontologique et qu’il appelle le noyau de notre être. Le noyau de notre être ne coïncide pas avec le moi… Mais croyez-vous qu’il suffise de s’en tenir là, et de dire – le je du sujet inconscient n’est pas moi ? Cela ne suffit pas, car rien… n’implique la réciproque. Et vous vous mettez normalement à penser que ce je, c’est le vrai moi. Vous vous imaginez que le moi n’est qu’une forme incomplète, erronée, de ce je. Ainsi, ce décentrage essentiel à la découverte freudienne, vous l’avez fait, mais aussitôt vous l’avez réduit… Quand vous faites rentrer le moi dans ce je découvert par Freud, vous restaurez l’unité. Le moi n’est pas le je… Il est autre chose – un objet particulier à l’intérieur de l’expérience du sujet. Littéralement, le moi est un objet – un objet qui remplit une certaine fonction que nous appelons ici fonction imaginaire. »

9Il me semble qu’il est important d’insister sur cette distinction entre le moi et le je : le moi étant défini comme un objet ayant une fonction imaginaire, et le Je, le Ich, comme étant radicalement hétérogène, représentant du sujet de l’inconscient, le Es. Cela suscite d’autres questions. Le Ich, est-ce le sujet de l’énonciation ou le noyau de notre être, avec le risque de virer à l’ontologie ? Et le S, le Sujet de l’inconscient, comment en parler, puisqu’il n’a aucune consistance ? Le Sujet de l’inconscient est un effet de discours à saisir dans l’instant de l’énonciation. Le sujet ne se laisse pas attraper : on ne peut attraper qu’un objet, ou un signifiant, « représentant le sujet pour un autre signifiant »…

10Essayons, tout de même, à travers un exemple : au cours d’une séance, un patient fait un lapsus. Il veut dire « je m’esquive », et il dit « je m’esquisse »… C’est dans cet entre-deux qu’apparaît, l’espace d’un instant, ce sujet qui « s’esquisse » en « s’esquivant », dans cette jolie formation de l’inconscient !

11Je me suis donc trouvé confrontée à la difficulté de parler du sujet de l’inconscient, sans le faire d’une façon trop moïque, qui serait contradictoire avec le sujet à traiter. Et je n’ai pas pu faire autrement que d’en passer par une formation de l’inconscient, en l’occurrence cette petite rengaine venue d’on ne sait où (peut-être une réminiscence du film d’Alain Resnais On connaît la chanson !), pour faire entendre l’évanescence et l’étrangeté de ce sujet de l’inconscient. Je suis donc partie de cet énoncé « ça, c’est vraiment toi ! », derrière lequel se cachait ce quelque chose qui ne tourne pas rond qui m’est, ensuite, renvoyé en écho par un patient.

Jean-Philippe

12Et puis, dans les jours qui ont suivi, j’ai vu Jean-Philippe, le film de Laurent Tuel, avec Fabrice Luchini et Johnny Hallyday. J’y ai trouvé le troisième terme qui manquait à la construction de mon exposé et qui pourrait se dire ainsi : « On a tous quelque chose en nous de Tennessee ! »

13La question, traitée dans ce film, et qui intéresse la psychanalyse, est : « Qu’est-ce qu’on en fait, de ce quelque chose qui ressemble au désir inconscient ? » Prise comme je l’étais dans ce travail sur « le sujet », j’ai compris que ce film pouvait me permettre, grâce à la fiction, d’aborder ces questions qui peuvent paraître si complexes et souvent si abstraites, lorsqu’il n’est pas possible de rentrer dans les particularités du récit d’une cure psychanalytique : relations en miroir, idéal du moi, moi-idéal, registres rsi, signifiant, objet a… C’est donc par la voie (voix) de Jean-Philippe, que j’essaierai de faire entendre quelque chose de cette trilogie : Moi, Es et Ich et des rapports qu’entretiennent ces trois termes dans un processus de subjectivation mis en perspective avec celui en jeu dans une psychanalyse.

14Mon intention est de prendre ce film comme une allégorie, donnant une idée de ce qui se passe pour quelqu’un qui s’engage dans l’aventure analytique, et des différents moments qu’il traverse. Le film s’appelle Jean-Philippe, mais il pourrait aussi bien avoir pour titre Fabrice. En effet, il y a un jeu de miroir entre ces deux personnages, le destin de l’un étant complètement lié à celui de l’autre. De plus, il y a une mise en abyme, puisque les acteurs Johnny Hallyday et Fabrice Luchini jouent leur propre rôle, mais à contre-emploi. Ils jouent à ne pas être les stars qu’ils sont ! Cela produit des effets de mise à distance et d’auto-dérision assez savoureux pour quelqu’un en train de s’interroger sur ce que c’est qu’être vraiment toi ou moi. Mais c’est, tout de même, sous l’angle de vue de Fabrice que se raconte l’histoire de Jean-Philippe.

15Le scénario se déroule en trois actes, trois temps, trois dimensions, avec une apparente unité de lieu…

1er acte : « Ça tourne rond pour Fabrice »

16Ça tourne rond grâce à sa passion : Fabrice est fan de Johnny Hallyday depuis toujours ! Il a, dans le grenier de sa maison, une pièce recelant la collection de tous les disques et objets collectors ayant trait à Johnny : une véritable chapelle consacrée à son idole ! Par ailleurs, il mène une vie de cadre moyen tout à fait ordinaire. Le soir, il rentre dans son lotissement où l’attendent une femme maussade et une fille punk qui s’appelle Laura. Ce soir-là, comme d’habitude, sa femme se met à lui reprocher toutes les dépenses qu’il fait pour assouvir sa passion au lieu, bien sûr, de s’occuper d’elle ! Elle termine en lui disant : « C’est Johnny ou moi ! » Fabrice, accablé, s’en va au café du coin. L’instant d’après, on le retrouve sous les fenêtres du lotissement endormi, en train de chanter à tue-tête « toute la musique que j’aime… elle vient du blues ». Une fenêtre s’ouvre, et un grand costaud lui crie « ta gueule ! » « Ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? » lui chante in petto ce pauvre Fabrice qui, bien sûr, va se la faire casser par le grand costaud qui le met ko.

2e acte : « Ça ne tourne plus rond pour Fabrice »

17Un ventilateur qui tourne au plafond d’une chambre d’hôpital nous fait passer à cette autre dimension dans laquelle Fabrice se réveille ce matin-là. À sa sortie, il se retrouve dans un monde où son idole a disparu. Plus personne ne connaît Johnny ! Désespéré, Fabrice va chercher une explication auprès du professeur de physique de sa fille qui lui dessine au tableau une sorte de mille-feuilles et lui explique la théorie d’Einstein selon laquelle, sur la base d’un continuum espace-temps linéaire, plusieurs réalités pourraient se dérouler parallèlement, comme des strates. On est en pleine inquiétante étrangeté ! Alors, il déprime. C’est qu’il est vraiment seul, sans Johnny, dans un monde où personne ne peut comprendre ce qu’il a perdu puisqu’il pleure quelqu’un qui, pour les autres, n’a jamais existé. Aucun deuil, aucun partage possible. Il doit cesser de parler de Johnny, sauf à passer pour un fou ! Malgré tout, il lui vient l’idée de chercher sur Internet toutes les adresses des « Jean-Philippe Smet », vrai nom de Johnny Hallyday ! Mais, peine perdue, vérification faite de visu, aucun d’eux n’est le bon ! Re-déprime. Jusqu’à cette soirée où il reconnaît la voix si chère. Il se retourne, et c’est bien Johnny qui est devant lui, ou plutôt, Jean-Philippe Smet, patron du bowling l’Olympia ! À partir de ce moment-là, Fabrice n’aura de cesse de vouloir convaincre Jean-Philippe qu’il doit devenir ce qu’il est, c’est-à-dire Johnny Hallyday ! Autrement dit, si je puis me permettre, « là où était Jean-Philippe, Johnny doit advenir ! »

3e acte : De l’autre côté du miroir

18Après un autre coup de poing qui l’a mis ko, à nouveau le ventilateur surplombant notre Fabrice sur son lit d’hôpital ! Celui-ci se réveille, regarde sa montre, et, tel le lapin d’Alice au pays des merveilles, s’exclame : « Oh, je vais encore être en retard au bureau ! » Séquence suivante : il arrive dans son bureau, personne ! Il s’assoit, le regard dans le vide. Sa secrétaire passe la tête dans l’entrebâillement de la porte, mais n’ose pas entrer dans la pièce. Des collègues viennent jeter un œil depuis le couloir, puis chuchotent entre eux. Fabrice ne voit rien, il se lève comme un automate et se dirige vers la machine à café. Il est seul, appuyé sur la petite table ronde, au centre d’une circonférence vide. Et puis, soudain, l’espace se remplit de gens, parmi lesquels on reconnaît ses plus proches collègues ; tous lui tendent un bout de papier en disant : « Monsieur Luchini, un autographe, s’il vous plaît ! » Ébahi, Fabrice se met à dédicacer, comme s’il avait fait ça toute sa vie. On le voit ensuite rejoindre Johnny dans un studio d’enregistrement, où il chantent ensemble, complices, une chanson intitulée : Rock’n’roll stars !

Réel, Symbolique, Imaginaire

19Les trois temps et les trois dimensions de ce film ont fait écho, pour moi, avec la temporalité si particulière d’une cure psychanalytique, et les trois registres Réel, Symbolique, Imaginaire, dont se sert J. Lacan, termes où l’un ne tient pas sans les deux autres. Voyons comment ma petite phrase de départ peut jouer et être entendue au niveau de chacun de ces trois registres.

1 – Le registre de l’imaginaire : le moi

20Dans le premier temps, on a affaire au « ça, c’est vraiment toi ! » du miroir. Dans le stade du miroir, c’est l’autre qui me dit que cette image que je découvre dans le miroir, c’est bien moi. C’est la naissance du moi, c’est-à-dire l’inauguration du moi comme objet. Objet d’amour, l’image captive, Narcisse en sait quelque chose ! Ce n’est que le début d’une série de rencontres où le parlêtre va chercher son image chez son semblable. On est bien là, dans le registre de l’imaginaire : « Tout rapport imaginaire se produit dans une espèce de toi ou moi entre le sujet et l’objet. C’est-à-dire si c’est toi, je ne suis pas. Si c’est moi, c’est toi qui n’est pas » (Lacan, séminaire II, p. 201). Parodiant cette phrase, je dirais que, dans le premier temps du film, dans ce monde où Johnny est, Fabrice n’est pas… au sens où il n’est pas Luchini. Fabrice ne vit pas vraiment, il est dans l’aliénation, et vit par procuration à travers Johnny qui a réussi, là où lui a échoué. Alors, il s’est constitué une bulle remplie des objets représentant son idole, objets dans la brillance desquels il admire son propre reflet. Johnny est le double de Fabrice, son moi-idéal. Ce dédoublement lui permet de supporter d’avoir abandonné son désir d’être acteur, sans tomber dans la marginalité : il mène une vie de cadre moyen apparemment normale. Mais la vraie vie est ailleurs… dans le virtuel ! Ce qui rend l’équilibre fragile, il suffit que sa femme tente de lui remettre les pieds sur terre, en lui disant : « C’est Johnny ou moi ! », pour le faire basculer dans une conduite asociale qui, du coup, fait symptôme : il devient l’ivrogne qui fait du tapage nocturne. Une question émerge à ce propos : à partir de quand le symptôme, formation de compromis, bascule-t-il de « ce qui aide à tourner rond » à « ce qui ne tourne pas rond » ? Le symptôme masque et révèle, en même temps, ce qui ne tourne pas rond, le ça (plus du côté de la pulsion) ou le es, le désir inconscient qui cherche à se faire entendre. Ce qui nous amène au registre suivant.

2 – Le registre du réel : « Ça c’est vraiment toi, le Es, sujet de l’inconscient »

21Si le réel, c’est « ce qui revient toujours à la même place », selon Lacan, c’est là que je propose de loger le Es. Il y a de la répétition dans le film : chaque changement d’acte est produit par un coup de poing. Si l’on prend la répétition d’un point de vue freudien, on dira qu’elle est une tentative d’élaborer un traumatisme en le réactualisant. Le point de vue lacanien précise que la répétition permet au sujet d’entretenir symboliquement son rapport au réel. Fabrice fait tout ce qu’il faut pour se faire casser la gueule en allant chanter sous les fenêtres d’un grand costaud, la nuit ! Là, on pourrait dire que c’est la voix qui est à cette place d’objet a, cause du désir. La voix, c’est son truc à Fabrice ! Il est « accro » à la voix de Johnny, elle remplit sa vie, elle comble son manque à être, et c’est d’ailleurs à sa voix qu’il reconnaît Johnny dans les toilettes du bowling. S’il est collectionneur, ce n’est pas de n’importe quel objet, mais pour l’essentiel, d’objets sur lesquels est gravée la voix de son idole (« la voix de son maître ») : des disques, qui tournent rond ! Il y a un déterminant à la série métonymique des objets de collection : qu’on l’appelle objet a ou S1, ce qui le caractérise c’est sa fixité ! On voit bien comment le Moi peut être accroché à son objet comme une bernique sur son rocher. Le coup de poing qui envoie Fabrice dans une autre dimension, c’est du réel qui le fait sortir de son moi : « C’est le trou noir ! » Une façon radicale d’éjecter le moi ! Le réel est par excellence ce sur quoi on n’a aucune prise et qui se produit totalement hors de notre volonté. Pour preuve, dans le film, ce moment où Fabrice va, volontairement, c’est-à-dire consciemment, se refaire casser la gueule avec l’intention de retourner dans la dimension précédente, ça ne marche pas ! La plongée dans une certaine forme d’inconscience est le passage obligé pour laisser advenir le « es ». Mais alors, est-ce que je suis en train de dire que : « Là où était le moi, le es doit advenir ? » Ce serait le monde à l’envers, mais après tout, c’est bien ça, le sujet du film.

3 – Le registre du symbolique : le « Ich »

22« Ça, c’est vraiment toi » : de Jean-Philippe Smet à Johnny Hallyday et de Fabrice à Luchini, l’advenue du « Je ». Comme nous l’avons vu précédemment, la disparition, ou plutôt l’inexistence de Johnny, dévoile à Fabrice la fragilité de sa construction moïque : sans son double, sans sa béquille, il n’est plus rien. C’est son manque-à-être, ainsi mis à nu, dans cette sorte de « fading » qu’il traverse, qui va le faire basculer de l’imaginaire au symbolique. Car dans un monde où il n’y a plus, ni image, ni voix de son idole, il ne reste plus que le nom ! « Le vrai nom » de Johnny, le nom d’avant le pseudonyme. Comme le dit Lacan (Séminaire II, p. 202) : « C’est là que l’élément symbolique intervient. C’est par la nomination que l’homme fait subsister les objets dans une certaine consistance. L’objet, un instant constitué comme un semblant du sujet humain, un double de lui-même, présente quand même une certaine permanence d’aspect à travers le temps. Cette apparence qui perdure un certain temps n’est strictement reconnaissable que par l’intermédiaire du nom. Le nom est le temps de l’objet. Et quand l’objet n’est plus, le nom perdure, les tombes ne sont pas muettes à ce sujet ! » Mais même le nom dit « propre » ne suffit pas à assurer l’unicité de la personne : des tas de gens répondent au nom de Jean-Philippe Smet ! Ce qui spécifie le sujet « Jean-Philippe/Johnny », ce sont les signifiants qui ont tissé son histoire, et aussi, celle de Fabrice, puisque celui-ci lui a piqué le prénom de sa fille « Laura ». Sans « Johnny », pas de « Laura » ! Ce film est truffé de jeux de signifiants. C’est en utilisant certains signifiants bien choisis que Fabrice va faire mouche et toucher, au-delà du moi de Jean-Philippe qui a des défenses bien bétonnées, le sujet chez Johnny.

23Mais le changement de position subjective de Johnny ne se fait pas d’un coup : là aussi, comme dans la cure, il y a des temps logiques. On peut tout à fait repérer, dans le film, trois moments de vacillation, ou de bascule :

241. Le premier moment de vacillation chez J.P. est produit par la chanson Laura que Fabrice a recopiée de mémoire avant de la donner à J.P. Après l’avoir lue, J.P. rentre chez lui et se met à chercher fébrilement dans une boîte en carton rangée sur le dessus d’une armoire, jusqu’à trouver un cahier d’écolier couvert de paroles de chansons écrites dans sa jeunesse. Il s’arrête sur une page qu’il rapproche du papier intitulé « Laura ». Les deux textes sont identiques, seul le titre change, à trois lettres près : sa chanson à lui s’intitule « Laurent », c’est le prénom de son fils qui entre à ce moment-là dans la chambre. C’est un adolescent à peu près du même âge que la fille de Fabrice. J.P. lui dit : « J’avais écrit cette chanson pour ta naissance. » Là, il y a un moment de bascule : Jean-Philippe est dépassé ! Quelque chose de vraiment bizarre vient de lui arriver et on voit qu’il commence à y croire : et si ce fou de Fabrice avait raison ? C’est ce qui le décide à tenter l’aventure.

252. Deuxième moment de bascule. Fabrice réussit à toucher Johnny au lieu même de son désir enfoui, il le réveille : les boîtes en carton et les valises remplies de souvenirs s’ouvrent. Et c’est Laurent, le fils de Jean-Philippe, qui exhibe les vêtements de scène des débuts de Johnny, et les coupures de presse de l’époque qui font état de l’accident de scooter qui a empêché ce rocker prometteur de participer à l’émission de radio Paris-cocktail. Et, à ce moment-là, Laurent demande à son père : « Alors, c’était vraiment toi ? » Et son père répond : « Oui ! »

263. C’est là que le changement de position subjective de Jean-Philippe se produit vraiment : en acceptant la division produite par ces signifiants, il reprend son désir à son compte. C’est lui qui va aller chercher Fabrice, au moment précis où celui-ci s’est évanoui, ko sous la pluie, pour lui dire « J’ai besoin de toi ! » Dans le même mouvement, il y a un renversement de situation : c’est Fabrice qui devient à son tour, l’objet de Johnny, et c’est à ce moment-là, parce qu’il est un objet, (objet d’une demande d’amour), qu’il va pouvoir devenir un sujet accomplissant son désir : « Ce quelque chose en nous de Tennessee… Ce désir fou de vivre une autre vie, ce rêve en nous avec ses mots à lui. » C’est lorsque ces « mots à lui », (le sujet de l’inconscient ?), peuvent être énoncés et adressés à un autre, que le sujet (le Ich) advient. Et c’est dans ce même mouvement que le passage du moi-idéal à l’idéal-du-moi peut se faire : le désir étant nommé et reconnu, le processus de symbolisation peut suivre son cours. Et le moi, désenglué, désaliéné, peut fonctionner comme un objet imaginaire capable de créativité. Alors, Fabrice passe vraiment à l’acte, en devenant le coach qui va faire advenir Johnny Hallyday, la star ! Et c’est lorsqu’il a réussi et que sa mission est terminée, qu’il se retrouve propulsé par un dernier coup de poing, dans un monde où il a réalisé et repris à son propre compte, son désir d’être un acteur connu, une star !

Conclusion

27Alors, si on abandonne la fiction pour en revenir aux différents états traversés par le sujet lors du parcours psychanalytique, que dire, maintenant, de la formule freudienne : « wo es war, soll ich werden ! » et des variantes de la conduite de la cure selon la traduction que l’analyste en fait ? Plus particulièrement, comment faire, comme c’est le cas, avec certaines demandes, qui ne sont pas des demandes d’analyse laissant entendre, d’emblée, (comme dans l’exemple de mon patient), que « quelque chose ne tourne pas rond », c’est-à-dire, laissant entrevoir la division du sujet ; comment faire avec ces demandes qui, au contraire, mettent le moi en avant et se formulent souvent ainsi : « Je veux faire un travail sur moi » ? Le problème, c’est lorsque le sujet ne donne pas de prise : lorsque le patient est dans la maîtrise et présente son moi comme un poids compact, en disant qu’il veut travailler dessus pour qu’il soit encore mieux. Comment faire lorsqu’il n’y a aucune formation de l’inconscient, pas de rêve, pas de lapsus, mais peut-être, simplement, une plainte : celle de tourner en rond dans cette course au moi-idéaI. Pour tenir une place d’analyste, n’est-on pas obligé de prendre à l’envers la phrase de Freud ?

28Cela pourrait se dire ainsi : « Là où est le moi, “je-Ich” doit advenir, en passant par le Es. » Autrement dit, le « Ich », sujet de l’énonciation, doit « assumer » (p. 288) son « S », sujet de l’inconscient. Mais ce passage, on l’a vu dans l’aventure de Fabrice, ne dépend d’aucune volonté moïque, il est produit par du réel.

29Comment faire pour que se produise cet effet de réel qui va débouter le moi et laisser apparaître la division du sujet ? Comment faire pour passer à une autre dimension ? Il y a sans doute des temps à respecter. Est-ce cela que veut faire entendre Lacan lorsqu’il dit, d’une part : « C’est, à chaque moment de la relation analytique, savoir à quel niveau doit être apportée la réponse. Cette réponse, il est possible qu’elle doive être apportée au niveau du moi » (p. 58). Et, d’autre part (p. 59) : « Le symptôme, quel qu’il soit, n’est pas proprement résolu quand l’analyse est pratiquée sans que soit mise au premier plan la question de savoir où doit porter l’action de l’analyste, quel est le point du sujet… qu’il doit viser. »

30Je terminerai simplement par cette dernière citation de Lacan (p. 287) concernant l’idéal de l’analyse :

31

« Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse. L’analyste ne doit pas être un miroir vivant mais un miroir vide. »

32« Un miroir vide », cela m’évoque ce qui arrive au malheureux héros du conte de Maupassant, « le Horla ». C’est lorsqu’il ne voit plus son image reflétée dans son armoire à glace, mais une espèce de brume qui glisse sur la surface du miroir, qu’il voit, dans cette disparition de sa propre image, l’être invisible qui le possède et le persécute. Être un miroir vide pour ne pas faire obstacle à l’apparition du sujet de l’inconscient. Mais, en même temps, se garder du miroir aux alouettes de cet idéal du « pur sujet » qui pourrait nous entraîner à mépriser l’imaginaire, et oublier que le nouage rsi ne peut tenir si l’un des trois termes vient à manquer.

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