Analyse Freudienne Presse 2004/2 no 10

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Article de revue

La construction du fantasme chez l'enfant

Pages 111 à 124

Notes

  • [1]
    Le Séminaire, Livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 410.
  • [2]
    Séminaire du 21 juin 1967, Livre XIV, La logique du fantasme.
  • [3]
    Ibid., Séminaire du 16 novembre 1966.
  • [4]
    Cf. Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.
  • [5]
    6 bis, rue Auguste Poullain, 93200 Saint-Denis.
  • [6]
    Au sens de rendre réel.
  • [7]
    Cf. L’enfant, sa maladie et les autres, Paris, Le Seuil, 1967, p. 45.
  • [8]
    Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Conf. XXX, « Rêve et occultisme ».
  • [9]
    L’enfant, sa maladie…, p. 47.
  • [10]
    Ibid., p. 57.
  • [11]
    Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 241.

Citer cet article


  • Boukobza, C.
(2004). La construction du fantasme chez l'enfant. Analyse Freudienne Presse, no 10(2), 111-124. https://doi.org/10.3917/afp.010.0111.

  • Boukobza, Claude.
« La construction du fantasme chez l'enfant ». Analyse Freudienne Presse, 2004/2 no 10, 2004. p.111-124. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-analyse-freudienne-presse-2004-2-page-111?lang=fr.

  • BOUKOBZA, Claude,
2004. La construction du fantasme chez l'enfant. Analyse Freudienne Presse, 2004/2 no 10, p.111-124. DOI : 10.3917/afp.010.0111. URL : https://shs.cairn.info/revue-analyse-freudienne-presse-2004-2-page-111?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/afp.010.0111


Notes

  • [1]
    Le Séminaire, Livre V. Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 410.
  • [2]
    Séminaire du 21 juin 1967, Livre XIV, La logique du fantasme.
  • [3]
    Ibid., Séminaire du 16 novembre 1966.
  • [4]
    Cf. Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.
  • [5]
    6 bis, rue Auguste Poullain, 93200 Saint-Denis.
  • [6]
    Au sens de rendre réel.
  • [7]
    Cf. L’enfant, sa maladie et les autres, Paris, Le Seuil, 1967, p. 45.
  • [8]
    Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Conf. XXX, « Rêve et occultisme ».
  • [9]
    L’enfant, sa maladie…, p. 47.
  • [10]
    Ibid., p. 57.
  • [11]
    Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 241.

1L’an dernier, vous m’avez fait l’honneur de m’inviter à votre cycle de conférences sur le fantasme. Certaines de vos questions, en particulier celles de Robert Lévy, m’ont laissée perplexe et je voudrais tenter, sinon d’y répondre, au moins de les reprendre avec vous aujourd’hui.

2Je m’étais appuyée sur ma clinique avec de très jeunes enfants, chez qui, bien sûr, le fantasme n’est pas constitué de façon aussi organisée que chez des enfants plus âgés ou, a fortiori, chez des adultes. C’est une difficulté certes, pour ce qui concerne la question qui nous intéresse, mais on peut espérer que cela nous permettra de saisir in vivo comment précisément le fantasme se construit, d’appréhender, pour paraphraser Lacan, le « trognon » du fantasme.

3J’avais exposé le cas d’un jeune enfant, Bastien, âgé de moins de 3 ans lorsque j’ai commencé à le recevoir. Ses parents l’amènent pour un bégaiement intervenu depuis peu, à la suite d’une séparation de quelques jours. Ils m’apprennent, devant l’enfant, que Bastien est né par fiv après de nombreuses et pénibles tentatives infructueuses. « Il est de moi », me dit le père, alors que je ne lui demandais rien. Pendant la grossesse de sa femme, monsieur a fait un grave coma dû à une double hémorragie cérébrale et a été opéré deux fois. À la suite des lésions causées par ces interventions, il a fait deux ans après, alors que Bastien avait un an et demi, une crise d’épilepsie. Madame, qui avait gardé toutes ses angoisses pour elle au cours de sa grossesse, a accusé cette fois un choc énorme. Elle est tombée et a dû être hospitalisée quinze jours.

4À la troisième séance, le bégaiement a disparu et les vacances d’été arrivent. Je le reverrai cependant en octobre, car, lors de l’entrée à l’école maternelle et de différents changements dans son environnement, le bégaiement est revenu et Bastien a demandé à revoir « Mme la psy ». Cette thérapie se fera sur une trentaine de séances, étalées sur deux ans, toujours à la demande insistante de l’enfant.

5Bastien construit, en jouant avec de petits animaux, une histoire dont il ne veut pas démordre : ce sont les papas qui font les enfants dans leur ventre et les font sortir… de leur tête. « C’est le papa qui fabrique le bébé et le bébé fabrique la mère », me dit-il. Le père ne comprend pas que j’accorde de l’intérêt à de telles balivernes (fantasmes, fantasmagories), mais laisse échapper, oubliant qu’il se contredit, que son fils a été conçu par une insémination avec donneur anonyme.

6Après une interruption de quelques mois où tout allait bien, les parents redemandent un rendez-vous en urgence. Chez Bastien bégaiement et difficultés de sommeil ont repris massivement. Que s’est-il passé ? Son père s’était endormi et Bastien, qui ne dormait pas, lui, avait remarqué les traces du « bobo » du père sur sa tête, les traces des opérations qui lui avaient été dissimulées jusque-là. Depuis, il est anxieux de savoir si papa a mal à la tête. Il se met à exprimer des angoisses de mort : « Je ne veux pas que ma maman meure… J’aime que ma maman reste vivante. Un jour, on lui a fait la piqûre, elle a eu du sang, elle a eu pas mal. Je regardais. Un jour, j’ai fait une grosse bêtise, j’ai lancé un train sur la tête de quelqu’un. »

7La mère est à ce moment-là en pleine tentative de nouvelle fiv. Il y aura en huit mois quatre tentatives, qui se sont toutes soldées par un échec et par le renoncement, très douloureux pour la mère, à ce second bébé. Cela a été expliqué à Bastien, la pièce destinée au nouveau bébé a été transformée en bureau.

8Un jour, Bastien fait un dessin, un de ses très rares dessins en séance. Il dessine d’abord un robinet. Dedans, il y a du gluant qui sort. Un monsieur, un gros (son père est très maigre, ce qui est d’autant plus frappant que la mère, elle, est très forte). « Oh, parce qu’il y a du gluant qui sort. » Il s’inquiète même du gluant dans ses mains, sur sa chemise. Je pense, bien évidemment, au sperme et au monsieur, différent de son père, qui a donné son sperme pour le concevoir.

9Il retourne la feuille et tient à continuer à dessiner sur le verso de la même feuille : « Une grotte, avec des hommes (Je prends du jaune pour faire la lumière), des maigres. Ses mains, son casque. Une lumière qui éclaire toute la grotte jusqu’au bout. »

10Je mets un petit trou, je mets la sortie. « Le gluant, c’est dégoûtant », ça va jusqu’au robinet. Il a même du gluant sur lui. Ça rentre jusqu’au trou. Le trou va au robinet. Le point noir, là, c’est la sortie de sa maison. Derrière la sortie de sa maison, il y a la grotte.

11Il me semble pouvoir lire dans ce dessin une représentation-construction de la scène primitive où l’enfant reconnaît l’existence d’un autre homme qui a fourni son sperme, l’a « donné » au père-docteur qui l’introduit dans la grotte-matrice. Il y a communication, presque circularité entre les deux scènes. Nous reviendrons sur la question de savoir s’il s’agit d’une nouvelle écriture du fantasme.

12Alors qu’à la fin de cette séance, je lui demande s’il sait d’où viennent les enfants, il me répond : « C’est Dieu qui constitue la tête, le corps, les bras. »

13Après cette séance, je ne les ai revus qu’une fois, où ils sont venus pour dire que tout allait très bien, que Bastien avait repris toute sa confiance en lui. Ils relevaient cependant un trait de son caractère : il n’admet pas l’échec. (« Échec », c’est le mot que la mère employait toujours en parlant de l’issue de ses tentatives de fiv). « S’il va si bien, conclut le papa, c’est grâce au judo. »

14En avril, Robert Lévy m’avait objecté que la scène représentée par l’enfant ne pouvait être considérée comme un fantasme. Certes, un dessin n’est pas un fantasme. Mais, d’une part, Bastien, tout en dessinant, racontait et commentait son dessin, exactement dans les termes que je vous ai retransmis. D’autre part, cela venait dans le cours de la thérapie, comme un point d’orgue, après toute la suite d’élaborations sur la conception des enfants par le père et leur naissance par la tête. S’y combinent des choses vues (les cicatrices du père) et entendues (le récit des fiv), articulées dans un récit, un scenario.

15Pour Lacan, « le fantasme est essentiellement un imaginaire pris dans une certaine fonction signifiante [1] ». Dans cette construction par l’enfant d’une scène primitive d’un type tout de même particulier, s’articule bien le passage de l’imaginaire au symbolique. Le père qui est affirmé ici semble être le père de l’origine, « le père de sa préhistoire personnelle » dont parle Freud, le père de la première identification, « directe, immédiate », fondatrice du sujet humain comme tel. Mais ce père n’est pas un, il est au moins deux, sinon trois, liés en une sorte de tore, et englobés par le père symbolique, Dieu.

16Dans La logique du fantasme, Lacan souligne les deux caractéristiques du fantasme : la présence d’un objet a et ce qui engendre le sujet comme $(S barré) une phrase, articulation signifiante sur laquelle vole, dit-il, ce quelque chose impossible à éliminer, le regard [2]. C’est vraiment ce que l’enfant a saisi dans son regard (les cicatrices du père), ainsi que le regard du père sur son enfant, énoncé dans la dénégation (« Il est de moi »), qui ont fait surgir l’angoisse ; pour s’en protéger, l’enfant a forgé ce fantasme.

17Ce qui engendre le sujet comme $, c’est le désir des parents (ici, marqué de la mort). Dans un premier temps, en effet, l’enfant est pris dans le désir de ses parents. C’est un temps logique nécessaire, celui de l’aliénation, dont il devra se dégager. « C’est de l’imaginaire de la mère que va dépendre la structure subjective de l’enfant [3] », dit Lacan. Lorsque Freud dit au Petit Hans : « Bien avant qu’il ne vînt au monde, j’avais déjà su qu’un petit Hans naîtrait un jour… », il énonce certes la loi universelle de l’interdit de l’inceste, mais il met aussi en mots pour l’enfant ce qu’il savait des parents de Hans. Il avait en effet analysé la mère et, Les Minutes en témoignent, savait que le père avait choisi le prénom de son fils en mémoire d’un amour de jeunesse. Mais ce temps n’avait pas été repéré – en tout cas de façon féconde et systématique – par les premiers analystes d’enfants. Ce sont les avancées théoriques de Lacan qui ont permis que se construise en France une pratique nouvelle de l’analyse d’enfants, fondée sur l’écoute des parents dans la cure de l’enfant. On ne peut d’ailleurs dire ce qui a été premier, de la conceptualisation lacanienne ou de la clinique des analystes d’enfants, en particulier Françoise Dolto et Maud Mannoni, mais aussi Jenny Aubry, Ginette Raimbault et Rosine Lefort.

18Je rappellerai brièvement les travaux de Maud Mannoni, parce qu’ils me semblent particulièrement éclairants sur cette question du fantasme. Je m’appuierai essentiellement sur son premier livre, L’enfant arriéré et sa mère (paru en 1964 au Champ Freudien, deux ans avant les Écrits de Lacan) et sur L’enfant, sa maladie et sa mère (1969).

19Partant d’un travail avec des enfants diagnostiqués « arriérés », Maud Mannoni s’attache à repérer quelle place tiennent pour leur mère ces enfants marqués d’une déficience. Le défaut de l’enfant entraîne à la fois une distorsion et une sorte de loupe sur ce qu’est la relation fantasmatique structurale d’une mère à son enfant.

20Dans un premier temps, nous dit-elle, la mère souhaite un enfant. Sa rêverie est une évocation hallucinatoire de son enfance perdue à elle. L’enfant de demain est créé sur la trace du souvenir. La première déception a lieu quand l’enfant arrive : il est séparé d’elle, alors qu’elle rêvait à une fusion.

21Avec cet enfant séparé d’elle, la mère tente de reconstruire un rêve. Une image fantasmatique se superpose à un enfant de chair, comme pour réduire la déception fondamentale de la mère. Dans cette relation leurrante, l’enfant est toujours signification d’autre chose que ce qu’il est réellement.

22La construction du fantasme prend le relais de ce qui est demandé à l’enfant et qui s’épuise. C’est ce qui relance la mère à la conquête de l’objet perdu. L’enfant devient à son insu le support de quelque chose d’essentiel pour la mère. Il n’a donc d’autre signification que d’exister pour la mère, remplir son manque-à-être. Dès qu’il prétend à l’autonomie, s’évanouit pour la mère le support fantasmatique dont elle a besoin.

23On voit bien là comment des enfants marqués d’emblée d’un défaut peuvent venir saturer le fantasme de leur mère. La cure analytique devra aider la mère à assumer son propre manque à être, et l’enfant à se dégager du fantasme maternel et à subjectiver son histoire.

24Dans L’enfant, sa maladie et les autres, Maud Mannoni essaie de dégager ce que représente l’enfant dans le monde fantasmatique des parents.

25Rappelons qu’exactement au moment où paraissait ce livre de Maud Mannoni, Lacan écrivait sa « Note sur l’enfant » à Jenny Aubry. Selon Lacan, le symptôme de l’enfant peut soit représenter la « vérité du couple familial », soit ressortir à la subjectivité de la mère. L’enfant alors « est intéressé directement comme corrélatif d’un fantasme », il devient l’objet de la mère, il réalise, dit Lacan, la présence de l’objet a dans le fantasme [4].

26Je voudrais prendre ici l’exemple d’un bébé de 2 mois que j’ai suivi avec sa mère à l’Unité d’accueil mères-enfants de Saint-Denis [5]. Aubain, lorsque nous faisons sa connaissance, ne lâchait pas sa mère des yeux, ce qui la terrifiait, lui donnant l’impression de devenir folle et la renforçant dans la conviction d’avoir été ensorcelée. Elle avait, en effet, pendant sa grossesse, croisé un homme aux yeux globuleux et avait eu l’impression que le regard de cet homme la pénétrait jusqu’au plus profond de son ventre. Enfant, elle passait de longs moments devant le miroir, terrifiée par son propre regard, ne se trouvant pas elle-même […]. Quand Aubain était né, elle avait hâte qu’il ouvre les yeux « pour voir s’il la regardait ». Et ça n’avait pas manqué, l’enfant ne la quittait pas un instant des yeux. Qu’est-ce que pour elle, le regard de cet homme d’abord, de son fils ensuite, allait quêter à l’intérieur d’elle-même ? Son vide, sa dissociation, son impossible congruence avec sa propre image dans le miroir, non reconnue par sa mère. Qu’est-ce que l’enfant, lui, hormis le fait de réaliser[6] le fantasme maternel, allait chercher dans le regard de sa mère ? Se tournant vers elle, il ne se voit pas lui-même, mais voit le visage terrifié de celle-ci. Ne pouvant pas se voir, il ne peut que regarder, d’une façon qui n’est plus vivante, mais mécanique. Il reste le regard rivé à sa mère, il est ce regard terrifiant. Il incarne réellement l’objet a électif de la mère.

27Maud Mannoni définit le fantasme comme une histoire bien précise, qui ne peut venir que de l’angoisse et implique pour le sujet une menace venant de l’Autre, doublée d’un danger d’atteinte corporelle. On peut se référer ici au texte de Freud, « Un enfant est battu », où, dans la séquence « Le père bat l’enfant que je suis », Freud repère le père comme archétype. Maud Mannoni, à la suite de Lacan, y voit la figure de l’Autre, qui tire ses emblèmes de la figure paternelle. Dans le fantasme lui-même et dans sa construction, est donc structurellement inclus le rapport à l’Autre comme tel. La question articulée dans le fantasme est « Qu’est-ce qu’il me veut ? »

28L’Autre, c’est la mère ou le père pour l’enfant, mais dès que la cure s’engage, c’est aussi l’analyste. Il ne peut donc y avoir de lecture, de déchiffrement du fantasme, hors d’une situation transférentielle.

29Le monde fantasmatique où l’enfant a pour fonction de combler le manque à être de la mère finit par être commun à l’enfant et à la mère. Maud Mannoni est très attentive à la façon dont les représentations circulent de la mère à l’enfant. Elle fait même allusion à ce propos à l’intérêt de Freud pour la télépathie [7]. Freud rapporte qu’un analyste lui avait raconté que l’enfant d’une de ses patientes avait apporté par deux fois à sa mère une petite pièce d’or au moment précis où celle-ci parlait, dans sa propre analyse, du rôle qu’avait joué une certaine pièce d’or dans son histoire. L’enfant, bien sûr, était supposé n’en rien savoir [8]. Maud Mannoni récuse l’interprétation rationnalisante des analystes anglo-saxons à ce propos (certains éléments manifestes du comportement de la mère qui échappent au discours auraient pu dicter sa conduite à l’enfant). Dans les cures de très jeunes enfants, on ne peut manquer d’être frappé par cette circulation quasi immédiate des représentations de la mère à l’enfant. Maud Mannoni a le courage de s’affronter à la question de la transmission de pensée, à laquelle est lié l’aspect quasi magique des interventions en psychanalyse d’enfants très jeunes. « Dans cette forme déroutante de communication, c’est l’inconscient de l’enfant qui est informé jusqu’à un certain point de ce que la mère désire ou refuse [9] », dit Maud Mannoni. L’enfant, moins refoulé que l’adulte, reçoit le message du désir de cet Autre qu’est pour lui le père ou la mère, d’où l’importance à accorder au fantasme dans la cure, à comprendre comme parole perdue de ce désir.

30Je voudrais, pour tenter de montrer comment s’intriquent et s’articulent le fantasme de la mère et celui de l’enfant, reprendre ici un fragment d’une séance récente avec une femme […] adressée par une de ses proches, qui pensait qu’elle consulterait plus facilement par le truchement de son fils, Ilan, âgé de 19 mois. Au bout de trois séances, l’enfant s’était mis à hurler d’un cri aigu pendant les consultations, couvrant la voix de sa mère, et rendant le travail très difficile. Nous en avions conclu, d’un commun accord, qu’il ne souhaitait plus être présent dans ces séances et madame, très engagée dans ce travail, s’était arrangée pour le faire garder et venir seule. La semaine précédente, elle m’avait appelée peu de temps avant l’heure de sa séance, pour me dire qu’elle était en route, mais que, n’ayant pu faire garder Ilan, elle l’avait amené avec elle […] et que celui-ci était très fatigué. Devait-elle poursuivre tout de même ? Il se trouve que j’étais très débordée ce jour-là, et plutôt soulagée qu’un peu de temps se libère. Je lui demande si elle pensait avoir besoin de sa séance, elle me répond : « Besoin, non, ça va, mais j’en ai envie. » Je n’insiste cependant pas, privilégiant le confort de l’enfant et le mien, et nous prenons date pour la semaine suivante. Elle commence sa séance en me donnant des nouvelles d’Ilan, qui va bien. Elle ne note qu’une chose : il pousse les autres enfants. « Il les agresse, il les fait tomber, voulez-vous dire ? », « Non, pas exactement, c’est un geste, c’est comme s’il avait besoin d’un grand espace autour de lui, il les maintient à une certaine distance. Il est très sensible à ce qu’on ne touche pas à ses objets, il a peur qu’on les lui prenne. Ainsi, au jardin, il avait emprunté le camion d’une petite fille avec lequel il avait joué tout l’après-midi. Lorsqu’il avait fallu le rendre, il avait beaucoup pleuré. C’était un profond chagrin, presque du désespoir, précise-t-elle, pas de la colère. » Puis elle passe à l’évocation de la séance ratée de la semaine précédente, me disant qu’elle avait tout de même fait ce qu’elle avait coutume de faire après ses séances (et dont elle n’avait jamais parlé) : aller dans les magasins, et acheter des vêtements pour son fils, ou, parfois, quelque chose pour son mari. Cette fois là, c’était pour le fils. « Quand je vois un magasin pour enfants, dit-elle, je suis profondément triste. » Nous essayons de comprendre en quoi le fait d’acheter quelque chose pour son enfant la met dans un état si conflictuel. « Je suis triste comme s’il était démuni. Rien ne devrait lui manquer. C’est comme si on n’a pas le droit de lui acheter quelque chose. » Comme je lui demande comment elle voit les choses pour elle-même, elle me dit : « Je n’ai besoin de rien et j’ai besoin de tout. » Viennent alors un flot d’associations sur le fait qu’enfant, elle avait le sentiment d’avoir toujours trop par rapport à son frère (schizophrène) et qu’elle se mettait en posture de ne rien prendre, sur le fait que sa famille pense à son propos que « elle, elle n’a pas besoin ». Ainsi, aujourd’hui, elle ne peut jouir de l’héritage de sa mère, décédée après une très longue maladie alors qu’elle-même avait 18 ans.

31« Le chagrin d’Ilan, pour le camion, vous pensez que ça aurait avoir à voir avec cela ? C’est pour ça qu’il est tellement accroché à ses trucs ? », me demande-t-elle, incrédule, en fin de séance, faisant elle-même le rapprochement.

32On voit clairement ici comment le fantasme d’enfant démuni, articulant la position de madame dans sa propre famille, était actif […] sur l’enfant lui-même et informait, imprégnait (dans le sens de donner une empreinte) le fantasme qui présidait à la tristesse de l’enfant. L’émergence de tout ceci a sans doute été accéléré par ma question (stupide) : « Avez-vous besoin de votre séance ? » et de mon peu d’empressement – qu’elle n’a pas pu ne pas percevoir – à lui dire : « Je vous attends. » C’est seulement dans l’espace du transfert que le discours pourra circuler et, éventuellement, l’enfant pourra être dégagé du fantasme de la mère.

33Dans ce cas, l’enfant avait rapidement manifesté qu’il ne voulait pas être présent dans les séances, qu’il s’agissait d’une affaire entre sa mère et une autre femme. Le plus souvent, il est à tel point pris dans le fantasme de sa mère qu’on a l’impression qu’il ne peut pas d’emblée manifester cette prise de distance.

34Chez l’enfant névrotique, dit Maud Mannoni, le discours collectif apparaît dans la parole de l’enfant. Il rend présent l’ombre des parents. Le discours livré peut être traité, dit-elle, à la manière d’un grand rêve. Le transfert est comme un terrain de jeu. Chez l’enfant psychotique, l’enfant est, dans le réel, le fantasme maternel, il l’incarne. Avec un enfant en analyse, il s’agit tout d’abord de dégager dans l’analyse la place de la parole de la mère dans le monde fantasmatique de l’enfant et la place du père dans la parole de la mère. Maud Mannoni dit : « Il est vain de vouloir analyser une mère pour son propre compte, quand son compte, c’est précisément l’enfant et qu’elle exprime sa présence via le symptôme de l’enfant [10]. »

35L’enfant met en jeu non tant la relation des parents à sa personne que le rapport de chaque parent à sa problématique personnelle, c’est ce que Françoise Dolto et Maud Mannoni n’ont pas cessé de dire. C’est à partir d’un « aveu » de l’un ou des deux parents sur son propre manque à être que l’enfant peut se dégager du fantasme parental. La levée d’un non-dit, à travers l’adresse à l’analyste, va permettre la coupure et l’émergence d’un sujet.

36Revenons à Bastien. Ce qu’il amène est un type de fantasme un peu particulier, de ceux que Freud a appelés fantasmes originaires. « Les fantasmes originaires constituent ce trésor de fantasmes inconscients que l’analyste peut découvrir chez tous les névrosés et probablement chez tous les enfants des hommes. »

37Dans un texte remarquable publié en 1964 dans la revue Les Temps modernes, « Fantasme originaire, fantasme des origines, origines du fantasme », J. Laplanche et J.B. Pontalis reprennent la notion de fantasme chez Freud, ils étudient comment Freud a évolué de la notion de scène traumatique originaire à la notion de réalité psychique, faite de fantasmes, sans cependant jamais renoncer totalement à la référence à une réalité extérieure à la scène psychique. Soulignant une tendance régressive de la recherche théorique analytique et de la cure elle-même, ils montrent que Freud retrouve dans le matériel amené par les patients les traces de scènes originaires, de vraies scènes, qu’il nomme Urphantasien, et qui se rapportent à l’origine même du sujet en tant que tel. Elles manifestent l’insertion du symbolique dans le réel du corps. Ainsi, la scène primitive représente le coït et la filiation, la castration, la différence des sexes, la scène de séduction, la façon dont la sexualité affecte l’être humain. Ces scènes, malgré l’abandon de la théorie de la séduction, ne sont pas assimilées à des créations purement imaginaires ; Freud, tel un détective, tente d’en établir la réalité.

38Le fantasme constituerait dans ce cas l’élaboration après-coup d’une scène extérieure réellement vécue par le sujet.

39Mais « chaque fois, les mêmes fantasmes sont créés avec le même contenu ». Ainsi faut-il supposer un schème antérieur capable d’opérer comme organisateur. Freud abat ici ce que j’appellerai son « joker » : la phylogénèse, ce qui aurait été autrefois la réalité de la famille humaine. Il s’agit d’un réel structural, autonome par rapport aux sujets qui en sont dépendants. Freud cède devant l’exigence d’une pré-histoire inaccessible au sujet.

40Laplanche et Pontalis font ici un pas intéressant, intéressant pour notre propos. Le corps étranger, « exclu à l’intérieur », « est le plus généralement apporté au sujet non par la perception d’une scène, mais par le désir parental et le fantasme qui le supporte ». La structure d’échange est transmise au sujet par l’inconscient parental.

41Le désir dont Bastien est né est celui de cette mère qui voulait à tout prix des enfants et de ce père impuissant à lui en donner, pas assez fort, pas assez gros. « C’était moi qui voulais, me dit-elle, et il a suivi », suivi jusqu’à presque en mourir. Ce que Bastien cherche, c’est la solution fantasmatique qui viendrait rendre raison de sa propre conception et, rappelons que c’était la préoccupation des parents au moment où il produit ce fantasme, de celle d’un éventuel petit frère ou petite sœur. Lacan, dans son commentaire sur « Un enfant est battu » souligne que « la place imaginaire où se situe le désir de la mère est occupée par le sujet réel, le puîné. La relation au petit frère ou à la petite sœur (ici virtuel) nécessite une solution fantasmatique [11] ». Mais Bastien est muni, comme tous les enfants d’aujourd’hui, d’un savoir quasi scientifique sur la façon dont on fait les enfants. Non seulement il connaît manifestement, contrairement au Petit Hans, l’existence et la fonction du sperme, mais encore : « J’ai vu la piqûre », dit-il. C’est à partir de ce savoir qu’il va forger son fantasme et venir interroger le désir de cette mère qui, faute d’obtenir un enfant de son mari, va chercher d’autres hommes, instrumentalisés pour le lui fournir et la fonction de ce père qui, tel un nouveau Zeus, ferait des enfants par la tête.

42Alors, écriture du fantasme ? Oui, je le maintiens, même si elle est balbutiante, qui permet à l’enfant de se constituer comme sujet. Nouvelle écriture ? Si les fantasmes originaires prétendent, comme les mythes, apporter une solution à l’énigme majeure de l’enfance, alors les enfants d’aujourd’hui ont pour tâche de fabriquer de nouveaux mythes, en bricolant avec ce que le discours collectif, celui des parents, celui des technosciences, leur fournissent en pièces détachées, en kit, si je puis dire. C’est notre tâche où il nous incombe de nous atteler à les entendre et à penser ce qu’ils nous adressent là, quitte à aiguiser nos outils, voire à en forger de nouveaux.


Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/afp.010.0111

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