Couverture de AFP_005

Article de revue

Débat 1

Pages 11 à 53

Notes

  • [1]
    Journées organisées par Analyse feudienne et Espace analytique à Lyon les 8 et 9 septembre 2001 sur le thème « Les champs du désir ».
  • [2]
    En 1976.
  • [3]
    Centres de protection maternelle et infantile.

1Robert Lévy : Je voudrais souhaiter la bienvenue aux invités de cette table ronde qui sont ce soir Monique Schneider, Françoise Gorog, Jean-Pierre Lebrun, Marc Nacht et, pour Analyse freudienne, Bernard Brémond et Claude Dumézil. Le thème de la soirée reprend celui du travail, cette année, dans notre association : Pulsion de mort, cliniques et théorie.

2Pour donner un repère rapide de l’inscription de ce concept dans l’évolution de la revue, il succède au travail de l’année précédente qui s’interrogeait sur : « Existe-t-il une autre sexualité qu’infantile ? » Il nous est apparu assez logique d’aboutir sur cette question de la pulsion de mort dans ses rapports avec celle du sexuel, mais pas seulement. La pulsion de mort est un concept à la fois assez large puisqu’il est à la croisée de plusieurs orientations, très controversé par les psychanalystes eux-mêmes. Chez Freud, c’est un concept tout à fait frontière entre instinct et pulsion.

3Il est intéressant de le retrouver déplié par Lacan, notamment dans la question du désir de l’analyste comme désir plus fort que le désir sexuel. Il ne dit plus pulsion de mort mais désir de la mort qui vient prendre la place de ce concept, place ou plutôt fonction que Lacan attribue dès lors à l’analyste dans la controverse qui, à l’époque, l’opposait aux autres, à propos du contre-transfert. C’est en fait pour apporter une critique définitive à cette notion qu’il va utiliser et déployer cette notion de désir de la mort.

4Si, pour Freud, la pulsion est un concept fondamental, pour Lacan, assurément, le désir d’analyste l’est tout autant. Il va en faire un point d’appui dynamique et positif. La pulsion de mort mène à envisager une certaine efficacité dans l’appareil psychique dans la mesure où elle serait de nature à introduire de la différence, là où l’organisation narcissique a tendance à produire une espèce d’effet de collage qui trouble le tableau.

5Il est intéressant de repérer qu’en 1925 Freud, outre la dimension destructrice de la pulsion de mort, nous donnait déjà accès à une dimension fondamentalement différente en faisant apparaître le caractère positif voire créatif d’une pulsion de mort dont le rôle serait un moyen dans l’établissement de la réalité humaine. Il me paraît là important de rapprocher pulsion de mort et Malaise dans la civilisation.

6Dans ce texte de la Verneinung, la dénégation, l’enfant constitue le monde de ses objets par la mise en jeu d’un processus placé essentiellement sous l’empire de la pulsion de mort. Il est clair que Lacan préfère qualifier cela désir de la mort et dans Les complexes familiaux, texte de 1938, on retrouve quelque chose qu’il qualifie de « malaise du sevrage humain comme source même du désir de la mort ». À cette occasion, Lacan dégage cette pulsion de toute idée d’instinct, la constance de la poussée interdisant toute assimilation de la pulsion à une fonction biologique. Elle serait toujours un rite et il indique là une orientation clinique. Cette tendance psychique à la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se révèle, nous indique Lacan, dans des suicides très spéciaux qu’il qualifie de suicides non violents. Il fait clairement allusion ici à ce qu’il appelle la grève de la faim dans l’anorexie mentale, l’empoisonnement lent dans certaines toxicomanies par la bouche qu’il qualifie d’ailleurs de « régime de famine de névrose gastrique », formulation tout à fait bienvenue.

7Toujours dans Les complexes familiaux, Lacan souligne aussi les connexions entre la mère et la mort. C’est dans ce texte qu’il introduit cette dimension très importante. Faut-il voir, par exemple dans l’assimilation de la mère à la mère patrie, une raison des catastrophes guerrières que le xxe siècle nous a apportées ? Faut-il entendre que la tendance à la mort est vécue par l’homme comme objet d’un appétit ? Faut-il enfin voir dans ces guerres fratricides toujours actuelles cette possibilité de renouveler inlassablement l’exclusion d’un objet, ce que Lacan appelle « ce moment dialectique où le sujet assume par ses premiers actes le jeu de la reproduction de ce malaise même et par là le sublime et le surmonte ». En tout cas, l’image du frère non sevré comme l’appelle Lacan, serait-elle cette espèce d’infidèle qu’il faudrait éradiquer, éliminer de la surface du monde, puisque là encore Lacan nous fait remarquer que c’est ce frère non sevré qui attire une agression spéciale : elle répète dans le sujet l’imago de la situation maternelle et, avec elle, le désir de la mort.

8Je vous invite à débattre sur un plan clinique et théorique de ce concept qui se révèle, comme j’ai essayé très brièvement de le souligner, d’une redoutable postmodernité. La parole est à vous Madame Schneider ; je vous ai entendue à Lyon [1] développer des éléments très intéressants concernant cet initiatique de l’appareil psychique, qui serait au plus profond même de sa constitution. Vous l’aviez très bien articulé autour de quelque chose qui, logiquement, aboutit à cette question du désir de la mort ou tout au moins de la pulsion de mort. Pour commencer, auriez-vous quelques éléments concernant ces points-là ?

9Monique Schneider : Ma démarche sera volontiers régressive. La notion de pulsion de mort date de l’article de Freud Au-delà du principe de plaisir. Ce qui m’a surprise rétroactivement, c’est de voir que si la définition est présente dès les débuts de la psychanalyse et dès l’Entwurf, il est vrai que la nomination pulsion de mort apparaît tardivement, à un moment tournant. Comme si cette pulsion de mort avait besoin, même dans la théorie, d’agir sur le mode silencieux. C’est-à-dire d’être déniée.

10Ce qui m’a frappée dans l’approche de Freud et qui m’a d’abord paru assez déraisonnable, c’est la vision de l’arc réflexe où il radicalise le fonctionnement de l’appareil animique, de l’appareil psychique. Mais quand dans l’Entwurf il parle de l’appareil neuronique, il met en avant le principe d’inertie des neurones et suppose même la tendance vers le zéro comme la tendance fondamentale. À mon étonnement, moi qui venais de la philosophie, c’est une orientation, chez Freud, qui prend d’emblée le contre-pied de ce qu’était la psychologie des tendances. On a surabondamment parlé de la tendance ou du désir.

11Une des grandes questions en philosophie, c’est de savoir vers quoi l’homme tend. Or avec Freud on ne voit pas vers quoi l’homme tend. On voit au départ ce qu’il fuit. Le principe de fuite est une sorte de principe fondamental. Pour Freud, même si quelque chose de l’ordre de la pulsion, quelque chose de plus vivant, peut apparaître, c’est parce que la fuite radicale est impossible. Dès l’Esquisse, il y a ce thème terrible : on ne peut pas se fuir soi-même. Même si, par ailleurs, on peut fuir les excitations venues du monde extérieur. Ainsi la pulsion de mort tendrait d’abord à annuler tout ce qui est du registre de l’excitation, ce qui m’a paru d’autant plus déraisonnable que le mot excitation, Reiz, est l’équivalent du mot stimulus. Freud part de l’idée que tout stimulus atteignant un enfant provoquerait comme réponse première la fuite, le mouvement de s’en détourner. Cette proposition violente la psychologie car, là, Freud nous propose une théorie du réflexe apparemment paradoxale. Au moment où il nomme ce principe de fuite radicale, ces tendances vers le zéro, il ne lui donne pas le nom de principe de déplaisir mais celui de principe de plaisir.

12Reizbewältigung, telle serait la fonction du plaisir – maîtriser les excitations, les étouffer, les faire taire.

13Curieusement, on parlera de l’hédonisme de Freud, comme s’il y avait tendance vers le plaisir, alors que Freud met en place quelque chose de plus radical, centré sur une visée d’évitement. Le monde extérieur, on peut le fuir, mais on ne peut pas se fuir soi-même, d’où ce compromis : l’acceptation relative du pulsionnel.

14On dit que Freud est pessimiste à partir de « Au-delà du principe de plaisir ». À mon sens, son pessimisme était là dès le départ mais avec ce voile que constituait la nomination de principe de plaisir qui masquait la dénomination de pulsion de mort. Dans Au-delà du principe de plaisir, le voile tombe.

15Comme Freud l’avoue dans le texte sur le masochisme, c’est inconsidérément qu’il a appelé principe de plaisir la tendance à la fuite de toute excitation. Ce principe, il va alors le nommer principe de nirvana en mentionnant une sorte d’étourderie fondamentale dont l’aveu me paraît extrêmement précieux, comme s’il y avait un leurre dans la théorie. Quand Freud dit que la pulsion de mort ne travaille que dans le silence, il s’agit d’un silence redoublé puisque cette pulsion de mort ne peut pas se dire. Au moment où elle est mentionnée comme pulsion de mort dans Au-delà du principe de plaisir, il semble intenable pour Freud de capter isolément l’idée de la pulsion de mort. Il parle en même temps du mouvement pulsionnel qui va contrecarrer la pulsion de mort et qui sera Éros. Tout compte fait, dans Au-delà, ce n’est pas du tout la découverte de la pulsion de mort qui s’opère – elle était déjà là mais voilée –, c’est la découverte de cette excitation qui met en rapport avec l’altérité.

16Chaque individu pour lui-même irait ainsi vers la mort, vers l’extinction. Par ailleurs – mais cet ailleurs se situe dans les laboratoires et dans les éprouvettes –, des noces s’annoncent. Si les animalcules entrent en contact, ils jouissent d’une survie. Une sorte de regénérescence, de nuptialité prend place dans les éprouvettes et c’est là une des images prudentes que Freud donne d’Éros qu’il n’aborde pas directement. Ce terme d’Éros apparaît, dans un mouvement conceptuellement négatif, afin que s’installe une sorte de barrage opposé à une pulsion de mort qui s’imposerait comme inenvisageable.

17Robert Lévy : Ne pourrait-on dire selon vous qu’il n’y a pas de sortie possible des pulsions partielles sans pulsion de mort ?

18Monique Schneider : Je pense… Cette sortie est peut-être elle-même partielle. Je ne sais pas dans quelle mesure il peut y avoir une sortie radicale. Je pense que la pulsion de mort peut effectivement représenter une dimension indépassable. Freud la rapproche, dans Pulsions et destin des pulsions, d’une sorte de haine radicale, originairement opposée à toute manifestation d’altérité.

19Robert Lévy : C’est ce qui fait la différence. Ce qu’introduit la pulsion de mort, c’est vraiment cette capacité de faire la différence, via la haine et via l’angoisse, qu’il ne faut pas oublier puisqu’elles sont très directement corrélées. Quelque chose de soi-même auquel on ne peut pas échapper.

20Marc Nacht : Pour Lacan en tout cas, toute pulsion partielle était une pulsion de mort. Ce qui se représente ainsi, c’est l’annihilation complète des tensions, la réalisation de l’homéostasie, selon Freud.

21Il est à remarquer que le sujet n’apparaît pas, ou plus exactement ne peut pas s’inscrire, dans le jeu pulsionnel réduit à son économie. Il en est bien ainsi dans Au-delà du principe de plaisir, la pulsion de mort y étant explicitée comme la tendance de tout vivant à retrouver son état minéral. Cette tendance vers le minéral est quelque chose qui ne peut qu’étonner et interpeller puisque nous n’avons pas l’habitude de nous considérer véritablement comme minéraux ni comme amateurs de minéralisation de nous-mêmes.

22Il y a un passage, à la limite, entre cette aspiration et la tendance à la mort telle qu’en parlait Lacan dans Les complexes familiaux auxquels Robert Lévy faisait référence tout à l’heure. L’ancrage dans le biologique qui est pourtant prégnant dans ce texte débouche sur la notion d’insuffisance, peut-être par anticipation de ce qui deviendra le manque sur un autre registre. Je cite : « La tendance à la mort qui spécifie le psychisme de l’homme – c’est cela l’instinct de mort – et qui ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions. »

23Quelque temps passe et l’on retrouve alors dans le Lacan de L’Éthique de la psychanalyse une pulsion de mort qui peut se comprendre tout à fait comme une attraction régressive à partir de ce qu’il a mis en valeur de das Ding, objet de la pulsion non représentable que Freud nomme ainsi dans l’Esquisse. C’est la chose. Là, nous avons affaire à ce qui émerge comme, dit-il, l’autre absolu du sujet. Cet autre absolu du sujet fait le lien avec la première conception, celle de la pré-maturation. Cette boucle revient non pas au négatif mais à l’inerte, au minéral, à ce qui n’est pas du vivant mais où l’on sort du pulsionnel parce qu’on ne peut pas considérer comme source d’une pulsion ce qui est mort. Donc, il y a cette boucle-là qui est assez étonnante parce qu’elle revient sur ce qui n’est pas encore le sujet et se situe à la marge du désir. Cela n’en existe pas moins mais ne peut qu’opérer dans une désintrication des pulsions, dans un espace autre que celui du fonctionnement de la cohésion vitale.

24C’est à cette question que je voulais aboutir : Aujourd’hui, dans un monde où, du fait du fonctionnement de la société postindustrielle, les objets se sont transformés, tendent à devenir prothétiques grâce aux avancées technologiques – comme la mère du prématuré – et aussi probablement de ce qui, à partir de ces avancées, fonctionne comme de vieux fantasmes, que peut-on penser aujourd’hui de ce travail de la pulsion de mort ? Ces objets prothétiques ne provoquent-ils pas le retour du refoulé ? Non pas celui de la pulsion de mort mais de l’état de prématuration qui lui est lié ? C’est possible parce qu’ils se proposent comme des suppléances ou des amplifications sensorielles et qu’ils peuvent alors nous renvoyer vers des états où nous n’étions pas capables de survivre sans la première prothèse qui est, excusez-moi mesdames, la prothèse maternelle.

25Robert Lévy : Pulsion de mort sans sujet, sans objet ?… Chacun a donné là une indication… Comment rencontre- t-on cela dans la clinique ? Avez-vous quelques éléments là-dessus ?

26Bernard Brémond : Je suis assez d’accord avec ce que disait Monique Schneider quant à la présence de cette pulsion de mort dès le départ de l’œuvre freudienne, même si ce n’est qu’avec l’Au-delà du principe de plaisir que Freud lui donne un nom. La question est que cette nomination, à un moment donné, a des conséquences ; c’est-à-dire qu’avec l’appellation pulsion de mort, on sent bien qu’on est là au niveau du plus crucial, et de la pensée freudienne et des enjeux de la cure psychanalytique. Quand on parle de pulsion de mort, on sait bien qu’on est au plus vif, même si on ne sait pas toujours très bien de quoi l’on parle. En produisant cette appellation, il me semble que Freud fait une sorte de forçage. À partir de ce moment-là – et d’une certaine façon c’est bien ce qui s’est produit –, il faut qu’on l’accepte ou pas et c’est un enjeu éthique pour la psychanalyse.

27Maintenant, je reconnais que cette appellation pulsion de mort est très mauvaise, mais sans doute n’y a-t-il pas vraiment possibilité de mieux faire. Cette nomination plutôt mauvaise continue malgré tout à nous faire difficulté de par la question qui y est logée. J’ai lu récemment, je crois que c’est Laplanche qui le dit, que Freud parle d’abord de pulsion de mort et donc de Thanatos, et c’est seulement ensuite qu’il parle d’Éros. C’est intéressant parce qu’on oublie cela : Éros n’était pas dans le vocabulaire de Freud avant que Thanatos y soit comme nomination de la pulsion de mort. C’est déjà un premier point. Le second, c’est que je reste très sensible à la disparité des trois points d’appui que Freud prend pour présenter et nommer cette pulsion de mort : la névrose traumatique, puis la réaction thérapeutique négative, et enfin le jeu des enfants, à partir du fort-da. Je trouve qu’il y a une telle disparité entre ces trois réalités cliniques que cela devrait nous inviter à cesser de situer toujours la pulsion de mort de façon dramatique, tragique, du côté du mortifère. Il s’agit de bien autre chose, et la présence du fort-da comme l’un des appuis que prend Freud devrait toujours nous réveiller, nous faire entendre qu’il ne s’agit pas purement et simplement de la dimension mortifère. Ce qui m’intéresse, c’est à la fois la dimension métapsychologique, mais aussi la présence de cette pulsion de mort dans le processus même de la cure, en ce sens freudien que c’est au sein même d’une expérience de répétition, à savoir le transfert, que se pose la question de l’advenue du nouveau, ou de quelque chose d’autre, d’Autre pourquoi pas. C’est là que se joue l’intérêt clinique de cette notion : c’est dans le processus même où « ça répète », dans le transfert, qu’en fait, il peut être attendu que quelque chose de nouveau ou quelque chose d’autre se produise.

28Sur la question de l’instinct, je dois dire qu’à la fois, je saisis bien cette dimension de concept limite entre psychique et somatique, mais je ne comprends pas qu’on puisse appeler instinct une pulsion.

29Actuellement, j’entends cette pulsion de mort un peu autrement. Freud, dans Au-delà du principe de plaisir, au moment où il est le plus engagé dans ses considérations scientifiques sur les cellules et leurs avatars, dit : « L’organisme veut mourir à sa manière. » Pour qu’il y ait une manière de mourir, il faut bien qu’il y ait déjà eu une symbolisation. Je ne vois pas comment il peut y avoir, pour un organisme, sa propre manière de mourir s’il n’y a pas déjà eu une symbolisation. J’entends la pulsion de mort comme ce mouvement, ou cette force, orientée par la tentative de retrouver ce que j’appelle maintenant le signifiant qu’on était avant de naître. J’ai trouvé cela chez Cioran, à ceci près que lui parle de personnage et non de signifiant.

30Il s’agit d’une tentative de retourner au point d’avant le début du déroulement d’une chaîne signifiante. Rejoindre le signifiant qu’on était avant de naître pour s’y fondre et y disparaître comme sujet, en tant qu’un sujet suppose toujours au moins deux signifiants. Il y a donc déjà de la signification et de l’aliénation. Pourquoi dire un signifiant, puisqu’un signifiant ne va jamais seul ? N’y aurait-il pas un mouvement pour retrouver le signifiant – supposé – d’avant qu’il y ait du sujet, signifiant dans le fantasme des parents évidemment. Un signifiant qui aurait été là avant le sujet, avant donc la moindre signification. Rejoindre ce signifiant permettrait d’annuler toutes les significations, tous les sens déjà constitués ; quelque chose comme un retour au zéro, au sens du signifiant zéro comme il existe parfois le numéro zéro d’une revue.

31Ce mouvement ne peut évidemment qu’échouer, il y a une limite qui ne peut être franchie. Ce mouvement est la cause d’un parcours que l’on peut appeler pulsionnel, c’est ainsi que je comprends actuellement la pulsion de mort plutôt que d’aller chercher du côté de l’instinct, un mouvement par lequel un sujet tente de rejoindre le signifiant qu’il était (pour l’Autre) avant qu’il y ait du sujet.

32Françoise Gorog : En pensant à cette soirée, je réfléchissais au rapport qui existe entre la mélancolie et l’érotisme. Il me semble comprendre que vous mettez l’accent sur le surgissement d’Éros avec l’introduction de Thanatos dans l’Au-delà. Kierkegaard, que j’ai souvent étudié, met l’accent précisément sur la mélancolie d’amour et tout ce qui me paraît des phénomènes qui peuvent se subsumer dans le mathème lacanien ?o. Dans l’œuvre de Kierkegaard, il y a une expression qu’il appelle son impuissance érotique de castrat. Dans le même temps, il peut dire qu’il se sent lui-même un ??????????, un comme mort, et que son lecteur favori serait un autre ??????????, un autre comme mort. Donc cet homme qui parle de son impuissance érotique de castrat parle aussi d’être un comme mort s’adressant à d’autres qui seraient des comme morts. Il y a d’autres formules de Kierkegaard qui sont frappantes, par exemple Je me mutile. Il se mutile en renonçant à faire ce qu’il fallait pour épouser sa Régine et Lacan dit d’ailleurs « Il se castre », ce qui n’est pas une formule courante chez Lacan. Alors ce Il se castre pourrait être repris de l’expression même de l’auteur Je me mutile.

33Peut-être que grâce à ?o, on pourrait connecter deux points de la discussion. Par exemple, à propos de l’actualité et de tout ce qui nous fait en ce moment horreur dans la guerre et le terrorisme. Reprenons un texte de Freud comme Les considérations actuelles sur la mort et la guerre, Zeitgemässes über Krieg und Tod, publiées en 1915. Notons d’ailleurs au passage qu’il s’agit du même mot que dans les Considérations inactuelles de Nietzsche, Unzeitgemässe Betrachhtungen de 1875-1878. Sauf que c’est l’inverse, ce sont des considérations actuelles et non pas inactuelles. Cet actuel fait-il réponse à l’inactuel de Nietzsche ? Il n’est pas impossible de le supposer. L’actuel qui est référence à l’acte convient mieux à l’analyste.

34Même si je ne doute pas que, dans ce texte, bien avant l’Au-delà, Freud ait pensé à ce qu’il appellera pulsion de mort, on mesure quel a été l’impact de la guerre de 14 sur cet article qui est contemporain de Deuil et mélancolie, même si Deuil et mélancolie a commencé à être écrit en 1911. Cependant c’est en 1915 que sortent à la fois les Considérations actuelles sur la guerre et la mort et Deuil et mélancolie. Là, Freud peut écrire que l’on aurait pu penser, avant la guerre de 14-18, qu’il y avait chez l’homme civilisé, je cite : « Assez de tolérance pour la disparité pour qu’il ne fût plus possible de fondre en une seule acception, comme c’était encore le cas dans l’Antiquité classique, étranger et hostile. »

35Vous avez fait, Marc Nacht, une allusion à notre actualité. Freud découvre ceci à la guerre de 14 mais nous, nous le découvrons entre autres le 11 septembre 2001 et nous avons du mal à croire qu’il n’y ait pas eu assez de tolérance pour la disparité.

36Il y a aussi, comme vous l’avez déjà souligné, ce merveilleux passage de Freud sur les protistes qui au fond périssent dans leur solution. Freud va même plus loin puisqu’il dit que ces protistes vont jusqu’à annihiler leur descendance par la solution qu’ils sécrètent et dans laquelle ils baignent. D’où, en effet, la nécessité de rechercher l’hétérité, c’est-à-dire le fait de se tourner vers quelque chose qui soit autre. On peut l’aborder dans la vie sexuelle avec la jouissance autre, féminine, ou dans le lien social avec la recherche d’une relation qui s’oppose à la xénophobie, haine de l’Autre, à la fois hostile et étranger.

37En tout cas, Freud dit dans cet article des choses qui sont extraordinairement présentes actuellement. Par exemple, il dit que nous mettons l’accent sur la cause occasionnelle de la mort, comme l’accident ou la maladie, et ainsi, dit-il, nous trahissons notre aspiration à rabaisser la nécessité de la mort au rang d’un accident fortuit. Lacan est très freudien dans ses considérations sur la mort, proche du Freud qui souligne que l’accumulation des morts de la guerre nous prive de notre vœu d’attribuer à la mère… je veux dire à la mort, une cause fortuite.

38Il est frappant de voir que le tableau de la névrose traumatique est, selon Freud, un tableau qui se rapproche de celui de l’hystérie par des symptômes moteurs mais le dépasse par ce qu’il appelle des signes très prononcés de souffrance subjective évoquant l’hypocondrie ou la mélancolie, pure culture de la pulsion de mort. Je me disais que, malheureusement, cette métaphore de pure culture, qu’on trouve aussi bien dans l’expression pure culture de la pulsion de mort que dans l’exemple des protistes, est une métaphore qui ne tombe que trop parfaitement avec la culture de la bactérie du charbon ou de la guerre biologique. Si nous soutenons avec Freud que l’angoisse de mort est un analogon de l’angoisse de castration, nous saisissons bien en quoi l’absence de signification phallique et le ?o lacanien éclairent la pure culture de la pulsion de mort dans la mélancolie et plus généralement le trouble au joint le plus intime du sentiment de la vie de la Question préliminaire.

39Robert Lévy : Votre lapsus nous apporte une orientation extrêmement intéressante… Ce rapprochement entre la mère et la mort est central chez Freud lorsqu’il qualifie ce qui est étranger et hostile de la femme. C’est un point très important.

40Françoise Gorog : Si vous le permettez, je voudrais m’expliquer sur mon lapsus. Je parlais hier avec Catherine Millot et elle me racontait que, lors d’une conférence, un analyste disait : « La mère est une charogne » et Lacan lui aurait demandé : « Qu’est-ce que vous pensez du tact, cet art de toucher sans faire mal ? » Voilà ce que j’avais en tête, d’où le lapsus.

41Jean-Pierre Lebrun : J’irai dans le sens de certaines choses qui ont déjà été dites mais je voudrais insister sur l’une des questions qui m’intéresse particulièrement dans ce concept de pulsion de mort. Monique Schneider vient de rappeler très justement que si la nomination pulsion de mort apparaît très tardivement dans la théorie de Freud, elle était pourtant déjà silencieusement à l’œuvre dès le début de son travail et Bernard Brémond a évoqué l’enjeu éthique que cette nomination implique. Ces deux éléments sont tout à fait précieux et il est important de les rappeler.

42Quant à moi, pour m’en tenir à la radicalité de cette pulsion de mort, en ce qu’elle implique cet irréductible glissement vers le minéral, pour reprendre la formulation de Marc Nacht, sauf justement à faire le détour par la vie. Le dire ainsi me permet de renoncer d’emblée à éviter une prise en compte de la pulsion de mort. C’est tellement radical qu’il n’y a aucun moyen de ne pas la rencontrer au cœur de l’existence. Néanmoins, il y a une dimension qui va de pair et qui, à cet égard, est tout à fait présente dans les textes de Freud. Il dit que le détour par la vie vient contrer ce mouvement, en empêchant le bouclage immédiat du processus.

43La question que je voudrais poser et qui m’intéresse particulièrement, c’est celle de repérer comment le monde dans lequel nous vivons donne avantage, pour reprendre un terme emprunté au tennis, à la pulsion de mort. C’est mon hypothèse.

44Je voudrais reprendre le terme de fascination de l’authentique, formulation qui sert d’invitation à l’exposition de Von Haagens qui se tient actuellement à Bruxelles sur les corps plastinés. Il s’agit d’un anatomopathologiste qui fait actuellement grand marché, au sens propre et figuré du terme, d’une exposition itinérante qui est déjà allée au Japon et en Allemagne, et qui y a connu un succès considérable. Il a trouvé une nouvelle méthode de conservation des corps qui les garde quasi intacts. Cette exposition consiste à montrer, avec l’alibi du progrès de la science, de vrais cadavres, ce qui attire les foules qui vont y voir de vrais morts. La notice publicitaire qui a été envoyée à tous les médecins de Belgique comportait cette expression la fascination de l’authentique.

45Ceci me semble un exemple, parmi plein d’autres, de l’invitation qui nous est faite d’éviter le détour en donnant avantage à la pulsion de mort et de la façon dont peut venir s’engouffrer ce retour au minéral d’une manière précipitée. Je mets cela en relation avec cette petite phrase que Freud avait fait rajouter à la deuxième édition de Malaise dans la civilisation, juste après avoir dit l’importance de l’issue du combat entre Éros et Thanatos. La première édition était de 1929. Comme il y avait eu dix mille exemplaires vendus en quelques années, ce qui pour l’époque devait être un succès de librairie, j’imagine, il a été tiré une seconde édition en 1931. Freud n’y a ajouté qu’une seule phrase : « Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ? » Or, entre les deux éditions, il y avait eu l’entrée des nazis au Reichstag et le krach de Wall Street.

46Cela veut-il dire que Freud lui-même avait cru bon d’évoquer cet avantage donné à la pulsion de mort ? On ne le saura sans doute jamais mais néanmoins, c’est cette dimension-là qui vient redonner un caractère encore plus spécifique à l’importance de ce qu’il avait sans doute, d’emblée, reconnu, même s’il lui a fallu attendre la fin de son œuvre pour le nommer.

47J’entends Bernard Brémond parler de tentative du sujet pour retrouver le signifiant qu’il était avant de naître, c’est une formulation qui me parle tout à fait dans cette actualité que j’évoque. En effet, nous pouvons voir l’importance de ce mouvement régressif, par exemple dans la différence qu’il y a entre le fantasme – tel que nous le connaissons tous – de la scène primitive qui inscrit l’exclusion fondatrice du sujet et ce qui, aujourd’hui, peut fleurir comme fantasme à partir de la naissance en éprouvette qui renvoie surtout à la toute-maîtrise et qui permet – fût-ce dans l’imaginaire – d’annuler cette exclusion fondatrice. Toute la question est de savoir si nous allons laisser cet avantage à la pulsion de mort, et même si nous pouvons faire autrement avec la postmodernité que de lui donner cet avantage.

48Robert Lévy : Dans une interview que Lacan avait accordée à Catherine Millot à propos du sommeil, Lacan évoquait que la vie, finalement, c’est dormir tout le temps et le réveil c’est la mort. Comme si le sommeil était ce qui pouvait suspendre la jouissance du corps comme non atteinte. C’est ce que j’entends, Jean-Pierre, dans ce que tu évoques de cet authentique… quelque chose de l’ordre du réveil, c’est la mort, c’est cette volonté de toucher enfin à de l’authentique et peut-être de ne plus avoir recours au fantasme. Avoir un lien direct avec l’objet authentique permettrait enfin de se passer du fantasme, de ce qui sert de paravent entre nous et la réalité. Paravent pourtant nécessaire bien entendu… Oui, sortir du semblant.

49Bernard Brémond : En ce sens-là, je dois dire que je ne comprends pas l’expression retour au minéral. C’est une métaphore que Freud a utilisée, et qui est utile pour obliger à penser cette question, mais j’avoue que je ne saisis pas l’intérêt d’appeler cela retour au minéral. Retour au zéro me paraît plus précis, au sens où il me semble que ce dont il s’agit quand tu parles de ne plus avoir recours au fantasme, c’est de sortir du langage, sortir de l’univers où ça parle. C’est ce que j’appelle retour au zéro. Je ne vois pas vraiment l’intérêt de faire appel au minéral à ce moment-là.

50Robert Lévy : Lacan appelle cela une équation égale à zéro. C’est la tendance de l’appareil psychique de trouver une équation égale à zéro.

51Marc Nacht : À propos de cette fascination pour l’authentique qui peut être représenté aussi bien, d’ailleurs, par un cadavre que par une scène de violence exercée par quelqu’un sur lui-même – par exemple l’artiste qui se dépèce devant le public –, le langage est alors exclu. Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous venez de dire.

52Bernard Brémond : La place du fantasme est en quelque sorte complètement compactée dans l’acte qui l’exprimerait. Un fantasme est tout de même exprimé mais mis en acte et le langage est mis en chose. Il n’y a donc plus de symbolisation possible. Pourquoi cela ? Pourquoi est-ce que ça arrive dans notre société, comme un essoufflement…

53Robert Lévy : … de la langue…

54Marc Nacht : … de la métaphore, à commencer par la métaphore symptomatique de l’art ? C’est une question que l’on peut se poser mais je ne sais pas du tout si on peut la résoudre… Il me semble que ça se passe comme cela.

55Claude Dumézil : Pour décaler un peu le débat d’une posture savante, je ferai les remarques suivantes : tout le monde a une expérience de la mort, une réflexion et des affects à son sujet. Freud était issu, de par sa formation universitaire, des sciences du vivant, biologie et médecine. C’est à se dégager de ce socle charnel désirant/désiré vers la relation langagière révélatrice d’un inconscient, créatrice de transferts, qu’il invente une psychanalyse laïque sans rapport avec quelque acte médicalisé. Sa théorisation d’un appareil psychique devient plus proche du temps, de l’histoire, des concepts que de l’observation des corps et de leur devenir. L’objet de la psychanalyse tend vers l’épistémologie : le discours sur la mort conduit vers la place de la mort dans le discours. Quand, plusieurs heures par jour, j’entends le discours de l’autre, la question de la pulsion de mort n’est jamais si présente que quand il n’est question ni de mort ni de pulsion mais dans un certain type de faille du discours. Je pense qu’il a fallu le génie de Freud, et puis la prise de Lacan dans le mouvement de pensée de son époque, pour arriver à rendre compte d’une pratique avec l’inconscient en termes de structure.

56En ce qui me concerne, la problématique d’une pulsion de mort est éclairée par deux remarques de Lacan : d’une part, c’est « l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir », je trouve que là, la pulsion de mort est tout à fait située et, d’autre part, dans ce qu’a cité Marc Nacht tout à l’heure à propos des Complexes familiaux, c’est que « le complexe ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions ». Il y a là des faits de structure qui font que tout ce que la recherche à l’origine psychologique voire neurophysiologique de Freud l’amène à constater ne peut se formuler que 30 ans plus tard et par cette expression de pulsion de mort. Je crois qu’il n’y a là qu’une prise, un socle historique pour désigner autre chose, qui à la limite n’a pas grand-chose à voir avec la mort ni avec la pulsion.

57Dans la clinique, si on prend au sérieux ce que Lacan avait raconté à la chapelle de Sainte-Anne, à savoir que la clinique analytique c’est ce qui se dit sur un divan, il me semble qu’on observe des choses paradoxales. Les patients, en proie à la souffrance d’un deuil, ont deux issues : l’une est une espèce de relance chez eux de l’Éros et de la vie que l’on observe, me semble-t-il, plus particulièrement dans ce que j’appellerais les deuils graves, les deuils de personnes extrêmement proches alors que dans les cas de pertes d’un objet un peu lointain va se déployer plutôt quelque chose de l’ordre de la castration, de la perte de l’objet. C’est une sorte de paradoxe que je voulais souligner là.

58Je voulais aussi souligner quelque chose qui a priori n’est pas tout à fait classable dans le registre de la pulsion de mort et qui, pourtant, est d’une observation extrêmement courante, à savoir la recherche de l’irritation, je dis bien irritation, qu’il s’agisse de l’irritation au sens psychologique, ou de l’irritation au sens du tabagisme, de ce qui est extrêmement plaisant dans le fait d’avoir les yeux qui piquent, d’avoir une espèce de toux sèche, qui n’a rien à voir avec le danger réel de mort que fait courir le tabagisme mais qui est du côté de la jouissance même de l’irritation. Peut-être de ce que les Américains ont spécialement étudié du côté de l’addiction. C’est un phénomène qui ne concerne pas seulement les toxicomanes ou les tabagiques, qui touche au plus vif du relationnel.

59Enfin il y a une manifestation intéressante qu’on a quand même assez rarement l’occasion d’observer pendant une séance mais dont nous avons eu tous plus ou moins l’expérience une ou deux fois dans notre vie, c’est le fou rire. Il me semble que, dans le fou rire, il y a quelque chose d’une d’explosion de l’angoisse de castration qui dit quelque chose de la structure de l’appareil psychique. Si la pulsion de mort n’avait pas été épinglée par Freud, évidemment tous ceux qui ont l’expérience de l’interlocution, de l’Einfall, la reconnaîtraient et l’appelleraient autrement. Ils l’appelleraient peut-être d’ailleurs la voie royale du réel, quelque chose qui vient là dire ce qui manque à la vérité pour être vraie. Voilà une intervention pour essayer de décaler un peu nos propos vers quelque chose de plus radical encore que ce qui a été dit jusqu’ici.

60Robert Lévy : Effectivement, on peut dire que ça touche au plus près du réel, tout au moins pour les deux exemples évoqués, à savoir la question de la scène primitive… Bien sûr, le sujet se trouve exclu lui-même de ce dont il est témoin. Quoi de plus réel que la mort, la mort en tant que telle, et non pas la pulsion de mort ? La mort elle-même.

61Est-ce que quelqu’un veut essayer de développer quelque chose sur ce point ?

62Françoise Gorog : Je voudrais rappeler comment Lacan a traité cela. Comme il le rappelle dans le séminaire L’angoisse, ce qu’on demande à son partenaire amoureux dans cet acte où se nouent donc étroitement survie de l’espèce et pulsion de mort, c’est de satisfaire une demande qui a un certain rapport avec la mort. « Ça ne va pas très loin, ce que nous demandons, c’est la petite mort, mais enfin il est clair que nous la demandons, que la pulsion est intimement mêlée à cette pulsion de la demande, nous demandons à faire l’amour, si vous voulez à faire l’a-mourir, c’est à mourir, c’est même à mourir de rire ! » D’où le fait que l’amour participe d’un sentiment comique et c’est là que réside ce qu’il y a de reposant dans l’après-orgasme. « Si ce qui est satisfait, c’est cette demande, eh bien ! mon dieu, c’est satisfaire à bon compte, on s’en tire ! »

63Marc Nacht : On s’en tirerait justement plutôt mal en mettant cela de côté et en renonçant à cette voie réelle, d’un réel qui conjugue et les pulsions et tout l’univers imaginaire auquel elles sont associées. Puisqu’on est dans le paradoxe, il me revenait que le même Lacan disait aussi que la pulsion de mort, c’était l’affirmation désespérée de la vie, que c’est dans cette affirmation désespérée que se reconnaissait la pulsion de mort.

64Je ne sais pas si cela déplace la question mais, en tout cas, cela s’oppose à une conception de la pulsion de mort comme une entité qui serait opposée à la vie. Dans quelle mesure est-ce que, dans une tendance régressive fantasmatique – passant par des processus d’idéalisation comme celui de la forme politique du totalitarisme ou du fanatisme religieux –, on arrive à ne plus dissocier ce qu’il en est de la pulsion de mort d’avec ce qui ne fait pas le détour, comme Jean-Pierre Lebrun le disait tout à l’heure, vers la vie et ses souffrances.

65Robert Lévy : Ce serait l’évocation d’un monde sans angoisse dans la mesure où une tendance actuelle est d’éradiquer tout ce qui peut faire signe d’angoisse, des tétines systématiques dans la bouche des bébés jusqu’aux antidépresseurs, en passant par les systèmes totalitaires, puisque grâce à eux, un certain nombre de personnes peuvent enfin vivre sans angoisse. La religion a aussi cette fonction. On sait bien d’ailleurs que dans les guerres, un certain nombre d’angoisses psychopathologiques jusqu’alors traitées, voire hospitalisées, se révèlent tout à coup ne plus nécessiter ni traitement médicamenteux ni même hospitalisation. On sait cela. Que serait cette tendance à atteindre le vrai, cette sorte d’authentique avec son lien tout à fait paradoxal ? Ce serait un authentique enfin sans angoisse. C’est cela qui est demandé.

66Jean-Pierre Lebrun : On peut supposer que, de la même façon qu’il y a un détour exigé pour la vie psychique, il y a aussi un détour exigé pour la vie collective. Quand tu évoques, Robert, un monde sans angoisse, c’est le détour pour la vie collective dont on veut faire l’économie, de la même façon qu’on veut aujourd’hui s’émanciper des lois du langage au niveau de la réalité psychique singulière. Les choses se renvoient l’une à l’autre évidemment mais peut-être qu’on n’a pas aujourd’hui à sous-estimer le poids de ce que j’ai appelé l’avantage donné à la pulsion de mort, dans la manière dont on fait l’impasse du détour par la vie collective.

67Quand tu évoques la religion ou le totalitarisme, il y a peut-être encore ce trait de la situation actuelle que quelqu’un comme Marcel Gauchet a très bien mis en évidence. Depuis relativement peu de temps, une vingtaine d’années tout au plus, nous nous trouvons, ni dans un monde organisé par la religion qui implique l’hétéronomie, ni dans un monde qui se serait autonomisé en s’en libérant mais il garde, de ce fait, une position dialectique avec ce qui vient de l’hétéronomie.

68Dans un monde radicalement organisé par une autonomie justement dégagée et émancipée de toute hétéronomie, je pense qu’il y a de ce fait émergence d’un phénomène très différent, puisque dans un tel dispositif, le prix payé au lien collectif ne va plus de soi. Il ne s’agit plus que d’un rassemblement de personnes les unes à côté des autres n’ayant d’autre issue que d’essayer de trouver des limites à leurs jouissances respectives, ce qui n’est pas la même chose que ce détour consenti. Il me semble que le monde sans angoisse est plutôt de ce côté-là.

69Bernard Brémond : À ce point du débat, il y a deux choses qui me viennent.

70D’une part, j’ai été assez marqué par cette histoire qu’il est maintenant convenu d’appeler l’arrêt Perruche, ce jeune homme qui a été indemnisé pour être né handicapé. Il me semble que cela rejoint notre débat. Qui indemnise-t-on ? Ce n’est sûrement pas ce sujet réel handicapé. Au fond, on indemnise quelqu’un qui est dans cet état-là et qui devrait être dans un autre état. En le condamnant, je pense qu’on enferme ce jeune homme à être son moi idéal, qui plus est n’est peut-être pas le sien. La pulsion de mort y fonctionne en tant qu’on le réduit à être ce qu’il aurait dû être et non pas ce qu’il aurait pu devenir.

71L’autre point tient à ce qui se passe dans une cure. Si l’on est d’accord que parler sur un divan, et Claude Dumézil y faisait allusion tout à l’heure, ce n’est pas du tout parler mais dire n’importe quoi, c’est-à-dire ce qui vient, il me semble que ce processus met en jeu ce que Freud appelait la pulsion de mort au sens où dire comme cela amène nécessairement, à force d’enchaîner ou d’associer les signifiants, au point où le signifiant se met à manquer. À ce point-là, il me semble que le mouvement dont je parlais tout à l’heure est en jeu, celui de sortir du langage, de quitter ce monde du symbolique et du semblant pour en finir avec ce point de manque du signifiant. Il me semble précisément que la psychanalyse freudienne introduit là quelque chose d’autre. Là où le signifiant se met à manquer, aucune espèce de signifiant ni d’objet n’est susceptible de venir combler ce manque. L’analyse implique – c’est sans doute sa dimension éthique – que, de toute façon, il n’y aura pas de dernier mot, car aucun ne vaudra plus qu’un autre pour être le dernier mot.

72La cure amène à ce point qu’on peut appeler régressif, ça ne me gêne pas de l’appeler ainsi, mais surtout c’est la dimension du manque et de l’impossible qui reste ici marquée. C’est là où quelque chose d’autre du point de vue de la symbolisation peut reprendre cours, recommencer un nouveau tour. C’est dans le processus même de la cure que ce mouvement est mis en tension d’une façon très spécifique.

73Jean-Pierre Lebrun : Tu as dit : il n’y a pas de dernier mot parce que finalement…

74Bernard Brémond : Moustapha Safouan avait dit par exemple : « Nous n’aurons jamais le temps de dire notre dernier mot » ; il n’y a pas de dernier mot, sauf, rajouterais-je, celui dont nous ne saurons jamais qu’il aura été le dernier.

75Jean-Pierre Lebrun : Non, je veux parler de la suite de ta formule : « Il n’y a pas de dernier mot parce qu’aucun ne vaudra plus qu’un autre. » Ce qui me semble à tempérer un peu, parce que le sujet va pouvoir, lui, se soutenir de ce qu’il donne comme place particulière à l’un de ces signifiants. Il ne s’agit pas d’une relativisation absolue, c’est cela que je veux indiquer.

76Marc Nacht : Il me semble que la dimension du manque est celle qui est absentée par l’arrêt Perruche. Beaucoup plus que l’indemnisation de celui qui est considéré comme une victime, l’arrêt soutient la pénalisation de ce qui a fait manque là où il n’aurait pas dû y en avoir du fait d’une toute-puissance scientifique, en l’occurrence médicale, ce qui devient insupportable.

77La dépénalisation vient indiquer que l’on n’a pas le dernier mot et que l’on n’a pas non plus toute chose. Ce qui est repris là me paraît aller dans le sens d’un ensemble de revendications. On ne tolère plus qu’il y ait quelque imperfection que ce soit dans ce qui peut être fourni, donné aux hommes par la société ou par la technique. On rétablit du père tout-puissant, et gare à lui s’il fait un pas de côté, comme ce serait d’ailleurs aussi le cas d’une mère toute-puissante qui devrait tout donner.

78Robert Lévy : Cela revient à dire : « Plus de castration ! » Ce serait le slogan. Plus de castration, par conséquent plus d’angoisse ! C’est directement lié, l’angoisse étant son représentant par excellence. À supprimer l’un, c’est l’autre qu’on vise toujours, à savoir ce qu’il en serait de cette imperfection fondamentale dont chacun est estampillé.

79Le juridique va dans le sens d’une méconnaissance très actuelle de cette dimension de l’imperfection, pour des raisons qui concernent son objet particulier. En effet, toute imperfection, au fond toute castration, est à juridiquer de façon à ce qu’elle n’apparaisse plus, ou tout au moins qu’elle soit susceptible d’être compensée. La castration, ça se paye. C’est extraordinaire, c’est quand même une boucle à l’envers de la dette symbolique. Grâce à cet effet du juridique, dans le social actuel, on fait exactement le renversement de la question de la dette symbolique qui vient à se régler en monnaie sonnante et trébuchante dans le réel.

80Claude Dumézil : … Dans la réalité…

81Robert Lévy : Dans la réalité effectivement, pas dans le réel.

82Françoise Gorog : Cela a déjà été dit, nous serions dans l’envers du marchand de Venise. Il me semble bien que dans la Généalogie de la morale, Nietzsche partait de ces paiements, y compris des paiements en nature, sur le corps, pour en faire la généalogie de la morale. Alors je me demandais si on était dans un processus qui renverse la généalogie de la morale ?

83Robert Lévy : Alors, ce serait cela l’authentique ?

84Jean-Pierre Lebrun : Non, cela c’est faire la morale à sa généalogie !

85Françoise Gorog : Pour aborder les questions de l’angoisse actuelle, pour l’instant on n’a pas encore utilisé ici ce que Lacan nous a laissé sous la forme du manque de manque. Certes, l’angoisse est l’angoisse de castration, par exemple dans le Freud des Dernières conférences, mais Lacan ajoute aussi une autre forme d’angoisse en prétendant justement qu’il y en a une au-delà, avec une psychanalyse qui n’aurait pas de butée sur le roc de la castration.

86Dans un colloque à Nice, Monique Schneider m’expliquait qu’il y avait là une discussion sur la traduction, fort intéressante, à propos d’Analyse sans fin. Nous vivons quand même dans l’idée lacanienne qu’il y ait un au-delà de l’analyse sans fin, et en même temps ce qu’apporte Lacan, c’est le manque de manque. Dans notre société, on parle du manque de cet enfant de l’arrêt Perruche mais peut-être qu’il faudrait s’interroger sur le manque de manque.

87Monique Schneider : Je ne sais pas si je répondrai tout à fait au thème lacanien de manque du manque mais je peux retrouver cela par un biais. Dans la conversation que nous avions eue à Nice, Françoise Gorog et moi-même, je partais d’un point singulier pour remettre en question l’importance accordée à la thématique de la castration. En associant la mère et la mort justement, avec la thématique de la castration, prise au sens premier, sommaire, on construit peut-être l’illusion, dès Freud, d’assigner à résidence le manque, ce que Freud appelle le Defekt, le défaut. Au moins, on saurait où il est et ce qu’il faut réparer, ce qu’il faut apporter à la mère.

88De ce point de vue-là, en ce qui concerne le monopole de la thématique de la castration, je voudrais donner une précision un peu latérale et faire remarquer que, souvent à la suite de Lacan, les lacaniens disent le roc de la castration en pensant que l’expression se trouve dans Analyse avec fin et analyse sans fin. Elle ne s’y trouve pas en réalité. Freud parle de roc originaire : celui-ci n’est-il pas, chez l’homme ou chez la femme, la rencontre indépassable de la castration ?

89Je dégagerai alors une autre voie qui conduirait à l’approche première du féminin et du maternel chez Freud et que Lacan retrouve, à sa manière, dans un passage des Formations de l’inconscient, en rapport avec la pulsion de mort ou le désir de mort. Si on se donne au départ une mère marquée par le manque, on va vers une solution « rassurante » : en naissant on aurait déjà réparé un manque. Cela voudrait dire qu’il y a une femme marquée par une sorte d’appétit invincible et que nous sommes extrêmement appétissants. L’enfant ne peut que venir combler une voracité primordiale liée au manque. On retrouve cette structure chez Freud, chez Lacan et dans le lacanisme, avec quelque chose qui se dit l’enfant-bouchon.

90Ce qui m’avait surprise en travaillant le Freud du début et qu’on retrouve aussi chez Lacan, c’est un paysage radicalement opposé dans lequel on ne sait pas très bien comment on pourrait réparer un défaut initial. Freud, dans ses premiers récits, par exemple dans le cas hypnotique, dans ses remarques sur la morale sexuelle civilisée ou dans L’interprétation des rêves – c’est-à-dire pas sur le plan théorique mais au niveau d’une expérience clinique –, nous dépeint une femme qui n’a rien à faire du désir d’enfant. Telle est la position d’abord attribuée à la mère. La première réaction de la plupart des femmes, surtout des jeunes mères – Freud est peut-être très pessimiste à ce moment-là –, c’est de considérer l’enfant comme ce qui met fin à leur liberté, ce qui est assez terrible… Cela suppose qu’il y aurait une sorte de désir d’autarcie – simplement se continuer soi-même –, un désir de virginité prolongée de manière un peu narcissique : rester dans sa clôture. C’est le désir que Freud impute d’abord à la femme. Et l’enfant serait d’abord vu comme le corps étranger, ce qui recoupe le thème du début des études sur l’hystérie.

91La première idée freudienne, c’est que le trauma est dû à la pénétration du corps étranger. En effet que veulent les premières hystériques, si ce n’est que la porte ne s’ouvre surtout pas, que les idées ne pénètrent pas, ne fassent pas effraction dans leur tête et qu’elles puissent rester tranquilles, « ne bougez pas ! ». Freud va d’abord imaginer de vider le psychisme de toute idée qui a pu y pénétrer, comme une ivg généralisée sur le plan psychique. Le thème se continue dans L’interprétation des rêves avec l’idée d’une mère dont le désir fondateur, justement le désir d’avant le détour, serait l’infanticide pour rester la même, retrouver son corps, ne pas se mettre à enfler ni s’altérer. Qu’il n’y ait pas de faille. En effet, qu’est-ce que l’enfant ? C’est d’abord l’altération de la mère et l’effraction de sa clôture.

92C’est cette première mise en perspective que Freud a rendue audible. Est-ce audible d’ailleurs ? Je n’en sais rien… Je pense que, dans un second temps, il va s’acharner à supposer qu’on va pouvoir combler le manque et réparer la mère. Or, il me semble que, dans Les formations de l’inconscient, Lacan retrouve une piste assez analogue en disant justement que là où règnent la fascination de la mort, la pulsion de mort, la réaction thérapeutique négative, etc., c’est là qu’on rencontre ceux qui n’ont pas été véritablement désirés par leur mère, qui n’ont été admis par leur mère qu’à regret. Lacan reprend donc tout à fait la première position freudienne. J’ai l’impression que, partant de là, on pourrait poser le problème à l’envers puisqu’on découvre une autre forme de manque du manque : cette peur qu’il y ait de l’étranger au-delà de l’enceinte et que cet étranger se mette à entrer, à bouger à l’intérieur de soi, à pénétrer.

93Par rapport à cette position première, il y a peut-être une ouverture, une place pour le détour. Je pense que, pour Freud, il y a un signifiant un peu curieux : quand il parle de la première réaction qui est de se défendre contre tout corps étranger, Freud montre à la fin des Études sur l’hystérie que la seule solution, ce n’est pas l’extirpation de l’étranger, le rejet, mais que c’est d’arriver à annehmen, c’est-à-dire accepter, admettre, inclure l’étranger. J’étais surprise de voir que Aufnahme, ou Annahme, qui veut dire accepter que ça entre mais en s’ouvrant, c’est le terme que Freud va employer dans Les théories sexuelles infantiles pour désigner l’opération à laquelle se livre le vagin lorsqu’il accepte l’introduction du pénis. Dans cette suggestion, la pénétration ne vient pas réparer un manque, c’est ce qui vient pratiquer une ouverture dans ce qu’en un sens on aurait voulu clôturer. Je rencontre fréquemment ce nœud dans la clinique, parce que très souvent on présente une supposée mère comblée et on entend une foule de réflexions : « Quand je suis née, ma mère a dû arrêter ses études, ma mère a dû arrêter de peindre, etc. » Tout ce travail qui doit être fait pour qu’il y ait effraction, pour qu’il y ait ouverture à quelque chose qui sera par la suite susceptible de manquer. Il s’agit peut être d’un des visages les plus redoutables de la pulsion de mort. Il serait à assigner du côté féminin, du côté maternel, non pas parce que la mère serait vorace mais parce qu’il y aurait peut-être une sorte d’anorexie maternelle fondamentale, une sorte d’imperméabilité.

94C’est là, je crois, qu’on a voulu creuser la mère pour imaginer qu’on vient au moins combler ce trou.

95Jean-Pierre Lebrun : Aujourd’hui, ce n’est pas que le manque vienne à manquer, c’est qu’on vise plutôt qu’il n’y ait pas de manque. Le refus de l’impossible, l’inacceptation de tout ce qui fait non-conformité, non-symétrie absolue, cela équivaut à retrouver cet état que vous évoquez là… C’est au-delà de ce que le manque viendrait à manquer et ainsi susciterait l’angoisse. Il s’agirait d’un social qui se voudrait sans angoisse, qui aurait évacué le manque au sens radical où vous le dites. On s’ennuierait beaucoup… mais cela est une autre affaire !

96Claude Dumézil : Je voulais simplement vous faire part d’un souvenir… Cette phrase « Le manque me manque », si mes souvenirs sont exacts, Lacan l’a prononcée au 2e congrès de Strasbourg [2], congrès consacré à l’inhibition et au passage à l’acte. Celui-ci avait été admirablement préparé : pas une table ronde qui n’ait couvert tout le champ qui pouvait être couvert et notamment le champ des écrits et des enseignements de Lacan. C’était vraiment un congrès très sérieux. Quand Lacan a pris la parole pour dire quelques mots à la fin, c’est la façon qu’il a trouvée de rester analyste devant cette plénitude de savoirs qui n’étaient plus supposés mais qui étaient véritablement ce dans quoi s’engonçaient ses élèves. Je ne sais pas si on peut faire de cette phrase autre chose qu’une interprétation.

97Robert Lévy : Peut-être pour aller dans le sens de ce qui vient d’être dit là, force est de constater dans notre contemporanéité un élément clinique auquel on assiste : nombre d’adolescentes de plus en plus jeunes sont enceintes. C’est une véritable traînée de poudre et particulièrement dans les banlieues. Je me garderai bien d’en faire une interprétation mais néanmoins on le constate et on a bien du mal, y compris les instances sociales supposées conseiller, soutenir, soigner… Je parle là des pédiatres de pmi[3]. Ceux-ci sont extrêmement embarrassés devant cette demande de plénitude, en sachant très bien que cette plénitude n’aura lieu que pour autant que leur mère viendra suppléer au nourrissage et aux soins nécessaires auxquels nous savons par expérience que ces très jeunes femmes ou filles seront absolument incapables de répondre.

98Je ne sais pas comment vous entendez cela… C’est quand même un phénomène de société qui laisse à penser…

99Claude Dumézil : Je ne suis pas sûr que ce soit si nouveau. C’est peut-être plus répandu qu’autrefois mais j’avais écrit pour le premier numéro de Scilicet un petit papier dans lequel je mentionnais le cas d’une très jeune fille. Cela s’appelait « avoir et s’approprier ». Elle avait eu vers douze ans et demi, treize ans, un enfant et avait été prise en charge par des éducatrices et tout un appareil adéquat dans un foyer. Cet enfant avait été placé en vue d’adoption. Un an et demi plus tard, donc vers quatorze ans, elle a eu un second enfant, et un troisième vers quinze ans et demi, seize ans. Là elle ne s’est pas laissée prendre dans le discours des autres et elle a dit sa vérité. C’est une fille que j’ai entendue, elle n’était pas du tout psychotique, simplement elle était dans l’impossibilité de s’exprimer autrement que de cette façon jusqu’au troisième enfant où là elle a pu dire : « J’avais peur de ne pas pouvoir avoir d’enfant. » Encore une fois, je pense que c’est un trait de structure. Peut-être la période actuelle favorise-t-elle ce type d’expression mais je le crois ancien.

100Jean-Pierre Lebrun : En vous écoutant parler de cela, une question me vient : quel destin pour la pulsion de mort une fois que, comme on le sait aujourd’hui, la disjonction entre la jouissance sexuelle et la reproduction est opérée ? Je n’ai pas de réponse, mais il me semble que c’est une des grandes mutations auxquelles nous avons affaire. Nous ne voyons pas encore bien l’immensité de ses conséquences, mais en tout cas, de ce fait, la question de la pulsion de mort se pose tout à fait différemment.

101Robert Lévy : C’est intéressant… Notre société a permis cette disjonction, grâce au féminisme, elle y a réussi d’une certaine façon. Actuellement, nous assistons à un retour à la conjonction entre vie sexuelle et reproduction. Il ne s’agit pas d’un manque d’information sur la façon de ne pas avoir d’enfant, c’est exactement l’inverse. Je m’en suis occupé à travers l’écoute des pédiatres de pmi. Toutes s’accordent pour dire que ce qui les a étonnées, c’est cet effet traînée de poudre : ce qui fait lien social entre ces filles de douze à quinze ans prend forme sous la question : « Et toi alors, tu es enceinte ? C’est pour quand ? » Maintenant, on ne dit plus : « As-tu des Nike ou quelle est la marque de ta moto ? » C’est quand même un drôle de truc.

102Marc Nacht : La question de Jean-Pierre rejoint tout droit ce que Monique Schneider nous disait tout à l’heure concernant une hystérie féminine de base. En effet la question de la pénétration, la question de l’intrusion d’un corps étranger se trouve radicalement écartée par l’usage des éprouvettes. C’est gagné sur ce plan.

103Bernard Brémond : Ce débat maintenant me donne à penser que probablement, à partir du moment où Freud avait introduit le terme de pulsion de mort, nous avons sans doute un peu vite associé, du fait de la dualité pulsion de vie/pulsion de mort ou Éros/Thanatos, la sexualité à Éros seulement. Cela ne va pas : il faudrait pouvoir penser avec ces trois termes qui sont différents : Éros, la sexualité et Thanatos, la sexualité ne pouvant pas être simplement identifiée à Éros. D’autant plus qu’au point de départ même de la psychanalyse, la sexualité était plutôt du côté du désordre, du défaut de lien et de maîtrise, du côté de la déliaison.

104Françoise Gorog : La castration imaginaire, pour reprendre l’expression utilisée par Lacan à propos du fantasme hystérique, n’est pas pour rien dans le goût des femmes pour l’étude de la mélancolie.

105Claude Dumézil : Je ne sais pas si le lien entre le phénomène que vous décriviez de ces jeunes filles en mal de grossesse et de ces hommes en désir d’enfant sans femme ne trouverait pas une communauté d’origine dans cette dépréciation du phallus à laquelle nous nous intéressons depuis un certain temps. C’est vraiment de ce côté-là que ces particularités voient le jour maintenant. Je ne serai pas aussi radical que Jean-Pierre Lebrun pour considérer comme une chose établie cette dissociation entre la sexualité et la reproduction. Je pense qu’il y a un discours là-dessus qui a des conséquences, maintenant n’est-il pas un peu de notre responsabilité de psychanalyste de prendre éventuellement le contre-pied de ce discours, ce qui supposerait une certaine audace parce que évidemment le progressisme ne va pas du côté de la revalorisation du phallus.

106Robert Lévy : Françoise Gorog a évoqué rapidement à propos de dépréciation du phallus ce goût des hystériques pour les mélancoliques…

107Françoise Gorog : Oui, on a toujours vu ça… Kierkegaard, par exemple, était très fâché quand une journaliste suédoise est venue le rencontrer pour lui dire en se présentant : « On dit, Monsieur, que vous êtes un auteur pour dames. » Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que les dames concernées par la castration imaginaire s’intéressent aux auteurs mélancoliques. Prenez par exemple les écrits de Hildegarde de Bingen… Il est tout à fait intéressant de voir comment elle décrit les mélancoliques, elle a une idée sur le rapport entre le phallus et la mélancolie : elle les décrit comme des loups affamés de sexe. Il y des passages magnifiques de cette femme qui composait de la musique, écrivait des choses sur la mystique. Elle parlait du loup, du loup-garou à quoi les mélancoliques, comme l’avait déjà vu Abraham, s’identifient eux-mêmes. Il y a évidemment le plus grand rapport entre mélancolie et dépréciation du phallus sous la forme ?o.

108Jean-Pierre Lebrun : Je voulais simplement dire que je n’entérine pas purement et simplement la disjonction entre reproduction et jouissance sexuelle. Je partage tout à fait la difficulté que cela représente, simplement je trouve qu’il faut bien constater que notre société a pu réaliser cette disjonction, c’est un fait, et je me demande si la dépréciation du phallus dont vous parlez, vis-à-vis de laquelle il faudrait peut-être reprendre une position à contre-pied, n’aurait pas aussi à tenir compte de cet incontournable. Cela a peut-être beaucoup plus de conséquences que nous ne le pensons à première vue…

109Cette disjonction, par exemple, bouleverse complètement les repères que peuvent avoir les juristes pour ce qui est de la réponse à apporter au mariage des homosexuels. Ils ne savent plus eux-mêmes où aller autoriser leur position. Vous savez peut-être qu’en Belgique, le Conseil d’État vient de s’opposer à la décision qui était prônée par les politiques de reconnaître le mariage au nom du fait qu’ils ne pouvaient pas appeler cela un mariage puisque le mariage, dans le droit, renvoyait toujours justement à la liaison de la jouissance sexuelle et de la reproduction. Les juristes sont très embarrassés et nous devrions penser les effets de cette mutation qui, de toute façon, a eu lieu cela fait maintenant une trentaine d’années. Il ne s’agit nullement, de nous contenter d’enregistrer cette pratique, mais nous ne pouvons pas non plus faire comme si elle n’avait pas eu lieu. Le lien social s’est toujours organisé sur la différence des sexes ; il n’y a pas une société qui ne se soit pas fondée sur elle. Est-ce que ce sera encore vrai demain ? C’est une vraie question. Il faudrait distinguer la dépréciation du phallus d’une évolution inéluctable, vu les modifications et les possibilités nouvelles que nous avons nous-mêmes produites.

110Françoise Gorog : On a beaucoup dit récemment, non plus à sainte mère, fils pervers mais à femme savante, fils homosexuel. Le féminisme des mères aurait fabriqué l’homosexualité des fils. Pourtant il y a eu des femmes qui avaient une autre idée. Par exemple, Louise Labé dite La belle cordelière, poétesse lyonnaise appelée également La nymphe du Rhône, qui était une des poétesses quasiment aussi grandes que Marguerite de Navarre, avait une tout autre opinion. Elle était une féministe du Moyen Âge et elle considérait que les dames, en apprenant les choses de la culture, allaient au contraire sauver la civilisation. Elle rejoignait là Lacan qui disait que durant les croisades, les hommes étant partis – ce qui nous évoque quelque chose actuellement –, les dames pendant ce temps avaient civilisé ceux qui étaient restés.

111Donc on a là deux points de vue totalement opposés. Certains pensent que, loin de produire des ravages, plus les dames se penchaient sur l’étude – en l’occurrence pour Louise Labé ce qu’était la culture italienne qui transitait par la ville de Lyon –, plus au contraire elles allaient apporter du progrès dans la vie amoureuse.

112Robert Lévy : Vous voulez dire que les hommes étaient devenus enfin courtois !

113Françoise Gorog : Voilà !

114Jean-Pierre Lebrun : Mais Louise Labé avait peut-être un statut d’exception !

115Françoise Gorog : Lisez ce qu’écrit Marguerite de Navarre comme prologue à un de ses livres. Elle écrit : « Vous savez, il s’agit d’une dame, ne regardez pas trop la forme, ne regardez pas trop les vers, tout ça est un peu mal fait… » Attitude piétiste de la pécheresse qui, tout de suite, se défend de l’accusation d’avoir eu cet accès à la culture. La discussion n’est pas d’aujourd’hui. Voilà simplement ce que je voulais dire.

116Robert Lévy : Je m’interroge sur la question de la dépréciation du phallus au regard de la pulsion de mort… Il y a là quelque chose qui viendrait dans certaines conditions rendre inéluctable la dépréciation du phallus. Je ne sais pas comment on peut dire cela, comment l’articuler ? Cela demande à être précisé. Je pense que l’on confond souvent le déclin du père et la dépréciation du phallus. C’est une voie sur laquelle bon nombre d’analystes contemporains se sont engouffrés : côté déclin du père, on voit qu’il n’y a pas tellement d’issues, ça ne mène pas à grand-chose… Si, ça mène surtout à ce qu’on nous traite à juste titre de réactionnaires. Mais si on prend les choses avec courage comme Claude Dumézil l’évoquait, il y a en revanche des voies de travail possibles sur la dépréciation du phallus et ses conséquences. Qu’est-ce que la pulsion de mort vient faire là-dedans ? Il me semble qu’il y a une intrication importante mais comment en dire quelque chose ? Jean-Pierre, le pourrais-tu ?

117Jean-Pierre Lebrun : Je dirai simplement que l’instance phallique c’est, de structure, l’objection à la pulsion de mort. C’est l’objection au laisser-fonctionner la pulsion de mort. Donc, s’il y a dépréciation phallique c’est pour moi une autre manière de constater qu’il y a avantage donné à la pulsion de mort.

118C’est l’instance phallique qui vient tamponner la question du déroulement de la pulsion de mort. Cela n’enlève pas la valeur de ce que vous dites, Françoise Gorog, à propos de Louise Labé, mais c’est un cas d’exception dans l’histoire. À mon avis, ce sont des choses très différentes. Aujourd’hui il y a cette dépréciation et une emprise généralisée de tout le social.

119Françoise Gorog : Si je peux me permettre, que Louise Labé soit une femme d’exception, il faut le dire vite… Les dames de cette époque n’avaient pas froid aux yeux, elles avaient un point commun avec les femmes antiques qui, comme le rappelle Lacan, demandaient leur dû et cela n’était pas tout à fait une exception !

120Cela dit, dans l’amour courtois, il y avait tout, sauf dévalorisation du phallus. Vous savez comme moi qu’après tous ces dédales, il y avait la rencontre de merci et ce n’est pas parce qu’elle était différée qu’elle était dépréciée. C’est un fait qu’actuellement – on en parlait à Nice – il y a par exemple cette disparition du tabou de la virginité qui peut-être n’est pas pour rien dans le fait qu’avant on se demandait : » Est-ce que toi tu as franchi ce pas-là ? », et que maintenant on se demande : « Est-ce que toi tu es enceinte ? » De même qu’il y a quelque chose qui vient généralement à la place d’un franchissement – la virginité –, il y a toujours telle ou telle pratique, au-delà de ce qu’était la réservation de la virginité.

121Cela dit, Louise Labé était peut-être exceptionnelle mais il n’y avait pas de dépréciation du phallus dans l’amour courtois.

122Robert Lévy : Monique Schneider, je vous vois sourciller…

123Monique Schneider : Comment vous dire ?… J’ai l’impression d’être globalement hérétique ! Je ne vous rejoins pas du tout. Cette instance phallique, pour moi, est certes décisive mais je travaille à la déconnecter par rapport au thème du manque, dans le cas de L’homme aux loups entre autres. Je pense qu’il y a quelque chose de très peu symbolisé dans l’arrivée de l’enfant : la symbolique de la gestation, pour moi, ne se ramène pas à la dimension phallique.

124Or c’est précisément cette référence à la gestation, au ventre, à la dimension phorique pour recourir au terme de Michel Tournier dans Le roi des Aulnes, qui se trouve abolie dans certaines mises en perspective. Je crois que, dans L’homme aux loups, même au niveau de ce que représente le loup – Freud dit qu’il représente le père –, une autre lecture serait possible mais elle serait extrêmement longue. Elle conduirait à réactiver tout l’imaginaire de la gorge d’Irma, la bouche qui s’ouvre, la gorge communiquant avec le ventre.

125Ce foyer de vie, qu’est-il ? On sait que le terme qui désigne le corps en creux chez Freud, Leib, c’est le corps vu comme organique. Cela dérive du terme allemand Leben qui veut dire vie et ce n’est pas sans rapport avec la pulsion de mort. Mais comment dire quelque chose à ce sujet ? Je pense que la vision freudienne de la culture repose sur l’occultation du Leib maternel. C’est ce que livre Totem et tabou : il faut passer par les mères mais, après, il faut faire comme si on ne savait plus comment la mère de la femme se nomme – c’est ce que doit faire le gendre. Il faut oublier le nom, il y a tout un travail de désymbolisation qui entraîne en même temps une désymbolisation de la gestation, de ce rapport à l’en-deçà du vivant.

126Je travaille sur ce point mais j’ai l’impression de ne pas travailler avec un code que nous pourrions d’emblée partager dans la mesure où je ferais référence non pas à la psychologie mais à la philosophie, voire à Kant… Ce n’est pas une question d’avoir ou de ne pas avoir. Je pense qu’on ne peut travailler ce point que si on introduit en même temps tout un schématisme, c’est-à-dire toute une référence à l’espace temps, mais un espace temps qui serait appréhendé non avec des catégories mais avec des schèmes, comme si le processus du devenir mère ne pouvait pas être rabattu sur la thématique avoir ou ne pas avoir, c’est-à-dire le zéro ou le un.

127Cela suppose toute une mise en forme de la temporalité, de la spatialité et du creux. Le thème du seuil est, à mon avis, fondamental, il est proche justement du thème de l’hymen vu comme cette portion de membrane qui fait que ce sera ouvert ou fermé. Or la membrane, à mon avis, est quelque chose qui ne peut pas être rabattu sur le thème phallique.

128Il me semble que, dans ce que Freud met à un moment au compte du progrès culturel, dans la deuxième partie de son œuvre, une occultation s’opère par rapport à ce qui, dans la première partie, ouvrait une thématique dans laquelle interviennent à la fois de l’espace et du temps. Il faut alors en passer par les schèmes, par quelque chose qui n’est pas une catégorie pouvant s’inscrire dans le langage formalisé, le 0 et le 1, mais qui ouvre sur la thématique du seuil qui va être franchi, qui va être déchiré ou non, où il y aura un après. Tout ce qui a rapport à la naissance du vivant ne peut se dire que dans un langage métaphorique. Freud arrive à le figurer dans les Études sur l’hystérie. Il y a une foule de métaphores du seuil, du dedans, de la transformation de l’espace, de l’arrondissement. Or ce thème de l’Abrundung disparaît dans la traduction de l’Interprétation des rêves : toute cette transformation du corps liée à l’arrivée, à l’intérieur de soi, d’une nouvelle vie est, au niveau du signifiant, complètement nettoyée, rabattue dans la traduction française qui remplace cinq ou six termes différents impliquant une sorte de dilatation des formes par engraisser. Lacan reprend un peu le thème du gonflement dans les premières définitions du phallus, en faisant allusion à ce qui croît, ce qui pousse.

129Je crois qu’il y a là une métaphorisation fondamentale qui a à voir avec l’émergence du vivant et se trouve abolie, désymbolisée dans bien des cultures, peut-être dans la culture en général. Je pense que ça n’est pas sans rapport avec le fait que la grossesse va s’emparer du réel, elle pourra être arborée alors que se trouve occultée une opération qui est en rapport avec le tabou de la virginité. Granoff a beaucoup travaillé là-dessus en restituant un travail de symbolisation sur la membrane, ce qui lui permettait de remarquer que la femme n’était pas l’équivalent d’un porte-trou.

130Quelque chose doit donc être élaboré autour des premières explorations et hypothèses de Freud, hypothèses occultées dans un second temps.

131Jean-Pierre Lebrun : Je voudrais vous poser une question : est-ce que vous êtes en train de nous dire qu’il y a un en-deçà de l’instance phallique tout court ou un en-deçà de l’instance phallique telle qu’elle a toujours fonctionné ?

132Monique Schneider : La deuxième…

133Jean-Pierre Lebrun : Eh oui, ce n’est pas la même chose… cela change tout à fait la donne de la question.

134Monique Schneider : Bien sûr, bien sûr.

135Marc Nacht : Il semble que vous touchez un point central avec l’en-deçà de l’instance phallique mais aussi là où cet en-deçà aurait quelque chose à voir avec la culture. Je pensais, en entendant tout à l’heure Françoise Gorog, au dernier homme dont parle Nietzsche, celui auquel tout est donné, qui n’a donc plus de problèmes névrotiques, comme à ce qui, aujourd’hui, tendrait vers une abolition générale des conflits du sujet.

136L’image nietzschéenne se complète par inversion de la scène emblématique évoquée dans Zarathoustra, celle où le serpent tomberait des serres de l’aigle au lieu d’y être tendrement enlacé. L’image s’inverse d’une aspiration phallique amoureuse qui chute alors dans l’indéfini. Maintenant, nous nous perdons dans le trop fini, ce qui revient presque au même. Les choses sont, croyons-nous, sur la table et l’on peut se demander si, demain, il y aura encore névrose ou si nous ne serons pas, encore plus qu’aujourd’hui, immergés dans le trop de réel envahissant qui fait l’objet de la réaction psychotique. Je crois que nous commençons à avoir affaire avec ça, en tout cas dans certaines cures.

137Françoise Gorog : À propos de ce que vous étiez en train de dire, pour terminer sur quelque chose de l’art contemporain… Il se trouve que l’été 2001, à Avignon, s’est donnée une pièce d’un auteur flamand, Jan Fabre. Cette pièce s’appelait Sang. Dans la grande cour d’honneur d’Avignon, ce spectacle consistait en une chorégraphie avec quelques phrases et dans laquelle le sang se répandait sous une forme très particulière de ce que, je crois, Lacan appellerait la coupabilité. On y voyait entaillés, aussi bien le sexe des hommes que le sexe des femmes, avec beaucoup de sang qui en coulait. L’idée c’était : « Nous deviendrons tous sang. » Je ne sais pas si l’auteur était psychotique et je me garderai bien de faire de la psychanalyse appliquée sur son cas, mais c’est comme s’il avait voulu mettre en scène quelque chose où le sang, ce fluide qui serait semblable chez nous tous, remplacerait au fond la question du phallus, le sang comme libido unique.

138Que s’est-il passé alors dans la cour d’honneur d’Avignon ? Dans les gradins, il s’est trouvé quelqu’un pour hurler : « Vas-y mais c’est sans moi ! » C’est-à-dire que les névrosés de la salle ont traduit son sang qui coulait par un sans.

139Voilà ce que je voulais vous dire avec un exemple d’art contemporain qui semblait avoir un style psychotique.

140Robert Lévy : Comment rétablir la métaphore…

141Jean-Pierre Lebrun : Quand il n’y a plus le sem-blant, au sens de Lacan, on est bon pour le sang rouge !

142Bernard Brémond : Ce n’est pas un mot de conclusion, mais le débat que nous venons d’avoir sur cette question de la dépréciation du phallus est très important. Jean-Pierre abordait cette question : s’il s’agissait simplement d’une dépréciation des différentes symbolisations de cette instance phallique, ce ne serait pas forcément très grave après tout, parce que les différentes symbolisations de l’instance phallique sont, d’une certaine façon, vouées à la dépréciation au long du parcours de chacun.

143Mais il me semble que ce dont il était question, c’est davantage d’une dépréciation de l’instance phallique elle-même, ce qui me paraît une des questions de l’époque. On voit apparaître, à l’heure actuelle, d’autres signifiants, qui signalent probablement quelque chose qui marque cette dépréciation. Un mot comme kamikaze est une des formes actuelles de cette dépréciation de l’instance phallique elle-même. Pas seulement de l’instance phallique telle qu’elle a toujours fonctionné, mais de l’instance en tant qu’index de la différence. Ce n’est pas très encourageant.

144Robert Lévy : Merci à vous tous…

Le supplicié chinois

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Le supplicié chinois

Cliché datant de 1905, publié dans Les larmes d’Eros, Paris, Pauvert, 1961
Ces clichés ont été publiés en partie par Dumas et par Carpeaux.
Carpeaux affirme avoir été témoin du supplice, le 10 avril 1905. Le 25 mars 1905 le « Cheng-Pao » avait publié ce décret impérial (sous le règne de Koang-Sou) : « Les princes Mongols demandent que le nommé Fou-Tchou-Li, coupable de meurtre sur la personne du prince Ao-Han-Ouan, soit brûlé vivant, mais l’empereur trouve ce supplice trop cruel et condamne Fou-Tchou-Li à la mort lente par le Leng-Tch’e (découpage en morceau). Respect à ceci ! » Ce supplice date de la dynastie mandchoue (1644-1911).

Date de mise en ligne : 01/11/2006

https://doi.org/10.3917/afp.005.53

Notes

  • [1]
    Journées organisées par Analyse feudienne et Espace analytique à Lyon les 8 et 9 septembre 2001 sur le thème « Les champs du désir ».
  • [2]
    En 1976.
  • [3]
    Centres de protection maternelle et infantile.

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