Notes
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[*]
Didier Nativel est docteur en histoire à l’Université Paris 7 et membre associé du laboratoire SEDET (Paris, France).
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[1]
A. Berque (1993 : 92).
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[2]
C’est par exemple ce que nous remarquons dans le passage consacré par J.-L. Pinol (2003 : 262-270) aux cultures urbaines en Europe.
-
[3]
D. Lebreton (2004) ; Y. Winkin (2001).
-
[4]
M.-F. Auzépy et J. Cornette (2003).
-
[5]
J.-F. Bayard et J.-P. Warnier (2004 : 22-23).
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[6]
Cette approche n’est pas non plus éloignée des travaux inspirés par A. Appadurai (1986).
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[7]
Urbanité renvoie ici au sens que lui réserve généralement les géographes, celui de modèle urbain. Le terme citadinité renvoie ici aux conduites spécifiques aux habitants des villes.
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[8]
Le groupe andriana (subdivisé en 7 sous-catégories) désigne celui qui dispose de prérogatives honorifiques ou territoriales. Le terme est souvent traduit par « noble », mais renvoie à une réalité plus complexe. Des Hova, ou « hommes libres », sont issues certaines familles puissantes qui ont pris le pouvoir à partir des années 1850-1870. C’est le cas du principal Premier ministre malgache, Rainilaiarivony (au pouvoir de 1864 à 1895). Les Mainty ou « Noirs » sont les serviteurs royaux, à distinguer des esclaves, ou Andevo, qui ne disposent d’aucune prérogative.
-
[9]
D. Bois (1996).
-
[10]
À partir des années 1820, apparaissent une armée et une bureaucratie créées sur le modèle européen. Un système d’honneurs (proche de celui des grades) fut développé par les souverains. Les officiers n’étaient pas rétribués mais exerçaient des fonctions administratives et commerciales qui pouvaient directement les enrichir. Rakotovao, dont il sera question plus loin, était un petit officier à 10 honneurs. Les dignitaires avaient 14, 15 ou 16 honneurs.
-
[11]
La LMS, société fondée en 1795 dont l’action d’évangélisation s’étendait, entre autres, à l’Inde, l’Afrique du sud, la Chine, Tahiti. En contrepartie de l’abandon de la traite, Radama Ier bénéficiait de l’aide technique apportée par les artisans de la LMS chargée de former de jeunes Malgaches.
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[12]
Raombana (1994 : 182, 190).
-
[13]
Il n’est pas question ici de présenter en détail les palais royaux ou ceux des dignitaires du royaume. Sur ce thème, consulter D. Nativel (2 005).
-
[14]
F. Raison-Jourde (1984).
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[15]
P. Gervais-Lambony (1993 : 453-454).
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[16]
A. Cohen-Bessy (1991 : 539-540).
-
[17]
M. Rakotomalala, S. Blanchy et F. Raison-Jourde (2001 : 26).
-
[18]
F. Rajaonah (1997).
-
[19]
L. Mullens (1875 : 111).
-
[20]
Le terme trano signifie « maison » mais a aussi pu être utilisé pour désigner des palais royaux.
-
[21]
C’est probablement aux xviie-xviiie siècles qu’un calendrier et un système astrologique d’origine musulmane (composés des 12 signes zodiacaux) sont venus s’intégrer au calendrier agraire d’une époque plus lointaine et indéterminée, sans doute marquée par l’influence austronésienne. La maison en est devenue le support privilégié : le coin nord-est de la pièce unique correspond au premier mois, alahamady, et le coin nord-ouest au dernier, adalo. D’autre part, la maison ancre avant tout une vision du monde selon laquelle chacun a un destin (vintana).
-
[22]
Tantara (T. I : 104).
-
[23]
Le palais et la maison sont des objets urbains qui entrent en interaction avec d’autres édifices situés dans le même champ visuel. De là naît un dialogue ou une rivalité symbolique. Sur cette notion qui doit beaucoup à L. Marin (1994) et son application au cas tananarivien, voir D. Nativel (2005 : 176-179).
-
[24]
J. Habermas (1986).
-
[25]
N. Andrianarison (1996).
-
[26]
Rasanjy devint le dernier Premier ministre de la monarchie puis fut nommé gouverneur principal de l’Imerina.
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[27]
D. Nativel (2005 : 211).
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[28]
A. Cohen-Bessy (1991 : 177).
-
[29]
D. Coplan (1992 : 361).
-
[30]
G. Berg (1995 : 84).
-
[31]
F. Raison-Jourde (1991 : 828).
-
[32]
Voir F. Raison-Jourde (1991 : 252-255) sur les enjeux politiques de ces déplacements et les soubassements anthropologiques de cette culture du cortège.
-
[33]
Les Lettres d’Uclès (à partir de 1861) puis les Lettres de Vals (dès 1881), adressées à la Compagnie de Jésus, reviennent avec fréquence sur ce thème.
-
[34]
F. Cadilhon (2003 : 189-192).
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[35]
Pour un autre exemple, voir L. Fourchard (1999).
-
[36]
Comme le montre un cliché antérieur à la colonisation et publié dans les années 1920 ; G. S. Chapus (1926).
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[37]
Houlder est entre autres connu pour avoir publié un recueil de proverbes malgaches.
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[38]
G. Di Méo (2000 : 43).
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[39]
M. De Certeau (2002).
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[40]
D. Malaquais (2002).
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[41]
U. Hannerz (1983 : 361).
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[42]
Importés souvent à l’état de fripe dans les ports de Tamatave et ensuite vendus dans des magasins de grands commerçants ou sur les marchés.
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[43]
« Retournement des morts » ou forme de « doubles funérailles ». Rite fondamental où le corps du défunt, réenveloppé de nouveaux linceuls, intègre pleinement le monde bienfaisant des ancêtres.
-
[44]
W. Ellis (1995).
1C’est au xixe siècle que la ville de Tananarive s’invente et, avec elle, des comportements spécifiques autour de deux pôles majeurs : la cour, puis à partir des années 1870, les paroisses. La mutation des pratiques spatiales publiques et domestiques accompagne la naissance, non seulement d’une ville, mais d’une capitale au fonctionnement original à l’échelle de l’île. « Port » de l’intérieur, filtrant et transformant les apports extérieurs, et en cela caractéristique du reste de l’océan Indien occidental (comme Tamatave ou les Mascareignes), la ville sécrète toutefois une société à l’imaginaire encore rural, tant elle produit une culture de l’ancrage territorial rigide. Seront ici interrogés aussi bien les manières de construire et d’habiter que les modes de déplacement quotidiens et festifs dans une approche qui entend éviter un certain dualisme dénoncé par A. Berque [1]. Berque recommande en effet de penser les « formes bâties et les formes sociales » ensemble, parce qu’elles « entrent en résonance ». Bien souvent, dans les études urbaines, le cadre matériel de la ville est présenté comme décor et non comme vecteur des pratiques sociales. Ainsi, l’architecture est effectivement perçue sous l’angle de la rhétorique des façades ; le tracé des rues renvoie parfois à un projet politique précis, les places et les voies de communication à des supports nécessaires participant au politique et à l’affirmation parfois festive d’un être collectif urbain. Mais la relation dialectique entre espaces aménagés et sociétés reste trop souvent impensée, comme allant de soi [2].
2Peut-être évoque-t-on à peu de frais les « ambiances », les « scènes », ne gardant de la métaphore théâtrale que l’idée de représentation, oubliant les coulisses et avant même cela, la construction du théâtre. Or aussi bien le courant interactionniste admirablement représenté par E. Goffman ou encore E.T. Hall [3], dans son analyse minutieuse des corpus gestuels et des pratiques spatiales, qu’un certain nombre d’historiens (surtout les modernistes) déplaçant l’intérêt pour les lieux de pouvoir, du mémoriel vers les situations initiales, pré-patrimoniales [4], nous incitent à approfondir à partir du terrain malgache cette question. De même, les propositions théoriques de Bayart et Warnier [5] relisant Weber et Foucault pour le plus grand profit des africanistes, sur les modes de constitution des sujets saisis « dans la matérialité des corps et des objets » ne peuvent qu’aller dans le sens d’une prise en compte de ce souci de « résonance [6] ». Reste que le phénomène urbain n’est pas l’objet premier de ces auteurs. Pour nous, comprendre comment les Tananariviens ont façonné de manière continue l’espace physique et l’espace social de leur ville et ont été, en retour, façonnés, induit une vision dynamisante du fait urbain ; à condition que l’on s’attache à des pratiques comprises comme points de rencontre entre les formes de la citadinité et les caractères de l’urbanité de la ville [7].
Urbanité et citadinité tananariviennes au xixe siècle
3C’est au cours du xixe siècle que la ville passe du rang de village royal, établi sur une arrête de la grande colline qui domine la plaine du Betsimitatatra, à celui de capitale d’un vaste royaume. Andrianampoinimerina (1794-1810), après sa conquête du pouvoir face à d’autres princes des hautes terres, pose les bases d’un État qui s’étendra, plus tard, sur une bonne partie de l’île. En faisant de Tananarive sa capitale, il modèle et ancre de manière durable l’espace social local, « modèle réduit » de l’Imerina, cœur du royaume. Il y territorialise en effet des lignages aux statuts multiples, en leur attribuant des parties de la colline et de la plaine, entités paysagères fondatrices de la ville. Ainsi, recourant à un langage politique qui prend tout son sens dans le contexte des campagnes d’Imerina, il invente le fondement des solidarités de quartiers qui se complexifieront ensuite durant le siècle. Il fait surtout de l’enceinte palatiale, le rova, le centre autour duquel gravite cette première société urbaine.
Groupes [8] | Lieux réservés |
---|---|
Andriana | |
havan’andriana | Andohalokely, Andranomalahelo |
zazamarolahy | ? |
andriamasinavalona | Ambatobevanja, Andohamandroseza |
andriantopomkoindrinda | Ankadibevava (Ambavahadimitafo) |
andrianamboninolona | ? |
andriandranando | ? |
zanadralambo | ? |
hova | |
tsimahafotsy | Avarad-Rova, Ankadinandriana, Ambohijanahary, Ambatomitsangan, Antsahatsiroa, Fiadanana, Ankadimbahoaka, Soanierana(est), Andohalokely, Andranomalahelo |
tsimiamboholahy | Andrefandrova, Antsampanimahazo, Mahamasina (ouest), Tanimena, Andalokely, Ambohijafy, Ambatondrafandrana, Andoharano, Anjoma, Ambohijanahary |
mandiavato | Ambatovinaky, Faravohitra, Mananjara |
mainty | |
manisotra | Atsinanandrova, Faliarivo, Ambanidia, Anosy-patrana, Anosizato |
manendy | ? |
tsiarondahy | ? |
4Son fils, Radama Ier (1810-1828), poursuit la politique de conquête au détriment d’autres royaumes malgaches, établit des liens durables avec les Européens (les Britanniques surtout) et transforme Tananarive en une véritable ville, qui dépasse peut-être alors 15 000 habitants. Peu à peu, les limites de la cité royale confinée à une partie de la haute ville actuelle sont dépassées. Les noyaux villageois accolés à Tananarive sont progressivement absorbés. Le roi mène, à la suite de son père qui avait aménagé la plaine rizicole sujette à des inondations, une politique de travaux au sein du rova, mais également dans des quartiers périphériques. C’est aussi durant ce règne que Tananarive commence à intégrer des styles architecturaux et vestimentaires venus de l’océan Indien et d’Europe.
5Or, jusque-là, Tananarive et sa région, l’Imerina, se démarquent nettement du reste de Madagascar. Île dans l’île, cette région est encore peu ouverte sur l’océan Indien. À l’inverse, sur les côtes prospèrent des communautés étrangères (indiennes, créoles, européennes) et de nombreux métis, qui s’y créent des positions dominantes. À l’Est, le principal port, Tamatave, se rattache clairement au monde métissé des Mascareignes [9]. À l’Ouest, Majunga est liée au monde swahili, au même titre que Nosy Be, et plus au nord, à l’archipel des Comores. Bien plus, de fortes diasporas indiennes et comoriennes y servent de relais non seulement vers l’Afrique de l’Est, mais aussi vers le Moyen-Orient et le sous-continent indien.
6De son côté, Tananarive est d’abord le centre d’une riche région rizicole qui, par le biais de la traite (dès le xviiie siècle), puis après les conquêtes de Tamatave et de Majunga par Radama Ier, contrôle une partie importante des flux transitant par les ports. Malgré une structure sociale rigide (au point qu’elle a valu une comparaison, chez plusieurs générations d’observateurs, avec l’Inde des castes), Tananarive intègre cependant à sa façon les apports extérieurs. Ceci se fait d’abord à l’initiative des souverains puis de grands officiers [10] qui médiatisent le rapport de l’Imerina au reste du monde. La ville compte en effet très peu d’étrangers jusqu’aux années 1860. Cette faible présence laisse néanmoins une marque dans le paysage urbain dès les années 1820. Après le traité signé en octobre 1820 par Radama Ier avec les Anglais, les missionnaires de la LMS (London Missionary Society [11]) ainsi que quelques commerçants et artisans venus des Mascareignes entrent au service du pouvoir. La ville connaît ses premières expérimentations architecturales ; elles ne restent pas seulement confinées au rova (de grands palais sont alors construits), mais s’étendent aussi à la place royale d’Andohalo ou encore à des quartiers de la plaine avec le palais de Soanierana et la résidence de Mahazoarivo [12].
7La période ultérieure, sous la reine Ranavalona Ière (1828-1861), est a priori marquée par un repli : les missionnaires de la LMS sont expulsés en 1835 et les premiers chrétiens malgaches persécutés. En réalité, cette peur quasi nationaliste à l’égard de l’Occident est à relativiser sur certains plans. Dans le domaine architectural, la phase créolisante des grands édifices (bâtisses à deux étages avec grandes salles de réception, couverture de bardeaux, véranda), démarrée sous Radama Ier, se poursuit à travers l’édification de l’imposant palais Manjakamiadana [13], construit par le Français Jean Laborde et mis en œuvre par des artisans, voire des architectes, malgaches. Dans le même temps, les produits et les modes venus des ports sont acheminés dans la capitale par les officiers-marchands des hauts plateaux. Un observateur averti n’aurait ainsi guère été étonné de trouver à la cour de Tananarive un écheveau d’influences zanzibaries, indiennes, créoles, victoriennes, françaises, tant dans l’étiquette que dans la musique ou l’aménagement et la décoration des intérieurs [14]. Chez certains dignitaires, il est même fréquent de trouver à la fois des tapisseries représentant des scènes de la vie en Europe, des rideaux indiens, à l’intérieur de grandes demeures dotées de vastes salles de réception dignes des Mascareignes. Cette forme de consommation de biens venus de l’extérieur se généralise donc bien avant le retour en grâce des missions dans les années 1860.
8Ce phénomène connaît malgré tout une accélération à partir de cette décennie, au point que le paysage urbain change considérablement. Entre-temps, l’influence missionnaire s’est accentuée auprès du pouvoir puisqu’en 1869 la reine Ranavalona II et le Premier ministre Rainilaiarivony se convertissent. Les constructions en pierre, à l’instar des temples, se multiplient. La brique fait son apparition un peu partout et même dans la haute ville. Auparavant existait un véritable interdit (fady) sur ce type de matériaux associés à la demeure des morts et non à celle des vivants. Les maisons des missionnaires deviennent même de possibles sources d’inspiration des propriétaires ; nous y reviendrons.
9Peu avant la colonisation, la ville, qui compte alors près de 50 000 habitants, c’est-à-dire au moins cinq fois plus qu’au début du siècle, est devenue l’une des principales villes de l’océan Indien.
10Pour Philippe Gervais-Lambony [15], le citadin est par définition désenclavé et possède un regard et une expérience d’ensemble sur la ville, lieu de l’hétérogénéité. Il reconnaît cependant que le migrant de la première génération a encore un rapport villageois à l’espace et aux échanges. Sans doute est-ce le cas à Tananarive durant la première phase de son urbanisation, au xixe siècle. Même si les habitants de la ville vivent un peu différemment de leurs parents des campagnes, même s’ils sont confrontés à des situations sociales plus variées, ils se sentent pleinement rattachés, dans de très nombreux aspects de leur vie quotidienne comme dans leurs représentations, à leur village d’origine, généralement situé à peu de distance de leur quartier. Rakotovao, petit officier royal, note dans son journal (1901), à deux reprises, que lorsqu’il invite des membres de sa famille, les repas sont servis sur des tables, ce qui n’allait pas de soi à la campagne [16]. Ailleurs, il évoque d’autres dimensions de sa vie matérielle (les vêtements, ses maisons) comme autant de signes de son statut social mais aussi de sa citadinité. Rakotovao est un urbain des franges inférieures de l’élite qui fréquente la cour, accède à des produits importés venus de très loin, fait construire des maisons sur le modèle missionnaire, participe activement à la vie de sa paroisse. Mais il ne lui serait pas venu à l’idée d’être enterré dans le quartier de Tananarive où il vivait. La ville est probablement vécue comme socialement indispensable pour réussir, mais aussi comme une image de l’éphémère au regard du tanindrazana ou « terre des ancêtres », véritable « lieu d’enracinement de l’identité » en Imerina [17]. En effet, pour Rakotovao comme pour ses contemporains, c’est au village que se trouve le tombeau familial, repère fondamental de tout homme libre. Or le quartier, attribué par Andrianampoinimerina aux différents groupes statutaires, n’est pas un tanindrazana, mais un prolongement du village. Rares sont ainsi les Tananariviens qui se font construire un tombeau en ville. Si l’urbain n’hésite pas à mettre en avant son cadre de vie, ses vêtements étrangers, ses codes sophistiqués, la richesse de sa paroisse, l’éloquence de ses pasteurs, il ne rompt pas avec le village, source des légitimités premières, lieu de présence de ses rizières, de son troupeau de zébus ; quitte, en retour, comme les membres du clan du Premier ministre Rainilaiarivony, à se faire construire de belles maisons dans le village d’Ilafy. Ce lien étroit au village s’est maintenu à l’époque coloniale [18] et jusqu’à aujourd’hui.
11Pourtant, durant le siècle, la ville devient elle aussi un espace de légitimité et d’ancrage. Tant les parcelles possédées par les familles que, plus tard, les maisons, se transmettent. Bien plus, une certaine capacité à s’approprier des objets et usages étrangers en les intégrant à des stratégies politiques commence à constituer un des piliers de l’expérience urbaine et de la consolidation des positions sociales.
Quand la maison missionnaire est devenue tananarivienne
12Mullens [19] affirme que la demeure du révérend Pearse de la LMS a, très vite, été reproduite à des milliers d’exemplaires, à partir des années 1870, sans grande imagination. Il verse par là une pièce supplémentaire au dossier du « mimétisme » des Malgaches ; ce mimétisme qui, selon les termes des observateurs étrangers de l’époque, ne produisait sur les hautes terres qu’une « demi-civilisation ». Or s’il y a bien eu diffusion très rapide du modèle de la maison missionnaire dans les années 1870, ce phénomène massif cache en réalité la subtilité des modes opératoires à l’œuvre ; autant d’interprétations, parfois très fines, de signes architecturaux et de codes sociaux étrangers, quelquefois préalablement « acclimatés » au sein du rova. Au final, autant de preuves de l’inventivité des urbains, capables, au-delà des modes, des engouements, de ces mouvements parfois impulsifs parcourant la ville, d’agir avec discernement suivant des moyens et des ambitions spécifiques.
13Au début du siècle, les souverains s’éloignent peu à peu du modèle architectural dominant à la campagne pour l’élite, la tranokotona [20] : maison de madriers, rectangulaire, à pièce unique orientée, véritable microcosme [21]. Le rova devient alors un laboratoire où artisans malgaches et étrangers (missionnaires britanniques, charpentiers créoles venus des Mascareignes ou d’Europe) produisent des édifices pariant sur une certaine audace visible dans les effets de monumentalité qu’elle propose. Un palais (lapa) nommé Tranovola (« maison d’argent ») fait en cela figure de précurseur avec ses deux étages et surtout sa véranda, qui le rattachaient ainsi au reste de l’océan Indien. On s’accorde généralement sur le fait que, lors de son séjour à Tamatave en 1817, le roi Radama Ier aurait aussi été séduit par d’autres traits de l’architecture des Mascareignes, comme les toits couverts de bardeaux, à la créole, des maisons de traitants. Par ailleurs, des images du palais du gouverneur anglais de l’île Maurice, Farquhar, auraient aussi circulé et servi de base à l’édification de ce palais par un étranger (Legros). Tranovola sera cependant remplacé par un autre édifice, suivant en cela un usage courant en Imerina : les demeures des souverains étaient fréquemment démontées, transportées ailleurs (dans d’autres rova dont celui d’Ambohimanga, principale nécropole royale en Imerina) mais conservaient leur nom associé à un souverain. Enfin, à la fin des années 1830, Ranavalona Ière fait ériger un palais encore plus vaste que Tranovola, Manjakamidana (« régner en paix »), culminant à plus de 41 mètres (pour 30 de long et 18 de large) et visible depuis la plaine à une dizaine de kilomètres à la ronde. C’est le palais le plus emblématique de la monarchie merina, appelé à l’époque coloniale « palais de la reine » ; ses dimensions monumentales et la mobilisation sans précédent que nécessita sa construction (des dizaines de milliers de personnes auraient participé au transport des matériaux puis au chantier lui-même), le distingue en effet nettement de ses prédécesseurs. Si la forme générale de l’édifice trouve d’indéniables échos dans les Mascareignes, il s’agit bien d’une immense tranokotona construite autour de trois piliers, structures architectoniques et supports microcosmiques, dont le plus important, d’une hauteur de 39 mètres, était au centre.
14Autour du rova, dans un périmètre urbain que l’on peut qualifier de curial, s’élèvent ensuite, lors du règne de Ranavalona Ière, dans la décennie 1840-1850, des répliques de ces grands palais royaux, mélanges de légalisme architectural et de défi politique à un moment où les propriétaires de ces tranobe (« grandes maisons », demeures des dignitaires) s’emparent peu à peu du pouvoir royal et rivalisent à travers ces demeures fastueuses. Dans les années 1860, avec le retour des missionnaires, la construction de maisons en brique ainsi que de temples et d’églises en pierre, le corpus architectural de la ville s’enrichit. Un certain nombre de Tananariviens se sentent plus libres de puiser leur inspiration où ils veulent. Ainsi, peu avant la colonisation, les maisons des membres de l’élite offrent de grandes variations autour des matériaux, des ornementations et d’innombrables détails.
15En quoi consistait ce travail de reprise ? Les propriétaires pouvaient être tentés de prélever l’ensemble d’un modèle nouveau. Ainsi, le plan des maisons créoles (salle centrale ouverte sur une véranda) a été adopté entièrement et comme « digéré » par certains palais du rova et des maisons de dignitaires (des années 1820 aux années 1850). Il en va de même de la trano sokera (du terme anglais « square », désignant un plan en L) issue de la maison Pearse, aussi bien dans la haute que dans la basse ville, au cours des années 1860-1870.
16Ce prélèvement n’effaçait pas la « maison ancienne » (trano ntaolo). On peut par exemple l’observer à l’échelle d’un seul élément, la cheminée (lafaoro). Comme celle-ci ne fonctionnait généralement pas (malgré sa justification dans cette région de hauts plateaux aux hivers parfois rigoureux), son rôle réel était au mieux décoratif et plus certainement politique : elle signalait la présence d’un officier important (deux ou trois cheminées) ou d’un simple notable (une seule cheminée). Ce détournement de la fonction d’usage initiale se comprend dans la mesure où la cheminée se substituait aux chevrons qui dépassaient des maisons des souverains et des andriana, les « cornes de maisons » ou tandro-trano [22], dans les campagnes comme dans les villes du premier xixe siècle.
17Autre exemple, plus fondamental, de persistance de codes et repères liés à la cosmologie merina dans un nouveau contexte. La conversion au christianisme impliquait, au premier abord, l’abandon du système ancien d’orientation qui faisait de la maison un microcosme, et le coin nord-est celui destiné au culte rendu aux ancêtres. Or, les maisons de brique de type missionnaire continuent d’être orientées et, le plus souvent, le salon se situait au nord de la maison. D’ailleurs, cette pièce n’est-elle pas encore aujourd’hui appelée avara-patana (« au nord du foyer ») ? Il s’agit donc bien là moins d’une de ces « dimensions cachées » évoquées par E.T. Hall, que de l’accommodation, dans un sens presque culinaire, d’une manière malgache d’être non seulement au sein de la maison mais aussi au monde.
18On observe par ailleurs un procédé de combinaison dénotant à la fois souplesse et calcul chez les propriétaires. Un petit officier pouvait ainsi atténuer le recours à la brique crue (au coût moins élevé que la brique cuite) par de belles fondations en pierre, voire par l’existence de colonnes en pierre soutenant la véranda ou encore par un parquet en palissandre. L’absence ou la sous-représentation des matériaux les plus nobles (outre la brique cuite et la pierre, les meilleures essences de bois) étaient aussi parfois compensées par la situation valorisante de la maison dans la ville : la proximité du rova ou de la place royale d’Andohalo par exemple.
19À l’inverse, un système d’accumulation d’effets, à la portée des souverains et des dignitaires, portait sur plusieurs paramètres : le lieu, la monumentalité (les palais du rova ou celui de Rainilaiarivony, le Premier ministre), la visibilité [23], la qualité (utilisation de la pierre, appel à des artisans renommés), l’originalité (plan complexe de la maison du ministre des Affaires étrangères Ravoninahitriniarivo ou façade inédite de la maison de la tante de la reine, Ramasindrazana) ; tout cela concourait au rayonnement social des propriétaires.
20Ce jeu collectif sur les unités matérielles et les usages atteste peut-être de la naissance d’un espace public [24], qui manifesterait plus ouvertement la rivalité entre grandes familles ou, à un niveau plus modeste, entre voisins. Construire, c’est affirmer l’existence de son groupe, voire la réussite de son chef, c’est mobiliser ses dépendants (esclaves, corvéables, clientèle), « édifier » les habitants du voisinage. Les quartiers ne seraient pas uniquement ces espaces élémentaires de la norme et du conformisme, mais aussi des points d’où l’on s’observerait, se jaugerait, s’enverrait des défis, jusqu’à un certain point. Dans une société où prévalait une certaine prédation politique, il fallait savoir se montrer prudent, quand on était un petit officier, face aux appétits des puissants, capables de s’emparer arbitrairement de biens convoités [25]. Ainsi, dans les années 1870-1880, alors qu’il n’est encore qu’un officier parmi d’autres, Rasanjy, du clan des Andrefandrova, ne se fit tout d’abord construire qu’une demeure modeste en brique crue à une seule cheminée. Peu à peu, il agrandit sa propriété, racheta des parcelles, donna du cachet à sa maison. Ce n’est qu’après son ralliement aux conquérants français en 1895-1896 qu’il se fit bâtir une villa sur une immense propriété [26]. D’autres officiers n’hésitaient d’ailleurs pas à faire construire de belles tranobe dans des quartiers périphériques où leurs familles possédaient des biens parfois depuis la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire loin du périmètre curial ; c’est le cas de Rainimboay (chef des antily ou « agents de police ») à Ankadifotsy, ou encore de Rainisoavahia (ancien gouverneur d’Ambositra, au sud de l’Imerina) à Tanjombato.
21Cependant, une limite d’une autre nature existait face aux tendances ostentatoires. La conversion au christianisme donna naissance à une « intimité syncrétique [27] » consistant en une culture domestique malgache imprégnée d’éthique victorienne. Au souci bourgeois du confort (la notion apparaît dans le journal de Rakotovao [28]) s’ajouta une volonté esthétique et éthique d’aménagement des intérieurs. Il fallait alors non seulement lutter contre la promiscuité propre à la maison non chrétienne et sa pièce unique, mais aussi développer son goût dans le choix des meubles, des objets décoratifs, ne pas oublier le piano ou l’harmonium, les portraits photographiques ou peints et même le jardin ou zardaina (entre le terme français et l’équivalent anglais) qui devint le prolongement de la maison, un espace sécularisé où les passions sont mesurées et les ambitions canalisées.
22Dans le contexte de la ville, les artisans font un peu figure de « courtiers culturels [29] », à l’origine de la circulation des modèles architecturaux. Un paradoxe apparent tout d’abord : ces parfaits intermédiaires culturels syncrétisant des gestes, des codes techniques, des instruments locaux ou étrangers, et donc en cela très urbains, gardent souvent de fortes attaches rurales. En effet, des spécialités très structurées organisées en corporations liées sous le roi Andrianampoinimerina à un village et à un groupe statutaire existent encore dans les années 1860-1890. La plus prestigieuse d’entre elles a longtemps été le groupe des charpentiers (mpandrafitra) conduit par des Andriana, particulièrement ceux du village d’Ambohimalaza (situé dans les environs de la capitale). À partir des années 1830, de nouvelles spécialités émergent : tailleurs de pierre, fabricants de briques, couvreurs en joncs puis en tuile, crépisseurs.
23Si le métier s’apprend et s’exerce d’abord au village, il s’effectue de plus en plus en ville, où réside la cour, et donc une clientèle riche, et où se font les réputations. C’est aussi là qu’ont été introduits des outils venus d’Occident, ou que les premières briques sont produites dans les années 1820 par James Cameron de la LMS. Ces artisans malgaches pratiquent donc un va-et-vient constant entre des mondes qui, au fond, sont davantage dans la continuité que dans la rupture totale. Le travail effectué sur les chantiers des souverains, des dignitaires et des étrangers (temples, demeures), permet aux artisans de saisir de l’intérieur les innovations venues des Mascareignes ou d’Europe, et donc de les « domestiquer ». En traduisant les désirs de puissance des propriétaires en propositions formelles, ils étaient donc de parfaits médiateurs.
24Certains d’entre eux constituaient une véritable élite, celles de concepteurs qui sortaient de l’anonymat. C’est par exemple le cas de Rainitsontsoraka, un des bâtisseurs de l’immense palais de Manjakamiadana (mais resté dans l’ombre du français Jean Laborde) ; ou encore du pasteur Ramaka, fondateur et architecte de la paroisse d’Avaratr’Andohalo (en 1864), qui conçut aussi le plan d’une maison pour Ravoninahitriniarivo ainsi que celui d’une demeure située à Andohalo et louée à la LMS. À la fin du siècle enfin, P. Ramanankirahina, 14 honneurs, est sans doute un des premiers grands architectes malgaches. Né en 1860 et issu d’une grande famille andriana (celle de Raombana et Ramaniraka), il fit partie d’un petit groupe d’une dizaine de jeunes Merina envoyés en Europe au terme d’un accord passé avec la France en 1886. Proche des milieux français, il bénéficia d’une formation à l’École des Beaux-Arts, se lia à l’architecte de la résidence France à Tananarive (construit quelques années avant la conquête coloniale), Antony Jully. Il conçut sa propre maison (et sans doute d’autres) au cœur de la haute ville dans un style intermédiaire entre les trano sokera et les villas du début de l’époque coloniale.
Parcourir la ville
25C’est à une vision quelque peu différente de la ville sur laquelle nous débouchons, en y cheminant avec ses habitants. Pour les puissants ou ceux qui aspirent à quelque conquête, la ville est d’abord espace-support, vecteur de prestige. Ainsi, chaque déplacement royal constitue un moment phare, « sanctifiant » des hauts lieux à l’intérieur (Andohalo et Mahamasina) et en dehors de Tananarive (Ambohimanga en particulier), recréant le sens politique dans la ville, redistribuant symboliquement le rôle de chacun. En effet, des milliers de personnes y prennent part selon un ordonnancement très précis qui comprend des arrêts en des points clés. Le cortège, monument en mouvement, est aussi travaillé par une esthétique du pouvoir qui opère au sein du rova depuis Radama Ier.. De même, l’investissement des places royales d’Andohalo et de Mahamasina, où sont prononcés les discours royaux (kabary [30]) et où ont lieu les couronnements (fisehaona), devient un indispensable outil du pouvoir au contact direct de la population et, pour les Tananariviens, un repère majeur puisque le souverain, qui en est le centre, est détenteur de hasina, cette « force d’origine sacrée qui rend les actes féconds [31] ». À un niveau moindre, les dignitaires du royaume font aussi de leurs déplacements plus qu’une parade, une occasion supplémentaire d’impressionner, voire d’être craint [32].
26Les étrangers prennent acte de cette nécessaire prise d’assaut du champ visuel urbain. Les missionnaires protestants de la LMS parviennent à convertir non seulement le pouvoir mais la ville à un christianisme victorien. C’est sous leur influence que des souveraines, Rasoherina puis Ranavalona II, lèvent l’interdit sur la construction en matériau autre que le bois dans la ville royale. La « minéralisation » de la ville est une victoire majeure en terme de sécularisation des espaces domestiques mais qui, pour autant, ne met pas fin au culte des ancêtres. Le principal palais du rova, Manjakamiada, est entouré, par le missionnaire et architecte Cameron, d’une armature de pierre. Avant même cela, des temples à la mémoire des « martyrs malgaches » sont édifiés dans plusieurs quartiers de la ville haute et moyenne (Ambohipotsy, Ampamarinana, Ambatonakanga, Favavohitra). Le Premier ministre Rainilaiarivony fait lui aussi construire un palais de pierre à proximité de l’enceinte royale. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, la maison missionnaire en brique (celle de Pearse en particulier) sert de modèle aux Tananariviens de différents milieux. De leur côté, les Jésuites sont incapables de faire concurrence à ce véritable modelage du paysage urbain. Se sachant minoritaires, développant parfois une argumentation anti-urbaine (Tananarive est une « nouvelle Babylone »), ils ne peuvent pourtant faire l’impasse sur la capitale du royaume et jouent même parfois la carte des processions. La correspondance des Pères en vante la cohérence, la beauté et la force persuasive et y voient autant de « petites victoires [33] ». Ces pendants des cortèges royaux partent le plus souvent de la cathédrale, située près d’Andohalo, pour aller vers la plaine, profitant pleinement de la configuration d’amphithéâtre de la ville. En imposant un espace-temps propre, les Jésuites ont alors l’illusion que, parlant le langage de la foi (sur le modèle tridentin [34]) mais aussi le langage de la ville, ils verront grossir le nombre de leurs adeptes. Or la parenthèse de la fête-Dieu ou de funérailles n’est que de courte durée [35].
27On comprend alors que la ville soit, pour certains urbains, comme l’exposition permanente d’une infériorité sociale. Ainsi, les hommes libres soumis à la corvée royale, la fanompoana, mobilisés lors de grands chantiers, au rova par exemple, ont dû aussi traverser la ville au service de dignitaires qui avaient détourné cette prérogative royale. Cette situation de soumission pouvait, sur la scène tananarivienne, être vécue comme infâmante. De même, les esclaves, en particulier ceux qui l’étaient devenus à la suite de dettes, ou ceux qui avaient été razziés au cours de conflits, pouvaient vivre de manière stigmatisante le cheminement dans la ville.
28En effet, dans les quartiers de la haute et de la basse ville, à forte densité et à la faible intimité, tout se savait. Des terrasses des maisons bâties sur la pente de la colline, on observait, identifiait ceux qui passaient et on discutait entre voisins. De même, au marché, institution majeure de la ville qui, le vendredi, débordait sur une bonne partie de la haute ville, des hauts de la place d’Andohalo jusqu’à Ambohitsorohitra, on pouvait commenter avant comme après 1881 (entrée en vigueur d’un code de loi protégeant davantage les femmes), la répudiation d’une femme par son mari, ou la stérilité supposée d’une autre, ou encore les déboires de tel petit officier, ou enfin la disgrâce de tel autre dignitaire.
29Si l’affirmation de la puissance passait par le cortège ou la construction d’un palais ou d’une « grande maison » (tranobe), la conquête du pouvoir nécessitait souvent le secret, la pénombre. Rappelons aussi que les réunions de prières étaient clandestines entre 1835 et 1861. À l’inverse, comploteurs et « priants » (les premiers chrétiens), quand ils étaient découverts, pouvaient être mis à mort, parfois dans des lieux publics de la ville, et leurs biens livrés à la foule lors de grands pillages autorisés.
30Gallieni, qui avait compris comment fonctionnait l’espace politique de la ville, se rendit en grande pompe au rova pour signifier à la reine le début de la colonisation, mais eut la délicatesse, ou la prudence politique, de la pousser à quitter Tananarive pour l’exil, de nuit, en février 1897.
31Une autre analyse de la ville comme espace vécu en ferait la somme d’un cheminement continu entre des lieux de vie et de sociabilité. Cette vision plus infra-politique mettrait en avant les rapports de familiarité établis au quotidien par les Tananariviens du xixe siècle avec leur ville.
32Rakotovao, une fois de plus guide providentiel dans le Tananarive du dernier quart du xixe siècle, parcourait plus souvent la ville à pied que des officiers plus importants transportés en filanjana (palanquins). Son rapport à l’espace était pétri par cette relation plus directe. Partant du quartier d’Atsinananjoma où il fit construire ses deux maisons, il passait certainement par la pente qui conduisait d’Ambatonakanga (quartier où il était né et avait possédé une maison en bois avant 1864) à Andohalo. À Ambatovinaky, il s’écartait sans doute sur le côté tant les voies étaient mauvaises [36]. Pendant la saison des pluies, toute cette partie de la ville se transformait en torrent. Sur le chemin, il croisait parfois d’autres officiers, certains convoqués comme lui par le Premier ministre ou se rendant au domicile d’un autre dignitaire en tant qu’aide-de-camp (deka). Peut-être voyait-il aussi quelques étrangers comme par exemple Houlder [37] de la LMS, à qui il louait une de ses maisons et avec qui il pouvait directement parler en malgache.
33S’il effectuait son trajet vers le rova un vendredi, Rakotovao avait encore plus de mal à circuler. Même s’il fréquentait rarement le marché, il pouvait, à l’occasion, y apercevoir ses propres esclaves (qu’il continua à appeler andevo, « esclaves », après l’abolition de 1896) qui y achetaient de la nourriture (même s’il comptait d’abord sur ses propres rizières pour nourrir sa famille). Il savait aussi l’inquiétude qui s’emparait de la population quand venaient à manquer des denrées, lors d’épidémies (de variole en particulier) ou des deux guerres contre la France (1883-1885 et 1894-1895). Lui-même pouvait à l’occasion y chercher des matériaux ou des meubles pour les maisons qu’il faisait construire et qu’il aménageait afin de les louer (la location aux étrangers était une activité lucrative). Comme sa femme et ses filles, le dimanche et à d’autres moments de la semaine, Rakotovao se rendait au temple d’Analakely (où officiait Pearse), situé non loin d’une de ses demeures. S’il est difficile de reconstituer l’espace parcouru au quotidien par sa femme dans la ville, on peut en revanche mentionner au moins un lieu fréquenté de manière régulière et durant plusieurs années par ses filles, l’école Gilpin (du nom d’une Anglaise liée à la LMS) dans le quartier aisé de Faravohitra.
34Une étude plus systématique des lieux fréquentés par les Tananariviens du même milieu social que Rakotovao nous permettrait de parler d’une ville en archipel, suite de places reliées entre elles par des individus et des groupes. Ainsi, la ville n’apparaîtrait plus seulement comme un ensemble physique délimitable et homogène, mais comme le recoupement de ces « îles » et « îlots » que sont la ou les maisons, les temples, le rova, les marchés de quartier, c’est-à-dire les éléments constitutifs d’un territoire [38].
35Comment les esclaves de Rakotovao puis ceux de ses enfants parcouraient-ils la ville ? La ville reproduisait sans doute, pour les raisons exposées plus haut, l’entrave dans laquelle se retrouvaient au quotidien les esclaves domestiques. Sur les parcelles, ces derniers vivaient parfois dans des petites constructions, à l’écart, ou dormaient directement dans la maison à proximité de la porte d’entrée. Quand ils quittaient la propriété, ils accompagnaient leurs maîtres et se tenaient à disposition. À d’autres moments, ils se déplaçaient peut-être seuls en empruntant, sans peur de salir leurs vêtements à l’inverse de leurs maîtres les plus fortunés, les chemins qui séparaient les rizières. Ces sentes et innombrables raccourcis (à l’écart des grandes voies royales) qui irriguaient la ville constituaient bien des axes majeurs du déplacement des urbains. Cet usage des espaces participait d’un premier degré d’appropriation de la ville par ceux qui en étaient quasiment exclus ; à la limite de la subversion comme l’observent en d’autres lieux, pour d’autres catégories subalternes, De Certeau [39] et Malaquais [40].
36Notre approche de Tananarive au xixe siècle nous a conduit à présenter la ville comme cadre matériel participant au social selon deux aspects : d’abord comme espace-support, domaine du mouvant, des parcours « triomphaux », mais aussi quotidiens, modestes, épousant en les tutoyant les courbes et les aspérités de la ville-colline, et parfois aussi clandestins. La ville peut aussi être saisie comme archipel de lieux, concrétions de marques plus ou moins élaborées, foyers d’interactions. Les lieux sont le témoignage de l’emprise sur des points délimités de la ville par un groupe collectif ou restreint. L’architecture couronne ce mouvement signifiant un ancrage parfois durable. Méfions-nous cependant : en Imerina, l’architecture est trompeuse. Ainsi est-ce le tombeau, situé généralement à la campagne dans le tanindrazana, et non le palais ou la maison, qui constitue le lieu qui compte réellement. Mais le xixe siècle tananarivien nous apprend aussi que l’architecture s’émancipe, et donc au fond la ville, de sa matrice rurale, du fait d’une réorientation éthique liée à la conversion au christianisme et à l’attrait pour la consommation de biens étrangers. À côté d’une compétition débouchant sur une surenchère ostentatoire, qui devient au fil du temps plus subtile, apparaît un certain « souci de soi », investi par l’élite et les groupes intermédiaires (comme celui auquel appartient Rakotovao). La ville, champ de confrontation de modèles et de réseaux de signes, devient bien ici ce creuset complexe dont parle Hannerz [41].
37Le domaine de la construction comme celui du cheminement dans la ville n’a pas été pris au hasard mais trouverait des pendants ailleurs : avec les vêtements ou la musique. Les couturières et tailleurs fabriquaient sur mesure des vêtements à partir de modèles locaux et étrangers [42]. Ils agissaient donc, à la manière des artisans du bâtiment, comme des intermédiaires culturels à l’origine de nouveaux signes matériels proprement urbains. De même, les musiciens qui circulaient constamment entre la ville et les villages des environs (ils y accompagnaient les principaux rituels comme le famadiahana [43]), étaient influencés par la musique produite à la cour, intégraient à la fois quadrilles et polka (passées par les Mascareignes), aussi bien que des cantiques. L’ensemble de ces acteurs nous en apprendrait encore sur ce qu’était Tananarive au xixe siècle, espace majeur de production d’une culture urbaine originale dans l’océan Indien.
38La ville met ici en scène sa capacité à réagir au temps. Immense chantier, elle exhibe sur les clichés pris par le révérend Ellis dans les années 1860 [44] ses improbables échafaudages, les murs de soutènement en élaboration, ces monceaux de briques, pierres, de joncs ou de tuiles, voire ses cérémonies d’inauguration. Plus qu’une belle métaphore, ces images sont bien celles d’un espace social en constante construction.
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Notes
-
[*]
Didier Nativel est docteur en histoire à l’Université Paris 7 et membre associé du laboratoire SEDET (Paris, France).
-
[1]
A. Berque (1993 : 92).
-
[2]
C’est par exemple ce que nous remarquons dans le passage consacré par J.-L. Pinol (2003 : 262-270) aux cultures urbaines en Europe.
-
[3]
D. Lebreton (2004) ; Y. Winkin (2001).
-
[4]
M.-F. Auzépy et J. Cornette (2003).
-
[5]
J.-F. Bayard et J.-P. Warnier (2004 : 22-23).
-
[6]
Cette approche n’est pas non plus éloignée des travaux inspirés par A. Appadurai (1986).
-
[7]
Urbanité renvoie ici au sens que lui réserve généralement les géographes, celui de modèle urbain. Le terme citadinité renvoie ici aux conduites spécifiques aux habitants des villes.
-
[8]
Le groupe andriana (subdivisé en 7 sous-catégories) désigne celui qui dispose de prérogatives honorifiques ou territoriales. Le terme est souvent traduit par « noble », mais renvoie à une réalité plus complexe. Des Hova, ou « hommes libres », sont issues certaines familles puissantes qui ont pris le pouvoir à partir des années 1850-1870. C’est le cas du principal Premier ministre malgache, Rainilaiarivony (au pouvoir de 1864 à 1895). Les Mainty ou « Noirs » sont les serviteurs royaux, à distinguer des esclaves, ou Andevo, qui ne disposent d’aucune prérogative.
-
[9]
D. Bois (1996).
-
[10]
À partir des années 1820, apparaissent une armée et une bureaucratie créées sur le modèle européen. Un système d’honneurs (proche de celui des grades) fut développé par les souverains. Les officiers n’étaient pas rétribués mais exerçaient des fonctions administratives et commerciales qui pouvaient directement les enrichir. Rakotovao, dont il sera question plus loin, était un petit officier à 10 honneurs. Les dignitaires avaient 14, 15 ou 16 honneurs.
-
[11]
La LMS, société fondée en 1795 dont l’action d’évangélisation s’étendait, entre autres, à l’Inde, l’Afrique du sud, la Chine, Tahiti. En contrepartie de l’abandon de la traite, Radama Ier bénéficiait de l’aide technique apportée par les artisans de la LMS chargée de former de jeunes Malgaches.
-
[12]
Raombana (1994 : 182, 190).
-
[13]
Il n’est pas question ici de présenter en détail les palais royaux ou ceux des dignitaires du royaume. Sur ce thème, consulter D. Nativel (2 005).
-
[14]
F. Raison-Jourde (1984).
-
[15]
P. Gervais-Lambony (1993 : 453-454).
-
[16]
A. Cohen-Bessy (1991 : 539-540).
-
[17]
M. Rakotomalala, S. Blanchy et F. Raison-Jourde (2001 : 26).
-
[18]
F. Rajaonah (1997).
-
[19]
L. Mullens (1875 : 111).
-
[20]
Le terme trano signifie « maison » mais a aussi pu être utilisé pour désigner des palais royaux.
-
[21]
C’est probablement aux xviie-xviiie siècles qu’un calendrier et un système astrologique d’origine musulmane (composés des 12 signes zodiacaux) sont venus s’intégrer au calendrier agraire d’une époque plus lointaine et indéterminée, sans doute marquée par l’influence austronésienne. La maison en est devenue le support privilégié : le coin nord-est de la pièce unique correspond au premier mois, alahamady, et le coin nord-ouest au dernier, adalo. D’autre part, la maison ancre avant tout une vision du monde selon laquelle chacun a un destin (vintana).
-
[22]
Tantara (T. I : 104).
-
[23]
Le palais et la maison sont des objets urbains qui entrent en interaction avec d’autres édifices situés dans le même champ visuel. De là naît un dialogue ou une rivalité symbolique. Sur cette notion qui doit beaucoup à L. Marin (1994) et son application au cas tananarivien, voir D. Nativel (2005 : 176-179).
-
[24]
J. Habermas (1986).
-
[25]
N. Andrianarison (1996).
-
[26]
Rasanjy devint le dernier Premier ministre de la monarchie puis fut nommé gouverneur principal de l’Imerina.
-
[27]
D. Nativel (2005 : 211).
-
[28]
A. Cohen-Bessy (1991 : 177).
-
[29]
D. Coplan (1992 : 361).
-
[30]
G. Berg (1995 : 84).
-
[31]
F. Raison-Jourde (1991 : 828).
-
[32]
Voir F. Raison-Jourde (1991 : 252-255) sur les enjeux politiques de ces déplacements et les soubassements anthropologiques de cette culture du cortège.
-
[33]
Les Lettres d’Uclès (à partir de 1861) puis les Lettres de Vals (dès 1881), adressées à la Compagnie de Jésus, reviennent avec fréquence sur ce thème.
-
[34]
F. Cadilhon (2003 : 189-192).
-
[35]
Pour un autre exemple, voir L. Fourchard (1999).
-
[36]
Comme le montre un cliché antérieur à la colonisation et publié dans les années 1920 ; G. S. Chapus (1926).
-
[37]
Houlder est entre autres connu pour avoir publié un recueil de proverbes malgaches.
-
[38]
G. Di Méo (2000 : 43).
-
[39]
M. De Certeau (2002).
-
[40]
D. Malaquais (2002).
-
[41]
U. Hannerz (1983 : 361).
-
[42]
Importés souvent à l’état de fripe dans les ports de Tamatave et ensuite vendus dans des magasins de grands commerçants ou sur les marchés.
-
[43]
« Retournement des morts » ou forme de « doubles funérailles ». Rite fondamental où le corps du défunt, réenveloppé de nouveaux linceuls, intègre pleinement le monde bienfaisant des ancêtres.
-
[44]
W. Ellis (1995).