Notes
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[*]
Odile Goerg est professeure d’Histoire de l’Afrique contemporaine à l’université de Paris 7-SEDET.
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[1]
Conseil général de la Guinée, session budgétaire du 11/10/1947, p. 247, Rapport de la Commission des Transports et Travaux Publics (pièce annexée). Un extrait plus large est proposé plus loin.
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[2]
Archives Nationales de Guinée (ANG), 2 D 325, PV d’un palabre (sic) organisé le 07/01/1957, réunissant les chefs de villages et les notables, dans le cadre de la réforme municipale de 1956 créant des communes de plein exercice.
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[3]
L’Afrique sub-saharienne n’est pas, contrairement à une thèse longtemps répandue, un continent sans villes. Son urbanisation n’est pas non plus intrinsèquement liée à des facteurs exogènes tels que l’islamisation ou l’impérialisme. Cependant, la ville ancienne, dans ses manifestations multiples, n’est pas au centre de ma réflexion.
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[4]
Sur la ville comme outil de colonisation, voir Catherine Coquery-Vidrovitch (1988a : 49-73).
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[5]
La bibliographie concernant les villes du passé et du présent est trop vaste pour pouvoir être exhaustive ici ; voir, outre les titres cités plus loin : D.M. Anderson et R. Rathbone (ed.), (2000) ; C. Coquery-Vidrovitch (éd.) (1988b) ; C. Coquery-Vidrovitch et O. Goerg (éd.) (1996). Parmi les nombreuses monographies voir, outre les titres cités ailleurs : S. Andriananjanirina-Ruphin (1993) ; L. Fourchard (2002) ; O. Goerg (1997b) ; D. Gondola (1996) ; P. Kipré (1985) ; Y. Marguerat (1 992) ; J. Parker (2000) ; S. Picon-Loizillon (1985) ; A. Sinou (1993).
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[6]
Voir les études d’histoire urbaine ou culturelle, à l’instar d’A. Corbin (1982).
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[7]
René de Maximy se livre à cet exercice en juxtaposant un extrait du Peuple de Paris de D. Roche et sa description de Kinshasa : « Tous les chemins ne mènent pas à Tombouctou », p. 11-25 in C. Coquery-Vidrovitch (éd) (1988b : tome i). L’auteur passe en revue divers éléments de définition de la ville et les interroge à l’aune des villes en Afrique. Il en déduit que leur spécificité est « d’être en Afrique » : une ville se caractérise par ses habitants plus que par sa morphologie.
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[8]
Certaines incursions seront toutefois faites vers le domaine belge et britannique, à titre comparatif. L’Afrique du Sud constitue un cas particulier, à la fois modèle pour d’autres zones et lieu d’exacerbation d’éléments ébauchés ailleurs. Voir l’essai bibliographique de P. Harries (2003).
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[9]
Cette affirmation est à nuancer pour l’empire britannique, qui conserva les villes antérieures (Kano, Ibadan, Accra, Kampala) tout en leur juxtaposant de nouveaux quartiers. On retrouve ainsi, sous d’autres formes, certains traits de l’idéologie française.
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[10]
Sur la projection de la ville coloniale et les contradictions du discours, voir S. Dulucq (1996 ; 2004).
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[11]
M. E. Du Vivier de Streel (ancien directeur des Congrès de l’Exposition Coloniale), p. 11 in Jean Royer (éd.) (1932).
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[12]
Le concept d’ « évolués » ou Educated Natives renvoie aux colonisés instruits à l’occidentale. Sur les habitants de « Quatre Communes », dotés précocement de droits politiques au niveau général et municipal, voir M. Crowder (1962) ; J.-G. Wesley (1991). Sur les Créoles/Krio de Sierra Leone, voir A.J.G. Wyse (1989).
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[13]
Pour une synthèse, voir, outre les titres cités par ailleurs, chronologiquement : A. Mabogunje (1968) ; R.W. Hull (1976) ; A. O’Connor (1983) ; C. Coquery-Vidrovitch (1991 : 1389-1410 ; 1993).
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[14]
L’urbanisation s’accélère alors et fait passer l’Afrique sub-saharienne de moins de 10 % d’urbains en 1945 à plus de 30 % actuellement, avec des taux de croissance dépassant parfois les 6 % par an (contre 2 % pour Londres lors de son plein essor) et des disparités considérables. Voir J.-L. Piermay (2003 : 35-46).
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[15]
G. Brasseur (1957 : 49). Sur un fascicule de 69 pages, l’auteur en consacre une seule aux villes.
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[16]
Numéro spécial de l’Encyclopédie mensuelle d’Outre-Mer, 154 pages. De nombreuses photographies témoignent par contre, à l’intérieur, de la modernité du paysage urbain. Ce cliché semble résumer à lui seul toute l’Afrique centrale : ce sont aussi des piroguiers, vêtus sommairement d’un pagne, qui figurent en couverture d’un livre sur l’empire belge, dont le caractère industriel n’est paradoxalement que peu représenté (Congo belge et Ruanda-Urundi, photographies de Pierre Verger, introduction de Charles d’Ydewalle, Paul Hartmann Éditeur, Paris, 1952).
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[17]
Ceci se marque notamment par l’architecture monumentale : Architecture coloniale en Côte-d’Ivoire (texte de F. Doutreuwe-Salvaing), Publications du Ministère des Affaires culturelles, Côte-d’Ivoire, MAC/CEDA, 1985 ; O. Goerg (1997b, vol. 2, ch. XXI), « L’art de construire » ; J. Soulillou (éd.) (1993) ; G. Wright (1990).
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[18]
Au sens strict, il n’y a pas de politique urbaine, considérée comme un ensemble homogène visant à agir sur la ville, avant la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, l’action est limitée à des plans ponctuels et à la promulgation d’une réglementation concernant l’hygiène, le bruit, le foncier. Pour le cas français, voir, outre les diverses monographies : J. Poinsot et al. (1989) ; S. Dulucq (1997, 1ère partie).
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[19]
Voir l’impact en France de la loi de 1808 sur les droits d’entrée pour les boissons sur le choix du seuil de 2000 habitants agglomérés en 1846 ; B. Lepetit (1988). La définition britannique repose par contre sur la notion politique d’« incorporation », demande justifiée par une communauté d’accès au statut de ville. P.J. Waller (1983).
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[20]
Autant dans la tradition centralisatrice française que dans la pratique britannique prenant plus en compte les données locales, on trouve une hiérarchie interne des municipalités. Du côté français, on trouve des communes de plein exercice, des communes mixtes, des communes indigènes tandis que les municipalités des colonies britanniques varient selon les attributions, le type de suffrage, la composition du conseil et le mode de majorité, gouvernementale ou non. O. Goerg (1996) ; O. Goerg (1997a : 223-245) ; H.J. Légier (1968 : 414-464).
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[21]
N.A. Benga (1996 : 261-288).
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[22]
A. Arcin (1911 : 708-709).
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[23]
Arrêté du 21 juin 1911 (J.O.G. 1911, p. 587-589). Comme à Conakry, cette municipalité est gérée par un administrateur-maire, assisté d’une commission municipale nommée.
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[24]
Pour une analyse détaillée du rapport entre ville/banlieue/faubourg et du passage de la ville, espace légalement borné, à une grande agglomération, voir O. Goerg (2004 : 139-157).
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[25]
Un quartier conçu par les autorités coloniales peut être d’emblée exclu de la définition municipale, afin de ne pas avoir à faire face aux équipements. C’est le cas de New Bell, quartier prévu par les Allemands en 1914 pour les migrants, exclu en 1925 de la municipalité de Douala ; L. Schler (2003 : 51-72).
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[26]
Information orale communiquée par El Hadj Alpha Diallo, chef du quartier de Dixinn depuis 1963 ; entretien du 05/06/2002, Conakry.
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[27]
ANG, 1D 89 d5, Doléances des notables foulahs de la banlieue à Yacine Diallo, député, 25/11/1946. C’est dans les situations de crise, ici l’après-guerre, que le contraste de traitement est le plus net.
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[28]
Voir, outre les titres cités par ailleurs : J.W. Cell (1986 : 307-335) ; W. Cohen (1983 : 23-36) ; P. Curtin (1985 : 594-613) ; M.W. Swanson (1977 : 387-410).
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[29]
Cité par T.S. Gale (1980 : 495-507).
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[30]
Groupe originaire de la Sierra Leone voisine.
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[31]
Rév. P. Raimbault (1891 : 139-146, 142). C’est moi qui souligne les expressions (par l’italique) dans les divers extraits de texte.
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[32]
Fontaneilles, ingénieur des T.P. chargé de mission à Conakry, rapport du 30/10/1901, Centre des Archives d’Outre Mer, Aix-en-Provence (CAOM), T.P., carton 147, dossier 4.
-
[33]
Conseil d’administration de Conakry, séance du 12/01/1907, ANG, 3 D 21.
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[34]
L. Fourchard (2002 : 57). Repris du vocabulaire juridique du xixe s., déguerpissement et ses variantes (les déguerpis, déguerpir un quartier) sont toujours employés.
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[35]
Introduction de M.E. Du Vivier de Streel (1932 : 11). Valentin Mudimbe (1988 : 4) insiste sur la structure binaire des paradigmes appliqués à l’Afrique. On peut voir ici bien sûr l’écho du traitement des classes ouvrières ou des pauvres en Europe.
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[36]
Ce constat dépasse bien évidemment l’Afrique ; M. Foucault (1966).
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[37]
V. Mudimbe (1988). S. Thorne (1997 : 238-262) propose une analyse stimulante, mettant en évidence les similitudes d’approche et de vocabulaire entre les sauvages du dedans (les paysans du fin fond de l’Angleterre) et du dehors (les habitants des zones lointaines).
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[38]
Le code de l’indigénat, dont le fondement est repris de l’Algérie, est promulgué en 1910.
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[39]
H. Rivière d’Arc (éd.) (2001) ; C. Topalov (éd.) (2002).
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[40]
Cette approche serait bien sûr féconde. Ainsi, dans ses mémoires, Amadou Hampâté Bâ évoque les « … capitales et grands centres urbains que les Africains traditionnels appelaient – et appellent encore souvent – toubaboudougou : « village de toubabs » » (1994 : 231). « Toubab » est un terme désignant les Européens.
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[41]
L. Proust (1924 : 20). Il effectua un voyage en 1921-1922.
-
[42]
CAOM, Guinée XII, d. 1, lettre du 16/09/1889 du Gouverneur du Sénégal à Couteau, conducteur des travaux envoyé en mission pour « …préparer un projet d’alignement en prévision de la formation d’un centre européen sur ce point devenu siège du gouvernement des Rivières du Sud ».
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[43]
Archives Nationales du Sénégal (ANS), 2 G 2/9, Rapport d’ensemble de 1902.
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[44]
O. Goerg (2000 : 65-89).
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[45]
S’adressant à son boy, L. Cousturier (1925 : 61) s’exprime ainsi en parlant de Conakry : « Je l’ai chargé hier de me trouver une chambre dans le quartier noir ».
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[46]
Amadou Hampâté Bâ (1994 : 242). L’auteur y voit un acte courageux, visant à mettre sur un pied d’égalité les colonisateurs avec leurs vassaux (sic). Sur la politique de Hesling, voir L. Fourchard (2002).
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[47]
Cité in J. Royer (éd.) (1932 : 114). On pense bien sûr à la localisation des quartiers ouvriers dans les villes métropolitaines.
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[48]
Il serait intéressant d’élargir cette analyse aux colonies britanniques ; voir par exemple le passage Redefinition of Concepts and Reformulation of Terminologies of Segregation, p. 275, A. Olukoju (2003 : 263-286).
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[49]
O. Louwers et C. Kuck (1934) ; H. Eynikel (1984, ch. 10 : « La ville tropicale », comprenant de nombreuses descriptions contemporaines).
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[50]
J. Dresch (1948 : 3-24 ; 1950 : 206-230).
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[51]
Plon, 1957 (réédité en 1983). C’est le sous-titre du ch. VI « Villes ». Voir aussi G. Balandier (1985) (1ère éd. 1955).
-
[52]
Une démarche similaire est utilisée dans l’approche comptable des populations : lors des recensements, les Européens sont fréquemment considérés comme un tout alors que les colonisés sont volontiers divisés en « tribus » ou « races ».
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[53]
ANS, 2 G 1/40, Rapport d’ensemble de 1899, p. 111.
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[54]
CAOM, T.P., c. 1046, d.4, L. Mouth, sous-rapport 6, dossier 4, 1893. Du même conducteur des travaux, voir le rapport du 21/12/1892 mentionnant un projet de « Village des Bagas » (CAOM, Guinée XII d. 1 b.).
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[55]
ANS, 9 E 12, séance du conseil d’administration du 09/10/1912 : projet d’arrêté.
-
[56]
A. Bié (1899 : 40). Voir aussi Tumbo et les « villages foulahs » des premières cartes.
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[57]
Bulletin de la Congrégation des Pères du St-Esprit, t. VIII, 1901-1902, n° 183 de mai 1902, p. 479. « Par suite de la création et du développement rapide de la ville de Conakry, les indigènes ont été peu à peu refoulés vers l’intérieur ».
-
[58]
Archives de l’école de Médecine tropicale du Pharo (Marseille), carton 264 : d 4/4 enquête sur le paludisme en Guinée, Rapport de Kopel de 1949 sur Conakry (p. 32). C’est dans ce sens également que le terme est employé ici : « Abidjan, c’est peut-être une ville en gestation, presque partout encore elle n’est qu’un gros village » ; C. Hanin (1946 : 226). Abidjan est officiellement la capitale de la Côte-d’Ivoire depuis 1933. L’installation d’Européens dans les quartiers africains mentionnée dans ce texte est confirmée ailleurs, où elle résulte aussi d’une situation de pénurie ou de cherté, bien plus rarement d’un choix politique. Voir Q. Duvauchelle (2003). Cet aspect reste encore peu étudié, alors qu’il est une des mesures possibles de la ségrégation et témoigne des changements après 1945.
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[59]
Les exemples sont multiples : « Ces efforts [de lutte contre les taudis] ont donné des résultats satisfaisants dans le quartier européen ; il conviendrait de poursuivre maintenant l’aménagement des quartiers indigènes ». ANG, 2 D 307 d 5, Lettre de l’administrateur-maire du 24/09/1937 au gouverneur de Guinée.
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[60]
R. Frey, Brazzaville, op. cit., 1954 ; P. M. Martin (1995 : 34).
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[61]
S. Fettah, « Nommer et diviser la ville portuaire : le lexique politico-administratif toscan et Livourne (xviii-xixe siècles) » p. 81-99 in Les mots de la ville, op. cit., tome 2 (voir p. 95 sq, « L’ordre des mots : système binaire et cité duale »).
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[62]
Troisième vœu du Congrès international de l’urbanisme aux colonies, in J. Royer (éd.) (1932 : 22).
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[63]
M. Echenberg (2002) ; R.F. Betts (1971 : 143-152) ; É. M’Bokolo (1982 : 13-46).
-
[64]
CAOM, Agence FOM, c.377, d.42 bis/4, R. Le Caisne, « L’urbanisme à Conakry », n.d. (datation interne fin 1934).
-
[65]
O. Goerg (1997b, vol. 2).
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[66]
J. Rouch (1925 : 122). La description renvoie à un voyage effectué en 1913.
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[67]
ANG, 2D 59, Comptes administratifs de 1925.
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[68]
ANS, Fonds moderne AOF, 17 G 381, Rapport Savineau 1938, rapport 16 sur la Basse Guinée, sous-rapport sur Conakry, p. 2.
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[69]
Cité par L. Fourchard (2002 : 68-69) : circulaire du lieutenant-gouverneur Hesling du 14/04/1926.
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[70]
Idem.
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[71]
Interview de Le Caisne : « Modernisation de Konakry », La Guinée française, 29/05/1948.
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[72]
« Le problème de l’habitat africain dans les centres urbains », La Guinée française, 07/08/1948. La même approche se retrouve au Congo belge : « Aménageons la ville en fonction des autochtones ayant un réel besoin d’y résider, par exemple les évolués… » (point 13) ; L’urbanisme au Congo, Ministère des colonies, Bruxelles (n.d., post. à 1949), p. 21.
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[73]
Sur les sociétés immobilières et l’accès au crédit, voir le bilan proposé par J. Poinsot, A. Sinou et J. Sternadel (1989).
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[74]
J. Dresch (1948 et 1950) ; G. Balandier (1955).
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[75]
L. Fourchard (2002 : 99). Pour les Congos, voir C.D. Gondola (1997 : 115).
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[76]
Lopez, « Plan directeur de la Presqu’île du Cap Vert », séance du 18 juillet 1946 (cité par S. Dulucq 1997 : 137).
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[77]
Conseil général de la Guinée, session budgétaire du 11/10/1947, p. 247, Rapport de la Commission des Transports et Travaux Publics (pièce annexée). Taïnakry ne sera jamais construite [cf. ANS, 4P 208, Rapport de 1946 (concours limité au 15/08/1945)].
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[78]
Rapport du service des TP au Conseil général de la Guinée sur le programme tendant à l’aménagement de la banlieue de Conakry (session budgétaire du 11/10/1947 ; p. 239, pièce annexée).
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[79]
La littérature grise se développe tellement qu’on ne peut citer tous les rapports (cf. ANS, série 4P Urbanisme dossiers 208 à 221) ou les écrits publiés dans la presse spécialisée. Voir notamment le rapport final de Le Caisne en 1953 (4P 216).
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[80]
Commentaire d’A. Soumah sur le plan d’urbanisme de Conakry, Le Réveil (organe du RDA), n° 362, 02/05/1949. Voir aussi 4P 216, dossier 1947/49 sur l’opposition au plan d’urbanisme.
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[81]
J. Dresch (1950 : 611).
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[82]
La ville en Afrique noire, Karthala, 1983, p. 71.
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[83]
D’autres études sont nécessaires car on ne dispose pas d’enquête précise sur la représentation de la ville par les citadins. Selon L. Fourchard (2002 : 203-204) par exemple, aucune des personnes interrogées [sauf une], ne parle de « quartier européen » ou de « ville européenne » ; certaines parlent de « zone résidentielle » ou, à la rigueur, de « centre commercial ». Voir aussi P. Gervais-Lambony (1994).
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[84]
Voir les études, éclairantes, des géographes sur la ville contemporaine, par exemple celle de J.-L. Piermay (2002 : 59-65).
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[85]
op. cit., 1948, p. 237.
1« Nous réservons [...] notre approbation à un projet qui ne parlerait pas de “ville indigène” et ne [ferait] pas de discrimination raciale [1]... », déclare en 1947 le conseiller général de la Guinée, Amara Soumah, à propos du plan d’urbanisme de Conakry. Dix ans plus tard, un notable du canton de Kaporo affirme, lors de l’enquête sur l’extension éventuelle de la commune de Conakry [2] : « Nous voulons que les désirs de la population soient exaucés. Mais nous voulons avoir le même standing de vie qu’à Conakry. » Sylla Boubacar exprime ainsi la conscience de la différence séparant la banlieue du chef-lieu de la Guinée et formule ouvertement le désir de pouvoir bénéficier du même mode de vie. En mettant l’accent l’un sur le processus de dénomination, l’autre sur le standing, ces deux acteurs urbains proposent une certaine perception de la ville et permettent d’approcher la notion de ville dans le contexte de la colonisation.
2S’il est évident que la colonisation n’importe pas la ville en Afrique [3], on peut toutefois énoncer que la majorité des Africains accèdent à la ville via la ville coloniale et que, dans la dynamique de longue durée qui marque le continent, le moment colonial de la ville est un temps fort de l’urbanisation [4]. Des années 1880 aux années 1950 en gros, il a marqué l’espace et ses habitants. Nombreuses sont désormais les études de l’impact de la colonisation sur le développement des villes et, précisément, des mécanismes d’exclusion mis en œuvre. Dans cette perspective, la ville peut être envisagée en tant que « construction coloniale », non dans le sens où elle n’existerait pas auparavant et ne se déploierait pas de manière autonome ou dans le sens où les colonisateurs en seraient les initiateurs, mais dans le sens où ils en monopolisèrent la définition officielle pendant quelque trois quarts de siècle. En définissant « la ville », ils en conditionnèrent également l’accès, symboliquement et concrètement. Je souhaite explorer ici spécifiquement le rôle du discours dans la construction de la ville élaborée par les administrateurs, les ingénieurs ou les théoriciens de la colonisation. Dans tout processus de domination, les mots jouent un rôle fondamental : ils permettent d’unifier, d’intégrer mais aussi de particulariser, de mettre à l’écart, de contrôler ou d’exclure. Dans la perception coloniale de la ville, ils assignent des espaces et en déterminent théoriquement l’usage. Le discours se modifie au fil des décennies : son analyse permet de rendre compte des changements de représentation.
3C’est au moment où la ville explose, spatialement et démographiquement, à partir des années 1950, que vole en éclats la définition restrictive de la ville, véhiculée par l’idéologie coloniale, traduite par une législation contraignante et un vocabulaire discriminant. L’accélération de la croissance et les profondes mutations des agglomérations africaines remettent en question la conception coloniale de la ville. Elles en démontrent la fragilité évidente, le caractère artificiel mais aussi l’inefficacité et le caractère inopératoire. Elles rendent encore plus visible le décalage entre le discours sur la ville et les développements concrets. D’ultimes mais tardifs essais pour réformer les villes, face à la pression des colonisés, sont tentés mais le fondement même du rapport colonial rend impossible un réel changement de politique urbaine ; seules des retouches sont opérées, enrobées dans un discours progressiste.
4Les recherches en histoire urbaine, florissantes depuis plus de deux décennies, ont renouvelé les perspectives concernant l’Afrique au sud du Sahara. L’abondante historiographie [5] montre à la fois la reproduction des projets et des pratiques initiés en Europe et la spécificité de la situation coloniale. Les politiques appliquées dans les villes coloniales, héritières de décennies d’empirisme et de théorisation, suivent les mêmes inflexions qu’en Europe, mais tirent aussi leur inspiration de modèles coloniaux, eux-mêmes anciens et hybrides : la colonisation de l’Afrique au sud du Sahara intervient après celle, notamment, de l’Afrique du Nord et de diverses zones en Asie. D’un côté donc, absence totale d’originalité : la convergence avec l’Europe est constante en termes d’hygiénisme, d’obsession du contrôle, de sélection et de ségrégation des habitants, de hiérarchisation des espaces ou de différentiation des paysages [6]. Il suffit bien souvent de changer les mots, de remplacer ouvriers, « classes laborieuses » par colonisés, Africains, pour que les repères soient brouillés [7]. De l’autre, la situation coloniale introduit une dimension de dépossession des citadins, dont les possibilités d’action et de mobilité sont limitées par la loi.
5Le domaine colonial français est particulièrement éclairant pour analyser la construction de la ville, car un même discours réducteur est plaqué sur des réalités diverses en termes d’ancienneté de l’urbanisation et de caractéristiques des cultures urbaines [8]. Y sont juxtaposées des villes prestigieuses, notamment celles qui ponctuent le cours du Niger (Ségou, Mopti…), d’anciennes capitales (Sikasso, Ouagadougou) et des zones antérieurement peu concernées par le phénomène urbain. Par ailleurs, c’est dans l’empire français que s’épanouit l’essentiel des villes créées ex nihilo, c’est-à-dire à partir d’une base précoloniale limitée, à l’instar de Conakry, Cotonou ou Abidjan. Le contexte local marque bien sûr ces villes mais ces fondations urbaines sont révélatrices ou symptomatiques du traitement général des villes et de son évolution.
6L’argument principal repose sur l’idée de négation/exclusion qui domine dans l’approche coloniale française et s’exprime aussi bien dans le registre des représentations que dans celui des mesures concrètes. Autant la notion de ville fut niée au continent [9], autant le statut de citadins fut dénié à ses habitants. Rejetés hors de l’espace urbain, niés dans leur urbanité, les colonisés n’eurent d’autre solution que d’inventer leur propre rapport à la ville, de construire leur propre ville. La vision importée et imposée de la ville par les colonisateurs, ses mécanismes de traduction sur une société et un espace précis, et l’impact sur le rapport à la ville, sont au cœur de l’analyse, alors que les villes explosent après 1945 et que l’on s’éloigne résolument du modèle colonial réducteur [10].
7C’est donc à une réflexion sur la construction coloniale de la ville que cet article convie. Plusieurs étapes ponctuent ce processus. En s’appuyant sur la prétendue nature rurale de l’Afrique, et donc sur la négation d’une urbanité endogène, l’idéologie coloniale française construit une ville basée sur un modèle dichotomique, défini par un espace administrativement borné, exclusif et hiérarchisé juridiquement. Cette conception forge une image duelle de la ville, plaquée sur la diversité des situations, qui s’appuie sur plusieurs critères, notamment la réglementation, les équipements ou le statut foncier mais aussi le discours. Celui-ci est utilisé comme révélateur de l’attitude de négation et comme signe d’un modèle duel ambivalent. Des contradictions apparaissent en effet entre un discours binaire et une appréhension fréquemment tripartite de la ville.
L’urbanité, une qualité niée à l’Afrique
8Au début – selon le discours occidental dominant – était une Afrique éternelle, rurale et archaïque, mais aussi belliqueuse et ravagée par divers fléaux, justification aussi bien de la mission civilisatrice que de la vision exclusive de la ville. Dans le rapport dominants/dominés, les colonisateurs prétendent renvoyer les Africains à leur ruralité et les y confiner. Nombreuses sont les affirmations énonçant cette essentialité rurale :
« … l’attraction vers la ville, dont on constate chez les peuples civilisés la progression rapide, est loin de se manifester chez les populations primitives de l’Afrique, par exemple [11] » (1931).
10Ce paradigme, ici schématisé, fonctionne au niveau du continent caractérisé par une nature sauvage ; il a son correspondant au niveau des habitants. Dès la mainmise coloniale assurée, c’est-à-dire lorsque le besoin d’alliés locaux s’estompe, l’idéologie fonctionne sur l’opposition entre les « vrais Africains », héritiers de la figure du bon sauvage, et ceux qui ont été contaminés par la civilisation occidentale (les citoyens des Quatre Communes du Sénégal, les Créoles de Sierra Leone, les Évolués en général [12]…). Dans la même logique, les Africains sont considérés comme inaptes à la vie urbaine : ce ne sont pas des citadins au sens plein, c’est-à-dire occidental, du terme ; ils restent des pseudo-urbains, des paysans en transition. De cette représentation découlent les laborieuses discussions autour de la ville en Afrique précoloniale, que l’on voulait spécifique, différente dans sa nature des centres urbains pris comme modèles conceptuels, à savoir les villes européennes de la deuxième moitié du xixe siècle. L’universalité de la définition, reposant notamment sur la notion de population agglomérée, les fonctions et la culture, est acquise même si les modalités d’édification urbaine, d’« invention » sont, elles, diversifiées. Aucune temporalité commune ne préside à l’urbanisation en Afrique, tant les chronologies varient. Des villes naissent, d’autres disparaissent selon une combinaison chaque fois renouvelée de facteurs [13].
11Même dans les situations où les Africains sont contraints par l’économie coloniale à une forme de ville, en l’occurrence les camps de travail miniers d’Afrique centrale et australe, on les confine au statut de migrants de passage. Cette vision, volontairement entretenue et en contradiction flagrante avec le besoin d’urbains, perdure. Dans les années 1950 encore, en pleine explosion urbaine [14], on invoque la « tradition », qu’on oppose à la « modernité », intrinsèquement exogène, pour nier les contestations et les mutations pourtant à l’œuvre de façon manifeste. On perpétue l’image d’une Afrique immuable, marquée par la ruralité :
« L’éclosion des villes issues de la pénétration blanche a produit en Afrique une révolution dont on ne fait que commencer à apercevoir les conséquences. Un genre de vie nouveau se crée qui s’oppose violemment à celui de la campagne [15]. »
13Toutes les représentations confortent cette perspective, que ce soit la littérature, la publicité ou l’iconographie. Ainsi, en 1954, c’est un piroguier qui illustre l’ouvrage consacré à Brazzaville, coordonné par Roger Frey, délégué du maire à Poto-Poto [16]. De même, les premiers guides touristiques mettent l’accent sur la vaste nature, les étendues giboyeuses ou des coutumes folklorisées. Rares sont encore les analystes, à l’instar du géographe Jean Dresch, du sociologue Georges Balandier ou du cinéaste Jean Rouch, qui voient dans la ville le lieu de profondes mutations.
14La vision de l’urbanité comme extérieure à l’Afrique « authentique » est d’ailleurs une des raisons du désintérêt des historiens pour les études urbaines dans les années 1960-1970. Dans le cadre de l’affirmation, tout autant institutionnelle que méthodologique ou conceptuelle, de l’histoire de l’Afrique, l’effort devait être porté sur les campagnes, lieu de vie où s’exprimaient les « vraies » valeurs de l’Afrique mais aussi l’exploitation coloniale de la majorité des Africains. À l’inverse, la représentation de la ville en Afrique repose alors sur son rôle de vitrine, de lieu d’expression et de mise en scène du pouvoir colonial. Dans cette optique, la composante idéologique de la ville « construite », au sens abstrait mais aussi immobilier du terme, est évidente [17].
La ville comme construction coloniale : un espace borné et exclusif
15Abondantes sont désormais les études qui envisagent les mesures appliquées à la ville, par lesquelles l’État colonial cherche à orienter la notion même de « ville » et le rapport à l’espace urbain, dans l’illusion d’un contrôle total [18]. Cette attitude renvoie au dessein global de contrôle, qui doit être entendu en ville aussi bien en termes de contrôle de l’espace (le foncier, l’habitat, l’usage des lieux) que des populations, dans leurs contours, leurs identités ou leurs déplacements. Elle reproduit, sous d’autres cieux et avec certaines autres composantes, les politiques appliquées en Europe. Sans reprendre précisément ces analyses, je souhaite les envisager sous l’angle de la « construction ». Divers mécanismes sont mobilisés pour différencier des portions de territoire à l’intérieur de la ville, circonscrire les habitants et opérer un tri parmi eux : on a besoin de main-d’œuvre mais non de citadins. On peut ainsi analyser la dimension spatiale de cette construction, permettant d’ériger un périmètre comme urbain. Ceci se marque non seulement par le bornage strict de l’espace mais aussi par sa hiérarchisation interne, repoussant hors de la définition urbaine certaines parties de la ville ainsi construite. Une fois cet espace délimité, on peut en effet théoriquement en contrôler l’accès, faire des citadins des privilégiés mais aussi décider de l’abandon volontaire de certaines zones, laissées hors du regard ou du schéma urbain. Dans ce processus, la nomination (discours et vocabulaire) jouent un rôle important dont l’ambiguïté intrinsèque doit être soulignée.
La ville, un espace borné
16Dans la cartographie de l’espace colonial, la ville occupe une place à part, valorisée. Elle appartient, par excellence, au territoire utile et joue le rôle d’interface entre la métropole, dont elle est souvent le prolongement littoral, et les colonies. La ville est avant tout conçue comme un espace borné, encadré par un maillage serré de réglementations, et non un territoire sur lequel agiraient les habitants. Cet espace restreint est juridiquement défini et arbitrairement délimité. Dans la majorité des cas, il s’agit de l’institution municipale : c’est donc une définition politique qui fonde la ville et non un critère démographique ou fiscal de l’agglomération [19]. De fait, la ville est le lieu soumis à la loi municipale, pour la gestion politique, foncière, sanitaire… ce qui englobe divers actes anodins du quotidien (usage des trottoirs, horaires d’utilisation des fontaines publiques, loisirs autorisés…). La ville, telle qu’elle est construite, se confond théoriquement avec la municipalité [20]. Elle est définie d’en haut, en l’occurrence par l’État, sans que la voix des habitants ne soit prise en compte. En cela, le modèle urbain diffère de celui formulé en Occident, dont il reprend pourtant maints traits. La sujétion politique dans lequel se trouve le continent limite drastiquement la marge de manœuvre des habitants qui, sous d’autres cieux et dans leur fraction élitaire tout au moins, pouvaient peser sur la définition et la gestion de la ville. Même dans les Quatre Communes du Sénégal, dotées du statut municipal par décret en 1872 et 1880, les contraintes sont nombreuses [21].
17Dans le contexte colonial, la notion de seuil démographique n’est pas primordial. L’accès au statut de commune est le couronnement d’une évolution à la fois quantitative et qualitative. Ainsi, l’érection de Conakry en commune mixte en 1904 vient parachever la politique douanière et urbanistique des lieutenants-gouverneurs Ballay (1890-1900) et Cousturier (1900-1904) qui avaient fait du chef-lieu de la Guinée un centre commercial actif et une ville admirée. L’ancien administrateur de la Guinée française, André Arcin, en témoigne :
« La belle cité arrivait à son complet développement et s’épanouissait jusque sur le continent. Le gouverneur jugea alors l’œuvre d’État terminée. La ville devait elle-même pourvoir à ses besoins et s’administrer seule [22]. »
19Conakry comptait alors autour de 10000 habitants tandis que son aînée, Kankan, qui la précédait largement en âge et en taille – elle dépassait depuis longtemps les 11 à 12000 habitants –, ne fut dotée du statut de commune mixte qu’en 1911 [23].
20La définition spatiale des municipalités est l’objet de discussions serrées, car elle a diverses implications, notamment en termes financiers. Ce fut le cas à Conakry dont la délimitation choisie était très large au début, de façon à faire coïncider un espace géographique (la presqu’île de Tumbo d’environ 300 hectares), la zone lotie (mais encore largement inoccupée) selon le plan cadastral de 1890 et une unité administrative (l’aire de compétence municipale). En dépit de nombreuses discussions, la définition légale de la commune mixte ne subit que des modifications de détail jusqu’à l’indépendance en 1958, malgré la croissance urbaine. Alors que Conakry déborde peu à peu de son site primitif, aucune des tentatives de redéfinition du périmètre municipal n’aboutit. Trop d’enjeux, notamment financiers, sont en cause [24].
21Le bornage municipal a en effet des implications bien concrètes en termes de fiscalité, d’équipements et d’accès aux services, que le budget communal doit assumer [25]. Hors des limites urbaines stricto sensu se trouvent les faubourgs ou la banlieue, deux unités administratives définies de manière précise. Leur existence même renforce et définit la ville par le contraste créé par les équipements (adduction d’eau, électricité, service de nettoyage, écoles…). Ainsi, El Hadj Alpha Diallo, né en 1924 et fils d’un cheminot, devait se rendre à pied à l’école de Conakry ; il faut en effet attendre le début des années 1950 pour qu’une école primaire soit ouverte dans son village, Dixinn, le plus proche pourtant de Conakry. En 1933, il fréquenta l’école du Centre, située à plus de 5 km, puis celle de Tombo, plus proche, à partir de l’année suivante. Peu d’enfants étaient de ce fait scolarisés [26]. De même, ce n’est qu’après l’indépendance que l’adduction d’eau et l’équipement électrique furent progressivement installés à Dixinn, le premier village de banlieue à être équipé. Les habitants des zones périphériques subissent cette situation d’entre-deux, ni vraiment urbains, ni vraiment ruraux. La vision restrictive de la notion d’urbain aboutit par exemple à les exclure des attributions de vivres ou de tissus, en période de restriction, car ils « ne sont pas dans un centre urbain [27] ».
22La frontière administrative séparant ville et non-ville est donc rigide. Dans la construction coloniale, la ville est conçue comme un isolat, que l’on peut théoriquement contrôler et auquel est appliquée une législation spécifique.
Un espace hiérarchisé par la loi
23Bornée vers l’extérieur, la ville est de plus fortement hiérarchisée à l’intérieur et morcelée en unités au statut différent : certaines portions de la ville sont paradoxalement décrétées hors « la » ville. À la dialectique du dedans/dehors (la ville légale et la non-ville) se superpose le jeu du dehors et du dedans : des espaces inclus dans la ville mais exclus de l’urbanité. L’approche ségrégative détermine en effet une nouvelle restriction de la définition puisqu’on distingue dans la ville, définie par ses limites municipales, des espaces qui ne sont pas strictement de l’ordre de l’urbain. La ville, telle qu’elle est pensée alors, se limite à une portion de l’agglomération, c’est-à-dire à la partie habitée essentiellement par les Européens, le « centre ». Dans le contexte colonial, cette notion est avant tout politique, sociale et raciale et non géographique. Le centre contraste avec des espaces en transition, en attente d’urbanité, ce dont témoignent aussi bien leur paysage (bâti, traitement de la nature, équipement) que le statut des habitants.
24La scission juridique interne de l’espace se met en place lorsqu’est imposée une politique ouvertement ségrégative au tournant du xxe siècle. Ce processus est désormais bien analysé : les modalités précises diffèrent d’un bout à l’autre du continent, du Sénégal à l’Afrique du Sud ; les applications sont plus ou moins draconiennes mais le synchronisme est évident [28]. À la même époque, des découvertes médicales viennent – dans la lignée de l’hygiénisme – justifier la séparation des espaces, formulée et souhaitée auparavant ; elles fondent scientifiquement les mesures de mise à l’écart de certaines populations. J. Chamberlain, secrétaire d’État aux colonies, résume en 1900 ce qui devint la position officielle : « La ségrégation par rapport aux indigènes est actuellement le seul moyen, présentant quelque chance de succès en Afrique, pour lutter contre la malaria [29]. »
25À Conakry, ce processus s’opère quelque quinze ans après la mainmise coloniale, soit en 1901-1905. Conakry est alors une ville dynamique, cumulant fonctions économiques et politiques. L’agglomération prend progressivement forme. La vive croissance démographique découle du besoin de main-d’œuvre, à l’effet cumulatif : dockers et manœuvres, employés qualifiés des maisons de commerce ou de l’administration, artisans divers, commerçants… La ville passe, en moins de dix ans, de 300 à 10000 habitants. Dans ce contexte, certains quartiers s’individualisent selon l’identité des populations majoritaires (autochtones ou migrants d’origine plus ou moins lointaine), les fonctions dominantes (administrative, commerciale) ou la localisation dans l’espace. On parle ainsi par extrapolation de « quartier sierra-leonais » ou « syrien » tandis que le quartier des pêcheurs autour du port de Boulbinet s’oppose à Almamya, qui tire son nom du lieu de résidence de l’Almami, ancien chef. La disponibilité foncière rend possible le déplacement de certains groupes, qui souhaitent se soustraire aux contraintes coloniales, selon la version européenne de la formation de ce quartier :
27Les habitants de la ville construisent progressivement leur propre usage de la ville et adaptent leurs façons de construire, souvent en dehors des critères administratifs qu’ils ignorent, contournent ou acceptent lorsqu’ils y trouvent leur propre intérêt. Ainsi, l’officialisation de la propriété foncière par un titre foncier, qui exige des démarches complexes et onéreuses, permet à certains commerçants de cautionner des prêts ou à des citoyens des Quatre Communes du Sénégal d’affirmer leur présence dans la ville de manière stable. À l’inverse, les faibles contraintes juridiques exigées permettent encore à tout un chacun d’obtenir aisément une concession provisoire ou de s’installer hors de toute zone réglementée.
28À cette ville en gestation s’oppose la mise en ordre colonial. Les modifications législatives au tournant du siècle imposent un mode de répartition autre que le bon vouloir et les désirs des uns et des autres. Ceci va de pair avec un souci de contrôle des flux de population :
« La question de savoir si, dans les villes, il convient de chercher à séparer l’élément indigène de l’élément européen peut donner lieu à de longues discussions. Notre avis sur ce point est affirmatif ; la santé de l’Européen exige un genre de vie, des installations et des mesures d’hygiène dont les indigènes ont l’avantage de pouvoir se passer. Il est utile par exemple que les Blancs aient l’eau à l’intérieur de leurs habitations, des fontaines publiques suffisent aux indigènes ; dans les quartiers blancs, les maisons sont munies de water-closets, on peut se dispenser d’établir sur les plages voisines des latrines publiques, qui seraient nécessaires dans un quartier indigène. […] La séparation des maisons des Blancs et des cases indigènes tend d’ailleurs à se produire naturellement. Il convient, à notre avis, de la favoriser [32]. »
30Conakry est divisée en deux (1901) puis trois zones (1905), hiérarchisées selon le pouvoir d’achat des citadins potentiels, traduit en capacité d’investissement immobilier. À ceux qui peuvent prétendre par leur mode de vie et le type d’habitat à la qualité officielle d’« urbains » s’opposent ceux qui sont rejetés hors de « la » ville et de l’urbanité. Certains peuvent alors faire le choix de quitter la ville nouvellement hiérarchisée :
« Les indigènes habitués à la gratuité absolue et disposant pour la plupart de ressources limitées ont préféré ne pas s’établir à Conakry plutôt que de payer les terrains, quelque modiques que fussent les prix [33]. »
32Cette vive réaction, apparemment inattendue pour les colonisateurs, les obligea à rétablir la gratuité pour les zones les plus marginales de la ville, dans la 3ème zone.
33Bien que la « race » ou la nationalité ne soit pas mentionnée dans la loi, certains lots de Conakry sont désignés comme « indigènes ». La même politique est à l’œuvre de manière décalée dans les villes de la Haute Volta, érigée en colonie en 1919 seulement. Ainsi, pour pouvoir aménager le quartier administratif de Ouagadougou, on procède au déplacement autoritaire des villages existants. Cette opération prend le nom, à l’avenir prospère, de « déguerpissement [34] ».
34Pour opérer le tri des urbains, l’idéologie coloniale fonctionne sur des oppositions simplificatrices, en général binaires : civilisés/primitifs, Européens/Africains, colonisateurs/colonisés, citoyens/sujets, Blancs/Noirs. Ceci ressort du discours ségrégationniste, théorisé dans les années 1930 :
« [Les populations primitives de l’Afrique] craignent le contact de l’Europe pour des raisons multiples. D’où la nécessité – qu’impose aussi le souci de la santé des blancs – de ne jamais mélanger dans une agglomération urbaine la population indigène et la population européenne [35]. »
De l’importance de la nomination
36Cette citation met en évidence l’importance de la terminologie. Dans l’acte de séparation, comme dans tout processus de domination, le vocabulaire joue un rôle fondamental. La désignation spécifique d’une population ou d’un espace donné les isole, les particularise et crée une distance symbolique [36]. C’est vrai pour le continent africain et ses habitants ainsi que le montre la genèse de l’ethnologie contemporaine de la colonisation ; c’est vrai aussi pour les espaces urbains [37]. L’emploi d’un vocabulaire spécifique est un mécanisme généralisé dans la pratique coloniale : la mise à l’écart du colonisé démarre par le langage, à commencer par le terme d’« indigène » qui, du sens neutre d’autochtone, en vint à désigner un statut légal et à renvoyer les sujets colonisés à une altérité fondamentale [38].
37Dans le cas des villes, l’emploi d’une terminologie différenciée pour en nommer les lieux procède de la même volonté d’imposer une définition de la ville, de l’opposer aux pratiques antérieures ou nouvelles et de prétendre ainsi à un contrôle global. Les mots restent cependant en décalage par rapport aux mutations, même si on prétend transformer la ville et résoudre les problèmes urbains rien qu’en en changeant. Diverses études ont analysé récemment ces Mots de la ville, qui varient selon les institutions et les acteurs, et leur impact [39]. Dans cette approche féconde, le xixe siècle est particularisé ainsi :
« Pendant la première grande période d’urbanisation que fut la deuxième moitié du xixe siècle, surprises par le changement, les élites ont essayé de continuer à penser la ville au moyen d’une langue qui se voulait administrante ».
39On peut transposer cette affirmation dans le cadre colonial où les élites iraient des administrateurs, métropolitains ou locaux, aux techniciens (conducteurs de travaux du xixe siècle ou architectes-urbanistes des années 1940-1950) et aux théoriciens de la ville. Ceux-ci font la synthèse a posteriori d’éléments empiriques ou au contraire imaginent la ville du futur. On peut ajouter à ces catégories des gens de passage (voyageurs, médecins…), ayant par conséquent une connaissance souvent superficielle de la ville, mais à qui leur statut confère une certaine autorité et donc, éventuellement, un pouvoir de nomination. Je m’intéresse ici à ce vocabulaire, élément constitutif de la définition de la ville, et non aux expressions forgées par les habitants, tout autant porteuses de sens [40].
40On constate un double mouvement, contradictoire. D’un côté, une formidable expansion démographique et spatiale de la ville, allant de pair avec l’invention d’une culture urbaine complexe et multiforme marquée par des changements dans l’habitat, les loisirs, la sociabilité, la gestion des conflits ; de l’autre, un repli en peau de chagrin de la représentation de la ville : n’est dénommée « ville » qu’une portion réduite de la partie peuplée. Au fil des décennies, le discours change en même temps que le modèle colonial urbain se précise et se module selon les lieux et les époques : on part du connu européen pour l’adapter à un inconnu africain que l’on veut ainsi modeler.
41Trois phases peuvent être grossièrement dégagées : à l’empirisme des débuts succède l’affirmation de la différence de nature des sections de la ville lors de l’adoption de mesures ségrégatives. Finalement, les mutations de l’après-guerre se marquent par l’adoption d’un vocabulaire à prétention égalitaire. L’approche lexicale permet de repérer ces grandes tendances, même si la prudence reste de mise car l’emploi d’un mot renvoie toujours à une contextualisation précise en termes de périodisation mais aussi d’auteur. La définition coloniale de la ville se traduit donc par un vocabulaire spécifique permettant de désigner les portions de l’agglomération conceptuellement et symboliquement exclues de la ville, pour cibler ce qui relève strictement de la ville et ce qui en est rejeté. Dans les textes administratifs et juridiques comme dans les descriptions littéraires, on distingue la « vraie » ville de ses marges, au sens géographique (la périphérie) mais aussi conceptuel du terme (quartiers habités par des « non-urbains »). Les marges peuvent donc être, paradoxalement, internes à l’espace urbain mais niées dans le discours sur la ville et négligées dans la politique urbaine. C’est ce jeu entre la ville et ses marges, entre inclusion et exclusion, qui fonde la construction de la ville en situation coloniale.
42Évoquer une ville revient alors souvent à convoquer un cliché duel et suscite d’emblée des représentations en termes de densité, de paysage, d’atmosphère et de société. Cette dichotomie peut être précisée par des adjectifs, renvoyant à la qualité des habitants (Européen/Africain), à leur statut (citoyen/sujet ; indigène/citoyen) ou à un chromatisme simple (blanc/noir).
Blanc / noir : les divisions chromatiques de la ville
43La spécificité du vocabulaire, auparavant hésitant, s’épanouit au tournant du xxe siècle lorsque s’impose ouvertement le caractère ségrégatif du modèle colonial. On distingue par les mots afin d’imposer une image dichotomique de la ville coloniale, la seule acceptée comme telle. Le discours est appelé à la rescousse pour renforcer la différence, mais aussi pour la conjurer car, en même temps qu’on met à l’écart, qu’on exclut, s’exprime l’incapacité à cerner et à contenir. L’exclusion sémantique est d’autant plus forte que l’on sait la fragilité de la frontière et qu’on craint le débordement, l’invasion :
« Le vieux Dakar se défend. Blotti à l’ombre des constructions massives, aux entours même du Palais gouvernemental, il survit sournoisement en des paillotes primitives où grouille une brune population dévêtue [41] ».
45Chaque terme employé par le député français Louis Prost, membre du Conseil supérieur des Colonies, est pleinement évocateur de la distance que l’on veut mettre par rapport à cette « ville », qu’il désigne l’habitat, les populations ou les façons de faire.
46Avant les lois ségrégatives, en filigrane dans le discours et en partie dans la réalité, se manifeste déjà l’opposition entre un quartier administratif et commerçant, où résident surtout des Européens par proximité entre lieu de travail et lieu d’habitat, et des rues plus volontiers occupées par les autochtones. Ceci reste implicite et non le résultat d’une doctrine officielle. Le vocabulaire exprime déjà la conscience de cette différence : dès 1889 est employée pour Conakry l’expression de « centre européen [42] », parallèlement à « ville européenne » ou à « quartier européen [43] », s’opposant implicitement à des zones qui ne le sont pas. Quelques années plus tard, lors de l’instauration de la partition ségrégative, la 3ème zone de Conakry est appelée « indigène » alors que la loi ne met en avant aucun critère racial au nom de l’égalitarisme républicain. La fausse pudeur de la neutralité juridique est oubliée. De même, dans un arrêté de décembre 1906, on oppose les « constructions à l’européenne » aux « cases » de la 3ème zone, termes tout aussi connotés. Finalement, les lois de 1911 et 1912 accentuent la séparation entre les espaces dans la ville. Aux obligations financières s’ajoutent la distinction entre les « permis d’occupation précaires et révocables » et les concessions définitives ainsi que l’institution de parcelles réservées pour les « occupations indigènes ».
47L’utilisation de la couleur comme critère de différentiation des habitants de l’Afrique et de division des espaces n’est pas propre aux villes. Ce caractère, frappant pour des observateurs extérieurs et facile à exploiter, a servi pour particulariser le continent dans son ensemble, qualifié de « noir » à partir des années 1880. On peut suivre précisément la genèse de cette expression, utilisée dans le langage colonial français pour nommer soit tout le continent, soit sa partie sud-saharienne, alors que personne n’est dupe de son inadéquation [44]. Dans les villes, ceci permet d’opposer la ville blanche aux quartiers noirs [45]. Cependant, même si l’opposition blanc/noir se maintient dans le langage courant, son emploi est remis en cause dans les textes administratifs dès l’entre-deux-guerres. On généralise l’autre variante, celle du binôme indigène ou Africain/Européen. Ainsi, une des premières mesures du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta, Edouard Hesling, nommé en 1919, est la diffusion d’une circulaire visant « à interdire l’emploi des adjectifs “blanc” et “noir” et à imposer les noms communs “Européen” et “indigène [46] ”». Cette décision précoce renvoie à une évolution générale.
48L’emploi d’un vocabulaire connoté n’est pas propre à l’Afrique Occidentale Française (AOF). On retrouve la même opposition dans l’arrêté du 13 septembre 1926 s’appliquant à l’Afrique Équatoriale française (AEF) qui prône parmi les principes directeurs :
« …celui de la ségrégation qui, pour des raisons d’hygiène, prescrit la séparation très nette entre le centre urbain européen et le centre urbain indigène, séparation réalisée par des zones inhabitées et plantées d’arbres, et par l’installation du centre indigène sous le vent du centre européen [47]. »
50De même, cette démarche terminologique dépasse le monde colonial français [48]. Au Congo belge, un vocabulaire similaire est employé dans le cadre de la stricte division entre Européens et Africains, dont les mouvements vers les villes sont très contrôlés. L’ordonnance du 12 février 1913 institue des « cités indigènes », distinctes des centres européens [49], auxquelles succède dans l’entre-deux-guerres l’opposition entre les villes européennes et les centres dits « extra-coutumiers » créés par décret du 15 novembre 1931.
51En dépit de l’élimination du vocabulaire officiel du clivage strictement chromatique, l’opposition blanc/noir reste la représentation la plus fréquente de la ville coloniale, celle qui mobilise le plus rapidement son image stéréotypée. C’est sur ce registre que se place, un brin provocateur, Jean Dresch, dans les années 1940 [50]. C’est sur cette opposition que Georges Balandier structure son analyse des villes de l’Afrique ambiguë, « Images noires et blanches », dans la décennie suivante [51]. Par l’emploi d’adjectifs qualifiant les habitants, et non les zones de la ville, on assigne un lieu de résidence à ceux-ci. Dans un autre temps ou parallèlement, c’est la nature même de l’espace qui est qualifiée, en le rejetant hors de l’urbain.
Entre ville, village et quartier : l’urbanité niée
52Fréquemment, en effet, aucun adjectif n’est employé pour opposer les zones dans la ville, tant l’image construite de la ville est prégnante. On oppose alors tout simplement la « ville » aux « villages » ou « quartiers ». D’emblée s’expriment le singulier, l’unicité de la « vraie » ville contre la diversité et la multiplicité de ses marges [52]. À quoi renvoient ces appellations et quelle en est l’évolution ?
53À l’aube du développement urbain, c’est-à-dire avant la politique ségrégative, on peut trouver ponctuellement l’expression de « ville indigène » pour désigner la partie de l’agglomération habitée par les Africains ; dans ce cas, on met sur le même plan le développement d’une zone d’habitat européen et africain. Conakry est décrite sur ce mode :
« Au 1er janvier 1900, les constructions de toute nature se poursuivaient avec un entrain remarquable, une véritable furia francese ; la ville européenne s’enjolivait de factoreries où l’architecture commence à entrer en rôle (sic) et la ville indigène tendait à se développer sur toute la largeur de l’île, de l’Orient à l’Occident [53]. »
55L’usage du terme « ville indigène » disparaît progressivement alors que l’emploi d’autres mots s’impose pour distinguer les endroits de la ville habités par des Africains ; la partie européenne est, elle, toujours dénommée « ville » ou, à la rigueur, « zone européenne ». L’évolution du terme de « village » est intéressante, qui va des villages antérieurs à la colonisation aux villages urbains coloniaux, expression contradictoire en elle-même. Son emploi revient à nier la citadinité, alors même qu’elle se construit. À Conakry fut envisagée la perpétuation des villages au sens ancien du terme, c’est-à-dire en tant qu’entité administrative : ainsi le « Projet de plan cadastral et d’alignement de Conakry », rédigé en octobre 1893, année où la Guinée française devient colonie, prévoit-il un « emplacement pour les villages indigènes ». Ceux-ci bénéficieraient d’une appropriation foncière collective sanctionnée par des titres de propriété « remis aux chefs indigènes de ces villages [54] ». Cette idée fut vite abandonnée car elle était incompatible avec la vision coloniale de la ville qui impliquait un contrôle global, politique et foncier, et non la perpétuation d’autorités locales disposant d’un réel pouvoir.
56Les villages antérieurs à la fondation coloniale du chef-lieu de la Guinée, l’éponyme Conakry mais aussi Boulbinet, furent de fait rapidement engloutis dans la trame géométrique coloniale (la grille) et supprimés physiquement, avant de resurgir métamorphosés en quartiers administratifs, nommés comme tels à l’instar des « quartiers indigènes de Boulbineh et de Sanderval [55] ». Il en va autrement à l’extrémité de la presqu’île où le terme de « village » se perpétue plus longtemps, dans une zone peu convoitée et donc loin, physiquement et administrativement, des préoccupations coloniales. Il peut s’agir de villages attestés avant la mainmise coloniale. Ainsi, l’administrateur Bié évoque en 1899 le 6ème boulevard qui « sépare la ville habitée de la plus grande partie de la presqu’île encore inoccupée, à l’exception de quelques cases indigènes et de quelques villages foulah perdus dans la forêt de Tumbo [56] ». Le terme peut aussi désigner des concentrations de maisons, résultat du déplacement des habitants, comme le constatent les pères du St-Esprit qui assistent à la formation de « villages de noirs près de St-Antoine », vaste concession qu’ils détiennent dans une zone encore peu lotie [57].
57L’emploi de « village » marque bien la non-appartenance à la ville en cours d’édification ainsi que le désintérêt de l’administration. Cette zone éloignée de la ville en construction est implicitement puis, par la suite, légalement laissée aux autochtones, sous l’appellation de « zone indigène ». De façon à empêcher toute confusion et à nier toute continuité avec les structures d’habitat ou de pouvoir antérieures à la colonisation, le terme de « village » n’est alors plus utilisé pour nommer des parties de Conakry peuplées majoritairement d’Africains ; il est en revanche toujours employé, dans son sens premier, pour désigner les villages de la banlieue, anciens ou récents, effectivement dirigés par des chefs de village. Appliquée à la ville elle-même, le terme ne réapparaît que bien plus tard et rarement pour marquer une atmosphère qui, justement, serait différente des attributs citadins.
58Un médecin, venu en 1949 étudier l’incidence du paludisme, décrit ainsi le chef-lieu de la Guinée :
« Il existe à Conakry un quartier européen et un quartier indigène. Si leurs limites respectives restent à peu près stables, l’intérieur de chaque quartier perd de plus en plus son caractère d’autrefois. Sous la poussée de la nécessité, l’européanisation de la ville se poursuit à un rythme excessivement rapide. »
60Du fait de la pénurie de logements,
« plusieurs Européens et de nombreux Syriens choisissent donc domicile au “village”, et les conditions dans lesquelles ils sont logés ne sont guère meilleures de celles des indigènes. Si dans l’ensemble la situation dans la ville européenne est satisfaisante, il n’en est pas de même dans la partie indigène. Ici, il n’y a presque pas de constructions en dur ; toutes les habitations sont en banco [58]. »
62Le « village » décrit se caractérise donc par un sous-équipement notoire et par une architecture en matériaux précaires. Dans l’approche pathologique de la ville, c’est cette zone qu’il faut surveiller de près. L’usage de « village » est toutefois peu fréquent à cette date. De plus, quel que soit le sens donné à « village » selon les périodes, ce terme n’eut qu’une valeur d’usage, sans traduction juridique dans le cadre urbain. Il est progressivement remplacé par « quartier » dont l’emploi se généralise, soit de manière neutre pour nommer une division de la ville, quels qu’en soient les habitants, soit de manière connotée [59]. Employé sans adjectif pour le qualifier, le « quartier » en vient à désigner une zone habitée par les colonisés : on met en avant une atmosphère et des façons de vivre particulières, ce qui permet en fait de minimiser l’accès réduit aux services (eau, électricité, soins), le chômage fréquent et la surpopulation. Cet emploi reste actuel, alors même que la dérive dépréciative du sens de « quartier » a gagné les villes françaises contemporaines.
63À nouveau, Conakry, avec ses spécificités de création ex nihilo, est symptomatique d’un processus général, repérable dans la majorité des villes d’Afrique occidentale. Une évolution similaire est attestée en AEF où « village » est fréquemment utilisé puis délaissé au profit de « quartier » notamment. Ainsi, à Brazzaville dès le début du xxe siècle, on évoque le « village sénégalais », destiné aux tirailleurs, recrutés originellement au Sénégal, ou le village « Tchad » appelé aussi « Dakar ». De même Poto-Poto et Bacongo, emplacements prévus pour les Africains en 1909-1911, y sont baptisés « villages », ce qui les oppose à la « ville » européenne qu’ils encadrent spatialement [60].
64Qu’en est-il réellement de cette fracture pensée et voulue de la ville, de la traduction de cette dichotomie ? La représentation de la ville se trouve à la fois infirmée et confirmée. Le dualisme rêvé ne correspond jamais au développement urbain car la ville n’est pas un objet malléable à souhait, mais un territoire approprié par ses habitants. Par ailleurs, on constate non seulement un décalage constant entre le discours et les pratiques mais aussi l’ambiguïté intrinsèque du discours.
Dualisme ou tripartition ?
65Quel que soit le vocabulaire employé au fil des années (blanc/noir, Européen/indigène, ville/village, quartier/ville), la représentation de la ville est foncièrement dichotomique. Cette façon de lire la ville se retrouve dans d’autres situations, non coloniales, marque fréquente d’une schématisation par le haut [61]. La vision dualiste de la ville, que contredit sa diversité effective, ne conçoit théoriquement que deux pôles dans l’espace de la ville. Elle gomme par conséquent de son discours les entre-deux.
La dualité contestée
66Au-delà du vœu général « …que soit envisagée la création de cités satellites séparées par des écrans de verdure, à l’exclusion cependant de toutes dispositions pouvant s’opposer au contact et à la collaboration des races [62] », c’est toute une panoplie d’actions sur la ville qui prend forme et inscrit la dichotomie dans l’espace. La ville est déchirée par de vastes no man’s lands, naturels (cours d’eau, élément du relief) ou artificiels (chemin de fer, zone non aedificandi…) qui déchirent théoriquement la ville en deux. La dualité s’exprime sur tous les plans : celui de la gestion (municipalités/chefferies), celui du foncier (titre foncier/ « permis d’habiter »), celui de l’esthétique (architecture, traitement de la nature) et celui des équipements (services, soins, écoles). D’un côté se trouve le centre qui reproduit des paysages et des usages urbains similaires au connu européen, réceptacle d’une certaine sociabilité entre soi : jardin municipal doté d’un kiosque à musique, de bancs et d’une fontaine, larges trottoirs et corniche-promenade, bâtiments publics et religieux (la religion du colon s’entend) imposants…, bref la vitrine du pouvoir colonial. De l’autre, des espaces à policer, à contrôler ou à tenir à l’écart : le lotissement y est moins abouti, la densité élevée, les équipements insuffisants…
67La volonté de contrôle et de partition de la ville se heurte à la résistance, active ou passive, des habitants. Il en va ainsi de manière évidente dans les vieux centres marqués par une histoire ancienne et la conscience qu’ont les habitants de leurs droits. L’échec de la création autoritaire de la Médina à Dakar et l’opposition des habitants, citoyens de surcroît, sont bien connus [63]. De même, dans les villes créées ex nihilo, où imposer une répartition des populations dans l’espace est a priori plus aisé, tout semble n’être qu’un perpétuel recommencement : la ville échappe, notamment sur ses marges, à ceux qui l’ont conçue :
« À Conakry la population indigène est mélangée en grande partie avec la population européenne, c’est un grave inconvénient tant au point de vue esthétique qu’au point de vue de l’hygiène. Des zones viennent d’être créées [loi du 15-12-1934] entraînant des obligations très strictes de construction [64]. »
69La ville est pensée pour une minorité, désignée par son origine (Européens/indigènes) ou son statut (citoyens/sujets). Les besoins ou les souhaits des habitants qui ne rentrent pas dans ce schéma, à titre individuel ou en tant que groupe, ne sont pas pris en compte par les plans cadastraux ou la réglementation. Il en va ainsi des citoyens des Quatre Communes du Sénégal dispersés en AOF, des Créoles/Krio de Sierra Leone et de la diaspora de Freetown à Lagos, des auxiliaires de la colonisation (les Educated Natives de la colonisation britannique et les Évolués du système français) ou des populations migrantes étrangères non africaines, sans compter les nombreux individus qui refusent une identification contraignante à un groupe et qui cherchent dans la ville un moyen et un lieu de mobilité sociale. À Freetown par exemple, les Sierra Leonais (selon l’appellation de l’époque) sont exclus du lotissement de Hill Station réservé aux Européens et protestent vigoureusement [65].
La dualité dépassée ? De la dualité à la tripartition
70Des hésitations se font toutefois sentir au-delà du schéma dualiste. La logique binaire, sur laquelle repose cette conception de la ville, image simple mais réconfortante face à une réalité que l’on contrôle mal, est submergée par l’extension de la ville, que celle-ci soit légale ou non, marque des contradictions constantes des discours coloniaux.
71La législation ségrégative adoptée à Conakry exprime d’emblée une forme de doute : à la vision duelle qui caractérise toutes les analyses, s’oppose la tripartition de fait de la ville. Si les zones I et III ont des contenus conceptuels clairs (zone européenne et zone indigène) la IIème zone a un statut à part : juridiquement liée à la dernière (lots réservés aux indigènes, statut foncier provisoire, domaine de la chefferie de quartier), c’est pourtant là que résident les urbains les plus anciennement installés, dont le mode de vie n’a rien de rural :
« …nous revenons à travers un quartier de la ville, réservé plus spécialement aux indigènes. Leurs maisons basses sont entourées d’une petite cour palissadée en douves de barriques. Devant la porte, des hommes devisent, assis sur des bancs de pierre. Presque tous sont habillés à l’européenne ; ils sont ouvriers, pilotes, ou écrivains du gouvernement. Dans des échoppes, des traitants indigènes, Sierra-Leonais ou Ouolofs, font un petit commerce d’épicerie, souvent assez prospère. Dans les cours, des femmes soussous, aux gestes gracieux, au teint clair, pilent le mil, et l’accommodent avec de la viande de bœuf ou de mouton, des volailles ou des poissons, toujours assez avancés et fortement épicés [66]. »
73À partir de la fin des années 1930 seulement, les nomenclatures officielles identifient une catégorie d’Africains dignes de la ville, les « évolués » : on estime alors qu’il est temps de prendre en compte leurs besoins spécifiques. Auparavant, certaines demandes, venant contredire le schéma binaire, en expriment directement le caractère inapproprié. Elles sont cependant négligées car elles ne rentrent pas dans le schéma mental et devraient, en outre, se traduire par des dépenses d’équipements supplémentaires. Ainsi, dès 1925, la commission municipale de Conakry note « l’évolution des indigènes qui ont tendance à solliciter de plus en plus des installations d’eau et d’électricité dans leur habitation [67] ». Mais elle est incapable de répondre à ces souhaits, pourtant légitimés par elle-même comme preuve de civilisation (sic) et donc critère d’accès à « la » ville.
74Certains observateurs protestent contre cette exclusion de la ville des membres de ce qu’on peut nommer l’élite, conséquence de la politique urbaine hiérarchisée. L’enquête stimulante de Denise Moran-Savineau, menée en 1938 à la demande du gouvernement du Front Populaire, va dans ce sens. Elle prône la prise en compte spécifique des besoins des « évolués » mais aussi de la catégorie floue des métis, dont elle déplore le sort. L’enquêtrice est très sensible à la situation de ceux qui aspirent à un mode de vie occidental mais ne peuvent y accéder faute d’incitation concrète. Elle évoque ainsi le cas
« d’un instituteur marié à une élève des Sœurs qui prépare, elle aussi, l’examen de monitrice. Ils louent pour 200 francs par mois une maison plus petite mais du même aspect sale et triste que la précédente. Encore le même logement vaut-il partout 350 francs. Pas d’électricité ; pour la faire poser, il faudrait dépenser 100 francs, l’eau est dans la rue. Pas de WC. Ils sont très rares dans les quartiers indigènes de Conakry [68]. »
76Le cas de la Haute-Volta, déjà évoqué, est intéressant. Colonie récente (1919), elle hérite d’une part des expériences ségrégatives testées plus tôt tandis que d’une autre elle innove. Ainsi est explicitée de manière précoce la description tripartite des urbains :
« Les quartiers indigènes doivent être divisés en deux zones. La première, la plus voisine du quartier européen, étant réservée exclusivement aux semi-évolués […]. Séparée de cette zone par un boulevard d’au moins quarante mètres, la seconde zone dans laquelle les indigènes vivent suivant leurs habitudes [69]. »
78Il faut noter ici autant le souci de préserver les intérêts d’Africains considérés comme dignes de la ville, d’urbains potentiels que la division interne de cette catégorie. On compte sur l’effet d’émulation : « Pour le demi-évolué, l’accession à la propriété sera un encouragement efficace pour l’amener à améliorer son habitation [70]… ».
79La notion de demi- ou semi-évolué ne semble pas avoir fait école car on ne la retrouve pas ailleurs, mais elle est symptomatique de la perception de la ville comme d’un espace clairement hiérarchisé et de la vision de l’accès à la ville comme étant le résultat d’un privilège dont les règles sont administrativement fixées.
80Il faut attendre l’après-guerre, sous la pression des colonisés et dans un contexte politique nécessitant l’alliance avec des membres de l’élite, pour que des concessions soient faites, dans le cadre des plans d’aménagement prévus en 1947. Elles vont de pair avec une mutation de l’image de la ville et du discours. Alors que les premiers plans de ville étaient uniquement cadastraux, les schémas d’urbanisme sont basés sur la notion de zoning, différenciant les espaces selon les fonctions mais aussi les habitants. À une vision binaire succède une tripartition officielle de la ville. Cette volonté d’insertion d’une partie des urbains ne s’exprime officiellement qu’après la deuxième guerre, lors du réaménagement des centres urbains :
« Les évolués africains ne disposent en fait d’aucun logement adapté à leur état social et sont amenés à vivre dans des quartiers où la population en est encore au stade le plus rudimentaire.
Toute tentative pour décongestionner et remettre en ordre les îlots urbains devra être précédée d’une étude sociale de la population qui l’occupe afin de tenir le plus grand compte de son origine, de ses occupations, de son degré d’évolution et de ses mœurs [71]. »
82La diversité des urbains est enfin, mais très tardivement, reconnue, même si l’administration semble se garder le droit de définir les contours des évolués, de séparer les vrais des faux :
« L’obligation d’offrir un meilleur cadre de vie est encore plus indiscutable à l’égard de tous les vrais évolués qui malgré leur position sociale et professionnelle et l’effort de civilisation personnelle qu’ils ont accompli ne disposent la plupart du temps que de cases où il est bien difficile de vivre avec une famille à la mode civilisée [72]. »
84Ceci se traduit par des lotissements destinés spécifiquement à cette catégorie, solvable de surcroît [73]. Ce n’est donc pas seulement une nouvelle politique de la ville, une fragmentation en « îlots urbains » qui succéderait à la bipolarisation qu’il faut mettre en œuvre mais des actions spécifiques. Elles s’insèrent dans un contexte général, notamment la volonté de remodeler les villes dans le cadre du FIDES (Fonds d’Investissement pour le Développement Économique et Social).
Reformuler la ville dans les années 1950 : entre élus et technocrates, le poids des mots
85Sous la pression des événements et la vigilance des nationalistes, on assiste à une reconversion terminologique globale : les colonies deviennent des « territoires », l’empire, l’« Outre-mer », les « indigènes » des citoyens potentiels… Les villes n’échappent ni aux modifications de vocabulaire, ni à l’accélération des changements dont certains contemporains (Jean Dresch, Georges Balandier) prennent bien conscience. De même, Jean Rouch, délaissant sa formation d’ingénieur, fixe par des images, sous l’angle de la fiction ou du documentaire, les changements qu’il observe dans Moi un Noir (1957), relatant la vie de jeunes arrivant à Treichville, quartier populaire d’Abidjan, ou Les maîtres fous (1958), sur le culte Hauka, pratiqué à Accra par des migrants venus du Niger [74].
86Le décalage entre la définition administrative des villes (les municipalités) et l’expansion démographique et spatiale s’accroît après 1945. Alors que la réforme administrative des villes est constamment repoussée du fait de la complexité des enjeux (par exemple le choix du suffrage à l’échelon national et municipal), c’est la représentation de la ville que l’on cherche à modifier, notamment par le biais du discours. La chronologie des changements sémantiques, que ce soit au niveau de l’agglomération dans son ensemble ou à l’échelle locale, varie selon les contextes. Pour la Haute-Volta, Laurent Fourchard constate la transcription dans le vocabulaire des changements idéologiques :
« L’Union française n’avait plus ni “indigènes”, ni “ville indigène”. […] Ainsi le quartier européen de 1928 était-il désigné par sa fonction en 1954 et 1960 : “quartier commercial, administratif, militaire, résidentiel”. Les villages africains de 1928 étaient devenus des “habitations autochtones” en 1954 et des “habitations traditionnelles” au moment de l’indépendance [75]. »
88Les changements politiques de l’après-guerre, notamment la participation active d’élus africains à divers conseils et assemblées, et la pression internationale font perdre aux concepteurs extérieurs de la ville leur mainmise sur les mots, officiels, de la ville. On voit s’exprimer le refus de tout vocabulaire discriminatoire, alors que le discours administratif dissimule souvent des projets anciens sous des termes nouveaux. S’épanouissent en effet, dans les Territoires de l’après-guerre, les conceptions et le vocabulaire du zoning, théorisé par Le Corbusier dans la charte d’Athènes en 1931. Militant pour la division fonctionnelle de l’espace, cette doctrine ne constitue pas une rupture avec la politique antérieure, caractérisée depuis longtemps par la séparation résidentielle des colonisateurs et des colonisés. Prônant ouvertement une séparation des Européens et des « autochtones », au nom de la différence de mode de vie, un des urbanistes responsables du plan de Dakar affirme ouvertement en 1946 :
« Nous avons donc imaginé une ségrégation – mais j’insiste de suite : une ségrégation qui n’est pas une ségrégation raciale – qui est une ségrégation que je me permettrai d’appeler technique [76]. »
90Les colonisés ne sont toutefois pas dupes de ce qui n’est qu’un artifice. À nouveau, le cas de Conakry l’illustre. Si, en 1945, on peut encore lancer un « Concours pour l’édification d’une ville indigène près de Conakry », ce terme est banni des rapports des années 1950. Devant se prononcer sur le plan d’urbanisme de Conakry en 1947, le conseiller général Amara Soumah s’exprime ainsi :
« La conception même du plan paraît peu claire. Tantôt on parle d’un agrandissement de Conakry, tantôt de la future ville de Conakry par opposition à Conakry-Ville, tantôt d’une ville de banlieue et, plus directement, de la “nouvelle ville indigène de Taïnakry”. […] »
92S’opposant avec véhémence à « un début de ségrégation destiné à déléguer (sic) la majeure partie des Africains de Conakry dans la ville indigène de Taïnakry », il poursuit alors :
« Nous réservons, au contraire, notre approbation à un projet qui ne parlerait pas de “ville indigène” et ne faisant pas de discrimination raciale, se contentera de nous proposer purement et simplement la création d’une seconde ville appelée Taïnakry, située à 7 km de Conakry, et où pourront venir s’installer tous ceux qui le désirent, sans distinction de race [77]. »
94Si l’adjectif « indigène », porteur de ségrégation, n’est pas évacué à cette date par les technocrates français, il fait l’objet d’un vif rejet par les élus guinéens dans un contexte politique tendu. Par la suite, les urbanistes et administrateurs font preuve d’euphémisme. Ils parlent alors de « périphérie, zone suburbaine [78] » ou emploient le terme flou de « centres urbains ». Ainsi, sans toucher à l’organisation municipale du chef-lieu, l’on crée pour les besoins du règlement général d’urbanisme le « centre urbain de Conakry » qui s’étend jusqu’à la limite du cercle (arrêté local du 1er juin 1950). Cette notion englobe par conséquent toutes les zones anciennement morcelées de la ville, du centre « européen » aux villages de la banlieue. De même, à partir du début des années 1950, l’architecte-urbaniste responsable du schéma d’aménagement, R. Le Caisne, s’en tient aux appellations suivantes : quartier africain, secteurs de résidence africaine, zone d’habitat africain, collectivité africaine [79]… Cependant, le changement de mots ne suffit pas ; le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) continue à s’opposer
« … à une politique dite d’urbanisme, laquelle en réalité n’est qu’une politique d’expropriation supprimant purement et simplement nos mosquées sans même se soucier de leur réserver de nouveaux emplacements, une politique de ségrégation en Afrique en essayant de créer un zoning racial pour les Nègres, une barrière de couleur [80]. »
96En ayant recours à un vocabulaire neutre, indemne théoriquement de jugement implicite, le discours semble évacuer la représentation dichotomique de la ville, au profit d’une différentiation des espaces plus nuancée. Le pouvoir marque en fait ainsi son incapacité à contenir effectivement la ville. Au-delà du corset juridique enserrant la ville où tout est codifié au nom de l’hygiène et de l’ordre, les planificateurs sont constamment dépassés par les métamorphoses de la ville. Jean Dresch en faisait le constat de manière très lucide : « Avec ou sans leur accord [des autorités administratives], les villes poussent, des quartiers se déplacent ou se créent [81]… » Les mutations du discours n’y peuvent rien.
Conclusion
97La définition restrictive et contraignante de la ville forgée par les Français exclut de fait la majorité des colonisés à la fois de l’espace consacré comme « ville » et du statut d’« urbains ». L’image de la ville coloniale construite fonctionne sur cette exclusion symbolique, que l’analyse sémantique met en évidence. Elle implique à la fois la notion de privilège pour ceux qui y ont accès et de marginalisation pour ceux qu’on rejette. Habiter la ville, c’est théoriquement avoir accès à un certain nombre de services (eau, électricité, égouts, loisirs). La ville est avant tout un lieu équipé et policé, caractérisé par un certain mode de vie. En situation coloniale, le décalage entre cette vision idéale et la pratique est considérable et l’on assiste à la constitution de zones très contrastées à l’intérieur même de la ville. La représentation les conçoit sous le sigle de la dualité, perception dont l’ambiguïté s’impose, notamment parce qu’elle repose sur une vision erronée et schématisée de la société.
98Cependant, comme tout modèle, le modèle colonial de la ville est fait pour être contesté, dépassé ou contourné. La ville réelle se développe hors de la ville légale, par contraste et opposition. Jean-Marc Ela reprend cette idée d’étrangeté de la ville coloniale, qui n’est pas celle à laquelle les citadins africains s’identifient : « Peut-être l’Africain ne s’est jamais tout à fait senti chez lui dans la ville des Blancs. Il y vit comme dans le monde des autres. La ville ne lui appartient pas [82]. »
99Il faudrait en fait renverser la perspective. Pour la majorité des urbains, la « ville européenne » ne participe pas de leur représentation de la ville, ne constitue pas un repère central, comme en témoignent certaines enquêtes [83]. L’exclusion des citadins porte en effet en soi la mise à distance par rapport au modèle colonial urbain, qui se veut totalisant et omnipotent, par la réglementation de tous les aspects du quotidien (le bruit, la propreté, l’usage des fontaines, les réjouissances, l’espace public…). Aux mécanismes d’exclusion ou d’insertion partielle et graduelle pensés par les colonisateurs correspondent ou répondent des stratégies d’appropriation de la ville par ceux qui viennent la peupler. Habiter la ville, c’est aussi créer et participer à une certaine culture. À la citadinité, conçue comme un privilège octroyé à une minorité, s’oppose l’invention d’un rapport spécifique à l’espace et au voisinage. Loin de compromettre la relation à la ville, la double négation coloniale – de l’urbanité comme africaine et des Africains comme citadins – aurait poussé à l’imagination, à la nécessité de créer la ville, aussi bien concrètement que symboliquement, à travers des formes inédites ou reproduites, qui s’épanouissent actuellement dans l’exubérance ou la difficulté [84]. Ce processus de « citadinisation » est à l’œuvre dès le début car, pour reprendre une formule provocatrice de Jean Dresch, analyste et témoin perspicace, « la ville, création de Blancs, se peuple de Noirs [85] ». Il s’impose de manière plus visible dans les années 1950 où la vive accélération de la croissance urbaine oblige à une redéfinition des limites et du sens de la ville. La « ville européenne », un des pans de la dualité coloniale, qui suppose homogénéité sociale et continuité spatiale, tend à se diluer. Du fait de la facilité accrue des déplacements et de la diversification de colons plus nombreux, elle étend des tentacules hors du centre, notamment par étalement résidentiel le long des corniches à Dakar, Conakry, Libreville… Par ailleurs, des zones d’habitat diversifié se développent loin du site primitif, villages rattrapés par la ville ou lotissements sortis de terre. C’est là que se jouent, et se joueront, les nouvelles représentations de la ville.
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- Wright G., The Politics of Design in French Colonial Urbanism, University of Chicago Press, 1990.
- Wyse A.J.G., The Krio of Sierra Leone, 1989, C. Hurst & Cy.
Notes
-
[*]
Odile Goerg est professeure d’Histoire de l’Afrique contemporaine à l’université de Paris 7-SEDET.
-
[1]
Conseil général de la Guinée, session budgétaire du 11/10/1947, p. 247, Rapport de la Commission des Transports et Travaux Publics (pièce annexée). Un extrait plus large est proposé plus loin.
-
[2]
Archives Nationales de Guinée (ANG), 2 D 325, PV d’un palabre (sic) organisé le 07/01/1957, réunissant les chefs de villages et les notables, dans le cadre de la réforme municipale de 1956 créant des communes de plein exercice.
-
[3]
L’Afrique sub-saharienne n’est pas, contrairement à une thèse longtemps répandue, un continent sans villes. Son urbanisation n’est pas non plus intrinsèquement liée à des facteurs exogènes tels que l’islamisation ou l’impérialisme. Cependant, la ville ancienne, dans ses manifestations multiples, n’est pas au centre de ma réflexion.
-
[4]
Sur la ville comme outil de colonisation, voir Catherine Coquery-Vidrovitch (1988a : 49-73).
-
[5]
La bibliographie concernant les villes du passé et du présent est trop vaste pour pouvoir être exhaustive ici ; voir, outre les titres cités plus loin : D.M. Anderson et R. Rathbone (ed.), (2000) ; C. Coquery-Vidrovitch (éd.) (1988b) ; C. Coquery-Vidrovitch et O. Goerg (éd.) (1996). Parmi les nombreuses monographies voir, outre les titres cités ailleurs : S. Andriananjanirina-Ruphin (1993) ; L. Fourchard (2002) ; O. Goerg (1997b) ; D. Gondola (1996) ; P. Kipré (1985) ; Y. Marguerat (1 992) ; J. Parker (2000) ; S. Picon-Loizillon (1985) ; A. Sinou (1993).
-
[6]
Voir les études d’histoire urbaine ou culturelle, à l’instar d’A. Corbin (1982).
-
[7]
René de Maximy se livre à cet exercice en juxtaposant un extrait du Peuple de Paris de D. Roche et sa description de Kinshasa : « Tous les chemins ne mènent pas à Tombouctou », p. 11-25 in C. Coquery-Vidrovitch (éd) (1988b : tome i). L’auteur passe en revue divers éléments de définition de la ville et les interroge à l’aune des villes en Afrique. Il en déduit que leur spécificité est « d’être en Afrique » : une ville se caractérise par ses habitants plus que par sa morphologie.
-
[8]
Certaines incursions seront toutefois faites vers le domaine belge et britannique, à titre comparatif. L’Afrique du Sud constitue un cas particulier, à la fois modèle pour d’autres zones et lieu d’exacerbation d’éléments ébauchés ailleurs. Voir l’essai bibliographique de P. Harries (2003).
-
[9]
Cette affirmation est à nuancer pour l’empire britannique, qui conserva les villes antérieures (Kano, Ibadan, Accra, Kampala) tout en leur juxtaposant de nouveaux quartiers. On retrouve ainsi, sous d’autres formes, certains traits de l’idéologie française.
-
[10]
Sur la projection de la ville coloniale et les contradictions du discours, voir S. Dulucq (1996 ; 2004).
-
[11]
M. E. Du Vivier de Streel (ancien directeur des Congrès de l’Exposition Coloniale), p. 11 in Jean Royer (éd.) (1932).
-
[12]
Le concept d’ « évolués » ou Educated Natives renvoie aux colonisés instruits à l’occidentale. Sur les habitants de « Quatre Communes », dotés précocement de droits politiques au niveau général et municipal, voir M. Crowder (1962) ; J.-G. Wesley (1991). Sur les Créoles/Krio de Sierra Leone, voir A.J.G. Wyse (1989).
-
[13]
Pour une synthèse, voir, outre les titres cités par ailleurs, chronologiquement : A. Mabogunje (1968) ; R.W. Hull (1976) ; A. O’Connor (1983) ; C. Coquery-Vidrovitch (1991 : 1389-1410 ; 1993).
-
[14]
L’urbanisation s’accélère alors et fait passer l’Afrique sub-saharienne de moins de 10 % d’urbains en 1945 à plus de 30 % actuellement, avec des taux de croissance dépassant parfois les 6 % par an (contre 2 % pour Londres lors de son plein essor) et des disparités considérables. Voir J.-L. Piermay (2003 : 35-46).
-
[15]
G. Brasseur (1957 : 49). Sur un fascicule de 69 pages, l’auteur en consacre une seule aux villes.
-
[16]
Numéro spécial de l’Encyclopédie mensuelle d’Outre-Mer, 154 pages. De nombreuses photographies témoignent par contre, à l’intérieur, de la modernité du paysage urbain. Ce cliché semble résumer à lui seul toute l’Afrique centrale : ce sont aussi des piroguiers, vêtus sommairement d’un pagne, qui figurent en couverture d’un livre sur l’empire belge, dont le caractère industriel n’est paradoxalement que peu représenté (Congo belge et Ruanda-Urundi, photographies de Pierre Verger, introduction de Charles d’Ydewalle, Paul Hartmann Éditeur, Paris, 1952).
-
[17]
Ceci se marque notamment par l’architecture monumentale : Architecture coloniale en Côte-d’Ivoire (texte de F. Doutreuwe-Salvaing), Publications du Ministère des Affaires culturelles, Côte-d’Ivoire, MAC/CEDA, 1985 ; O. Goerg (1997b, vol. 2, ch. XXI), « L’art de construire » ; J. Soulillou (éd.) (1993) ; G. Wright (1990).
-
[18]
Au sens strict, il n’y a pas de politique urbaine, considérée comme un ensemble homogène visant à agir sur la ville, avant la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, l’action est limitée à des plans ponctuels et à la promulgation d’une réglementation concernant l’hygiène, le bruit, le foncier. Pour le cas français, voir, outre les diverses monographies : J. Poinsot et al. (1989) ; S. Dulucq (1997, 1ère partie).
-
[19]
Voir l’impact en France de la loi de 1808 sur les droits d’entrée pour les boissons sur le choix du seuil de 2000 habitants agglomérés en 1846 ; B. Lepetit (1988). La définition britannique repose par contre sur la notion politique d’« incorporation », demande justifiée par une communauté d’accès au statut de ville. P.J. Waller (1983).
-
[20]
Autant dans la tradition centralisatrice française que dans la pratique britannique prenant plus en compte les données locales, on trouve une hiérarchie interne des municipalités. Du côté français, on trouve des communes de plein exercice, des communes mixtes, des communes indigènes tandis que les municipalités des colonies britanniques varient selon les attributions, le type de suffrage, la composition du conseil et le mode de majorité, gouvernementale ou non. O. Goerg (1996) ; O. Goerg (1997a : 223-245) ; H.J. Légier (1968 : 414-464).
-
[21]
N.A. Benga (1996 : 261-288).
-
[22]
A. Arcin (1911 : 708-709).
-
[23]
Arrêté du 21 juin 1911 (J.O.G. 1911, p. 587-589). Comme à Conakry, cette municipalité est gérée par un administrateur-maire, assisté d’une commission municipale nommée.
-
[24]
Pour une analyse détaillée du rapport entre ville/banlieue/faubourg et du passage de la ville, espace légalement borné, à une grande agglomération, voir O. Goerg (2004 : 139-157).
-
[25]
Un quartier conçu par les autorités coloniales peut être d’emblée exclu de la définition municipale, afin de ne pas avoir à faire face aux équipements. C’est le cas de New Bell, quartier prévu par les Allemands en 1914 pour les migrants, exclu en 1925 de la municipalité de Douala ; L. Schler (2003 : 51-72).
-
[26]
Information orale communiquée par El Hadj Alpha Diallo, chef du quartier de Dixinn depuis 1963 ; entretien du 05/06/2002, Conakry.
-
[27]
ANG, 1D 89 d5, Doléances des notables foulahs de la banlieue à Yacine Diallo, député, 25/11/1946. C’est dans les situations de crise, ici l’après-guerre, que le contraste de traitement est le plus net.
-
[28]
Voir, outre les titres cités par ailleurs : J.W. Cell (1986 : 307-335) ; W. Cohen (1983 : 23-36) ; P. Curtin (1985 : 594-613) ; M.W. Swanson (1977 : 387-410).
-
[29]
Cité par T.S. Gale (1980 : 495-507).
-
[30]
Groupe originaire de la Sierra Leone voisine.
-
[31]
Rév. P. Raimbault (1891 : 139-146, 142). C’est moi qui souligne les expressions (par l’italique) dans les divers extraits de texte.
-
[32]
Fontaneilles, ingénieur des T.P. chargé de mission à Conakry, rapport du 30/10/1901, Centre des Archives d’Outre Mer, Aix-en-Provence (CAOM), T.P., carton 147, dossier 4.
-
[33]
Conseil d’administration de Conakry, séance du 12/01/1907, ANG, 3 D 21.
-
[34]
L. Fourchard (2002 : 57). Repris du vocabulaire juridique du xixe s., déguerpissement et ses variantes (les déguerpis, déguerpir un quartier) sont toujours employés.
-
[35]
Introduction de M.E. Du Vivier de Streel (1932 : 11). Valentin Mudimbe (1988 : 4) insiste sur la structure binaire des paradigmes appliqués à l’Afrique. On peut voir ici bien sûr l’écho du traitement des classes ouvrières ou des pauvres en Europe.
-
[36]
Ce constat dépasse bien évidemment l’Afrique ; M. Foucault (1966).
-
[37]
V. Mudimbe (1988). S. Thorne (1997 : 238-262) propose une analyse stimulante, mettant en évidence les similitudes d’approche et de vocabulaire entre les sauvages du dedans (les paysans du fin fond de l’Angleterre) et du dehors (les habitants des zones lointaines).
-
[38]
Le code de l’indigénat, dont le fondement est repris de l’Algérie, est promulgué en 1910.
-
[39]
H. Rivière d’Arc (éd.) (2001) ; C. Topalov (éd.) (2002).
-
[40]
Cette approche serait bien sûr féconde. Ainsi, dans ses mémoires, Amadou Hampâté Bâ évoque les « … capitales et grands centres urbains que les Africains traditionnels appelaient – et appellent encore souvent – toubaboudougou : « village de toubabs » » (1994 : 231). « Toubab » est un terme désignant les Européens.
-
[41]
L. Proust (1924 : 20). Il effectua un voyage en 1921-1922.
-
[42]
CAOM, Guinée XII, d. 1, lettre du 16/09/1889 du Gouverneur du Sénégal à Couteau, conducteur des travaux envoyé en mission pour « …préparer un projet d’alignement en prévision de la formation d’un centre européen sur ce point devenu siège du gouvernement des Rivières du Sud ».
-
[43]
Archives Nationales du Sénégal (ANS), 2 G 2/9, Rapport d’ensemble de 1902.
-
[44]
O. Goerg (2000 : 65-89).
-
[45]
S’adressant à son boy, L. Cousturier (1925 : 61) s’exprime ainsi en parlant de Conakry : « Je l’ai chargé hier de me trouver une chambre dans le quartier noir ».
-
[46]
Amadou Hampâté Bâ (1994 : 242). L’auteur y voit un acte courageux, visant à mettre sur un pied d’égalité les colonisateurs avec leurs vassaux (sic). Sur la politique de Hesling, voir L. Fourchard (2002).
-
[47]
Cité in J. Royer (éd.) (1932 : 114). On pense bien sûr à la localisation des quartiers ouvriers dans les villes métropolitaines.
-
[48]
Il serait intéressant d’élargir cette analyse aux colonies britanniques ; voir par exemple le passage Redefinition of Concepts and Reformulation of Terminologies of Segregation, p. 275, A. Olukoju (2003 : 263-286).
-
[49]
O. Louwers et C. Kuck (1934) ; H. Eynikel (1984, ch. 10 : « La ville tropicale », comprenant de nombreuses descriptions contemporaines).
-
[50]
J. Dresch (1948 : 3-24 ; 1950 : 206-230).
-
[51]
Plon, 1957 (réédité en 1983). C’est le sous-titre du ch. VI « Villes ». Voir aussi G. Balandier (1985) (1ère éd. 1955).
-
[52]
Une démarche similaire est utilisée dans l’approche comptable des populations : lors des recensements, les Européens sont fréquemment considérés comme un tout alors que les colonisés sont volontiers divisés en « tribus » ou « races ».
-
[53]
ANS, 2 G 1/40, Rapport d’ensemble de 1899, p. 111.
-
[54]
CAOM, T.P., c. 1046, d.4, L. Mouth, sous-rapport 6, dossier 4, 1893. Du même conducteur des travaux, voir le rapport du 21/12/1892 mentionnant un projet de « Village des Bagas » (CAOM, Guinée XII d. 1 b.).
-
[55]
ANS, 9 E 12, séance du conseil d’administration du 09/10/1912 : projet d’arrêté.
-
[56]
A. Bié (1899 : 40). Voir aussi Tumbo et les « villages foulahs » des premières cartes.
-
[57]
Bulletin de la Congrégation des Pères du St-Esprit, t. VIII, 1901-1902, n° 183 de mai 1902, p. 479. « Par suite de la création et du développement rapide de la ville de Conakry, les indigènes ont été peu à peu refoulés vers l’intérieur ».
-
[58]
Archives de l’école de Médecine tropicale du Pharo (Marseille), carton 264 : d 4/4 enquête sur le paludisme en Guinée, Rapport de Kopel de 1949 sur Conakry (p. 32). C’est dans ce sens également que le terme est employé ici : « Abidjan, c’est peut-être une ville en gestation, presque partout encore elle n’est qu’un gros village » ; C. Hanin (1946 : 226). Abidjan est officiellement la capitale de la Côte-d’Ivoire depuis 1933. L’installation d’Européens dans les quartiers africains mentionnée dans ce texte est confirmée ailleurs, où elle résulte aussi d’une situation de pénurie ou de cherté, bien plus rarement d’un choix politique. Voir Q. Duvauchelle (2003). Cet aspect reste encore peu étudié, alors qu’il est une des mesures possibles de la ségrégation et témoigne des changements après 1945.
-
[59]
Les exemples sont multiples : « Ces efforts [de lutte contre les taudis] ont donné des résultats satisfaisants dans le quartier européen ; il conviendrait de poursuivre maintenant l’aménagement des quartiers indigènes ». ANG, 2 D 307 d 5, Lettre de l’administrateur-maire du 24/09/1937 au gouverneur de Guinée.
-
[60]
R. Frey, Brazzaville, op. cit., 1954 ; P. M. Martin (1995 : 34).
-
[61]
S. Fettah, « Nommer et diviser la ville portuaire : le lexique politico-administratif toscan et Livourne (xviii-xixe siècles) » p. 81-99 in Les mots de la ville, op. cit., tome 2 (voir p. 95 sq, « L’ordre des mots : système binaire et cité duale »).
-
[62]
Troisième vœu du Congrès international de l’urbanisme aux colonies, in J. Royer (éd.) (1932 : 22).
-
[63]
M. Echenberg (2002) ; R.F. Betts (1971 : 143-152) ; É. M’Bokolo (1982 : 13-46).
-
[64]
CAOM, Agence FOM, c.377, d.42 bis/4, R. Le Caisne, « L’urbanisme à Conakry », n.d. (datation interne fin 1934).
-
[65]
O. Goerg (1997b, vol. 2).
-
[66]
J. Rouch (1925 : 122). La description renvoie à un voyage effectué en 1913.
-
[67]
ANG, 2D 59, Comptes administratifs de 1925.
-
[68]
ANS, Fonds moderne AOF, 17 G 381, Rapport Savineau 1938, rapport 16 sur la Basse Guinée, sous-rapport sur Conakry, p. 2.
-
[69]
Cité par L. Fourchard (2002 : 68-69) : circulaire du lieutenant-gouverneur Hesling du 14/04/1926.
-
[70]
Idem.
-
[71]
Interview de Le Caisne : « Modernisation de Konakry », La Guinée française, 29/05/1948.
-
[72]
« Le problème de l’habitat africain dans les centres urbains », La Guinée française, 07/08/1948. La même approche se retrouve au Congo belge : « Aménageons la ville en fonction des autochtones ayant un réel besoin d’y résider, par exemple les évolués… » (point 13) ; L’urbanisme au Congo, Ministère des colonies, Bruxelles (n.d., post. à 1949), p. 21.
-
[73]
Sur les sociétés immobilières et l’accès au crédit, voir le bilan proposé par J. Poinsot, A. Sinou et J. Sternadel (1989).
-
[74]
J. Dresch (1948 et 1950) ; G. Balandier (1955).
-
[75]
L. Fourchard (2002 : 99). Pour les Congos, voir C.D. Gondola (1997 : 115).
-
[76]
Lopez, « Plan directeur de la Presqu’île du Cap Vert », séance du 18 juillet 1946 (cité par S. Dulucq 1997 : 137).
-
[77]
Conseil général de la Guinée, session budgétaire du 11/10/1947, p. 247, Rapport de la Commission des Transports et Travaux Publics (pièce annexée). Taïnakry ne sera jamais construite [cf. ANS, 4P 208, Rapport de 1946 (concours limité au 15/08/1945)].
-
[78]
Rapport du service des TP au Conseil général de la Guinée sur le programme tendant à l’aménagement de la banlieue de Conakry (session budgétaire du 11/10/1947 ; p. 239, pièce annexée).
-
[79]
La littérature grise se développe tellement qu’on ne peut citer tous les rapports (cf. ANS, série 4P Urbanisme dossiers 208 à 221) ou les écrits publiés dans la presse spécialisée. Voir notamment le rapport final de Le Caisne en 1953 (4P 216).
-
[80]
Commentaire d’A. Soumah sur le plan d’urbanisme de Conakry, Le Réveil (organe du RDA), n° 362, 02/05/1949. Voir aussi 4P 216, dossier 1947/49 sur l’opposition au plan d’urbanisme.
-
[81]
J. Dresch (1950 : 611).
-
[82]
La ville en Afrique noire, Karthala, 1983, p. 71.
-
[83]
D’autres études sont nécessaires car on ne dispose pas d’enquête précise sur la représentation de la ville par les citadins. Selon L. Fourchard (2002 : 203-204) par exemple, aucune des personnes interrogées [sauf une], ne parle de « quartier européen » ou de « ville européenne » ; certaines parlent de « zone résidentielle » ou, à la rigueur, de « centre commercial ». Voir aussi P. Gervais-Lambony (1994).
-
[84]
Voir les études, éclairantes, des géographes sur la ville contemporaine, par exemple celle de J.-L. Piermay (2002 : 59-65).
-
[85]
op. cit., 1948, p. 237.