Couverture de AFHI_005

Article de revue

Linguistique historique et archéologie

Pages 203 à 219

Notes

  • [*]
    Bernard Sergent est chercheur au CNRS.
  • [1]
    A. Dall’Igua Rodriguez (1955 ; 1964 ; 1985 ; 1986 : 41-46) ; B. Prezia et E. Hoornaert (1989).
  • [2]
    B. Sergent (1999).
  • [3]
    P. Bellwood (1985).
  • [4]
    J’exclus la génétique, car celle-ci livre des faits dont le couplage avec d’autres ordres de données est des plus difficiles, pour peu qu’il s’agisse de populations denses et à histoire mouvementée, ce qui est le cas de beaucoup d’entre elles. En Europe, par exemple, Luca Cavalli-Sforza et ses collaborateurs ont pu définir cinq « composantes principales » de la population européenne (L. Cavalli-Sforza, 1996, p. 178-194 ; P. Menozzi, 2001) : une seule peut, à la rigueur, être mise en relation avec un mouvement de population connu par ailleurs. Il est possible qu’il y ait une coïncidence plus grande entre archéologie, linguistique et génétique dans le cas de populations restreintes et qui ont passé les millénaires relativement isolées.
  • [5]
    B. Sergent (1993).
  • [6]
    L’idée survit, naturellement, sous la plume d’auteurs d’extrême-droite.
  • [7]
    A. R. Diebold (1985). Voir aussi M. Sevilla Rodriguez (1989) pour un problème tout semblable concernant le mot *(s)kwako/is.
  • [8]
    E. Peruzzi (1973 ; 1974).
  • [9]
    Voir par exemple J. Mallory (1997b).
  • [10]
    Voir la mise au point B. Sergent (1994 ; 1995 : 148-150).
  • [11]
    V. B. Sergent (1995 : 416-420) ; et J. Mallory (1997b).
  • [12]
    Fait vérifié : plusieurs dieux étrusques, en particulier, sont d’origine italique.
  • [13]
    Voir les articles de M. Gimbutas, heureusement regroupés dans M. Gimbutas (1997).
  • [14]
    B. Sergent (1995 : 399-403).
  • [15]
    B. Sergent (1995 : 396-397).
  • [16]
    B. Sergent (1995 : 174, 182- 183).
  • [17]
    B. Sergent (1995 : 415-416).
  • [18]
    Liste, jusqu’à 1995, dans B. Sergent (1995 : 60).
  • [19]
    O. Carruba (1969) ; cf. J. Mallory (1997a [1989] : 270-271) ; J. Freu (1990 : 12).
  • [20]
    P. Brun (1989).
  • [21]
    Cf. B. Sergent (1997), p. 174-178, pour la civilisation des Steppes à l’origine des peuples indiens et iraniens (et J. Mallory, 1997a, p. 254-259) ; p. 252-324, sur la mythologie commune aux Indiens et à d’autres peuples indo-européens, dont les Iraniens.
  • [22]
    B. Sergent (1997 : 179-190) pour une migration « lisible » archéologiquement.

1L’article ci-dessous de Koen Bostoen expose ce que je qualifierais de méthode sine qua non dès lors que le but de la recherche est de faire de l’histoire antérieurement à l’époque des sources écrites. On sait en effet qu’il n’y a pas d’histoire, au sens restreint, sans écriture. Samuel Noah Kramer a pu écrire L’histoire commence à Sumer parce qu’il était assyriologue, c’est-à-dire qu’il savait lire les textes cunéiformes en sumérien, et en tirait un enseignement historique. L’apparition de l’écriture trace la ligne qui sépare l’histoire de la préhistoire.

2Il y a évidemment, en cette question, inégalité des nations et des régions du monde : les documents écrits remontent au IIIe millénaire avant notre ère en Mésopotamie et en Égypte, au IIe en Anatolie et en Grèce… et à un peu plus d’un siècle à peine pour certaines régions d’Afrique, d’Amérique du Sud ou de Nouvelle-Guinée intérieures. Quoi qu’il en soit – que la préhistoire ait pris fin il y a un peu plus de cinq mille ans ou à peine plus de cent –, c’est un enjeu de la recherche que de faire de l’histoire au-delà de l’histoire. En d’autres termes, est-il possible de préciser nos connaissances sur l’histoire des hommes durant les époques antérieures à l’apparition de l’écriture ?

3La voie royale, on le sait – faussement royale, en fait – est l’archéologie. Celle-ci, en recueillant et en étudiant les restes du passé extraits de terre, permet la constitution d’un corpus de connaissances considérable. Mais se limiter à elle handicape également la recherche, et cela est rarement vu et dit. Des auteurs, pourtant, ont essayé de théoriser l’archéologie et, entre autres, d’estimer son apport dans la reconstitution d’une civilisation. Leur résultat est significatif : l’archéologie permet de révéler entre 3 et 5 % de l’ensemble d’une culture.

4Comparons ainsi ce qui est connu de civilisations préhistoriques bien étudiées, grâce à une grande abondance de documents, telles la culture magdalénienne en France, ou la culture danubienne néolithique en Europe centrale : il faut bien considérer que, malgré les efforts et la rigueur des archéologues, ces deux cultures, parmi les mieux explorées de la préhistoire européenne, sont infiniment moins connues que celles d’Égypte ou de Mésopotamie dès le IIIe millénaire. Il nous manque en effet :

  • toute idée de la ou des langues parlées en ces cultures ;
  • les noms des personnages divins ou héroïques, les mythes, la plupart des rites ;
  • les notions politiques de base, la question de savoir si l’on avait à faire à des chefferies ou à un système plus ou moins démocratique, une unité au niveau du village ou de la bande, ou des fédérations plus vastes, la délimitation éventuelle d’unités politiques amples, possibles, par exemple, mais non prouvées, dans le cas des Danubiens ;
  • et évidemment tout événement historique. Ce qui n’est pas rien, tant un événement historique précis (bataille, traité, mort précoce d’un chef, etc.) peut influer sur le cours de l’histoire.
L’archéologie, en revanche, renseigne excellemment dans un domaine précis, celui de l’histoire des techniques et des acquisitions de biens naturels (mise en culture de plantes, domestications des animaux) – et elle le fait souvent mieux que les textes qui, dans bien des cas, sont muets sur nombre d’aspects de la vie pratique. Elle renseigne sur les gestes techniques, l’habitat, mais n’a souvent rien à dire sur les superstructures, – les polémiques allant d’ailleurs bon train en ce secteur –, très partiellement l’habillement. Elle apporte beaucoup plus sur les morts que sur les vivants. Un domaine en particulier sur lequel l’archéologie reste largement muette est celui des mouvements de peuples.

5Les quelque cinq mille ans d’histoire d’écrite enseignent que l’humanité n’a cessé de bouger, et que l’apparente stabilisation contemporaine est à la fois récente et partielle. En Europe, la dernière invasion d’origine asiatique, après des siècles et des siècles de mouvements des peuples de la Steppe, est celle des Kalmouk, au xviie siècle ; mais, avant comme après elle, ce sont les Européens qui se lançent à la conquête du monde, et leur mouvement migratoire ne cesse qu’au début du xxe siècle. En Afrique, en Amérique, les colonisateurs ont rencontré des peuples en pleine migration, tout comme César, se trouvant à faire la guerre en Espagne, y voit débouler une troupe de vingt mille Celtes provenant de Gaule, et le même interviendra d’ailleurs en Gaule en – 58 pour bloquer la migration des Helvètes dont le projet était de traverser la Gaule d’est en ouest, de la Suisse à l’Océan.

6Les hommes ont toujours bougé, dis-je, et cela seul explique, à date ancienne, c’est-à-dire avant la constitution d’empires politique, la diffusion de langues, puis leur différenciation en dialectes, sur des distances considérables. C’est ainsi que les langues tupi-guarani proviennent toutes d’un petit secteur de l’État de Rondonia, dans le Brésil du sud-ouest, et elles ont couvert un territoire gigantesque de l’Amazonie, atteignant l’océan Atlantique par le sud (Paraguay), remontant la côte jusqu’à la Guyane, puis tout l’Amazone depuis son embouchure vers l’ouest [1]. De même, les langues turques occupaient il y a 2000 ans un territoire restreint en Mongolie : elles occupent aujourd’hui des milliers de kilomètres carrés, de la Mongolie à la Roumanie et à la Thrace. Mêmes observations pour les langues mongoles, tunguzes [2], austronésiennes [3] – et indo-européennes, sur lesquelles je reviens ci-dessous.

7L’archéologie ne peut rendre compte à elle seule de ces mouvements. À vrai dire, elle le faisait, ou pensait pourvoir le faire, couramment, dans la première moitié du xxe siècle. Puis une critique radicale a rendu les archéologues prudents et circonspects. Nombre de prétendues « invasions » se sont révélées des illusions, les phénomènes observés ne représentant souvent pas un mouvement unique de peuple, mais la multiplicité d’échanges sur une longue période. Il fallut pour cela l’affinement des critères et des techniques de datation. Auparavant, l’impression pouvait être celle d’un transfert massif et rapide d’objets. Avec les nouvelles datations précises, bien souvent, exit l’invasion.

8C’est dans cette situation – où l’on est passé du « trop d’invasions », au temps où elles étaient l’explication-miracle des déplacements d’objets ou de types d’objets, à celui du « zéro invasion » qui caractérise l’idéologie archéologique contemporaine – qu’intervient la méthode que je signalais au commencement de cet article, en la qualifiant de sine qua non. Il y a une seule manière, en effet [4], de faire « parler » les documents archéologiques, c’est-à-dire d’obtenir d’eux davantage que la seule recherche archéologique, même avec ses méthodes les plus sophistiquées, ne peut livrer, et en même temps d’en élargir le champ de signification : c’est de la coupler avec la linguistique comparée.

9La recherche en linguistique comparative a commencé dans le domaine indo-européen : là se trouve en effet le plus grand nombre de langues documentées, et pour beaucoup d’entre elles sur le long terme : le grec, langue parlée de nos jours, est « suivi » sur 3400 ans, du mycénien au grec moderne ; le latin, depuis le vie siècle avant notre ère, s’est poursuivi et différencié à travers les langues latines ; les textes en vieil-indien et en vieil-iranien remontent au IIe millénaire avant notre ère. Les langues slaves sont écrites depuis mille ans, l’arménien depuis davantage, et les langues germaniques depuis un peu plus de 1500 ans. Cette situation, unique au monde – seules les langues sémitiques, connues depuis le IIIe millénaire, fournissent un équivalent (encore la « fourchette » d’écart entre les langues sémitiques est-elle considérablement plus restreinte que pour les langues indo-européennes) – a permis, surtout à partir du xixe siècle, le développement d’une discipline nouvelle, la grammaire comparée.

10Ainsi, on a pu montrer progressivement que les constituants des langues indo-européennes découlent d’un même ensemble de traits grammaticaux, phonétiques, lexicologiques, ensemble constituant donc une langue, et désigné sous le nom d’« indo-européen commun », ou « proto-indo-européen », en allemand Urindo-germanisch. Autrement dit, les langues indo-européennes sont toutes issues d’une langue unique, préhistorique, c’est-à-dire disparue et non connue par des documents directs, exactement de la même façon que pour les familles linguistiques Tupi-Guarani, Turque, Mongole, Tunguze, etc.

11Cela a une conséquence historique : d’une part, la notion d’une langue disparue dont les autres sont les filles comme les langues latines sont les filles du latin imposait l’idée qu’il avait existé un peuple qui avait parlé cette langue, tout comme le latin dont sont issues les langues latines avait été parlé par un peuple, les Romains. Dès lors, se posait la question de la localisation de ce peuple, question qui était naturellement aussi celle du lieu de dispersion et de différenciation initiale des langues indo-européennes : de fait, l’indo-européen, ou « proto-indo-européen », sur lequel travaillent les linguistes, est par définition le dernier état de cette langue, celui qui précède sa différenciation en dialectes. D’autre part, la linguistique comparée prouvait, à l’intérieur de l’indo-européen, des regroupements particuliers : les langues indiennes sont ainsi très proches des langues iraniennes – au point que ce sont les premières qui, au xixe siècle, ont permis le déchiffrement des plus vieux documents des secondes –, et il en est de même pour les langues baltes et slaves, le grec et l’arménien, etc. On appelle isoglosses les faits linguistiques qui se retrouvent identiquement dans deux ou x langues distinctes. Ce sont donc des séries importantes d’isoglosses qui unissent deux à deux les langues ou familles de langues dont je viens de parler. D’autres langues partagent parfois un certain nombre d’isoglosses, mais en moins grand nombre, ainsi par exemple les langues italiques (dont le latin) et les langues celtiques, ou l’albanais et les langues balto-slave, le tokharien et le germanique. À chacun de ces cas, le chercheur informé de ces isoglosses a demandé – et demande toujours ! – à l’archéologie de lui en fournir l’explication, c’est-à-dire de lui indiquer à quelle occasion, autrement dit à la fois à quel endroit sur la carte et à quel moment dans le temps, il a été possible aux porteurs de ces différentes langues d’être en contact suffisamment étroit pour que ce qu’on appelle des « ondes » linguistiques passe de l’une à l’autre.

12Or, cette double recherche est tout ce qu’il y a de plus périlleux, en ce sens que le risque d’erreur est grand. C’est d’ailleurs précisément ce risque qui a tant « refroidi » les archéologues de nos jours.

13Lesdits risques peuvent être réunis sous les chapeaux suivants :

14• L’intrusion du nationalisme dans la recherche. C’est un des risques les plus graves. En effet, les sciences humaines, plus que toute autre, sont soumises aux idéologies. J’exposais par exemple, il y a quelques années, comment des intellectuels nourrissent souvent le nationalisme de leur nation en lui fournissant les « preuves » de son enracinement immémorial dans son territoire historique. Cela aboutit, entre peuples voisins qui se livrent au même jeu, à une véritable « course au temps [5] ». De nos jours, on voit les Albanais proclamer hautement qu’ils descendent directement des Illyriens, peuple qui occupait en gros leur pays dans l’antiquité (cela permet de « rattraper » les Grecs dans la course au temps), ou des savants arméniens soutenir – sur une base factuelle extrêmement mince, partant non convaincante – que leur peuple occupait l’Arménie dès le IIe millénaire avant notre ère, au temps des Hittites (cela permet d’« enfoncer » les Turcs dans la course au temps, car ceux-ci avaient de leur côté trouvé des raisons « archéologiques » de prétendre qu’ils étaient antérieurs aux Arméniens en Arménie !). Ce type d’obstacle a joué un rôle considérable dans l’histoire du dossier indo-européen. Une thèse répandue en Allemagne à la fin du xixe siècle voulait que les ancêtres des Indo-Européens aient été blancs, blonds, aux yeux bleus, dolichocéphales, et qu’ils soient venus d’Allemagne ou de Scandinavie. Bientôt un archéologue, Georg von Kossinna, fournissait le recoupement archéologique souhaité : il exposait – de manière totalement arbitraire – que les peuples indo-européens étaient partis d’Allemagne en une série de Züge, « expéditions, raids », au sens ici de « migrations de peuples », et nommait les cultures archéologiquement définies qui étaient censées témoigner de ces mouvements sur le terrain. Les décennies ont passé, l’archéologie a progressé, et il est acquis de longue date qu’aucun « Zug » n’a quitté l’Allemagne au Néolithique ou aux Âges du Bronze ou du Fer. Les mouvements d’alors étaient plutôt de direction est-ouest et prenaient l’Allemagne en écharpe. Eh bien, rien n’y a fait ! L’archéologie eut beau tirer un trait définitif sur les théories de Kossinna, tandis que les « grands Aryens aux yeux bleus » disparaissaient avec le IIIe Reich [6], il n’empêche que, dans l’Allemagne contemporaine, c’est toujours une certitude établie, même au niveau universitaire, que les Indo-Européens ont eu leur centre de diffusion en Allemagne…

15• Le contre-sens dans l’interprétation des données. C’est tout le problème posé dans le cadre du travail de l’école dite « mots et objets » (nom d’une célèbre revue allemande de naguère, principalement indo-européaniste, Wort und Sache). Si l’on considère que même avec un texte parfaitement établi, comme l’Iliade ou le Rg-Veda, il y a des hésitations, des propositions de corrections, des divergences subsistantes entre spécialistes, on comprend que dès qu’il s’agit de mots reconstitués – par la comparaison et le respect des lois phonétiques déduites des équations certaines –, le risque est immense de faire des erreurs dans le sens qu’on attribue aux mots. Or, il s’agit là d’une question centrale : je disais que la linguistique comparée peut faire « parler » l’archéologie – mais alors elle ne doit le faire qu’avec la plus grande prudence, parce qu’autrement elle fera non pas « parler » mais « bégayer » l’archéologie. Là encore, la recherche indo-européaniste, avec sa longue expérience, fournit à souhait des exemples. En voici un particulièrement net. La linguistique comparée reconstitue un mot *laksos dont les « reflets » (c’est-à-dire les descendants dans les différentes langues) désignent dans diverses langues d’Europe le saumon, mais en tokharien le « poisson » en général. La zoologie et la paléontologie enseignent qu’en Eurasie, le saumon fréquente les fleuves de l’Europe du nord et de l’ouest. Dès lors, l’interprétation – appuyée sur la vision nationaliste dont je parlais ci-dessus – a coulé de source : le sens primitif du mot *laksos en indo-européen était bien « saumon », et la langue qui n’en connaissait le reflet qu’au sens général de « poisson » est celle d’un peuple qui a gagné un pays où il n’existait pas de saumon et qui n’ayant plus de référent pour *laksos, l’a appliqué à la catégorie générale « poisson ».

16D’autres « arguments » du même type que celui-ci, sur lesquels il n’est pas utile de s’étendre ici, ont joué un rôle considérable, et sans doute continuent à le faire au moins inconsciemment dans un pays comme l’Allemagne.

17Pourtant, ils ont été écartés depuis longtemps. Il suffit en effet de retourner l’argumentation comme un gant pour obtenir une conclusion inverse : sachant que, dans le cas de figure supposé par l’interprétation précédente, un terme linguistique disponible trouve aussi bien à s’appliquer à un autre référent particulier qu’à prendre un sens classificatoire général (ainsi le mot *bhegos, signifiant assurément « hêtre » en indo-européen d’Europe, s’applique en Grèce, où il n’y a pas de hêtre, sous la forme phêgos, à une catégorie de chênes), on peut aussi bien penser que le terme *laksos, soit a signifié d’abord « poisson » et est secondairement devenu la désignation du saumon là où cet animal jouait un rôle économique de premier plan, soit a désigné initialement un autre poisson, et est devenu, avec le changement de lieu des peuples, ici le nom du « poisson » en général, là celui du « saumon ». Par exemple, si l’on admet (ci-dessous) que les Indo-Européens se sont répandus en Eurasie à partir d’une région située sur la moyenne Volga, un gros poisson alimentaire local était l’esturgeon : s’il a été le premier *laksos, le terme a perdu ce référent aussi bien pour ceux des porteurs de langues indo-européennes qui se dirigeaient vers l’Europe du nord que pour ceux qui gagnaient l’Asie centrale ; les premiers auraient changé le référent, les seconds auraient généralisé l’emploi du mot [7]. On a là un exemple du « semantic shift », qui est l’un des problèmes qu’aborde Koen Bostoen au sujet du glissement de sens de certains termes entre l’époque du proto-Bantou et les langues bantou contemporaines.

18• Le risque de confusion entre héritage et emprunt. L’article de Koen Bostoen aborde, au sujet des langues bantou du nord-est, cette question, particulièrement cruciale puisque selon la solution adoptée – entre un mot hérité par deux langues à partir d’une langue préhistorique ancestrale des deux, et un mot qui est passé, par emprunt, de l’une à l’autre – la conclusion historique est totalement autre. La difficulté est assurément plus grande dans le cas des langues bantou que dans le domaine indo-européen. En effet, les langues de cette dernière famille ont souvent une histoire derrière elles, et de plus, les recherches ont permis de fixer les règles qui définissent clairement les équations phonétiques entre langues. L’emprunt, en général, se décèle ici aisément : lorsque ces équations sont régulières, on a à faire à des mots hérités ; lorsqu’au contraire les mots offrent une ressemblance, mais n’obéissent pas aux règles d’évolution phonétique divergente attendue entre les langues, il doit s’agir d’un emprunt. Des exemples sont ainsi fournis par le nom du vin, et celui de l’âne : le premier est oinos en grec, vinum en latin ; or, les règles phonétiques interdisent de poser une équation phonétique latin vinum = grec oinos. Il s’agit donc d’un mot non indo-européen, emprunté indépendamment par le grec d’un côté, le latin de l’autre. Le nom de l’âne est exactement parallèle : grec ónos, latin asinus ; il y a ressemblance, mais nullement apparentement indo-européen, parce que, en aucun cas les règles d’évolution phonétique d’un proto-mot indo-européen ne permettraient d’aboutir à grec ónos, latin asinus. La situation bantou est plus complexe en ce que, d’une part, il n’y a pas de textes antérieur à l’époque contemporaine, partant pas d’histoire des langues, et que les variations dialectales entre groupes récemment séparés sont minces, et d’autre part, que la poussière de dialectes imposerait un travail considérable de fixation des règles d’évolution phonétique pour chaque étape qui a mené du proto-bantou jusqu’aux langues bantou contemporaines. Il ne s’ensuit pas pour autant que tout soit simple dans le domaine indo-européen lui-même : les linguistes ont longtemps hésité sur la ressemblance de formes comme latin linum et grec línon, « lin », ou latin leô, grec léôn, « lion » : emprunts ou héritages ? Dans le premier cas, le fait que le latin a un -î- long, et le grec un -i- bref, a généralement donné lieu à penser qu’il s’agissait d’héritage à partir d’un vieux nom indo-européen de la plante. Cela dit, le nom en question n’est attesté que du côté européen des langues indo-européennes, et il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un emprunt de ces langues (germanique, baltique, slave, celtique) à une langue européenne pré-indo-européenne, mais on discute pour savoir si les formes germaniques (all. lein) et celtiques (irl. lín) ne sont pas simplement des emprunts au latin. Quant à leô, c’est assurément un très ancien emprunt du grec au latin. Or, un auteur, Emilio Peruzzi, se fondant sur la découverte de formes mycéniennes, a décelé toute une série d’emprunts très archaïques du latin au grec, avec des modifications phonétiques qui échappent aux équations témoignant d’un héritage commun [8]. Dans ce cas, il n’est pas impossible que même le linum latin soit un emprunt au línon grec. Ainsi, le vocabulaire commun au grec et au latin relève de trois sortes d’origines : soit l’héritage indo-européen, soit l’emprunt commun à une autre langue, soit le passage archaïque de l’une à l’autre. Très pertinemment, Koen Boesten envisage également ces trois cas de figures dans son étude – avec la difficulté, plus grande, qu’on a dite.

19• Un quatrième danger, enfin, est le simplisme. C’est évidemment une grande tentation – et d’ailleurs l’un des buts de ce type de recherches – que d’identifier tout de bon une langue donnée et une culture archéologique ; puis, en remontant, de considérer que les cultures ancestrales à cette dernière étaient celles du même peuple, qu’on pourra alors appeler les « Proto-(quelque chose) ».

20Soulignons que cette démarche, malgré ce qui en est dit ici ou là, n’est pas fausse en elle-même. Il y a un grand nombre de cas d’adéquations entre langues et cultures et, sans parler de cultures primitives – la culture eskimo n’appartient qu’aux Eskimo, les cultures australiennes qu’aux Aborigènes australiens, etc. – on connaît bon nombre de cas, dans l’antiquité, où des cultures définies par un ensemble donné de traits (ce que l’archéologie appellerait un « assemblage ») sont attribuables sans la moindre ambiguïté à des peuples déterminés, identifiables par leur langue et leur religion : ainsi pour la culture égyptienne et le peuple égyptien, la culture hellénique et les Grecs, la culture étrusque et les Étrusques. Il n’y a donc pas d’absurdité à rechercher l’adéquation entre des cultures matérielles et des peuples définis par leur appartenance linguistique.

21Le danger, ici, n’est pas tellement d’appeler « Grecs » des gens qui ne l’étaient pas, leur culture matérielle l’ayant, à tort, laissé penser : en de tels cas, on a à faire à des groupes si puissamment influencés par une culture que l’erreur est petite. Ce n’est, ici, pas des Grecs, là, mettons, pas des Égyptiens, mais ils étaient en train de le devenir.

22Non, le véritable danger est ailleurs. Et il est multiforme. Un premier consiste, par exemple, dans ce que j’appellerai une illusion, comme dans l’exemple suivant : à une culture brillante, et repérée grâce à cela, chercher nécessairement comme antécédent une autre culture brillante. C’est, à mon avis, ce qui se passe en Italie avec la question de l’origine de la culture des Étrusques : celle-ci commence au viiie siècle avant notre ère, et se caractérise par un « orientalisme » extrêmement poussé – les Étrusques ont constitué leur culture remarquable par des emprunts à l’orient méditerranéen et à la Grèce. Cet « orientalisme » suffit-il pour rendre compte de la culture étrusque des siècles historiques, celle qui influencera à son tour Rome et perdurera jusqu’à la conquête de l’Étrurie par sa puissante voisine méridionale ? Non, répondent la grande majorité des spécialistes – en particulier italiens. Et ce, d’autant que dans plusieurs cités de l’Étrurie (mais c’est là où le bât blesse, car ce dont je vais parler se retrouve aussi dans nombre de cités d’Italie où il n’y a jamais eu d’Étrusques), on trouve, antérieurement à la culture étrusque, une civilisation elle aussi remarquable par ses objets de bronze, puis de fer, et appelée culture villanovienne. Dès lors, les spécialistes que je mentionne s’accordent pour voir dans la culture villanovienne celle des Étrusques avant l’orientalisme, lors même que celui-ci entraîne un abandon total des formes et de l’esthétique villanovienne. Cette théorie soulève pourtant deux obstacles de taille : d’une part, comme je viens de l’indiquer, la culture villanovienne outrepasse nettement la zone de la future culture étrusque ; d’autre part, elle est nettement d’origine centre-européenne, car ses formes, ses styles, sont apparentés aux cultures de l’âge du Bronze centre-européennes [9]. Si des Étrusques en sont les porteurs, il faut faire venir ceux-ci d’Europe centrale… alors qu’aucun document ne recoupe cette idée, tandis que toute la documentation à notre disposition tend à voir en eux un peuple d’origine égéenne [10]. La difficulté se résout « miraculeusement » si l’on suppose que la culture villanovienne est celle de la dernière vague des peuples parlant des langues italiques (les Samnites, Sabins, Ombriens, Osques…) à avoir envahi la péninsule italienne. Que ces peuples aient des affinités avec l’Europe centrale ne pose aucune difficulté – je disais justement plus haut comment il existe des isoglosses entre langues italiques et celtiques, or les cultures de l’âge du Bronze de Europe centrale étaient assurément entre autres de langue celtique [11] ; ce qui, du coup, « libère » les Étrusques : il n’y a plus de contradiction entre les origines de la culture villanovienne et l’extraction égéenne des Étrusques.

23Plus de contradiction, mais, par contre, le scénario se complique : il faut admettre que les Étrusques sont venus de l’Égée, au xiie siècle – époque des importants mouvements des « Peuples de la Mer », dont faisaient partie les Turša, c’est-à-dire les Tyrsènes –, qu’ils se sont mêlés dans la future Étrurie aux peuples de langue italique [12], qu’entre le xiie et le viiie siècle ils ont pris le pouvoir dans tout un groupe de cités – ce qui correspond à l’image de condottiere qu’ont les Étrusques aux hautes époques –, et que la vague orientaliste du viiie siècle correspond à un changement de valeur des élites, parce que les élites avaient elles-mêmes changé : venant de Méditerranée plus orientale, les Étrusques ont conservé des relations avec les Tyrsènes égéens, et n’ont d’yeux que pour les splendeurs de l’orient. Les Villanoviens n’avaient pas cette passion. – Autrement dit, je passe ici d’une solution simple (mais posant les problèmes qu’on a vus) à une solution complexe.

24Une autre forme de simplisme préjudiciable peut être mise en lumière dans l’exemple suivant. Lorsque, dans la seconde moitié du xixe siècle, commença l’archéologie de la Gaule pré-romaine, les fouilleurs, bien informés par la lecture de la Guerre des Gaules de César, identifièrent facilement la culture attribuable aux Galli que les Romains avaient combattus pour s’emparer de leur pays : en bien des endroits, une culture non méditerranéenne précédait immédiatement les édifices de pierre ou de brique typiques de la civilisation romaine. Lorsqu’on découvrit en Suisse, à La Tène, près de Neuchâtel, un très riche site représentent cette même culture pré-romaine, un accord se fit rapidement pour la désigner du nom de La Tène, ou culture laténienne. Bien auparavant, il avait été reconnu, grâce aux noms propres d’hommes et de peuples, que la langue parlée par les Galli était proche du breton, du gallois, de l’irlandais, et, comme les Galli des historiens romains étaient appelés, antérieurement, Keltoi par les Grecs, on appelait toutes ces langues les « langues celtiques ». Autrement dit, les habitants de la Gaule à la veille de la conquête romaine parlaient des langues celtiques et leur culture était celle appelée laténienne par les archéologues.

25L’attribution de la culture laténienne aux Keltoi/Galli antiques a permis d’éclaircir considérablement l’histoire de ce vaste peuple ou ensemble de peuples. Tombes, oppida, sanctuaires ont été découverts par milliers, et l’archéologie de ce domaine est l’une des plus riches d’Europe occidentale, comme la presse en témoigne continuellement, car les découvertes ne cessent pas. Par ailleurs, l’histoire ancienne des Keltoi en est elle aussi grandement éclairée : en allant vers le passé, la culture laténienne en prolonge une, dite hallstattienne, dont le centre de diffusion était en Autriche et régions voisines : il était prouvé par là que les Celtes venaient de l’est, de l’Europe centrale. À son tour, la culture hallstattienne prolonge une partie d’une autre culture préhistorique, dite culture des Tombes plates, et à son tour celle-ci est dans la continuité de la culture antérieure dite des Tumuli, qui plonge ses racines dans une culture du début de l’âge du Bronze de Bohême, appelée culture d’Aunjetitz (en allemand) ou d’Unjetitse (en tchèque). Ce magnifique enchaînement de cultures enseigne, en remontant le temps, que le groupe linguistique celtique eut son premier foyer de développement en Bohême, et c’est de là qu’il partit pour conquérir, en près de deux millénaires, la plus grande partie de l’Europe centrale, occidentale et méridionale.

26C’est précisément du côté de ces expansions que les problèmes surgissent, et que ce qui paraissait simple se complique.

27Ainsi, l’Irlande est, de façon incontestable, historiquement une terre de langue celtique. Pourtant, les témoignages archéologiques de la civilisation laténienne y sont infimes, et ceux des formes culturelles antérieures également. Même type de problème dans la péninsule ibérique : les écrivains de l’antiquité y signalent plusieurs peuples celtiques, et de fait les inscriptions découvertes dans une grande partie de la péninsule notent une langue celtique, appelée globalement, par convention, le celtibère. Las ! La culture laténienne est absente d’Espagne, et la culture hallstattienne n’y est localisée que dans l’extrême nord-est.

28Voici donc une chose patente : si l’archéologie celtique avait commencé par l’Espagne, au lieu que ce soit en France, en Suisse, en Angleterre, les cultures locales pré-romaines n’auraient pas été rattachées aux cultures trans-pyrénéennes (en tout cas pas jusqu’au présent), et la question des origines celtiques serait un grand mystère. Les Celtes d’Espagne-Portugal ont développé leurs propres cultures, parfois riches et bien documentées (culture des Castros, dans le nord-ouest, culture de l’Èbre dans le nord de la Meseta, etc.), qui n’ont pas leurs équivalents exacts en France, dans les îles Britanniques, etc.

29En fait, ce sont les découvertes antérieurement faites dans ces dernières régions qui obligent à considérer que les Celtes d’Espagne et du Portugal n’avaient pas une origine différente des autres, et qu’ils ont dû eux aussi venir d’Europe centrale. Elles obligent donc à envisager un processus plus complexe que celui qu’on observe dans la succession des cultures en Europe centrale.

30Aujourd’hui, l’hypothèse la plus probable est que le celtisme hispanique tire bien son origine des petits groupes hallstattiens du nord-est. Ces groupes, ou une partie d’entre eux, a dû gagner le centre-nord de la Meseta espagnole, et ces succès – car un tel mouvement implique des victoires – les ont plongés dans une situation qui a permis rapidement des innovations. Il n’importe pas de voir cela en détail ici ; mais, un peu comme dans le cas des Étrusques à l’époque orientalisante, une culture a succédé à une autre en se métamorphosant, ce qui a longtemps jeté le trouble – et continue largement à le faire – parmi nos collègues archéologues d’outre-Pyrénées.

31Il serait aisé de multiplier les exemples de ce genre de problèmes.

32Le couplage entre linguistique et archéologie est donc nécessaire, mais plein d’embûches. Lorsqu’on parvient à le réaliser, en ayant évité les obstacles, multiplié les précautions, des succès remarquables sont obtenus, comme je viens de le signaler pour la préhistoire celtique. L’histoire des Celtes, limitée jusqu’à la fin du xixe siècle à la frange de temps précédant immédiatement la conquête césarienne, a reculé aujourd’hui de plus de deux mille ans.

33Sur le plan beaucoup plus vaste de la dispersion des langues indo-européennes, je mentionnais la théorie – fantaisiste, arbitraire – de Kossinna. Les risques que j’ai évoqués ont joué à plein dans ce domaine si sensible (puisqu’il concerne l’histoire, et idéologiquement l’identité, des peuples européens eux-mêmes) : nationalisme, contre-sens, simplisme.

34Un progrès décisif a été fait lorsque l’archéologue d’origine lithuanienne Marija Gimbutas, au courant des fouilles soviétiques, a publié, en anglais, des travaux englobant l’archéologie européenne dans son ensemble, jusqu’à l’Oural, alors que l’immense majorité des travaux antérieurs ignoraient ou n’avaient que de faibles informations sur le domaine soviétique. C’est ainsi qu’est identifiée une culture dont les débuts se placent au tout début du Chalcolithique (Ve millénaire), sur la moyenne Volga, divisée en plusieurs faciès et phases par les archéologues soviétiques, mais que Mme Gimbutas regroupe sous le nom de culture des Kourganes (d’un mot d’origine turque signifiant « petit tumulus »). La durée de cette culture couvre des millénaires et paraît se prolonger aux époques historiques (Ier millénaire avant notre ère) dans la civilisation des peuples scythes. Aussi, en ses premiers travaux, Mme Gimbutas identifiait-elle cette culture des Kourganes, à l’instar des archéologues soviétiques eux-mêmes, à celle des ancêtres des peuples indo-iraniens (car les Scythes parlaient une langue iranienne). C’est plus tard qu’elle changea d’avis, et proposa la thèse qui, finalement, fut progressivement adoptée par la majorité des spécialistes (sauf les Allemands !) : les phases anciennes de la culture des Kourganes sont attribuables au peuple parlant la langue indo-européenne encore indivise.

35Pourquoi ? Parce que cette culture s’est étendue, à l’est et à l’ouest, a couvert une large partie de l’Asie d’un côté, s’est mêlé aux cultures néolithiques européennes de l’autre, en les bouleversant et en amenant une recomposition complète des ensembles géo-culturels [13]. Autrement dit, la linguistique exige, pour expliquer la répartition historique des langues indo-européennes, un mouvement qui a impliqué à la fois l’Europe et l’Asie : la culture des Kourganes est la seule à fournir, par ses extensions et mouvements, une solution au problème posé. Si l’on ajoute que son mode de sépulture (des fosses sous tumulus, les fameuses kourganes) sera celui de pratiquement tous les peuples indo-européens aux époques proto-historiques et historiques [14], et que par ailleurs ce n’est que là que s’est déroulée la domestication du cheval (lequel a accompagné tous les peuples indo-européens [15]) et que le vocabulaire concernant cet animal fait partie du fonds linguistique commun des langues indo-européennes [16], qu’enfin l’analyse par Marija Gimbutas des bouleversements induits par les intrusions des porteurs de cette culture dans l’Europe danubienne permet d’entrevoir la naissance des peuples indo-européens d’Europe – la culture d’Unjetice dont je parlais plus haut est l’un des groupes issus de cette recomposition [17] –, alors on comprend pourquoi nombre d’auteurs [18], étudiant ce dossier, en viennent à la conclusion proposée par Mme Gimbutas. Les Indo-Européens ont été le peuple de la première phase de la culture des Kourganes, et c’est précisément l’énorme expansion eurasienne de cette culture qui est à l’origine de la différenciation des dialectes, c’est-à-dire des langues.

36Il est alors possible d’étudier spécifiquement l’origine de peuples déterminés, en retraçant le processus qui mène un peuple depuis sa séparation du foyer initial sur la moyenne Volga jusqu’à son emplacement historique. On soulignera l’impact sur la chronologie : il existe en effet une tendance, assez inévitable, à situer l’arrivée d’un peuple sur ses territoires historiques un peu avant que l’écriture ne témoigne de son existence en ce secteur : comme si l’apparition de l’écriture signait l’apparition même de ce peuple en cet endroit. Cela a été dit, et récemment encore, des Sumériens, des Hittites, des Grecs… Ainsi, en Anatolie, les plus anciens documents sur des hommes parlant des langues anatoliennes (groupe de langues indo-européennes comprenant notamment le hittite) remontent au début du IIe millénaire avant notre ère ; des auteurs ont donc placé l’arrivée des Anatoliens dans ce qui est aujourd’hui la Turquie à la fin du IIIe millénaire – on ne saurait mieux « coller » à la documentation écrite. Il suffit de replacer l’histoire des Anatoliens dans le cadre de l’hypothèse « Kourganes » pour obtenir de tout différents résultats, et les auteurs de signaler alors que c’est dès le IVe millénaire que s’organisent, sur le terrain archéologique, à travers l’Anatolie, les grandes zones qui paraissent correspondre à la répartition attestée au IIe millénaire des langues anatoliennes en luwite au sud, hittite au centre, palaïte vers le nord-ouest [19]. L’expansion des gens des Kourganes a commencé dès le Ve millénaire, et la chronologie est cohérente.

37Le couplage linguistique-archéologie produit alors des effets positifs nombreux. Qu’il s’agisse de préciser l’histoire du cheval, celle des techniques métallurgiques, de l’habitat, et même de la musique ou des jeux, l’identification entre cultures préhistoriques et peuples déterminés permet de préciser grandement les processus.

38Alors, et alors seulement, l’archéologie « parle ». Non seulement il est possible de donner des noms de peuples à des cultures préhistoriques – et un Patrice Brun, archéologue, de parler de la situation géo-économique de la Celtique à l’Âge du Bronze, en plein IIe millénaire avant notre ère [20] –, il est aussi possible de parler, certes avec grande prudence, de leur religion. Par exemple, si j’identifie archéologiquement une culture dont je peux tenir pour assuré qu’elle correspond à celle des Indo-Iraniens encore indivis, il est légitime de lui attribuer les dieux, les mythes, les rites, que la philologie comparée a reconnus comme communs aux Indiens et aux Iraniens historiques [21]. De même, sans déterminer bien sûr des événements historiques précis, il devient possible, en cas de constatation d’un transfert massif d’objets entre une région et une autre, de dire que certains de ces transferts ont bel et bien correspondu à un mouvement migratoire, puisqu’en certaines occasions de telles migrations ont nécessairement eu lieu [22].

39Fondamentalement, l’apport de la linguistique – et avec elle de l’histoire des religions, de la philologie, de l’ethnologie comparée – enseigne finalement une chose essentielle : que les bouleversements de l’histoire des hommes ont avant tout les hommes comme responsables principaux. Elle permet d’éviter à l’archéologie le déterminisme géographique ou climatique, et ajoute à notre perception des cultures décelées par l’archéologie cette touche de complexité qui leur donne leur cachet humain.

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Date de mise en ligne : 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/afhi.005.0203

Notes

  • [*]
    Bernard Sergent est chercheur au CNRS.
  • [1]
    A. Dall’Igua Rodriguez (1955 ; 1964 ; 1985 ; 1986 : 41-46) ; B. Prezia et E. Hoornaert (1989).
  • [2]
    B. Sergent (1999).
  • [3]
    P. Bellwood (1985).
  • [4]
    J’exclus la génétique, car celle-ci livre des faits dont le couplage avec d’autres ordres de données est des plus difficiles, pour peu qu’il s’agisse de populations denses et à histoire mouvementée, ce qui est le cas de beaucoup d’entre elles. En Europe, par exemple, Luca Cavalli-Sforza et ses collaborateurs ont pu définir cinq « composantes principales » de la population européenne (L. Cavalli-Sforza, 1996, p. 178-194 ; P. Menozzi, 2001) : une seule peut, à la rigueur, être mise en relation avec un mouvement de population connu par ailleurs. Il est possible qu’il y ait une coïncidence plus grande entre archéologie, linguistique et génétique dans le cas de populations restreintes et qui ont passé les millénaires relativement isolées.
  • [5]
    B. Sergent (1993).
  • [6]
    L’idée survit, naturellement, sous la plume d’auteurs d’extrême-droite.
  • [7]
    A. R. Diebold (1985). Voir aussi M. Sevilla Rodriguez (1989) pour un problème tout semblable concernant le mot *(s)kwako/is.
  • [8]
    E. Peruzzi (1973 ; 1974).
  • [9]
    Voir par exemple J. Mallory (1997b).
  • [10]
    Voir la mise au point B. Sergent (1994 ; 1995 : 148-150).
  • [11]
    V. B. Sergent (1995 : 416-420) ; et J. Mallory (1997b).
  • [12]
    Fait vérifié : plusieurs dieux étrusques, en particulier, sont d’origine italique.
  • [13]
    Voir les articles de M. Gimbutas, heureusement regroupés dans M. Gimbutas (1997).
  • [14]
    B. Sergent (1995 : 399-403).
  • [15]
    B. Sergent (1995 : 396-397).
  • [16]
    B. Sergent (1995 : 174, 182- 183).
  • [17]
    B. Sergent (1995 : 415-416).
  • [18]
    Liste, jusqu’à 1995, dans B. Sergent (1995 : 60).
  • [19]
    O. Carruba (1969) ; cf. J. Mallory (1997a [1989] : 270-271) ; J. Freu (1990 : 12).
  • [20]
    P. Brun (1989).
  • [21]
    Cf. B. Sergent (1997), p. 174-178, pour la civilisation des Steppes à l’origine des peuples indiens et iraniens (et J. Mallory, 1997a, p. 254-259) ; p. 252-324, sur la mythologie commune aux Indiens et à d’autres peuples indo-européens, dont les Iraniens.
  • [22]
    B. Sergent (1997 : 179-190) pour une migration « lisible » archéologiquement.

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