Notes
-
[*]
Julien Loiseau, ancien pensionnaire de l’Institut Français d’Archéologie Orientale au Caire (2001-2005), est attaché temporaire d’enseignement et de recherche en histoire médiévale à l’université de Reims.
-
[1]
Jean-Claude Garcin, Un centre musulman de la Haute-Égypte médiévale : Qûs, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, Textes arabes et études islamiques, 6, 1976 et 2005 (2e éd.).
-
[2]
Comme le souligne l’auteur dans l’Avertissement de la seconde édition, deux sillons continuent aujourd’hui d’être creusés : l’histoire du soufisme et l’histoire rurale de l’Égypte de la fin du Moyen Âge, profondément renouvelée par le recours aux archives du xvie siècle ottoman.
-
[3]
Dans une bibliographie dont ce n’est pas le lieu ici de donner le détail, signalons tout particulièrement : Jean-Claude Garcin, « Toponymie et topographie urbaines médiévales à Fustat et au Caire », Journal of the Economic and Social History of the Orient [JESHO], 27 (2), 1984, p. 113-155 ; « Le Caire et l’évolution urbaine des pays musulmans à l’époque médiévale », Annales islamologiques [AI], 25, 1991, p. 289-304 ; avec Mustafa Anouar Taher, leur « Enquête sur le financement d’un waqf égyptien du xve siècle : les comptes de Jawhar al-Lâlâ », JESHO, 38 /3, 1995, p. 262-304 ; ou encore, sous sa direction, Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, Collection de l’École française de Rome, 269, Rome, 2000.
-
[4]
Voir récemment Jean-Claude Garcin, « La révolte donnée à voir chez les populations civiles de l’État Mamluk (xiiie-xve s.) », dans Éric Chaumont (éd.), Autour du regard. Mélanges Gimaret, Louvain, Peeters, 2003, p. 261-278 et « Les soufis dans la ville mamelouke. Histoire du soufisme et histoire globale », communication donnée dans le cadre du colloque sur Le développement du soufisme à l’époque mamelouke, Le Caire, Ifao, 26-29 mai 2003, à paraître.
-
[5]
Ces thèmes sont repris et synthétisés dans Jean-Claude Garcin, « Pour un recours à l’histoire de l’espace vécu dans l’étude de l’Égypte arabe », Annales ESC, 1980, p. 436-451 et « La “méditerranéisation” de l’empire mamelouk sous les sultans Bahrides », Rivista degli Studi Orientali, 48, 1973-1974, p. 109-116.
-
[6]
Voir Jean-Claude Garcin, « Remarques sur un plan topographique de la grande mosquée de Qûs », AI, IX, 1970 : certaines hypothèses avancées dans l’article sont nuancées dans le corps de la thèse.
1Près de trois décennies après sa publication sur les presses de l’Institut français d’archéologie orientale, l’étude de Jean-Claude Garcin sur Un centre musulman de la Haute-Égypte médiévale : Qûs, sa thèse de doctorat d’État, vient de faire l’objet d’une seconde édition [1]. L’ouvrage semble entamer comme une deuxième carrière, ce dont témoignent également sa traduction et sa publication récentes en arabe, sans que l’approbation ni même l’avis de l’auteur aient jamais été sollicités. Qûs fait désormais partie d’un patrimoine historiographique partagé.
2Mais la thèse ne s’en est pas trouvée pour autant émoussée. La Haute-Égypte médiévale, ouverte il y a trente ans aux historiens par Jean-Claude Garcin, n’est pas retournée à la friche [2]. Mieux, cette deuxième édition vient remettre en perspective l’œuvre d’un historien que l’on connaît surtout pour ses travaux sur les grandes villes de l’Islam médiéval, et singulièrement sur Le Caire [3], et dont les recherches actuelles soulignent pourtant d’abondance toute la richesse et toute la complexité des histoires concurrentes qui se sont épanouies en Égypte, dans l’ombre de la capitale et en marge de son historiographie [4]. Qûs a enfin le mérite non négligeable de replacer la vallée du Nil dans l’histoire de l’Afrique médiévale, de remettre en mouvement un vaste espace qui, des pistes de la Cyrénaïque à celles de la mer Rouge, de la Haute-Égypte à la Nubie et jusqu’à l’Éthiopie, a vu ses lignes de force considérablement bouger tout au long du millénaire médiéval. Il n’est pas sans incidence, on le verra, que le branle ait été donné par l’histoire d’une ville ou, plus exactement, par celle d’un « centre urbain musulman ».
3Les lignes qui suivent se proposent moins de rendre strictement compte de l’ouvrage, que d’en explorer la fabrique : celle des multiples histoires qui se sont croisées un jour à Qûs, dans ce qui n’était plus – quand l’historien y menait, entre 1966 et 1973, son enquête de terrain – qu’une bourgade oubliée ; celle aussi d’une démarche qui s’est proposée de faire réaffleurer une tradition urbaine ensevelie sous les décombres et, dans le même temps, de saisir les raisons de ce silence retombé. Qûs, ou comment écrire une histoire désurbanisée.
4Qûs présente, au premier abord, tous les attributs de la monographie : la toile de fond de l’histoire régionale – le Haut-Sa‘îd, entre Assiout au Nord et Assouan au Sud – brossée avec un luxe de détails ; le fil ininterrompu de l’histoire de la ville, patiemment suivi, en cette terre d’élection de la continuité historique, depuis l’antique Qsa et l’Apollinopolis parva des Ptolémées, jusqu’à la bourgade des années 1960 ; la mobilisation scrupuleuse, enfin, de l’ensemble des traces encore accessibles à l’historien, malgré « le mur d’indifférence des chroniqueurs » (p. x) toujours plus occupés aux annales de la capitale et la disparition rapide des témoins matériels du passé de ce centre provincial. Mais cette continuité rassurante – de l’espace, du temps et, malgré tout, des matériaux de l’historien – est très vite mise à mal. Qûs semble bien plutôt le triple produit d’une géographie méconnaissable, d’une histoire interrompue et de la mémoire décidément bien sélective des hommes.
Les vicissitudes de « l’espace vécu »
5L’histoire de la Haute-Égypte médiévale est un rendez-vous à l’échelle du continent. On est certes toujours au carrefour de quelque chose. Mais dans le cas d’espèce dont se préoccupe Qûs, la convergence est d’autant plus remarquable qu’elle est venue animer « une oasis entourée de déserts » (p. 410), lui ouvrir l’horizon du monde, avant de la rendre à sa géographie.
6La Haute-Égypte n’a certes sans doute presque jamais cessé d’alimenter, par sa richesse agricole, un commerce de grains à longue distance. Elle est ainsi restée, par-delà la mer Rouge, le grenier du Hedjaz, et les villes saintes de l’islam ont pu compter, chaque année, sur le produit agricole des fondations en waqf qui leur avaient été pieusement attribuées sur les rives du Nil. Mais à l’inverse, les grains de Haute-Égypte n’ont pas toujours rejoint régulièrement, par la force de l’impôt foncier, les greniers de la capitale. Au début du xve siècle, alors que la région a échappé au contrôle du pouvoir, il faut mener depuis Le Caire de véritables expéditions pour recouvrer le tribut fiscal. Et si des colonnes armées doivent ainsi remonter la vallée, y tenir garnison ou mener des mois durant d’alléatoires opérations de maintien de l’ordre, c’est que l’on a beaucoup circulé en Haute-Égypte, et dans toutes les directions. Cet « asile naturel de toute rebellion » (p. 64) a vu passer beaucoup de monde au cours du millénaire médiéval.
7La figure attendue d’un carrefour de l’Islam, et la plus rassurante, est bien évidemment celle du grand négociant. Avec les Fatimides et le retour des voies du grand négoce dans l’orbe égyptienne, le Haut-Sa‘îd est redevenu, comme aux époques ptolémaïque et romaine, le point de rupture de charge du commerce des épices entre mer Rouge et Méditerranée. Débarquées à ‘Aydhâb pour limiter la durée d’une navigation dangereuse depuis les ports yéménites, les précieuses marchandises suivent vers le nord les pistes du Désert oriental et rejoignent désormais la vallée du Nil à Qûs – depuis que le pouvoir en a fait à la fin du xie siècle, au lendemain de la terrible crise du califat d’al-Mustansîr, la principale place militaire de la région et le pivot de sa reprise en main. Trois siècles durant, la nouvelle capitale provinciale figure sur l’itinéraire des marchands du Kârim, souvent originaires de Haute-Égypte, parfois même propriétaires terriens dans les environs de Qûs – comme le grand négociant Ibn Musallam, originaire de Balis sur l’Euphrate et « dont les agents parcouraient le monde, de l’Inde au Sénégal » (p. 261). Alors que se resserrent au xiie siècle les liens entre l’Église d’Égypte et l’Église d’Éthiopie, qui tient de la première la nomination de son métropolite, les ambassades des rois Zagwé suivent le chemin des épices : Aden, ‘Aydhâb et Qûs, avant de gagner Le Caire.
8Le courant s’en détourne pourtant à la fin du xive siècle, moins sous la pression des tribus maîtresses des pistes caravanières, qui y avaient tout à perdre, que pour fuir la contrainte fiscale exercée sur la province par un État aux abois. Le grand commerce emprunte désormais les côtes du Hedjaz et débarque au Sinaï, pour couper au plus court jusqu’à la capitale. Si un trafic anime encore les ports du Sud – Qusayr désormais, plutôt que ‘Aydhâb –, il ne passe plus que marginalement par Qûs.
9Dans le sillage des marchands, d’autres forains ont contribué à l’intégration du pays dans l’espace islamique : les pèlerins qui, on le sait, tiraient profit de la sécurité offerte par la caravane annuelle du Pèlerinage pour commercer entre leur région d’origine et le Hedjaz. À la fin du xie siècle, alors que les Croisés interdisent l’itinéraire de Suez et d’Aqaba, « ce sont tous les pèlerins du monde occidental qui passent par la route du Sud » (p. 98). L’œuvre de reconquête menée par Saladin et les Ayyoubides rouvre certes, un siècle plus tard, la route du Nord. Mais l’ancien itinéraire a gardé la faveur des maîtres spirituels et de leurs disciples : les épreuves que recèlent les pistes du Désert oriental, de Qûs à ‘Aydhâb, sont, comme la traversée de la mer, « déjà une préparation aux Lieux saints » (p. 139).
10Aussi l’on ne s’étonnera pas de la forte présence des Maghrébins dans le paysage religieux de la Haute-Égypte – pèlerins venus se fixer à Qéna, Louxor ou Qûs à leur retour du Hedjaz et devenus, à leur mort, les saints patrons des localités où se joue la reconquête sunnite contre les derniers réduits shi‘ites de la vallée. Les contacts avec le Maghreb sont anciens : les pistes du Désert occidental y conduisent, depuis la Cyrénaïque et Alexandrie, plus vite et plus sûrement que par la vallée. C’est du Maghreb que vient très largement le renouveau piétiste, tout particulièrement la voie shâdhilite, dont le fondateur, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, natif du pays Ghumâra entre Ceuta et Tanger, vint vivre en Alexandrie et mourut en 1258 sur la route du Pèlerinage, entre Qûs et ‘Aydhâb.
11D’autres hommes ont passé cependant, qui, d’une manière bien plus décisive que les négociants et les pèlerins, ont modelé en profondeur l’espace égyptien et l’histoire du Haut-Sa’îd, jusqu’à rendre le passé méconnaissable : les gens des tribus, arabes et berbères. De la lente remontée des tribus arabes le long de la vallée du Nil à partir du ixe siècle, l’on connaît surtout l’épopée des Banû Hilâl, installés en Haute-Égypte par le calife fatimide al-‘Azîz et dont des contribules, implantés peut-être antérieurement sur les marges occidentales du Delta, furent envoyés en 1050 briser la sécession ziride au Maghreb. De fait, jusqu’au xive siècle, les différents pouvoirs qui se sont succédés au Caire ont cherché, en Haute-Égypte, l’appui des groupes « qaysites » – comme les Banû Hilâl ou les Banû Kanz, à qui fut confiée la surveillance de la région d’Assouan face à la Nubie chrétienne – contre les groupes « yéménites » installés dans la région d’Assiout. Qûs est à la limite de ces deux territoires tribaux : c’est de cette place militaire que le pouvoir parvient, pendant près de trois siècles, à contrôler les mouvements de ces grandes confédérations affrontées.
12Cette politique tribale bascule cependant, au xive siècle, dans la béance ouverte par l’expansion du sultanat mamelouk aux dépens des royaumes de Nubie, amorcée dans les années 1270, et par l’islamisation du pays chrétien au sud d’Assouan. La destruction de la Nubie chrétienne est pour l’essentiel l’œuvre des tribus. Elle ouvre aux groupes « yéménites » de Moyenne-Égypte la « Route des quarante jours » (Darb al-arba‘în) vers le « Pays des noirs » (Bilâd al-sudân) : renforcée par des contribules venus du désert syrien, enrichie par le commerce des esclaves, leur puissance nouvelle limite grandement le contrôle du Caire sur la région d’Assiout et de Manfalout, aux débouchés de la grande piste transsaharienne. Au sud de Qûs cette fois, c’est la région d’Assouan qui échappe au pouvoir mamelouk, emportée par les Banû Kanz – les conquérants de la Nubie, qui refluent pourtant sous la pression d’autres groupes arabes engouffrés dans leur sillage. Le xive siècle est le temps des grandes révoltes tribales, dont la répression échappe de plus en plus à la place militaire de Qûs. À la fin du siècle, l’implantation délibérée des berbères Hawwâra en Haute-Égypte, dernière carte abattue par le sultan du Caire pour reprendre la main dans le jeu tribal, inaugure la souveraineté de fait de leurs émirs, installés à Girga, sur une grande partie de la province de Qûs.
13La grande crise des années 1400 vient briser dans ses cadres administratifs et fiscaux le peu de contrôle qu’exerçait encore Le Caire sur le haut pays, près de trois siècles et demi après leur mise en place autour de Qûs au lendemain d’une autre crise terrible, celle du califat d’al-Mustansîr. La peste ouvre pour longtemps aux tribus et à leurs troupeaux des béances dans l’espace autrefois si compté de la vallée du Nil. L’État mamelouk ne peut plus y imposer sa souveraineté et son tribut fiscal que le temps d’une expédition armée. À l’heure de la conquête ottomane, les émirs Hawwâra de Girga parviennent même à se faire reconnaître par la lointaine Porte leur mainmise effective sur la Haute-Égypte.
14Le Haut-Sa‘îd a ainsi reculé dans « l’espace vécu » du pays égyptien : il s’est éloigné du Caire à l’heure de la « méditerranéisation » du sultanat mamelouk – recentré sur sa capitale, sur les villes du Delta et le littoral syrien, plus directement dépendant, désormais, des revenus du grand commerce des épices [5]. L’éloignement de ce grand courant d’hommes, d’idées et de richesse ramène le haut pays – le « Pays de Sauto » dont les voyageurs occidentaux font, au xve siècle un monde à part entière – à sa géographie première, mais le vaste mouvement des tribus l’a rendu méconnaissable. Au Caire, les chroniques se sont pratiquement tues sur ses destinées et les historiographes reprennent désormais les généalogies des Arabes et des Berbères, pour mettre de l’ordre dans un présent si confus.
15Les horizons de la province se sont déplacés. L’espace s’est rétréci, morcelé et recomposé selon de nouvelles lignes de force : il ne saurait donc à lui seul assurer la continuité du récit historique. Le monde ouvert à la fin du xie siècle s’est refermé trois siècles plus tard, et avec lui la possibilité d’en conserver la mémoire. Aussi l’historien doit-il chercher ailleurs que dans le destin régional de la Haute-Égypte la raison de son histoire.
L’histoire interrompue, la ville continuée
16Le pays, c’est heureux, a la mémoire des noms. Qûs a été signalé sans discontinuer par les voyageurs du xvie au xxe siècle, même si les vestiges du temple ptolémaïque, consacré à Haroéris/Apollon, semblent bien modestes sur le chemin de Thèbes. La bourgade existe toujours dans les années 1960 et s’offre à l’enquête de terrain : cela seul devrait suffire à la possibilité d’une histoire de la ville. Que de véritables fouilles archéologiques soient refusées à l’historien, pour des motifs où l’on devine que se mêlent l’habitus bureaucratique et la méfiance suscitée par une longue tradition de commerce d’antiquités, importe peu dans le fond. Les collections disparates d’objets trouvés à Qûs renvoient l’écho d’un passé à l’histoire confuse mais sûr de son ancienneté. Les habitants sont là aussi, pour livrer accès à une tradition orale et à une religiosité où se retrouvent sans trop de peine les noms des maîtres de droit et des guides spirituels qui ont justifié et porté, six ou sept siècles plus tôt, le renom de la ville. L’historien se voit offerts les délices de l’ethnographie.
17Las ! De même que l’architecture traditionnelle, les informations transmises par la bienveillance des habitants de Qûs dénoncent le remploi de matériaux anciens ou l’imitation maladroite de leur savant agencement. Il semble y avoir un hiatus infranchissable dans l’histoire de la ville. L’emprise de la ruine y a été trop forte, celle qui faisait prendre aux premiers voyageurs orientalistes les décombres de Qûs pour les vestiges de Thèbes, celle qui a laissé dans le paysage urbain ces grandes collines de décombres où furent trouvés les témoins mobiliers du passé médiéval de la ville. La ruine est, en Égypte, la meilleure ennemie de l’historien. Elle recouvre et vide de sens les débris naufragés du passé, dans le temps même où tout fait croire qu’elle les a laissés en place et conservés. Quant à la population moderne de Qûs, comme celle des autres localités de Haute-Égypte, venue des campagnes à partir de la fin du xviiie siècle, elle « a réoccupé les sites urbains, les remodelant à sa guise, ou plutôt s’agglomérant autour de ce qu’il en restait, sur la colline de décombres » (p. 566). La tradition locale n’est donc ici que d’un lointain secours : « elle a bien gardé le souvenir de faits anciens, mais elle risque de les avoir situés en les adaptant continuellement à une configuration urbaine qui a lentement évolué au fur et à mesure que la ruine s’accentuait » (p. 284).
18Non que toute trace de continuité urbaine ait été effacée dans la bourgade moderne. La grande mosquée de Qûs en est un premier exemple [6]. Attribuée comme tant de mosquées en Égypte au conquérant arabe ‘Amr Ibn al-‘Âs, la mosquée al-‘Amrî conserve à tout le moins dans son nom l’indice d’une indéniable ancienneté. Sa reconstruction en 1080, attestée par une inscription fragmentaire, est accomplie au nom de Badr al-Jamâlî – l’homme fort de la fin du califat d’al-Mustansîr, qui parvient à reprendre en main le pays et à mettre un terme à la crise qui le déchire depuis plus d’une décennie. Elle signe l’élection de Qûs dans la nouvelle organisation du maintien de l’ordre en Haute-Égypte, ce « choix du pouvoir » qui fait du gouvernorat de Qûs le second office de l’État fatimide juste derrière le vizirat, et bien souvent l’étrier de l’ambition de ceux qui convoitent ce dernier. Le plan de la mosquée du xixe siècle, celle que l’on peut encore observer à Qûs avant sa reconstruction en 1973, recèle ainsi les indices d’un autre chantier : la reconstruction de la mosquée de Qûs par le vizir fatimide Talâ’i‘, contemporaine du très beau minbar qu’il y fait installer en 1156, sur un plan qui annonce celui de sa mosquée du Caire.
19La mosquée al-‘Amrî, à travers ses avatars successifs, témoigne d’une véritable continuité politique – certes très largement vidée de son sens à partir de la fin du xive siècle, quand le gouverneur de Qûs est réduit à l’impuissance face à la force montante des Hawwâra, mais jamais tout à fait éteinte à l’époque ottomane qui voit, sinon le maintien d’un gouverneur à Qûs, du moins celui d’un administrateur de second rang. On ne comprendrait pas autrement l’agrandissement plus tardif de l’édifice, où l’on peut voir l’œuvre de l’un des plus grands édiles de l’Égypte du xviiie siècle, l’émir ‘Abd al-Rahmân Katkhudâ. Maintien d’une mosquée du vendredi, présence jamais tout à fait démentie du pouvoir : voilà de quoi faire une ville, selon les critères de la géographie arabe de l’époque impériale. Mais, malgré les indices architecturaux patiemment recueillis, force est de constater qu’il n’y a toujours pas de quoi en écrire l’histoire.
20D’autres vestiges plaident cependant pour une continuité humaine et urbaine de Qûs, plus souterraine, mais plus tenace aussi : les églises. Les chrétiens de Qûs tiennent encore deux sanctuaires dans les années 1960, situés dans la partie la plus ancienne de la bourgade, non loin du temple ptolémaïque. Mais la tradition orale attribue à toutes les mosquées du lieu des fondations chrétiennes, et l’historien retrouve sans peine dans le plan de certains tombeaux de shaykh les dispositions d’une église. Dans son antiquité même, Qûs est éminemment chrétienne. Elle l’était fortement restée quand les Fatimides firent le choix d’y établir, quatre siècles après la conquête du pays, le siège de la capitale provinciale. Elle l’était encore quand, en 1307, une violente émeute confessionnelle y entraîna la destruction de treize de ses églises. Elle l’était plus que jamais, au milieu du xve siècle, quand le Haut-Sa‘îd apparaissait désormais, au regard de l’islamisation avancée du Delta, comme un pays majoritairement chrétien. Il faut de fait attendre l’exode rural massif du siècle passé, pour que les chrétiens de Qûs soient réduits à une minorité.
21Ici gît sans aucun doute, dans le passé de la communauté copte, une part essentielle des destinées de Qûs. L’inventaire de ses traces, pourtant, s’avère décevant : une seule église ancienne, Saint-Étienne ; quelques pierres ornées de croix, prises dans la maçonnerie des puits de la ville ou mises au jour au hasard de maigres travaux de voirie ; le souvenir de quelques martyrs ou d’un saint évêque, enfin, dont le Synaxaire arabe, fixé dans son dernier état au xiiie siècle, a gardé la trace. La collecte est maigre et force est d’admettre que le passé chrétien de Qûs se réduit pour l’historien à « un fond important que la documentation ne nous permet pas de connaître, ni la simple honnêteté, d’ignorer » (p. 569). Allons plus loin. L’hégémonie politique et culturelle de l’Islam a pratiquement retiré aux chrétiens tout accès à l’histoire. C’est aux silences des textes que l’historien doit de retrouver parfois leur trace : que l’on ne sache rien des petits fonctionnaires en poste dans les bureaux financiers de Qûs à l’époque mamelouke, alors que les sources en recensent pour d’autres localités de Haute-Égypte, et l’on peut sans trop de risque en déduire qu’ils étaient massivement recrutés au sein de la communauté copte (p. 247).
22Devant les traces du passé chrétien de Qûs, d’autant plus tenaces qu’elles sont pratiquement muettes, la contradiction qui se dresse est celle du passé égyptien tout entier : celle d’une histoire étouffée dans la permanence des lieux. À Qûs, l’histoire s’est interrompue, mais la ville s’est continuée, recouvrant le passé de l’accumulation même de ses débris. Pas plus que le continuum spatial dans lequel s’inscrit le destin de la région, la continuité urbaine de Qûs n’offre de prise à l’histoire. C’est que, dans l’histoire de la région comme dans celle de la ville, la rupture du xve siècle fut si forte qu’elle a rendu le paysage méconnaissable. Tandis que triomphait l’ordre bédouin des émirs Hawwâra, entraînant le déclassement définitif de la place militaire de Qûs, la ruine ramenait la topographie de la ville à une configuration inextricable d’églises chrétiennes et de saints musulmans. Résoudre l’énigme, retrouver le sens de cette vie urbaine que recouvraient désormais les collines de décombres et les cimetières, supposait paradoxalement de quitter la province. C’est que l’écho s’en trouve encore au Caire.
Histoire et urbanité
23Au cœur de l’enquête se trouve en effet un texte, conservé à la Bibliothèque nationale du Caire, l’un de ces dictionnaires biographiques qu’affectionnaient tant les lettrés arabes et dont la rédaction fut achevée en 1338 dans l’une des madrasas les plus prestigieuses de la capitale égyptienne : l’al-Tâli‘ al-Sa‘îd d’al-Udfuwî. Natif d’Edfou, formé à Qûs, puis parti au Caire poursuivre sa carrière et son ascension sociale, al-Udfuwî recense dans son dictionnaire les notabililités passées et présentes de la Haute-Égypte. Son œuvre « enregistre de première main l’épanouissement d’une floraison culturelle provinciale, dont elle est elle-même un produit » (p. xi). On ne perdra pas de vue, cependant, que c’est bien au Caire, dans la capitale, que la mémoire en fut fixée.
24Au fil des parcours individuels, au gré des filiations intellectuelles, des affiliations spirituelles ou des connivences sociales, c’est le portrait sensible d’une communauté musulmane provinciale qui se dessine et se laisse apercevoir avec une certaine consistance à partir du xiie siècle. Qûs connaît alors son premier poète, mort en 1128, et son premier saint, mort en 1170, le premier d’une longue série d’intercesseurs dont les tombeaux jalonneront bientôt la ville. Elle connaît surtout sa premier madrasa, dont la fondation en 1210 « acheva de doter la capitale militaire, administrative et commerciale de la Haute-Égypte, de la dernière fonction qui lui manquait encore pour être vraiment une ville islamique : la transmission du savoir » (p. 177).
25Nous y sommes. Ce qui prend corps avec l’enseignement du droit et la formation de juristes dans les madrasas de Qûs – à suivre al-Udfuwî, la ville compta jusqu’à seize institutions… –, c’est à l’évidence la formation d’un milieu savant, qui attire dans la capitale provinciale la grande majorité des étudiants de Haute-Égypte et envoie au Caire les meilleurs de ses fils : autrement dit, la constitution de circuits d’ascension sociale dans une société encore très largement rurale, où l’islam et l’accession au savoir sont les seuls vecteurs d’une véritable dynamique sociale. Mais au-delà de la formation d’une élite musulmane, ce qui retient toute l’attention de l’historien, c’est l’animation de cette vie culturelle locale que rend possible la madrasa. La ville n’est pas à chercher ailleurs que dans « ce minimum de formation linguistique, juridique, religieuse qui caractérise l’urbanisation plus que le mode de vie, à un peu plus d’aisance et de délicatesse près » (p. 357). Et si la ville est bien là, au regard de l’historien, c’est précisément qu’à la faveur de cette formation sociale, son histoire est devenue possible. Le dictionnaire d’al-Udfuwî, sans lequel « [cette] étude n’aurait guère eu de sens » (p. xi), n’est pas autre chose que le legs littéraire des madrasas de Qûs. Que la ville ne soit pas devenue pendant trois siècles « un centre musulman », elle aurait échappé sans retour aux rets de l’historien.
26Dans la province égyptienne, la ville consistait donc en cette urbanité particulière, faite de savoir et de conscience collective, fragile floraison que le dictionnaire d’al-Udfuwî a su saisir à temps, avant que ne la fauchent les périls de la fin du Moyen Âge. C’est là sans doute le plus bel enseignement de Qûs : la précarité de la ville, dont l’épanouissement ne suppose pas seulement la conjonction d’une situation géographique et d’un choix politique, mais cette connivence sociale avec le pouvoir qui fut encouragée par les maîtres successifs de l’Égypte, avant que la dureté nouvelle des temps, au début du xve siècle, ne contraignent les Mamelouks à la rupture. La peste, l’effondrement de la rente foncière, le défi des tribus – tout conspire alors pour rendre plus brutale, plus directe et lointaine à la fois, la domination du Caire sur le haut pays, accélérant le détournement des voies du grand commerce : « Qûs et le haut Sa‘îd tout entier vont redevenir une oasis entourée de déserts, où aucune tâche majeure ne va plus attirer émirs, fonctionnaires et commerçants qui avaient donné naissance à la communauté urbaine musulmane, alors que c’est dans la lente maturation de cette communauté, pendant trois siècles, qu’a résidé l’originalité de Qûs » (p. 410). Le silence peut retomber : l’histoire s’est désurbanisée.
27Reste une dernière interrogation : puisque l’histoire s’est tue sur Qûs, une fois passés les périls du xve siècle, pourquoi poursuivre l’enquête au-delà, jusqu’à convier le lecteur dans la bourgade contemporaine ? Il est difficile de voir dans le plan finalement adopté par Jean-Claude Garcin une simple concession au modèle impérieux de la monographie, non plus que la reconnaissance formelle d’un triomphe de la continuité dont tout, dans le texte de Qûs, dénonce les faux semblants. Il nous semble en revanche possible de discerner, dans cet effort pour prolonger l’histoire, comme une reconnaissance de dette. Envers un lettré du xive siècle, al-Udfuwî, dont les listes de noms patiemment constituées, « conservées dans la poussière des bibliothèques, ont seules continué de rappeler l’activité de ce petit monde disparu » (p. 287), et maintenu vivace un souvenir que la ruine de la ville, sans son œuvre de mémoire, aurait vite étouffé. Envers les habitants de Qûs, également, rencontrés par l’auteur entre 1966 et 1973, qui s’étaient réappropriés à leur manière l’histoire de la ville et sa tradition interrompue, redécouvrant eux-aussi al-Udfuwî, et restituant aux lieux une topographie reconstruite de toute pièce pour mieux accueillir ce qui devait être désormais leur nouveau passé. Qu’elle soit fictive n’y change rien, il faut aux hommes la conscience rassurante de la continuité. Au final, elle oblige aussi l’historien.
Notes
-
[*]
Julien Loiseau, ancien pensionnaire de l’Institut Français d’Archéologie Orientale au Caire (2001-2005), est attaché temporaire d’enseignement et de recherche en histoire médiévale à l’université de Reims.
-
[1]
Jean-Claude Garcin, Un centre musulman de la Haute-Égypte médiévale : Qûs, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, Textes arabes et études islamiques, 6, 1976 et 2005 (2e éd.).
-
[2]
Comme le souligne l’auteur dans l’Avertissement de la seconde édition, deux sillons continuent aujourd’hui d’être creusés : l’histoire du soufisme et l’histoire rurale de l’Égypte de la fin du Moyen Âge, profondément renouvelée par le recours aux archives du xvie siècle ottoman.
-
[3]
Dans une bibliographie dont ce n’est pas le lieu ici de donner le détail, signalons tout particulièrement : Jean-Claude Garcin, « Toponymie et topographie urbaines médiévales à Fustat et au Caire », Journal of the Economic and Social History of the Orient [JESHO], 27 (2), 1984, p. 113-155 ; « Le Caire et l’évolution urbaine des pays musulmans à l’époque médiévale », Annales islamologiques [AI], 25, 1991, p. 289-304 ; avec Mustafa Anouar Taher, leur « Enquête sur le financement d’un waqf égyptien du xve siècle : les comptes de Jawhar al-Lâlâ », JESHO, 38 /3, 1995, p. 262-304 ; ou encore, sous sa direction, Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, Collection de l’École française de Rome, 269, Rome, 2000.
-
[4]
Voir récemment Jean-Claude Garcin, « La révolte donnée à voir chez les populations civiles de l’État Mamluk (xiiie-xve s.) », dans Éric Chaumont (éd.), Autour du regard. Mélanges Gimaret, Louvain, Peeters, 2003, p. 261-278 et « Les soufis dans la ville mamelouke. Histoire du soufisme et histoire globale », communication donnée dans le cadre du colloque sur Le développement du soufisme à l’époque mamelouke, Le Caire, Ifao, 26-29 mai 2003, à paraître.
-
[5]
Ces thèmes sont repris et synthétisés dans Jean-Claude Garcin, « Pour un recours à l’histoire de l’espace vécu dans l’étude de l’Égypte arabe », Annales ESC, 1980, p. 436-451 et « La “méditerranéisation” de l’empire mamelouk sous les sultans Bahrides », Rivista degli Studi Orientali, 48, 1973-1974, p. 109-116.
-
[6]
Voir Jean-Claude Garcin, « Remarques sur un plan topographique de la grande mosquée de Qûs », AI, IX, 1970 : certaines hypothèses avancées dans l’article sont nuancées dans le corps de la thèse.