1 Afrique & Histoire : Quelle est la part de l’histoire dans votre approche de la parenté ?
2 Maurice Godelier : Les rapports de parenté entre les individus et entre les groupes sont des rapports sociaux et tous les rapports sociaux, de quelque nature qu’ils soient, sont des réalités historiques. Et ceci a un double sens car ce sont des faits qui caractérisent une société à une époque donnée de son histoire et ce sont des rapports sociaux, des faits sociaux, qui ont eux-mêmes une histoire, qui sont apparus à un moment donné, se sont reproduits et installés dans la durée et ont évolué, se sont transformés avec l’histoire de cette société. Il n’y a pas de société sans histoire mais il y a beaucoup de sociétés dont l’histoire nous est inaccessible et restera inconnue de nous faute de documents, de monuments, hors la mémoire des gens, si ceux-ci ont gardé des souvenirs de leur origine et de leur passé. Pour un anthropologue, disposer d’informations fiables sur l’histoire des sociétés qu’il étudie est une chance et un appui indispensable pour son travail de déchiffrement du sens des rapports sociaux qu’il observe et analyse, du sens de ces rapports pour les individus et les groupes qui les produisent et reproduisent entre eux sous ses yeux. Mais indispensable aussi pour comprendre les conditions concrètes de reproduction de ces rapports, conditions sociales mais aussi conditions historiques, car l’histoire c’est le temps qui passe et c’est grâce à l’observation prolongée d’une société que l’on peut apercevoir les limites, les contraintes, qui permettent ou ne permettent plus la reproduction d’un certain type de rapports sociaux, et au-delà d’un certain type de société. C’est ainsi, par exemple, que j’ai essayé – malheureusement à trop grands traits mais mon livre embrasse un nombre considérable de sociétés et de systèmes de parenté – de comprendre la parenté chrétienne, cette nappe de représentations, de principes, d’interdits, de pratiques, de guides spirituels pour les populations de l’Europe qui fut exportée à partir du xvie siècle de par le monde par la colonisation ou par l’action missionnaire. Tous les dogmes principaux, les représentations de base du christianisme, fabriqués il y a deux millénaires en terre d’Israël et dans l’empire romain, ont été remodelés au cours du temps par les conciles, l’œuvre des théologiens, etc. ; or un chrétien d’aujourd’hui, qui pratique sa religion et vit dedans sans en connaître les racines ni l’histoire, ne peut pas prendre de distance par rapport à ce fonds culturel de base qui nécessite un regard à la fois anthropologique et historique. Que l’on puisse penser et dire, chez les chrétiens, qu’une femme et un homme, en s’unissant, ne font qu’une seule chair, una caro, que les enfants sont la chair de votre chair…, cela remonte évidemment à la Bible, donc bien avant la naissance de Jésus, puisque Ève est une partie de la chair d’Adam ; ce sont donc d’anciens mythes qui perdurent et sont retravaillés ensuite par le christianisme, mais en même temps, ce sont de formidables « coups de force » culturels. Un Baruya, à qui l’on dirait qu’en s’unissant avec sa femme il va devenir sa chair, vomirait de dégoût à l’idée d’un tel mélange du masculin et du féminin, qu’une substance masculine comme le sperme puisse se mélanger avec une substance féminine, comme les fluides vaginaux, etc., lui est impensable, non pas qu’il ne puisse le penser, mais il en rejette l’idée comme inacceptable. Les conséquences de ce choix culturel ont été immenses du point de vue théologique, ce que n’ont pas compris Françoise Héritier et ceux qui, sous son influence, pensaient ces faits à l’aide de la théorie dite de l’inceste du deuxième type, qui est un pur artefact. En fait, on comprend très bien qu’à partir du moment où vous épousez une femme et que vous ne faites qu’un avec sa chair, la sœur de votre femme devient votre chair. Un choix culturel de ce type a donc un retentissement énorme sur la parenté, car dans cette perspective les affins deviennent des consanguins, d’où la conséquence logique, de la part des théologiens chrétiens, d’étendre jusqu’au septième degré de consanguinité les interdits de mariage et d’étendre aussi loin l’interdiction de renouveler des alliances… D’où la difficulté pour l’aristocratie féodale de se marier en respectant ces interdictions, alors que le monde aristocratique est petit et hiérarchisé, de même que pour les paysans qui vivent dans des communautés assez fermées. L’Église a donc été obligée de reculer devant ces résistances et de ramener le champ des interdits du septième au quatrième degré, puis du quatrième, de revenir au deuxième degré. On constate ici la nécessité du dialogue entre anthropologie et histoire ; en même temps, l’histoire devrait devenir anthropologie puisque l’interprétation de l’una caro et de ses conséquences sur l’affinité transformée en consanguinité, relève du travail de l’anthropologue ; l’historien pourrait le faire certes, mais pourquoi ne pas utiliser et dépasser la division du travail entre anthropologues et historiens. Sur la longue durée, seules la Chine, l’Inde et l’Europe ont des archives, une histoire écrite, il faut en profiter. Alors que pour les autres sociétés, où il n’y a pas d’archives écrites, la coopération de l’anthropologie et de l’histoire est plus réduite, plus difficile. Il me semble tout à fait nécessaire de continuer aujourd’hui, plus qu’avant en tout cas, à unir les deux disciplines.
3 Comment situez-vous ce livre dans votre parcours ? Vous êtes de formation philosophique, puis vous vous intéressez à l’économie et enfin à l’anthropologie…
4 Au départ j’étais philosophe, mais mon origine sociale m’a poussé très tôt vers le marxisme, à la fin de mon hypokhâgne au lycée Faidherbe de Lille, donc mettons que j’avais environ dix-huit ans. C’était dans les années 1950, quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque beaucoup d’intellectuels étaient membres du Parti Communiste ou se déclaraient proches de lui. Foucault était alors membre du Parti avec beaucoup d’autres qui, comme lui, ont ensuite quitté le Parti. Foucault est arrivé à Lille à la fin de mon hypokhâgne et Revault d’Allonnes, qui était mon professeur, nous a dit d’aller écouter ses cours à l’université le jeudi. Ses cours portaient sur la psychologie clinique, le normal et le pathologique. C’était les matériaux de son premier livre Maladie mentale et Personnalité dont la première édition se terminait par une conclusion faisant référence à Pavlov, le deuxième système de signalisation (le langage), etc. Cette conclusion disparut des éditions ultérieures quand Foucault quitta le Parti et sur le plan théorique se rapprocha de Binswanger puis plus tard de Heidegger. Les cours de Foucault m’ont enthousiasmé. On est devenu amis et c’est lui qui m’a conseillé d’aller en khâgne à Henri IV. Il faut se souvenir que c’était une époque prodigieuse de contradictions, mais, en même temps, de confluences ; une époque glorieuse où il y avait Sartre et Merleau-Ponty, on recevait la phénoménologie de Husserl, il y avait le surréalisme actif… Breton, mais aussi Éluard. Avant de préparer l’agrégation de philosophie, j’étais passionné par Husserl ; non pas parce que j’étais phénoménologue, mais par ce qu’il fallait que je comprenne ce mode de pensée, moi-même me disant matérialiste, devant un phénoménologue qui pratique l’époché pour accéder à l’essence des choses, l’eidétique. J’étais donc à la confluence de Marx et de Husserl. Pas de Heidegger… J’ai eu un excellent professeur qui était Jean-Toussaint Desanti, donc j’ai fait beaucoup de mathématiques, beaucoup d’épistémologie. Mon diplôme d’études supérieures, portait sur « Logique formelle, Logique transcendantale et Logique dialectique chez Kant et chez Hegel » que j’ai passé avec Canguilhem, j’ai lu et mis en fiche, systématiquement, Kant et Hegel, mais j’avais beaucoup d’amitié, si je puis dire, pour Aristote, surtout La Politique d’Aristote, Hobbes, Locke… Le soir même de l’agrégation, j’ai demandé au jury de ne pas enseigner la philosophie – à l’époque on pouvait le faire, c’était une époque très « féodale » – j’ai expliqué que philosopher sur la philosophie, cela ne m’intéressait pas, que je voulais connaître autre chose que la philosophie pour philosopher sur cette chose. Le jury a été très indulgent, il m’a donné un an d’École Normale de plus pour faire ce que je voulais. « Qu’est ce que vous voulez faire ? — J’hésite entre faire de la médecine (j’étais influencé par Georges Canguilhem) – mais c’est très long ; faire des mathématiques – mais je suis pas très bon ; finalement, par option philosophique et politique, je voudrais étudier l’économie. » Alors j’ai fait trois ans d’économie. Je suis allé suivre les cours du Centre d’étude des programmes économiques (CEPE), fondé par Edmond Malinvaud et dirigé par lui et par Charles Prou, mais je n’étais pas bon en mathématiques économiques. Furet, Annie Kriegel qui a l’époque considéraient Prou comme un homme de droite, anti-communiste, me l’ont déconseillé. Je côtoyais des polytechniciens et des normaliens qui allaient être les jeunes recrues du Commissariat au Plan, qui faisaient de la macro-économie et de la micro-économie. Je faisais des études de modèles, mais je n’étais pas bon en calcul et je faisais toujours des erreurs : quand le bon résultat était 2, je trouvais 0,2, quand c’était 0,2, je trouvais 2. Et puis, les circonstances ont fait que Pierre Vilar, Charles Bettelheim et d’autres, comme Jules Vuillemin, qui était professeur au Collège de France, m’ont dit de me présenter auprès de Braudel, pour un poste d’assistant, en me disant : « Tu n’as aucune chance, tu es marxiste, Braudel ne va jamais t’accepter. » J’ai rencontré Braudel que je ne connaissais pas et au terme d’un entretien d’une heure où il m’a demandé ce que je pensais de Descartes, de Marx et que je lui ai expliqué mon intérêt pour Husserl et Sartre, il m’a annoncé qu’il me mettait sur la liste de ses chefs de travaux. J’étais à la fois heureux et étonné. Je lui demandai aussi : « Qu’est-ce que je dois faire ? — Ce que vous voulez, cultivez-vous. » Je le remerciai et lui demandai si je devais, en tant que chef de travaux, assister à ses séminaires. « Si vous voulez. » Époque royale, n’est-ce pas, mais peu encombrée de commissions, élections, etc. Donc grâce à lui je suis allé suivre les cours du CEPE et j’ai étudié l’économie pendant deux ans. Je lisais les œuvres des économistes dans le texte comme j’avais appris à le faire pour les grands philosophes. Keynes, mais aussi Domar, Sen, Kurihara, Kantorovitch et je m’attaquai aux trois gros volumes du Capital de Marx que je mis en fiches. À cette époque, les marxistes, y compris Althusser, n’avaient lu que le premier volume, celui qui donne les définitions de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, de la monnaie, du capital, du travail socialement nécessaire, etc. Les autres volumes, surtout le troisième sur la rente foncière, n’étaient ni lus ni discutés. Par contre je fus vite dégoûté de l’enseignement de l’économie à l’université car on nous faisait acheter des polycopiés résumant Keynes ou Marx qu’il fallait apprendre par cœur. Et ensuite on s’est brouillé, Braudel et moi, parce qu’il me trouvait trop marxiste d’une part, et parce que je m’orientais de plus en plus de l’économie vers l’anthropologie économique. Je suis alors devenu chef de travaux chez Lévi-Strauss – ce qui n’était pas plus mal – qui avait discuté avec Braudel de mon transfert auprès de lui. Mais j’avais déjà fait ma mutation au cours de ces deux ans d’économie. À cette époque, il y a quarante-cinq ans, le débat était entre économie planifiée et économie de marché. Les deux grands modèles s’affrontaient, mais aussi se rencontraient : redonner du marché dans l’économie planifiée – c’était la position de Oskar Lange, de Kazimierz Laski… et, de leur côté, des Français, avec leur Commissariat au Plan, qui désiraient faire intervenir l’État dans le marché pour reconstruire le pays. Mais au bout d’un certain temps cela ne m’intéressait plus. Construire des modèles mathématiques, articuler le micro et la macro, procéder à des simulations ne m’intéressait plus parce que j’étais intéressé par la situation réelle de gens vivants. De la même façon, j’avais expliqué à Braudel un jour : « Finalement, je ne suis pas intéressé par l’histoire. Qu’est ce que je vais faire ? Choisir le xviiie ou le xviie siècle, mais pourquoi aller passer ma vie dans un siècle passé ? » Finalement, ma pensée était devenue claire à la suite de mutations que j’ai faites moi-même de la philosophie à l’économie : je me suis dit que c’était l’économie qui m’intéressait, mais l’économie de sociétés subordonnées à des systèmes globaux, selon la terminologie actuelle, à l’époque on appelait ça les économies-mondes sous l’influence de Braudel, soit des économies et des sociétés subordonnées au capitalisme, soit des sociétés, des économies soumises à un régime « socialiste ».
5 Vous vous intéressez alors à l’anthropologie économique…
6 Je suis arrivé sur le terrain de l’anthropologie alors qu’existait un vide relatif en ce qui concerne l’anthropologie économique. Braudel, auquel j’avais expliqué mon projet, a créé alors un enseignement d’anthropologie économique dont je fus responsable. Donc, j’arrive sur le terrain de l’anthropologie économique, terrain presque vierge en France, et assez vite je connais tous les Américains qui étaient engagés dans ce domaine ainsi que d’autres tels Raymond Firth dont j’admirais les travaux. Beaucoup de leurs discussions me rappelèrent alors les débats entre historiens allemands de l’Antiquité, à la fin xixe siècle, sur le statut de l’économie dans la cité grecque ; avec d’un côté les primitivistes, de l’autre les modernistes, les premiers considéraient que les Grecs avaient combiné des traits de l’ancienne société tribale de l’esclavage, les seconds mettaient l’accent sur l’existence de la production marchande et du commerce. C’était un peu le même débat pour les sociétés colonisées : soit il s’agissait, disait-on, de sociétés primitives pour lesquelles les catégories de l’économie capitaliste ne s’appliquaient pas, ce qui semblait assez évident, mais ce qui amenait les partisans de cette thèse à nier le fait qu’il y avait des marchés dans ces sociétés et de nombreuses formes d’échange marchands ; et puis de l’autre côté, il y avait le courant substantiviste, avec Karl Polanyi, qui était très inspiré de Marx, et qui considérait que l’économie c’est la production, la circulation et l’allocation de biens et de services et non le fait d’économiser des moyens rares (cf. Robbins), que l’économie est « embedded », imbriquée, dans d’autres structures, ce qui me semble juste. Je suis allé plusieurs fois aux États-Unis, j’ai rencontré tous les acteurs de l’époque, Georges Dalton par exemple, qui se voulait l’héritier spirituel de Polanyi mais aussi les autres disciples, ceux qui étaient en train de monter, comme Marshall Salhins. De l’autre côté, il y avait les formalistes, Scott Cook, mais il y avait aussi Raymond Firth, qui était, d’une certaine façon, dans les deux courants. Une fois de retour, je suis parti, envoyé par l’Unesco, étudier le plan et les effets du plan sur les communautés villageoises du Mali qui devenait alors une république socialiste avec l’arrivée au pouvoir, après l’indépendance, de Modibo Keita et de son parti, le RDA, le Rassemblement Démocratique Africain.
7 C’était votre premier contact avec l’Afrique ?
8 Oui, et j’ai passé un an à demander au ministère du Plan et à son cabinet des rendez-vous pour obtenir l’autorisation d’étudier le fonctionnement de la nouvelle économie planifiée ; il y avait certes un ministre et un ministère du Plan, mais il n’y avait guère de plan, sinon des objectifs difficilement réalisés. Comme je n’avais rien à faire pendant un an, j’ai lu énormément, en particulier la documentation que j’avais emportée – j’avais pris à peu près quarante-deux kilos de photocopies et de livres. Et j’ai rédigé la synthèse « Objets et méthodes de l’anthropologie économique » [in L’Homme, 5, 1965, p. 32-91], qui est devenue un classique. Mais je n’ai pas alors fait véritablement de terrain.
9 Vous ne vous êtes pas intéressé au terrain africain ?
10 L’Unesco ne m’avait pas envoyé au Mali pour cela, mais j’ai parcouru le pays avec un ami, un anthropologue, Youssouf Cissé, j’étais son karamoko ; je suis allé avec lui chez les Bambara, les Songhaï, etc. J’ai rencontré aussi Modibo Keita, Madeira Keita et toute sorte de gens remarquables. Quand je suis revenu du Mali, j’étais frustré de n’avoir pas fait de terrain, même si j’étais content d’avoir rédigé cet article qui m’avait fait prendre connaissance avec l’état de l’anthropologie économique. À Paris je me suis lié avec Alfred Métraux, et ce dernier souhaitait que je fasse mon premier terrain en retournant sur son premier terrain, chez les Indiens de Bolivie. Finalement, le jour où nous avions à peu près arrêté les modalités de mon départ, un mercredi après midi, il s’est suicidé une demi-heure après mon départ. Quelques jours après, à son enterrement au cimetière de Bagneux, j’étais avec Lévi-Strauss et nous avons discuté. Je lui ai expliqué ma dernière conversation avec Métraux, mon désir de partir chez les Indiens en Amérique Latine… et Lévi-Strauss m’a tout de suite dit, avec beaucoup de délicatesse, que ce n’était pas un bon choix, qu’il y avait déjà beaucoup d’anthropologues français travaillant en Amérique Latine et en Amazonie et qu’il me conseillait le paradis – le dernier paradis des anthropologues – c’est-à-dire le nouveau paradis : la Nouvelle-Guinée. Ce qui est vrai d’ailleurs. Je n’ai pas dit « non » à mon patron, et de plus je le remercie de cette orientation. Dans la Nouvelle-Guinée d’alors, il y avait très peu de Français, mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, et de façon massive, des Anglais, des Américains et des Australiens, ainsi que des Japonais. Pendant deux ans, je me suis préparé en lisant un grand nombre de livres et d’articles sur la Nouvelle-Guinée. Après une année de vie au Mali, je ne me sentais pas attiré par ces populations dont je voyais les photos dans les livres, mais les systèmes de parenté me semblaient très compliqués et comme tout ce qui est compliqué m’intéresse… Au final d’ailleurs j’ai choisi une société, les Baruya, dont le système de parenté, n’était pas très compliqué. Après deux ans de préparation, je suis parti avec une liste de groupes à visiter, préparée à l’avance par mes amis américains de Ann Arbor, comme Marshall Sahlins, S. Rappaport et d’autres, mais j’ai choisi une société, les Baruya, que le hasard m’a désignée, en dehors de cette liste. Donc vous voyez, la mort de Métraux, la suggestion de Lévi-Strauss, une liste de tribus à visiter mais la première que je visite et qui n’était pas sur la liste est celle que j’ai choisie après avoir cependant visité quelques autres tribus qui étaient sur ma liste… Cette combinaison de nécessité et de hasard fait l’histoire de chacun.
11 Avez-vous fait alors de l’anthropologie économique sur ce terrain ?
12 Les choses ne sont pas aussi simples. L’expression « faire de l’anthropologie économique sur le terrain » n’a pas beaucoup de sens. Mon but était d’observer et de comprendre le fonctionnement de la société des Baruya, donc d’enquêter sur tous les types de rapports qu’ils entretiennent entre eux et avec la nature qui les entoure. Et bien entendu – et c’est le privilège de l’anthropologue par rapport à l’historien – de découvrir la manière dont les Baruya pensent, se représentent ces rapports, leurs rapports, et, en allant plus loin encore, la manière dont les individus se pensent au sein de leurs rapports, pensent leur place au sein de ces rapports. Tel est le programme idéal d’un anthropologue qui part sur le terrain. Quand je suis arrivé chez les Baruya, j’ai vécu dans une petite case au bord d’un sentier qui grimpait vers les sommets de la chaîne de montagnes et qui se trouvait à mi-distance de deux villages perchés l’un au-dessus de l’autre, Wiaveu dessus, Yanyi dessous. Au bout d’un mois, j’ai demandé aux habitants de Wiaveu si je pouvais vivre parmi eux. Ils ont accepté, m’ont attribué une parcelle de terre au milieu du village et j’ai construit avec eux une maison, fabriquant table, bancs, fenêtres avec les matériaux de la forêt. On n’apprend pas cela à l’université ni à Normale Sup. J’ai commencé alors une enquête sur la parenté avec les gamins et les filles du village. Au bout de quelques mois, discutant avec des adultes du village, j’ai réalisé grâce à leurs remarques et critiques que mon enquête n’avait aucune valeur. Les jeunes ignoraient leurs généalogies si on poussait les questions un peu loin dans le temps et dans l’espace. J’étais déprimé et pensais avoir vraiment perdu mon temps lorsque j’ai pris la décision qui allait me sauver et vraiment me permettre de pénétrer dans la logique des pratiques, et donc des représentations des Baruya. Je décidai d’aller cartographier et d’étudier tous les jardins des habitants du village, avec eux bien entendu. C’était faire de « l’anthropologie économique », faire appel à ce qui m’avait intéressé des années auparavant. Avant de partir en Nouvelle-Guinée, j’avais décidé de faire un stage à l’Institut National de Géographie où des ingénieurs et géographes m’avaient fort amicalement appris à utiliser la boussole, à mesurer les pentes des terrains, à convertir les distances obliques en horizontales pour dresser des cartes que je dessinais sur une planche mobile que je transportais de jardin en jardin. J’établis une fiche pour chaque jardin, surface, nature du sol de surface, du sous-sol, premier défricheur, propriétaire et usagers actuels, plantes cultivées dans la parcelle, par qui, nature des tâches, travail individuel, travail en coopération, par les femmes, par les hommes, par les deux sexes, temps de travail, magie accompagnant les diverses étapes des procès de production – abattre les arbres, nettoyer la parcelle, planter, entretenir la parcelle, récolter, transporter, distribuer ou garder les produits des récoltes de patates douces, de taros, d’ignames, de maïs, etc. J’ai mesuré ainsi pendant des mois et deux fois de suite à plusieurs années d’intervalle les activités « économiques » des habitants de Wiaveu. J’ai environ 17 cahiers de notes, 2 gros albums de relevés dessinés. J’ai à peine encore utilisé ce trésor qui concerne plus de 300 parcelles cultivées en forêt et en savane. Mais ce fut mon salut. Car à partir de l’observation quotidienne des activités des Baruya dans leurs jardins (en Nouvelle-Guinée, on ne parle pas d’agriculture, mais d’horticulture) j’ai recueilli des informations sur tout. Sur les guerres, sur les initiations, sur l’arrivée des Baruya dans cette vallée et leur conquête de ce territoire sur le dos des tribus locales repoussées quelques kilomètres plus loin, sur les rapports hommes-femmes, etc. Et surtout, entre autres, j’ai rencontré une femme âgée, Djirinac, qui connaissait les généalogies de pratiquement la moitié de tous les Baruya, qui avait une mémoire extraordinaire admirée par les autres Baruya qui parfois venaient la consulter sur leurs propres généalogies. Elle devint mon informatrice et c’est avec elle que j’ai recommencé mon enquête sur les rapports de parenté chez les Baruya et cette fois tout a bien marché. J’ai reconstitué avec elle et avec un homme remarquable, Nougrouvandjerié, qui à la connaissance des rapports de parenté chez les Baruya ajoutait une connaissance remarquable de toutes les guerres qu’avaient livrées ou subi les Baruya, le nombre de tués, les expéditions de revanche (pay-back), etc. L’histoire des Baruya commençait à se dessiner sous mes yeux. J’ai collecté, allant de village en village, les généalogies de tous les Baruya, à peu près 1600 personnes et j’ai remonté parfois jusqu’à la 4e génération au-delà des adultes vivants. Ce qui m’a permis d’identifier plus de 5 000 personnes, vivantes ou décédées. Dans chaque village, je dessinais le plan du village, recensais les habitants de chaque case, qui habite à côté de qui, etc. Bref, une immense quantité de données sociales et historiques que je n’ai malheureusement analysées qu’en partie. Donc, j’ai fait de « l’anthropologie économique » mais aussi toute une série d’autres enquêtes systématiques qui s’emboîtaient ensuite les unes dans les autres, car dans la réalité, les rapports entre Baruya ne sont pas « économiques » le matin quand ils défrichent la forêt, « rituels » le soir quand les hommes vont chanter avec les jeunes initiés dans la Maison des Hommes, la Kwalanga, qui se dresse au-dessus du village au-delà des maisons où vivent les familles, où se rencontrent les sexes. En vivant ainsi des années avec les gens, en accumulant enquêtes et recoupements de leurs résultats, j’ai pris conscience qu’un noyau de leur vie sociale jouait un rôle fondamental à la fois dans l’organisation et dans le mouvement de cette société : les rapports hommes-femmes dans cette société sans classes, sans État et divisée en clans patrilinéaires dont les uns appartenaient aux Baruya qui avaient envahi les vallées de Marawaka et de Wonenara et les autres, subordonnés aux premiers, s’étaient séparés des populations autochtones qui avaient fui et s’étaient eux alliés aux Baruya. Ce double rapport entre les sexes et entre conquérants et autochtones expliquait beaucoup de choses. Quand je suis revenu, je n’ai pas voulu écrire un livre classique, ni sur l’anthropologie économique, ni même une monographie. Ce fut un choix épistémologique car il me semblait qu’il n’y avait aucun sens à découper, comme font presque tous les anthropologues dans une monographie, l’économie, la parenté, la religion, l’art et puis la pêche à la ligne… On classe ses fiches, on les met « en » livre, mais le résultat est faux. Il m’a semblé qu’il fallait écrire un livre sur « la Production des Grands Hommes », c’est-à-dire mettre au cœur du livre le fait des institutions et des pratiques de la domination masculine, de la hiérarchie des hommes sur les femmes, mais aussi de la hiérarchie des clans qui avaient conquis ce territoire au détriment des clans autochtones [La Production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982]. Il s’agissait là d’une hiérarchie politique et d’une hiérarchie entre les sexes et c’est pourquoi j’ai mis au premier rang l’analyse d’institutions globales, dites politico-religieuses dans le langage des Occidentaux, que sont les grands rites d’initiation masculine et féminine. J’ai d’ailleurs pu assister à deux rites d’initiation féminine, ce qui était absolument interdit pour les hommes Baruya, mais qui complémentaient les initiations masculines. Mon livre n’était plus du tout une monographie ; de la même façon, un historien qui étudierait le xiiie siècle, par exemple, dans ce qu’on appelait peut-être la France, aurait fait des rapports féodaux déjà florissants le centre de son explication des campagnes et des villes. Il faut choisir quelque chose que l’observation vous semble mettre au premier rang, et non pas découper le poulet en tranches. Cela ne m’a pas m’empêché de dire une partie de ce que je savais sur l’agriculture ou la chasse ; mais la chasse en deux pages, ce n’est pas la chasse comme monographie.
13 Qu’est-ce que cette expérience du terrain vous a apporté ?
14 Cette première expérience du terrain, qui a duré trois ans, fut une rupture : on construit un moi nouveau en soi. Nous, les spécialistes des sciences sociales, nous ne pouvons exercer notre métier qu’en construisant nous-mêmes un mode de conscience nouveau, qui n’est pas notre moi social de fils du peuple ou de fils de bourgeois… C’est un moi cognitif. Pour nous anthropologues, qui sommes souvent des Occidentaux, et travaillons dans des pays soit fabriqués par l’Occident, comme la Papouasie Nouvelle-Guinée, soit subordonnés à lui, comme le Viet-Nam, ce moi cognitif qu’il faut construire en soi, doit se doubler d’un moi historique, d’une vision historique de sa position et de la position de sa société vis-à-vis de la société étudiée. Cette vision, je l’appellerais politique, parce qu’elle est historique mais aussi critique : elle tire un bilan critique de l’histoire. Certes, il existe des anthropologues qui trouvent que tout est bien dans le meilleur des mondes et qui font leur travail sans aucun état d’âme, qu’ils soient britanniques, français ou autres. Ils sont, en effet, plus rares aujourd’hui qu’au xixe siècle et au début du xxe siècle quand existait l’École Nationale de la France d’Outre-Mer et que des anthropologues anglais travaillaient tous dans le cadre du Colonial Office. Mais c’est vrai qu’il y a eu toujours ces deux courants d’anthropologues, ceux qui trouvent que tout est bien dans leurs rapports avec la société où ils sont et puis les autres, qui ont une distance critique. Ce mode de conscience se construit d’ailleurs avant même d’aller sur le terrain, se modifie au contact du terrain et continue de se construire après. De formation philosophique, je n’ai jamais suivi un cours d’ethnologie : on s’auto-apprend, on s’auto-forme. D’ailleurs beaucoup d’anthropologues furent des philosophes ou des gens qui n’avaient rien à voir avec l’anthropologie : Boas n’était pas un anthropologue, Malinowski était un géographe, Lévi-Strauss était un philosophe… Je suis retourné de nombreuses fois en Nouvelle-Guinée, un total de sept années de terrain réparties sur deux décennies et dans les deux mêmes vallées. Au cours de ces années, la Papouasie devint un pays indépendant, passant du stade d’État colonial à celui d’État indépendant, par l’octroi de l’indépendance par le Labour Party d’Australie plutôt que par la conquête de l’indépendance. Je suivais les événements, l’évolution de la société, j’ai connu comme beaucoup d’autres celui qui devint le premier Premier ministre du pays après l’indépendance, qui s’appelait Michael Somaré. Il est, trente ans après, de nouveau au pouvoir.
15 À cette époque de premier terrain, y avait-il déjà cette idée que l’on retrouve dans votre livre, selon laquelle la parenté n’est pas aux fondements de la société ?
16 Non, je n’en étais pas explicitement conscient à l’époque, il m’a fallu beaucoup de travail, de réflexion, pour arriver à ce déplacement théorique. Quelles sont les idées fondamentales des Métamorphoses de la parenté mais, au-delà de ce livre, quels sont pour moi les acquis de trente ans de travail ? Ce sont des déplacements théoriques fondamentaux concernant les Baruya. Je me suis posé deux questions.
17 La première : est-ce que la parenté est le fondement de cette société, alors que cette société est divisée en clans, sans classes ni castes ? Peut-on la ranger dans le bloc des « kinbased societies », des sociétés fondées sur la parenté, un concept des anthropologues que j’avais utilisé parce qu’on avale ça comme du lait. Comment puis-je répondre à la question que je me pose ? Et c’est en inventant un moyen d’y répondre (comme disait Marx, la méthode de découverte n’est pas la méthode d’exposition) qu’à ce moment-là je me pose deux nouvelles questions, ce qui m’a permis paradoxalement de faire le point sur l’anthropologie économique que je pratiquais il y a trente ans – ce que je n’avais pas prévu en écrivant ce chapitre sur les Baruya. Je voulais au départ écrire un chapitre dans lequel je montrais que quand vous avez fait une enquête sur la parenté pendant des années, vous avez le droit d’en parler, et que je n’ai pas inventé les généalogies des Baruya. Parce que j’en ai assez des ethnologues post-modernistes qui affirment que l’ethnologue applique et impose les concepts occidentaux, dont le concept de parenté, aux populations non-occidentales, que le terrain ne procure aucune autorité scientifique à l’ethnologue, que nous produisons, pour en rendre compte, des textes qui comme tout texte littéraire sont susceptibles de mille interprétations et donc qu’aucun fragment de connaissance « objective » de l’altérité des autres n’est possible, etc. Alors je me suis demandé comment je pouvais répondre à ma question : et le concept que j’ai employé est celui de dépendance, sur lequel j’avais beaucoup travaillé dans L’Énigme du don [Paris, Fayard, 1996] à propos de l’échange de femmes, de la réciprocité, de la dépendance réciproque. Je constate alors qu’aucun clan Baruya, malgré l’échange des femmes et les principes de retour de femmes aux générations suivantes, aucun clan ne dépendait, pour se reproduire, de tous les autres. Je conclus donc de cette question de la dépendance, avec tout ce que cela représente (échanges de femmes, de biens de services, solidarités ou rivalités), que je ne peux pas, à partir de la parenté, expliquer que les Baruya vivent dans une société, la leur, qui existe comme un tout qui déborde, dépasse et traverse en même temps les rapports de parenté et l’existence des clans.
18 Et la seconde question ?
19 Ensuite, je me suis dit que je devais me poser une question similaire pour l’économie. Puisque j’ai observé pendant des années la production de patate douce, la production de monnaie de sel, les échanges matériels et de services entre les clans Baruya ou les individus, ou encore la production et l’usage de leur monnaie de sel, est-ce que les lignages Baruya, plutôt que les individus (les lignages puisqu’il faut prendre en compte le fait de la propriété collective du sol par les lignages), est-ce que les lignages dépendent matériellement de tous les autres pour se reproduire, est-ce que « l’économique » constitue une base commune, y a-t-il là des liens matériels et sociaux qui les attachent tous ? Je fus obligé de conclure que non. Je suis obligé de conclure que les rapports économiques ne constituaient pas un rapport social « englobant ». Bien sûr, les activités « économiques » produisent la base matérielle de chaque lignage et de chaque individu. Les mêmes procédés et formes de travail sont pratiqués par tous individuellement ou par des groupes regroupant parents, alliés, voisins. Cela va de soi, mais cela ne créé pas une dépendance générale de chacun vis-à-vis de tous. Il n’y avait que dans une seule circonstance que tous les villages et tous les lignages se mobilisaient et coopéraient matériellement. C’est au moment des Grandes Initiations masculines (et féminines, mais à un moindre degré) quand il faut construire la Tsimia, la Maison Cérémonielle, nourrir et habiller les initiés, nourrir les centaines de spectateurs et visiteurs étrangers qui assistent aux cérémonies qui durent un mois. Donc je cherche quels sont les rapports sociaux qui créent une dépendance de tous vis-à-vis de tous, même si cette dépendance est construite à partir de contenus imaginaires (pour nous). Et là je ne vois rien d’autre que les grandes initiations qui, tous les trois ans se reproduisent, de façon périodique pour les hommes, de façon discontinue pour les femmes, à chaque fois que toutes les femmes de la vallée se réunissent autour d’une fille qui a ses premières règles. J’en conclus donc que les rapports sociaux englobants chez les Baruya sont des rapports que nous, Occidentaux, appelons « religieux », « politiques », « politico-religieux » : religieux, parce que les Baruya s’y adressent au Soleil, et donc à des divinités ou à des puissances supérieures à l’homme auxquelles ils demandent force et vie ; politiques, parce que cela établit le gouvernement des hommes sur les femmes.
20 Quelles sont les conséquences de ce déplacement ?
21 La conséquence en est cruciale du point de vue théorique. Pourquoi ? Parce que j’ai dû en conclure que les rapports de parenté ne sont pas à même de produire une « société ». Je suis retourné vers mes matériaux. Il y avait là des choses que je savais déjà ; par exemple le fait que, en cas de conflit grave entre deux clans, ou même à l’intérieur d’un clan, entre deux lignages de ce clan, l’un des clans ou l’un des lignages doit quitter la tribu, sous peine d’être tué et doit chercher refuge dans une autre tribu, s’il y en a une qui veut bien l’accepter plutôt que le tuer. À ce moment-là, qu’est-ce qui intègre ? Ce n’est pas la parenté, c’est la « tribu » qui intègre ; bien entendu, ensuite ce sont des groupes de parenté qui accueillent un fragment de parenté des autres, les intègrent en eux-mêmes, mais le tout l’emporte sur la partie. Donc, j’en arrivais à poser la question fondamentale : qu’est ce qu’une société ? Avant de poursuivre, je reviens sur le rôle des rapports économiques, de « l’économie » dans la production d’une « société », mais en déplaçant la perspective. Je dis que deux choses font une société. Ce qui fait société, ce sont des groupes qui se trouvent associés pour se reproduire ensemble et qui affirment leur souveraineté sur un territoire. Or, la souveraineté sur un territoire n’est pas à confondre avec le mode d’exploitation de ce territoire, ce n’est pas l’économie. C’est un double jeu de rapports globaux politico-religieux qui établissent un mode de souveraineté sur les gens et sur un territoire dont les limites sont connues des Baruya et de leurs voisins connus, sinon reconnues par ceux-ci – car il n’y a pas de raison que les voisins acceptent définitivement leurs frontières, surtout en Nouvelle-Guinée, avec les guerres entre tribus qui étaient un état social permanent (et le sont de nouveau trente ans après l’Indépendance). J’en arrivais à cette conclusion que, dans les sociétés sans classes et sans castes, l’économie ne peut pas servir de base générale, pas plus que la parenté. Maintenant, si on se tourne vers le système de castes qui existait dans les royaumes de l’Inde ou vers les hiérarchies seigneuriales de la société féodale, ou vers d’autres systèmes comme le système capitaliste, le rôle de l’économie change complètement, car dans les sociétés de classes ou de castes tout le monde dépend matériellement de tout le monde. Il y a une division sociale du travail et des autres activités militaires, religieuses, commerciales entre les castes ou entre les classes. Le Brahmane fait des sacrifices et ne devrait pas (théoriquement) cultiver la terre, etc. Dans un système de castes, chacun donne des biens et/ou des services aux autres et reçoit des autres. Dans un système de classes, on est ouvrier ou on est Thierry Breton. Il y a là un changement historique fondamental de statut de l’économie dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés, mais, attention, nulle part les rapports économiques et l’économie ne sont le fondement dernier de la souveraineté, et donc on revient vers quelque chose qui aurait fait plaisir à François Furet, qui a lutté contre Michel Vovelle et contre les marxistes, c’est-à-dire vers une histoire des institutions englobantes, politico-religieuses. En ouvrant cette voie, je suis parvenu à une autre conclusion, à l’obligation de distinguer communauté et société. Une société c’est un tout qui se reproduit par des institutions englobantes sur la base d’un territoire connu, sinon reconnu, et c’est vrai pour nous aussi. Le problème aujourd’hui c’est que l’économie déborde la nation : une correspondance étroite entre un mode de production, une forme d’économie et des institutions politico-religieux comme dans la Cité antique ou la société féodale nous renvoie à des époques historiques dépassées. Aujourd’hui, l’économie capitaliste déborde les frontières des États, déborde le territoire de la nation, ce qui ne signifie d’ailleurs pas que la souveraineté soit devenue internationale ou qu’elle ait disparu. Elle reste encore nationale. De manière paradoxale, dans les sociétés sans classes et sans État, l’économie est en deçà de la société mais, aujourd’hui, à l’ère des États-nations confrontés à la mondialisation de la production capitaliste et des échanges marchands, l’économie est au-delà, elle traverse et dépasse les sociétés. Donc, les rapports entre le politique et l’économique ont changé profondément depuis un demi-siècle et sont encore en train de changer profondément avec la globalisation des échanges et du marché.
22 Comment expliquez-vous le relatif effacement des études sur la parenté au cours des vingt dernières années ?
23 J’étais parfaitement au courant qu’après la grande époque de l’analyse structurale des systèmes, aux États-Unis d’abord, il y avait eu une désertification ; des spécialistes se sont écartés des études sur la parenté parce que les logiques algébriques de parenté, cela leur a semblé de plus en plus formel et stérile. Cela ne veut pas dire que cela n’était pas important mais cela n’épuisait pas le sujet ; Lévi-Strauss quant à lui s’intéressait surtout à l’architecture abstraite des systèmes. Alors évidemment, il devait y avoir une réaction. Il y a eu à cette époque au sein de nos sociétés occidentales plusieurs mouvements critiques de contestation des paradigmes qui avaient cours et dominaient en anthropologie. Par exemple, les marxistes remettaient en question le fait que l’anthropologie ne traite pas des gens du commun, des conditions matérielles d’existence, etc., mais s’intéresse seulement à la parenté ; ils déploraient surtout le fait que les anthropologues ne tiennent pas compte des rapports de domination, voire d’exploitation logés au sein des systèmes sociaux qu’ils étudient, ignorant ces contradictions structurelles sous prétexte de leur cohérence fonctionnelle. Les féministes disaient qu’on ne s’était intéressé à la parenté que d’un point de vue formel ou d’un point de vue masculin en ignorant le statut des femmes dans la société. L’anthropologie, sous ces pressions externes, a commencé à ouvrir de nouveaux chantiers ; ainsi, par exemple, l’idée que la parenté doit être analysée dans le mouvement global de reproduction de la société, ou l’idée de faire l’inventaire des formes et des lieux de la domination masculine, ont vu le jour. Les choses restaient cependant éclatées : de nouveaux chantiers ouverts, des pressions réciproques, des contradictions intéressantes. Il m’a semblé que je devais intégrer deux éléments dans mon analyse de la parenté. Faire l’historique des débats d’une part, des soi-disant « morts » de la parenté, pour démontrer ensuite que les problèmes s’étaient en fait déplacés ailleurs, et que c’était toujours de la parenté qu’on traitait, mais sous d’autres approches qui en enrichissaient la compréhension. Au lieu de proclamer, comme les post-modernistes, la mort de la parenté, j’y ai vu une mutation, une métamorphose à la fois de la parenté et des études sur la parenté… Il faut adopter un point de vue d’historien de sa discipline ; trop de gens ne lisent plus Evans-Pritchard, ne lisent pas Morgan, mais ils lisent le dernier truc à la mode. C’est ainsi également que je me suis posé la question des représentations de l’enfant et de sa conception, de la fabrication des humains, dans les diverses sociétés puisqu’en général c’est au sein de rapports de parenté qu’apparaissent des nouveau-nés. C’est là qu’ils trouvent une légitimité première… Ce chantier, je l’avais déjà ouvert pour moi-même chez les Baruya mais désormais j’ai comparé trente-deux sociétés choisies : des sociétés de la Nouvelle-Guinée, de l’Océanie, de l’Afrique, de l’Amazonie mais aussi la parenté chrétienne et les transformations des rapports de parenté en Occident, en Euro-Amérique surtout.
24 Quels sont les résultats de cette étude comparative ?
25 Ceci m’a amené à un autre déplacement, à une seconde proposition théorique de portée générale. Dans toutes ces cultures, c’est-à-dire les univers de représentations et de principes de conduite de ces 32 sociétés, j’ai constaté qu’un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Partout, je découvre que des agents supérieurs aux hommes et aux femmes interviennent dans la fabrication d’un enfant. Les hommes et les femmes nouent des rapports de parenté, et s’unissent sexuellement, mais cela ne suffit pas à faire un enfant, y compris dans la parenté chrétienne. Je fus donc obligé de conclure de cette étude comparative qu’un homme et une femme, en s’unissant, font des fœtus. Pour que l’un d’eux devienne un enfant, il faut qu’un ancêtre se réincarne ou que des dieux interviennent, comme chez les Baruya, pour finir le fœtus dans le ventre des femmes. Même principe chez les chrétiens – et j’utilise là Jean-Claude Schmitt qui cite Hildegarde de Bingen, moniale du xiiie siècle : il faut que l’âme soit introduite par Dieu dans le fœtus pour se souiller immédiatement du péché originel que porte l’acte sexuel de ses parents. Il faudra alors baptiser l’enfant pour laver son âme du péché et le faire entrer dans la communauté chrétienne. Pure mythologie que tout cela, évidemment… Donc, les mêmes démarches se retrouvent dans notre société, avec des composantes culturelles et historiques différentes : un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Pour un chrétien, Dieu est intervenu pour donner une âme à l’enfant puis nous avons en charge que cette âme se tourne vers Dieu. Donc, deuxième grand déplacement. Nulle part, la parenté n’est le « fondement » de la société et encore moins la famille, comme le clament toutes les idéologies réactionnaires et vichyssoises, ou bien encore tous ceux qui se lamentent sur la famille et sa désagrégation. D’un point de vue sociologique ou historique ce n’est pas la parenté, une famille, qui vous donne une route, qui vous donne une école ! C’est de l’idéologie épaisse et pour en revenir à la formule una caro, ça fait pleurer, n’est ce pas, « les enfants, qui sont la chair de ma chair » ; la famille suscite des émotions, ce qui est compréhensible, mais nous ne sommes pas obligés de les partager. Ces divers déplacements m’ont alors poussé à réinterroger la notion de communauté en contraste avec la notion de « société ». Chacun d’entre nous appartient à plusieurs communautés : on est femme, on est homme, on est chrétien, on ne l’est pas, on est professeur, cordonnier, etc. Chacun possède ainsi de nombreuses identités à l’intérieur de soi et cependant se reproduit comme une unité qui les totalise. Appartenir à une communauté, ce n’est pas appartenir à une société. Le plus bel exemple que nous ayons sous les yeux aujourd’hui, est celui des Juifs. Les Juifs de la diaspora, dispersés de par le monde, ne font pas des sociétés, ils constituent des communautés au sein des sociétés où ils vivent, France, Argentine, États-Unis. Mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Juifs quittent ces pays et vont vivre en Israël. Ils revendiquent un territoire et sont une société ; certes, ils y retrouvent leurs divisions de communautés entre Juifs de Russie et Juifs d’autres pays, mais ils ont produit une « société » avec un État, un territoire et on voit d’ailleurs le problème qui se pose pour établir les limites de ce territoire. Donc, on a vraiment là, sous les yeux, la preuve de la pertinence de ma proposition : les hommes agissent souvent de telle sorte qu’ils rassemblent des communautés pour faire des sociétés. Les anthropologues, comme d’autres, font de fréquentes confusions sur la notion d’identité. Évidemment quand vous avez madame Thatcher – qui déclarait « what is that, a society ? » – se posant la question alors même qu’elle était leader d’une société, Premier ministre du Royaume Uni, quel recul intellectuel et analytique ! Évidemment, quelques anthropologues ont accueilli avec délice cette interrogation post-moderne. Ce n’est pas le fait d’être anthropologue qui vous garantit la lucidité politique, ni historique d’ailleurs… Évidemment il n’y a pas à mon sens d’opposition entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle ; les deux courants ont existé, se sont séparés, se sont opposés, mais les deux approches doivent être combinées. On ne peut pas produire des rapports de parenté, si vous voulez, sans avoir une idée de ce que sont les règles de mariage dans sa société. Ces règles sont des idéalités qui servent à produire et gérer des rapports sociaux qui ne se réduisent pas à leur contenu idéel. Et ces règles, car idéalités, sont une part de la culture d’une société. La culture est une composante interne des rapports sociaux. Intervient alors un troisième grand déplacement. Quand vous regardez les systèmes de parenté, ceux où la descendance est patrilinéaire par exemple, ceci implique que ce qui descend par les femmes n’a pas le même statut social que ce qui vient par les hommes. Vous avez donc là des choix sociaux fondamentaux et la mise en pratique d’un principe patrilinéaire crée des groupes sociaux de nature spécifique, différents des groupes engendrés par des principes matri- ou bi-linéaires. Mais ce principe social a aussi un contenu imaginaire. Pourquoi le sang passerait par les hommes et pas par les femmes ? Il n’y a bien entendu aucune base expérimentale pour valider ce principe. Donc les constructions qui sont au cœur des rapports de parenté ou des rapports politiques, par exemple les pratiques des Baruya d’inséminer par le sperme les jeunes garçons pour que le corps des garçons n’ait plus rien de féminin, me conduisent à faire une distinction, fondamentale à mon avis sur le plan des sciences sociales, entre l’imaginaire et le symbolique. Je me suis rendu compte d’ailleurs qu’en France, en particulier, existe une confusion permanente entre l’imaginaire et le symbolique. Lévi-Strauss a écrit Les Mythologiques [Paris, Plon, 1966-1973], quatre tomes de description de plus de six cents mythes, qui sont des narrations, décrivant des événements imaginaires qui ont mis en place le soleil, la lune, les plantes cultivées, le feu, la cuisine, le cuit, le cru, le pourri, etc., et il a appelé cela de l’anthropologie symbolique, alors que ces narrations sont fondamentalement des récits d’événements imaginaires qui peuvent être mis en scène dans des rites, dans des pratiques symboliques.
26 Comment êtes-vous parvenu à (r)établir cette distinction entre imaginaire et symbolique ?
27 Le déplacement ne s’est pas fait dans ce livre, le déplacement s’est effectué dans L’Énigme du don. Là encore, j’ai été porté par quelque chose d’intérieur parce que les circonstances de l’écriture de ce livre ont été incroyables. J’étais allé à Berlin en 1989, deux mois avant la chute du mur, comme « fellow » du Wissenschaft Kolleg. Dès que je suis arrivé à Berlin, j’ai entamé mon livre sur la parenté. J’ai eu en 1990 le prix Humboldt en sciences sociales et j’ai pu rester un an de plus en Allemagne, ce qui m’a permis, grâce à la richesse des bibliothèques allemandes, de pouvoir lire. De retour à Paris, j’ai continué à travailler sur la parenté mais en 1994 je me sentais bloqué, même si je continuais à lire sans prendre de notes des dizaines et des vingtaines d’ouvrages, et un très grand nombre d’articles pour continuer à parcourir et à m’approprier le domaine de la parenté. J’avais certes quelques lignes de force ; et puis, par l’intermédiaire d’un ami anglais, Robert Parkin, qui était professeur à Berlin, et qui, un jour, de retour de Moscou où il s’était tenu un colloque important sur les systèmes de parenté dravidiens, m’a communiqué la photocopie d’un article de Robert Barnes d’Oxford et de Thomas Trautmann d’Ann Arbor, j’ai pu lire cet article que j’ai trouvé remarquable et j’ai senti qu’il y avait là quelque chose qui me ferait avancer. Pourtant je me sentais perdu, un peu désespéré. Je n’étais pas satisfait de la thèse selon laquelle les rapports de parenté sont fondés sur l’échange des femmes, par les hommes et pour les hommes, je savais que quelque chose là ne marchait pas, je savais aussi que l’inceste du deuxième type n’était qu’un artefact intellectuel. Je rencontre alors Jean-Claude Galey, un collègue de l’éhess qui était en train de créer une nouvelle revue européenne Social Anthropology. Je me souviens très bien, c’était en juin 1994. Il me dit : « Dans le numéro un, on veut un article de toi. » Je ne sais pas pourquoi (le travail de l’inconscient intellectuel cette fois) je lui ai répondu : « Bon, je vais t’écrire un article sur Mauss. J’ai quelque chose à dire sur Mauss. — D’accord, tu me l’apportes en septembre. » Nous étions en juin. Je pars avec les œuvres de Mauss, pour les relire, et surtout la préface de Lévi-Strauss au recueil Sociologie et Anthropologie [« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. ix-lii], avec aussi, comme d’habitude, quarante à cinquante kilos de textes sur la parenté. Je relis ce corpus en deux ou trois semaines, je prends des notes, je décortique la préface de Lévi-Strauss, et je découvre qu’il y a là un coup de force. Je relis mes notes prises en 1959 à la lecture de Mauss, pour lequel j’avais alors ressenti une admiration… Et je ne suis plus d’accord, je constate qu’il y a quelque part un énorme trou théorique. Je commence à écrire, et en septembre j’avais déjà écrit cent une pages. Je les donne à Galey qui est désespéré parce qu’il attendait un article de vingt pages pour le premier numéro de sa revue. Mais je n’avais pas pu faire autrement. Pourquoi ? D’abord relire Mauss n’est pas évident parce que son texte est construit de telle sorte qu’il a plus de notes que de texte, des notes massives, qui vont dans toutes les directions, dans plusieurs langues… Mauss était un type de génie mais ne savait manifestement pas écrire de livre, contrairement à Lévi-Strauss. C’est alors que mon terrain chez les Baruya a servi. Relisant Mauss, je découvre qu’à plusieurs endroits, il dit quelque chose que ni Lévi-Strauss ni personne n’avait commenté et pas moi non plus quand j’étais jeune. Il déclare qu’il s’intéresse avant tout aux dons compétitifs, agonistiques de choses, de biens, d’objets, de services, qu’il appelle potlatch – choisissant un mot utilisé par les Chinooks pour en faire une catégorie universelle, comme d’autres l’avaient fait avec les mots mana ou tabou (tapu). Il compare ensuite le potlatch des Kwakiutl avec le kula des îles Trobriand, notion que je connaissais bien puisque j’avais travaillé des années en Nouvelle-Guinée et que je connaissais les travaux d’Annette Weiner, de Fred Damon, de Nancy Munn, etc. Je constate ensuite que Mauss écrit : « Il existe des dons réciproques, non agonistiques ou équivalents, et des dons agonistiques, mais je m’intéresse seulement à ceux-ci et pas aux autres. » Mais alors, et les autres ? Mauss n’en traite pas vraiment. Il y a dans l’« Essai sur le don » une page dans laquelle il décrit des échanges équivalents de biens, de chants, de danses au sein de quelques sociétés d’Australie ou d’Amérique divisées en moitiés, et c’est tout. Intrigué, je suis allé voir dans son Manuel d’Ethnographie, [Paris, Payot, 1947], et j’y ai retrouvé les mêmes exemples sans rien de plus. C’est d’autant plus étonnant que Mauss insiste sur le fait que les dons équivalents sont la base, le point de départ d’une évolution qui a fait apparaître les dons agonistiques de type potlatch, qui seraient une forme seconde, une transformation des premiers. Mais je comprends alors que Lévi-Strauss a repris de Mauss l’exemple que celui-ci n’avait pas développé, la notion d’échange de dons et contre-dons équivalents et il en fait le fondement de la parenté : la parenté c’est l’alliance et l’alliance c’est un échange de femmes entre des hommes par des hommes et pour les hommes. Mais, Lévi-Strauss ne s’intéresse pas au potlatch qui est fondamentalement un fait politique et religieux, une compétition pour le pouvoir. Or Lévi-Strauss n’a jamais vraiment traité des rapports et des formes de pouvoir politico-religieux au sein des sociétés. Relisant Mauss, je me suis tourné vers ma propre expérience des Baruya et je savais que j’allais y retrouver, avec la coutume du Ginamaré, de l’échange des femmes entre les lignages, le principe des dons-contre dons équivalents, mais aussi que les Baruya avaient quelque chose d’autre à offrir à ma réflexion : l’existence d’objets sacrés, les Kwaimatnié (de « kwala », les hommes, « nimatnié », faire croître) qu’il ne faut ni donner ni, bien entendu, vendre. Car précisément, je découvrais dans l’« Essai sur le don » un second silence ou plutôt un second murmure de Mauss. Il affirme à plusieurs reprises que les cuivres, les coppers, les objets les plus précieux qui circulaient dans les potlatchs, sont des coppers de second rang, en quelque sorte « périphériques », qui circulent entre les tribus et sont à la périphérie de coppers qui, eux, ne sortent jamais des tribus et sont, dit-il, des sacra ! Mauss montre que le potlatch est un don de biens précieux mais que les biens les plus précieux ne rentrent jamais dans le potlatch ! D’un côté donc il ne traite pas des échanges réciproques non agonistiques, de l’autre il désigne un champ dont il ne parle pas, se contentant de dire : ce sont des sacra. Personne n’avait commenté cela, n’avait vu que la chose la plus fondamentale, c’était ce silence murmuré ou ce murmure silencieux. Or chez les Baruya, je retrouvais ces objets sacrés qu’on ne peut pas vendre, qu’on ne peut pas donner au voisin, car ils sont au cœur de la reproduction des rapports globaux, politico-religieux, c’est-à-dire le lieu le plus élevé, et le lien social de la plus haute densité idéologique. Les Kwaimatnié ont été donnés par le soleil aux ancêtres des Baruya. Au lieu d’avoir l’opposition classique entre échanges marchands et échanges de dons, compétitifs ou non compétitifs, je suis en présence d’un troisième terme qui avait manqué jusqu’alors, mais qui éclairait les deux autres : j’étais en présence de la catégorie des choses qu’on ne donne pas et qu’on ne vend pas. Troisième terme qui éclaire en retour tout le champ du don mais aussi, d’ailleurs, le champ marchand dans lequel l’objet se détache du sujet et est aliéné. En revanche, dans le champ du don, l’objet est aliéné parce qu’il est donné mais il est inaliéné parce qu’il reste attaché au sujet ou mieux que le sujet reste attaché à l’objet, d’où la création d’une dette qui ne s’annule, peut être, que par un contre-don et encore… Car je reprends alors le problème, non discuté par Lévi-Strauss et mes collègues : un contre-don n’annule pas la dette mais crée chez le donateur une dette symétrique qui rétablit l’équilibre entre les deux statuts, du donateur et du donataire, ce qui n’est pas du tout dans la logique occidentale. Sans comprendre cela, on tombe dans le panneau occidental, l’ethnocentrisme, ou l’anachronisme. Vous, les historiens, l’anachronisme est votre péché, l’ethnocentrisme est le nôtre, et c’est la même chose.
28 Quels sont ces objets que l’on ne donne pas ni que l’on vend ?
29 Parmi ces objets que l’on ne donne pas, que l’on ne vend pas et qu’on garde pour les transmettre, les plus faciles à repérer sont les objets sacrés, la Sainte Croix par exemple. Mais remarquez que la Constitution d’un pays démocratique est aussi un objet que l’on ne peut pas acheter ; on peut certes acheter des voix mais on n’achète pas une constitution, ce n’est pas un objet marchand. C’est le peuple souverain qui se donne à lui-même des règles et se les transmet. D’où les révisions de la constitution. La constitution n’est pas annulée, elle est révisée, sinon c’est un changement de régime. Les juristes-constitutionnalistes ont utilisé mon livre sur L’Énigme du don, parce que j’avais fait la suggestion que le corps constitutionnel français est de fait composé de tous les morts et de tous les vivants qui ont vécu, adopté et révisé cette constitution. Si vous dites qu’un corps est fait de morts et de vivants, vous retombez dans des réalités du Moyen Âge, que l’on trouverait aussi en Nouvelle-Guinée : les morts et les vivants sont un seul corps qui supporte la constitution française… J’arrivais alors à un troisième grand déplacement théorique pour l’anthropologie, pour les sciences sociales et pour l’histoire : on a confondu l’imaginaire et le symbolique et, secondement, on a complètement occulté le fait, qu’au-delà de l’opposition échanges marchands, échanges de dons, il existait un troisième secteur et que, dans toute société, il y a cette triade et cette triangulation. Le secteur marchand s’est développé énormément dans nos sociétés occidentales, jusqu’à l’utérus des femmes qu’on peut louer et cela n’est pas prêt de s’arrêter. Le don a ressuscité sous la forme des ong, et nous avons déjà évoqué le cas des constitutions. Dans les sociétés primitives, le marché va être très étroit, les dons vont être très importants ainsi que les cérémonies et les objets sacrés. J’ai l’impression qu’il y a là une structure universelle. On aurait appelé cela autrefois une proposition de sociologie générale, l’existence universelle de rapports entre trois types de rapports qui donnent des sens différents aux objets qui y circulent, car les objets n’ont de sens que par les rapports où ils circulent. Par exemple, un objet peut être acheté sur un marché puis devenir un don. J’ai gardé sur mon bureau, depuis la mort de ma mère, son briquet, parce que c’est d’elle, et pourtant elle l’avait acheté dans un magasin quelconque. Donc, un objet est ce qu’il signifie par les rapports sociaux au sein desquels il circule et prend sens. Mais, les transformations au sein des sociétés, leur histoire, produisent à certains moments une sorte de déplacement du poids des trois types de rapports et de la nature des objets qui circulent dans ces types de rapports.
30 Pouvez-vous illustrer par un exemple les enjeux de la distinction entre symbolique et imaginaire ?
31 Si vous examinez les travaux des historiens et ceux des anthropologues sur ce point, ils convergent. Prenez le cas du Pharaon : « c’est un Dieu vivant parmi les hommes », fils de l’union de deux dieux, Isis et Osiris, un frère et une sœur, et le Pharaon vivant épouse lui-même sa sœur. La distinction entre l’imaginaire et le symbolique devient ici cruciale pour comprendre ces réalités historiques et leur confusion cause problème. Ce qui fait de Pharaon le pilier de la société n’est pas du tout une exception liée à une quelconque nature divine. L’idée honteuse qui consiste à expliquer que le mariage des chefs Tonga, du Pharaon, du grand Inca avec leurs sœurs est un inceste, mais que les hommes (le Pharaon) le commettent parce qu’ils se prennent pour des Dieux empêche de comprendre que cette représentation du Pharaon comme Dieu est au cœur de l’organisation sociale et du politico-religieux. Pourquoi ces mariages frère-sœur ont-ils été exclus de l’analyse ? Parce que cela gênait Lévi-Strauss et sa théorie de la parenté comme échange des femmes : si vous épousez votre sœur, vous ne pouvez pas l’échanger… Face à cela, le judéo-christianisme se sentait tout aussi mal à l’aise. Mais, que des humains se pensent comme dieux ou proches des dieux est un fait social et historique et nous, anthropologues, nous devons traiter tous les phénomènes sociaux comme des phénomènes humains. Qu’est-ce que le symbolique, alors ? Si ce n’est pas l’imaginaire mais qu’il ne peut exister qu’en liaison intime avec l’imaginaire – ou avec autre chose d’ailleurs ? – c’est que le symbolique est ce qui met en scène et en actes, rend sensible, touchable, visible, l’imaginaire. Il n’y a pas de primauté du symbolique, comme l’affirme Lévi-Strauss. Pour faire de l’histoire et de l’anthropologie, il faut reconnaître la primauté de l’imaginaire sur le symbolique. Le symbolique pose des problèmes très compliqués ; c’est pourquoi Lévi-Strauss n’a pas traité des rites, mais des mythes seulement. Quand vous mettez des mythes en rites, ils deviennent des rapports sociaux réels. Faire passer dans des pratiques corporelles, théâtrales, bref, visibles, et accessibles aux sens de notre corps – mais qui sont des rapports sociaux – de l’intelligible, provoque toujours un excès, un décalage : il y a toujours plus dans les rites, et autre chose, que dans les mythes. On ne peut donc jamais réduire un rite à la simple application ou à la mise en scène directe d’un mythe. Ce que savent bien les anthropologues par ailleurs. Établir une distinction entre l’imaginaire et le symbolique est donc fondamental. Pour parvenir à cette idée, il m’a fallu trente ans de travail. Il ne faut pas croire que l’on peut y parvenir comme cela. Je ne suis pas devenu plus philosophe, je n’ai pas accès à l’être en tant qu’être. J’essuie de nombreuses critiques de philosophes qui prétendent, dans leurs textes, accéder à l’être de l’être et à l’être de l’étant. C’est aberrant. Quand j’ai lu Donner le temps de Derrida [Paris, Galilée, 1991], j’étais navré. Je lui ai dit : « Tu ne connais rien du don, tu légifères sur Mauss et tu affirmes que, s’il y a un livre qui ne traite pas du don, c’est bien l’« Essai sur le don », tu te permets des choses pareilles ! » Évidemment, les gens qui ne connaissent ni Mauss ni Malinowski ni tous les travaux qui ont suivi sur le don, trouvent ça bien, illuminant.
32 Qu’est-ce qu’implique alors la distinction entre l’imaginaire et le symbolique pour la compréhension des sociétés ?
33 Revenons à l’introduction de Lévi-Strauss au livre de Mauss, en 1950, et son affirmation de la primauté du symbolique sur l’imaginaire. Peu de temps après, en 1953, dans le discours de Rome, Lacan, influencé par la lecture de Lévi-Strauss, distingue le père imaginaire, le père symbolique et le père réel. Le père réel, c’est mon papa ; le père imaginaire, c’est celui que j’aurais voulu avoir et le père symbolique, c’est la loi. Qu’est ce que tout cela veut dire ? Cela signifie peut-être quelque chose concernant le psychisme personnel de chaque être humain, mais pour nous, anthropo-historiens, excusez-moi, s’il faut donner un sens au père dont il est question, alors il s’agit des normes, des institutions politico-religieuses. Il faut également comprendre, et ce n’est pas facile, que les conséquences de représentations imaginaires ne sont pas, le plus souvent, imaginaires. Ces représentations organisent la société (« le Pharaon est un dieu ») et créent des rapports réels. Les conséquences des pratiques symboliques ne sont pas seulement symboliques, les conséquences de l’imaginaire ne sont jamais imaginaires. Les conséquences des pratiques symboliques, c’est du réel social, c’est la mise en acte, dans des gestes réels, dans des mises en scène, de contenus de pensée, d’interprétations imaginaires de l’univers et de la société. Finalement, au bout du compte, du fait de telles représentations imaginaires, les femmes Baruya sont réellement séparées des armes, les femmes n’héritent pas de la terre. Les rapports hommes-femmes sont des rapports réels, dont une partie du contenu est de l’imaginaire. Ces éléments imaginaires, dont on peut suivre la production au cours de l’histoire, sont des univers idéels – c’est-à-dire de la culture –, des représentations construites qui font système et sont mises en actes et en œuvres dans des symboles qui sont propres à une société. La forme même de l’organisation de la société, la formation sociale, en sont des conséquences. Selon moi, dès lors que l’on ne fait pas la distinction entre imaginaire et symbolique, on voit partout du symbolique, on fait de n’importe quel fait social du symbolique, alors que derrière le symbole, c’est l’imaginaire qui compte. Quand l’imaginaire est mort, les statues grecques deviennent de la « beauté » antique. Certes, les statues sont toujours belles, mais parce qu’on leur insuffle un sens nouveau – on peut toujours mettre dans des signes des sens nouveaux, du moins jusqu’à un certain point. Depuis que la religion grecque est morte, on ne peut plus du tout avoir le même sentiment d’émotion devant une statue grecque disparue, en tout cas, cette émotion ne peut plus être associée à une émotion religieuse. La distinction entre l’imaginaire et le symbolique constitue donc pour moi un troisième grand déplacement théorique : montrer que dans le symbolique, il y a un plus par rapport à l’imaginaire, mais montrer aussi que les résultats du symbolique et de l’imaginaire sont toujours des rapports réels, et deviennent des conditions concrètes de notre existence en société.
34 Quelles sont les grandes métamorphoses historiques de la parenté que vous avez pu dégager par l’étude comparative des sociétés ?
35 Dans cet ouvrage, je compare des données portant sur 186 sociétés. C’est pourquoi d’ailleurs je me suis imposé de faire des cartes, parce que je déteste les livres où il n’y a jamais de carte. Le livre est le produit d’un dialogue prolongé avec les spécialistes actuels de la parenté comme Thomas Trautmann, Robert Barnes, Eduardo Viveiros de Castro, M.V. Kryukov, Robert Parkin et beaucoup d’autres. Prenons le cas du système de parenté latin dans l’Antiquité : c’était un système de type « soudanais ». Mais, il s’est transformé en un système de type « eskimo », peut être déjà à la fin de la République romaine. On peut donc dégager des ruptures, des évolutions. La parenté chrétienne s’installe dans ce système transformé qui est un système cognatique (c’est-à-dire que les deux côtés, paternel et maternel, définissent l’ascendance d’un individu, mais avec une prédominance du nom du père, au moins jusqu’à très récemment). La nature « cognatique » de ce système de parenté ne suffit pas pour rendre compte de la parenté « chrétienne ». Le fait que la terminologie du nouveau système de parenté ait été de type « eskimo » et le principe de descendance de nature cognatique, sauf pour la transmission du nom (ce qui est un fait très important d’où la notion en français de « patronyme »), a fourni en quelque sorte la charpente, l’armature du système de parenté « chrétien ». Mais en fait cette charpente de type « eskimo » a été pénétrée et remplie par un contenu culturel qui n’avait plus rien à voir avec l’univers culturel des anciens Romains, celui engendré par les dogmes de la théologie chrétienne. Car, on pourrait très bien avoir une famille cognatique qui soit polygame s’il n’y avait pas eu le christianisme pour imposer la monogamie, et avec l’idéologie de l’una caro, interdire le remariage des veuves, étendre les interdictions et la définition de l’inceste jusqu’au 7e degré. On ne peut donc pas expliquer la parenté chrétienne « par la parenté » : il faut ajouter le christianisme. D’autant que ce dernier est un système en développement permanent. C’est un mystère pour les sciences sociales qu’il y ait si peu de types de parenté dans les sociétés humaines (dravidiens, hawaïens, esqkimos, soudanais…), et surtout que l’on puisse les retrouver comme des éruptions différentes à la surface de la terre, avec des histoires et des voisinages distincts ; même si on a identifié récemment de nouveaux systèmes. B. Juillerat, par exemple, a découvert en Nouvelle-Guinée un système, celui des Yafar, que l’on a retrouvé dans une tribu du nord de l’Amérique [L’homme, 17, 1977, n° 4, p. 5-34]. L’anatomie est la même, mais la culture est différente. C’est mystérieux mais fondamental. Personne n’a résolu ces problèmes, sinon on aurait des prix Nobel… À l’issue de mon travail de comparaison, il m’apparaît que les systèmes dravidiens avaient et ont toujours la capacité d’engendrer plusieurs lignes d’évolution (et quelque part cela renforce l’une des thèses de Lévi-Strauss, car dans les systèmes dravidiens tous les membres d’une société sont, pour Ego, classés en épousables ou inépousables).
36 Est-ce que cela signifie qu’il pourrait y avoir un système de parenté premier ?
37 Je ne dis évidemment pas que le système dravidien est le Ur-System apparu à la fin du paléolithique. Dans les dernières pages du livre, je tente une « archéologie de la parenté », en intégrant les données transmises par les archéologues et les préhistoriens. Les sépultures, par exemple, nous suggèrent deux choses : on n’enterre pas ses ennemis, mais des voisins, des amis ou des parents ; deuxièmement, si on enterre ou si on expose un cadavre, c’est que, pour ceux qui le font, la mort n’est pas la fin de la vie, qu’il existe pour eux un au-delà de la mort. C’est de la métaphysique, c’est de la pensée, ce sont des rites. Surtout s’il y a de l’ocre sur les cadavres, une arme ou un andouiller de cerf près du mort… La parenté est toujours prise dans un bloc complet, un ensemble culturel qui la dépasse. On peut d’ailleurs presque imaginer, et certains, comme Georg Pfeiffer en Allemagne l’ont fait avant Benveniste et Dumézil, que le système romain ancien a pu être une transformation d’un système dravidien antérieur qui distinguait les cousins croisés des cousins parallèles. Un système dravidien peut fort bien se transformer en système soudanais, mais il s’agit ici de la préhistoire des systèmes de parenté des Grecs et des Latins. Et on ne sait rien là-dessus. Des mutations analogues se sont produites ailleurs. Nous disposons pour la Chine de documents magnifiques qui montrent le passage d’un système de type dravidien très ancien, avec mariage des cousins, à un système de type soudanais, qui dure jusqu’à maintenant. L’Inde présente également un cas admirable : le système dravidien continue jusqu’à aujourd’hui ; on a des textes anciens qui le documentent. Pour d’autres sociétés, pour d’autres régions du monde on n’a presque rien, donc on ne peut rien dire. À l’extrême rigueur, j’ai avancé l’hypothèse que les systèmes dravidiens furent les points de départs possibles de plusieurs évolutions. Avec toutes les précautions nécessaires car il n’existe pas de ligne d’évolution unique. En revanche, on peut réhabiliter la notion d’évolution différentielle des civilisations, et l’évolution différentielle ce sont leurs histoires, c’est de l’histoire. Seulement, c’est une histoire qui est un peu guidée quand même, parce que, si on démarre d’un point, on peut aller là, là ou là. Pourquoi seulement là ou là ? Si on le savait, on aurait le prix Nobel là aussi. J’ai connu une aventure intellectuelle magnifique, en travaillant avec des matériaux de Kryukov sur la Chine antique et avec les travaux de Dousset sur les systèmes dits aberrants d’Australie [par exemple, in Social Anthropology, 4, n° 3, 1996, p. 281-298]. Lévi-Strauss avait en effet décrété que certains systèmes de parenté australiens étaient « aberrants ». C’était quand même un peu étrange, pour un sociologue, de décréter aberrantes des sociétés. Mais comme dans ces systèmes, les hommes épousaient leurs « sœurs », cela lui paraissait aberrant. Paradoxalement, Lévi-Strauss, spécialiste de l’Amazonie, ne traite pas de l’Amazonie dans Les Structures élémentaires de la parenté [Paris, puf, 1952] ; il ne traite que des systèmes australiens, comme Durkheim, puis rajoute les systèmes du Sud-Est asiatique (parenté de l’os et de la chair), et il termine ensuite avec l’examen de quelques systèmes africains. Il arrête son livre lorsqu’on n’échange plus des femmes mais lorsqu’on donne des richesses contre des femmes. Bref, quand l’échange des femmes fait place à la dot, au bridewealth. Ces systèmes « aberrants » faisaient donc problème, un problème qui a fini par être résolu. Il existe en effet, parmi les sociétés australiennes, très nombreuses, certaines qui n’avaient pas de sections…
38 Pouvez-vous rappeler comment fonctionne un système à « sections » ?
39 Il s’agit d’un système dans lequel les rapports de parenté ne correspondent qu’en partie à des liens généalogiques réels : si j’appartiens par la naissance à la section A, je ne peux épouser qu’une femme de la section B, mais nos enfants appartiennent à la section C et ne pourront épouser que des femmes ou des hommes de la section D ; nos petits-enfants, en revanche, appartiendront à nouveau à la section A. Lévi-Strauss parle de la « cristalline beauté » des systèmes de parenté australiens. M’appuyant sur les résultats des travaux de Dousset, qui a vécu chez les Ngaatjatjara, l’une de ces sociétés dites « aberrantes », de linguistes et d’autres spécialistes australiens de la parenté qui ont enrichi ces mêmes données, j’ai proposé que les sections soient considérées avant tout comme des structures politico-religieuses, qui, dans ces sociétés sans classes et sans État, ont pris appui sur et remodelé des rapports de parenté qui existaient avant l’apparition des sections.
40 Que faut-il entendre ici par « remodelage » de la parenté ?
41 Laurent Dousset a découvert que les systèmes que Lévi-Strauss, Elkin et d’autres avaient baptisés « aberrants », étaient en fait des systèmes dravidiens, alors que jamais personne n’en avait rencontré l’existence en Australie. Par ailleurs, les linguistes, en utilisant les méthodes de la glottochronologie et en prenant en compte les 630 langues de l’Australie, ont pu montrer que les noms des sections avaient circulé puisqu’ils sont les mêmes à travers des langues différentes, ce qui suppose une logique d’emprunt et des routes de diffusion. Ils ont calculé que l’organisation de la société en sections était apparue comme une nouvelle forme d’organisation de la société globale et de la parenté, au nord-ouest de l’Australie, il y a plus de mille ans, et s’était depuis diffusée vers l’intérieur du territoire. Un fait historique permet de vérifier cela : parmi certains groupes du grand désert de l’Ouest, la division en sections n’est arrivée seulement qu’au début du xxe siècle, plus de cent ans après la conquête européenne. Lévi Strauss savait qu’il existait une diffusion des sections mais il pensait, à la manière de Mauss, à des emprunts de rites, de mythes, de femmes, etc. Or, quand une société est ainsi structurée, les rapports de parenté se remodèlent le long de catégories socio-centriques. Mais pourquoi ? Parce que les A sont responsables de la pluie, les B du soleil, etc. Chaque individu, selon son appartenance à telle ou telle section, occupe une place rituelle spécifique au sein du cycle de la reproduction cosmo-sociale. Le principe de redistribution, quels que soient l’âge et le sexe au sein d’un cycle rituel, va réorganiser le fondement dravidien de la parenté : en comparant les systèmes dravidiens et les systèmes australiens, on voit qu’ils possèdent la même distinction entre cousins croisés et cousins parallèles, épousables et non épousables. Que le système soit patrilinéaire ou matrilinéaire importe peu car le principe de descendance est partout indépendant de la structure de la terminologie. Il s’agit là de débats au sein de l’anthropologie : peuvent-ils concerner les historiens ?
42 La « carte » de diffusion des sections ne constitue-t-elle pas aussi un modèle d’explication historique ?
43 Oui, tout à fait. Vous avez des sociétés qui, à un moment, modifient leur logique sociale, en partant d’une base bien sûr, mais leur nouvelle forme d’organisation est dotée d’une puissance et a un intérêt social tel, que de proche en proche, sur mille ans, le système se diffuse parmi des centaines de sociétés, dans un pays immense : il y a quatre mille kilomètres entre la côte nord-ouest de l’Australie, où seraient apparues les sections, et le centre du continent australien ! Il semble que les gens, en inventant les sections, aient voulu gérer deux choses à la fois, le politico-religieux et la parenté. Il y a d’ailleurs une correspondance entre la diffusion des sections et les itinéraires sur les côtes et dans le désert des êtres mythiques qui ont fondé l’univers. Chaque « tribu » est d’ailleurs responsable, dans ses rites, d’une partie de l’itinéraire de la fondation du monde. C’est extraordinaire. On a un ensemble de mythes totalisants à travers lesquels les groupes célèbrent le passage des êtres qui ont laissé derrière eux des lacs, des montagnes, le tabou de l’inceste, etc. La diffusion avait un sens parce qu’elle concernait des éléments de la culture profonde des peuples australiens. Il y a des zones cependant où le système dravidien a été maintenu et où des gens qui partageaient la même culture, les mêmes rites – subincision et/ou circoncision du pénis, les choses les plus secrètes des initiations – n’ont pas accepté l’introduction des sections. Certains groupes ont « essayé » les sections vers 1930-1940 mais les ont rejetées. Du moins, ils les ont gardées non pour régler leurs rapports de parenté, mais pour communiquer avec les groupes qui en possédaient, comme un langage commun. Donc ils disent : « pour toi, je suis de la section B », et à ce moment-là une quasi-parenté se crée. En somme, tout cela n’a rien à voir avec la parenté, mais bien avec la parenté comme langage qui traduit des enjeux politiques, des enjeux sur la terre, les territoires et les sites sacrés.
44 Quel statut épistémologique accordez-vous à ces déconstructions et réinterprétations globales ?
45 Au cours des dix ans de préparation et d’écriture de ce livre, j’ai eu plaisir à démonter pas mal de choses et à les reconstruire, Je suis partisan de la déconstruction, mais non de la dissolution de l’anthropologie. Déconstruire pour reconstruire des outils plus puissants, plus rigoureux, qui seront eux-mêmes déconstruits ; je pense alors qu’on y gagne. Si nous parlons de démarche « scientifique » en anthropologie, et c’est valable également pour les sciences historiques, nous devons apprendre, pour mieux pénétrer des logiques, à déconstruire nos paradigmes. Si, en déconstruisant, on dissout, on ne fait plus de sciences sociales : on écrit des narrations. D’où la thèse des post-modernistes : « les textes des anthropologues et des historiens sont des variétés de narrations. » Ils assimilent ainsi ce que nous écrivons à des textes littéraires. Dans un texte littéraire, comme un poème de Rimbaud, tout lecteur, soit « ça lui parle », soit ça ne lui parle pas, puisque c’est un problème d’émotion, d’une rencontre intellectuelle et émotionnelle du lecteur avec l’auteur. Mais nous, nous rendons compte de rapports sociaux que nous n’avons pas inventés ! Tandis que le poème est issu de l’imagination d’un individu. Dans mon livre La Production des Grands Hommes j’ai fait un effort d’écriture pour communiquer aux lecteurs : qui sont ces Baruya ? Des caractères littéraires sont indispensables pour l’historien, on pense au Dimanche de Bouvines de Georges Duby [Paris, Gallimard, 1973], comme pour l’ethnologue, dans la mesure où il s’agit de procédés bien connus pour décrire ; on ne peut ainsi n’être que favorable à la thick description, théorisée par Clifford Geertz et une partie de l’anthropologie américaine. Mais ce n’est pas parce qu’un anthropologue a des qualités littéraires qu’il produit un texte littéraire. Le post-modernisme affirme, dans ses excès les plus outranciers, que les textes scientifiques sont des textes et des narrations comme les autres. Toutes les interprétations de ces textes dès lors se valent et l’autorité scientifique de la critique, de la contradiction, du débat, est liquidée. Actuellement, une partie des intellectuels européens et américains sont en train de nier les progrès dans l’intelligibilité du monde et des autres que l’Occident a produits, dans son histoire contradictoire, une histoire où civiliser les autres c’était les coloniser ou l’inverse, où l’histoire récente de l’Europe depuis le xvie siècle était pensée comme l’acmé des progrès de l’Humanité, oubliant les multiples formes de domination et d’exploitation que l’Europe développa. Il y a plusieurs Occidents contradictoires et unis d’ailleurs. Les intellectuels post-modernes se font une carrière et des chaires dans les universités américaines, à détruire leur propre discipline sans risque, puisqu’ils ne perdent ni leur chaire, ni leur salaire. Mais actuellement, ce qui se passe dans le monde est d’une importance fondamentale, face à l’Islam notamment. En Occident le monde s’est désenchanté, c’est ce qui a permis le développement des sciences sociales. Il n’y a pas de religion fausse ou vraie, toutes les religions se valent pour un anthropologue, et sont des réalités historiques ; il faut comprendre leur production et leur reproduction dans la tête des gens, dans leurs actes. Ce qui implique que les anthropologues et les historiens soient capables – en prenant une distance critique par rapport à leurs préjugés ethnocentriques et à leurs projections anachroniques spontanées, en combinant plusieurs approches et en en soumettant les résultats à un débat contradictoire – d’appréhender quelque chose de l’altérité de l’autre qui ne soit pas le double masque d’eux-mêmes, bref de produire des éléments d’un savoir « objectif » révisable et même accumulable. Que ceci soit possible, malgré les stéréotypes racistes, colonialistes, développés en Occident face à l’Islam et aux sociétés du Maghreb et du Mashrek, le livre d’Edward Saïd sur L’Orientalisme en témoigne (Orientalism, 1978, trad. fr. : Paris, Le Seuil, 1980). Ce livre passe en revue sans concession la liste des stéréotypes qui constituent le portrait d’un « Oriental » dans la littérature européenne ou dans les ouvrages traitant des Middle East Studies ou des Islamic Studies. Mais Edward Saïd ne mettait pas tous les spécialistes occidentaux de l’Orient dans le même panier. Il attachait une grande importance aux travaux de Louis Massignon, de Jacques Berque, de Maxime Rodinson pour ne citer que des « orientalistes » français mais il insistait aussi sur les publications du groupe de Hull, de Roger Owen, etc., sans parler des travaux des archéologues occidentaux qui avaient contribué à rendre aux peuples d’Orient des fragments d’un prestigieux passé, celui des empires sumérien, égyptien, des royaumes hittites, ou ceux des linguistes qui avaient découvert les liens entre les langues de l’Inde et celles de l’Europe et reconstitué la famille des langues indo-européennes. Bref, la mise en cause radicale de l’anthropologie et de l’histoire développée par des chercheurs occidentaux comme de pures productions idéologiques à caractère raciste et aux intentions manipulatoires plus ou moins dissimulées, est pure démagogie et auto-flagellation sans danger. Leurs auteurs cherchent les applaudissements des peuples anciennement colonisés mais toujours dominés par l’Occident sans renoncer eux-mêmes aux avantages d’occuper une chaire dans de prestigieuses universités occidentales et donc de jouir de cette forme de pouvoir qu’ils dénoncent. Quelque chose est là en train de pourrir en Occident.
46 Considérez-vous que ce nouveau contexte de « l’après 11 septembre », de la globalisation de l’économie capitaliste, des rapports de force au sein du monde et au sein de l’Occident lui-même puisse être assimilé à une « crise » des sciences sociales ?
47 Non, pas du tout. L’exercice de nos métiers d’historiens et d’anthropologues est sur le point de déboucher sur une nouvelle responsabilité, dans la mesure où, par la télévision et les journaux, l’horizon de conscience et de perception de chacun d’entre nous s’est considérablement élargi. Que connaît-on de tout ce que l’on nous montre ? Combien de choses les historiens et d’autres spécialistes pourraient nous apprendre, y compris les théologiens de l’Islam. Pour les individus ordinaires, il semble que le monde soit devenu un village et un spectacle, qui émeut d’ailleurs. Mais sans un recours à l’histoire et à l’anthropologie, à la géopolitique, face à la complexité des faits, on ne peut que projeter. J’ai l’impression que les défis globaux exigent, ou nous entraînent, à des combats épistémologiques et idéologiques, mais également à encore plus de rigueur méthodologique, et à l’élargissement de nos bases de connaissances. Je ne vois donc pas une crise des sciences sociales, mais une période de transition, vers une nécessité encore plus affirmée de recourir aux résultats de ces mêmes sciences et vers une plus grande exigence de complexité dans l’analyse. Je ne chante pas, depuis quinze ans, l’antienne de « la crise des sciences sociales ». Il y a certes beaucoup d’anthropologues en crise, mais ce n’est pas le travail sur eux-mêmes et le travail sur leur discipline qui les met vraiment en crise. De plus, il n’y a pas encore assez de dialogues et d’échanges entre historiens et anthropologues. Quant au dialogue des scientifiques avec les hommes politiques… Si cela peut m’arriver pour ma part, notamment dans le cadre des débats contemporains sur la parenté, je ne vois pas beaucoup d’anthropologues avoir une influence en dehors du monde académique et prendre position sur des problèmes de société. Si vous êtes spécialiste de l’Islam par exemple. Certes, il y a deux ou trois vedettes, Gilles Kepel bien sûr, ou Olivier Roy, et ce qu’ils écrivent est très intéressant. L’anthropologie ayant à un moment déserté certains terrains, les sciences politiques les ont occupés ; les sciences politiques, avec leurs modèles relativement vagues sur les formes de pouvoir et les institutions, ont rempli en partie ce vide car elles analysent des réalités actuelles, sources de conflits et d’enjeux importants, et d’ailleurs un chercheur comme Olivier Roy discute avec les anthropologues. Nous vivons dans une situation qui est exceptionnellement intéressante pour les sciences sociales, difficile mais intéressante.
48 Quelle a été la réception de votre dernier livre ? À quel(s) destinataire(s) songiez-vous en particulier, au sein ou en dehors du monde académique ? Il impressionnant de constater que le texte est à la fois didactique et érudit. Il donne toutes les clés au lecteur au fur et à mesure, même pour un non spécialiste, tout en introduisant toutes les ruptures et déplacements, pragmatiques ou théoriques.
49 Il faut revenir sur la chronologie et le processus d’écriture du livre, commencé il y a plus de dix ans. Un jour, Olivier Bétourné, directeur chez Fayard, me dit : « Mais que se passe-t-il ? » Après avoir écrit mes 101 pages sur le don, j’étais en effet toujours bloqué dans ce projet de livre sur la parenté. Je vais trouver Bétourné et je lui dis : « Est-ce que tu peux m’aider à me débloquer ? » Il me répond : « Qu’est ce que ça veut dire ? T’aider comment ? — Eh bien, tu me laisses faire un autre livre — Ah bon ! comment tu l’appelles ton livre ? — “L’énigme du don”. — Quand l’auras-tu écrit ? » Je lui dis dans six mois. Il me dit, pour plaisanter : « Non, je t’en donne sept. » Sept mois après je lui apporte le bouquin. Une fois L’Énigme du don publié en 1996, j’ai pu continuer le livre sur la parenté. Sa rédaction s’est donc faite en deux temps. Dans la première phase, il s’agissait d’une énorme prospection bibliographique, sans presque prendre de notes. Je prends tellement de notes quand je lis un livre que j’avance très lentement. Il s’agissait de centaines de livres ou d’articles, mais ce parcours était nécessaire car j’ai su par la suite choisir mes points d’arrêt. Au départ c’était tout de même un peu effrayant. Ce n’est qu’au cours de la seconde période, quand je commençais à réécrire, que tout a commencé à se mettre en place. Bétourné me dit alors : « Mais, dis-moi, est-ce que tu vas traiter de ce qui se passe dans nos sociétés en ce qui concerne la famille, la parenté ? » Je répondis : « Oui ; je ne peux pas faire un livre sur les seules parentés exotiques, comme le font les ethnologues. Nous sommes immergés dans l’évolution, les transformations de notre propre système de parenté. » Ce qui explique pourquoi j’ai consacré un important chapitre à la parenté chrétienne [chapitre 10]. Puis, j’ai lu les enquêtes américaines et anglaises sur les mères porteuses, l’homoparentalité, le clonage reproductif, etc. En Europe occidentale et en Amérique, il s’agit de problèmes actuels et fondamentaux ; et en Europe encore moins qu’ailleurs la parenté sert de fondement à la société. Les individus choisissent, et les nouvelles technologies permettent même d’avoir des enfants sans relations sexuelles. Même raisonnement pour la monoparentalité : les femmes élèvent seules leurs enfants parce qu’elles travaillent et peuvent avoir des moyens d’existence indépendamment d’un homme, ce qui, historiquement n’était pas possible dans toutes les sociétés. Si on ne comprend pas ces différences historiques, on ne comprend pas. On juge. On condamne. On rejette.
50 Votre travail s’inscrit donc aussi dans des débats tout à fait contemporains et sur lesquels il peut avoir une influence.
51 Les comptes-rendus des Métamorphoses de la parenté dans la presse ont en effet mis l’accent sur l’homoparentalité, sur les mères porteuses. Il y a néanmoins un contraste au sein même du livre. Les gens comprennent bien que l’emprunt par les homosexuels du vocabulaire de la « famille » pour légiférer sur l’homoparentalité est une façon de conquérir une légitimité historique. Que l’on reconnaisse l’égalité et la légitimité des unions homosexuelles ayant des enfants, adoptés ou par insémination, et que l’on appelle cela une famille… c’est le vocabulaire qui est à disposition. Si les enjeux sous-jacents sont évidents, ils font partie d’une évolution de la parenté, qui ne se fait pas en Afrique ou en Asie. En fait, il s’agit d’un processus historique et sociologique très localisé : les députés français ont vu Zapatero, premier ministre d’un pays catholique, prendre la décision politique de légaliser l’homoparentalité ou, bien avant encore, la Hollande, pays protestant… Donc la France va devoir prendre position, légiférer ; les journalistes et les politiques se posent désormais moins la question s’il faut y aller que « comment y aller ? ». Mais en même temps, comme j’affirme avec force que la famille n’est pas le fondement de la société, cela permet de faire contrepoids à ceux qui prédisent que la reconnaissance des familles homosexuelles est un acte subversif, destructeur de la parenté. Il y a des gens qui pensent toujours que la famille est au fondement de la société, aussi bien à droite qu’à gauche. J’ai donc fait le choix de rejoindre nos problèmes contemporains, et là je dois beaucoup à Irène Théry, aux sociologues, à Martine Gross et à son livre récent sur l’Homoparentalité [Paris, puf, 2003], mais aussi aux homosexuels, qui ont alimenté ma réflexion de leurs enquêtes et de leur légitimité.
52 Comment peut-on résumer les évolutions récentes de la parenté dans le monde occidental ?
53 J’ai essayé de recomposer trois transformations historiques qui ont agi sur le système de parenté occidental. Dans ma conclusion, j’en ai cité deux ; j’en ajouterai une troisième, qui pourtant était évidente, mais est contenue et non explicite dans l’ouvrage. Elle n’est visible qu’à partir du xixe siècle, où on assiste à la valorisation de l’enfance et de l’enfant. Pas l’enfant de paysan, huit enfants pour avoir des bras ou le fils unique d’une famille petite-bourgeoise pour faire Normale Sup. L’enfant est devenu en Occident une valeur qui valorise en même temps les adultes, ses parents (cf. les droits de l’enfance, etc.). On voit bien que la société se projette là-dedans, s’y retrouve. Second cheminement, au cours du xxe siècle, avant, mais surtout après, la Seconde Guerre mondiale : l’affirmation et la reconnaissance progressive que l’homosexualité est une autre sexualité, une sexualité autre mais normale. Nous savons aujourd’hui que nous sommes tous bisexuels mais que la vie impose à chacun un choix dans la construction de soi-même. Ce qui explique pourquoi l’hétérosexualité est partout privilégiée, sinon la vie sociale s’arrêterait, mais n’empêche pas pour autant que le statut de l’homosexualité soit très différent dans beaucoup de sociétés. J’ai découvert par Joël Thoraval qu’il y avait une voie du Tao pour les homosexuels en Chine, donc que les homosexuels avaient une voie pour arriver au Dao. Avec les Baruya, j’avais eu à nouveau une chance. L’homosexualité chez les Baruya c’est aussi « une voie du Tao » parce qu’elle fonde la domination masculine. Mais cette voie n’était pas la Gay Pride. C’est une voie secrète (les femmes sont censées en ignorer l’existence), empruntée par les hommes pour devenir pleinement hommes. Les rapports homosexuels sont réservés aux garçons et aux jeunes gens non-mariés. Ils cessent quand le jeune homme se marie et a des rapports hétérosexuels avec son épouse. Son sexe est alors pollué. Si les garçons refusent les avances de leurs aînés, on les tue. Je ne parle pas ici de l’homosexualité féminine, qui est une terra incognita, à part les références merveilleuses et vagues à Sapho et au saphisme dans l’éducation grecque des jeunes filles de bonne qualité. On ne sait rien. Pas grand-chose de connu sur l’homosexualité féminine dans les diverses sociétés.
54 Il est sans doute difficile de démontrer la naturalité fondamentale de la bisexualité.
55 Je ne le pense pas. Nous disposons aujourd’hui de preuves apportées par la primatologie, et que les primatologues ont longtemps refusé de voir. Il a fallu filmer deux femelles bonobos en train de se frotter la vulve pour que cela fasse un éclat dans Nature et Science. Désormais, les bonobos sont des héros. Ils sont partout, dans les films, dans les livres. On les filme en train d’avoir des rapports hétérosexuels puis homosexuels. Les primatologues ne « pouvaient » pas voir l’homosexualité des bonobos et pourtant c’était un phénomène présent sous leurs yeux. Quand les femelles sont en chaleur les bonobos sont hétérosexuels, sinon, ils s’amusent autrement. Ce qui signifie que deux espèces sociales de primates sont à la fois homos et hétéros et que nous sommes une espèce sociale de primates. À partir de ce moment-là, il devient intéressant d’effectuer un travail historique sur la sexualité humaine. Foucault l’avait reconnu – le deuxième Foucault – car le premier Foucault excluait le sujet tandis que le second Foucault avait entrepris d’analyser l’individualisation et la subjectivisation de la sexualité historique.
56 Les discussions et les revendications actuelles autour de l’homoparentalité se situent donc à l’intersection de ces mêmes évolutions historiques.
57 La troisième évolution est la suivante : les minorités luttent pour acquérir, dans les sociétés démocratiques, les mêmes droits que les majorités, surtout si ce qu’elles demandent n’ôte rien aux droits existant des majorités. Donc à partir du moment où vous êtes dans un univers des droits de l’homme et que cette intersection historique se produit – valorisation de l’enfant et de l’enfance, reconnaissance que l’homosexualité est une autre sexualité mais qu’elle est naturelle, c’est-à-dire normale, et nécessité que les minorités acquièrent les mêmes droits que les majorités – vous comprenez pourquoi non seulement cette revendication s’explique, mais pourquoi elle est imparable. D’autant qu’elle est mise en pratique : les femmes homosexuelles ont la possibilité d’adopter des enfants bien plus aisément que les hommes ; une fois qu’elles ont adopté, on découvre qu’elles vivent avec une autre femme, et voilà une famille homosexuelle « illégale » ; de même, les classes moyennes vont en Belgique parce que l’insémination est interdite en France… À partir du moment où l’homoparentalité se développe dans la pratique en tant que rapports sociaux marqués négativement parce qu’illégaux, il faut absolument les reconnaître et les encadrer politiquement et juridiquement. Mais il doit y avoir alors un véritable débat de société. Si le débat est seulement pour obtenir les voix de la Gay Pride aux élections, cela ne va pas être sérieux. Il faut un débat de société au cours duquel beaucoup de voix en plus des voix politiques et religieuses s’exprimeraient. S’il se crée un large consensus pour combattre l’homophobie, les enfants élevés dans des familles homoparentales ne seront plus automatiquement victimes de discrédit en arrivant à l’école. Ceci suppose donc un engagement profond de la société.
58 En somme, les Métamorphoses de la parenté témoignent d’une cristallisation entre les débats sociaux les plus contemporains et votre itinéraire intellectuel.
59 À partir de la décision inconsciente et peu compréhensible d’écrire L’Énigme du don, tout s’est « précipité », au sens chimique, dans les cinq dernières années. Pour finir, mon éditeur, que je dois remercier profondément, a accepté de publier 670 pages, au lieu des 400 attendues ! Et il a serré l’espacement. La seule chose que j’ai négociée est le prix : pas plus de trente euros, pour que les étudiants puissent l’acheter.
60 Les Métamorphoses sont aussi un manuel sur la parenté, pour les étudiants ou les non-initiés.
61 Pour les psychanalystes également. J’ai rappelé dans le livre la formule de Sextus Empiricus, philosophe grec du iie siècle après Jésus-Christ : « Si nous ne connaissions pas la coutume du mariage entre frères et sœurs chez les Égyptiens, nous affirmerions à tort, qu’il est universellement reconnu que les hommes ne peuvent épouser leurs sœurs. » « À tort » : il n’avait pas les réticences de Lévi-Strauss, qui exclut cette possibilité, en considérant qu’elle est réservée aux dieux et qu’elle empêcherait l’échange des femmes. De son côté Freud est également gêné par le mariage entre frères et sœurs : il est nécessaire selon lui qu’un individu transfère son désir sexuel vers des femmes ou des hommes situés au-delà de sa famille. Mais les dossiers sont là : sur le mariage frères-sœurs chez les Égyptiens, sur la parenté mazdéenne, en Iran ancien, mais ils ont été complètement négligés. D’ailleurs l’interdit de l’inceste reste présent, puisque la mère égyptienne ne couche pas avec son fils, pas plus que le père avec sa fille avant leur mariage. Il apparaît donc que la sexualité – autre proposition théorique générale, mûrie depuis vingt ans, et l’étude de la société Baruya – la sexualité est asociale. Je ne dis pas qu’elle est antisociale. Sinon, je serais un curé, un mollah ou je ne sais quoi, et décréterais que Satan est en nous. Or, le mal n’est pas en nous par la sexualité, sinon à croire au péché originel. Le désir est asocial. Freud avait raison de dire qu’on pouvait désirer sa mère, ce qu’il avait constaté chez ses patients. C’est un désir, et le désir est polymorphe et polytrope ; il n’a pas de contraintes sociales à l’intérieur de lui. Dans toutes les sociétés, la sexualité doit être subordonnée au social, et lui servir de machine ventriloque. Un ordre social est toujours en même temps un ordre entre les sexes, un ordre sexuel. La société chrétienne du Moyen Âge en est un bel exemple. Le problème de l’histoire de la sexualité est résolument important, et aucune société, à ma connaissance, n’est permissive absolument. Les degrés de permissivité varient énormément ; entre les jeunes filles et jeunes gens des îles Trobriand qui commencent à faire l’amour publiquement à partir de quatorze ans et une éducation protestante rigoureuse, il y a un gouffre. Cependant, il n’existe pas de sociétés qui ne posent pas d’interdits sur l’usage du sexe.
62 Dans ces conditions, quelle place attribuez-vous à l’inceste et à sa prohibition ?
63 Je développe la question de l’inceste dans le chapitre 10, volontairement intitulé « De l’inceste et de quelques autres mauvais usages du sexe ». En Occident, on ne sait plus qu’au Moyen Âge l’adultère était presque un inceste pour le christianisme. Aujourd’hui, l’adultère n’est plus condamné par la loi, c’est un acte réalisé par deux adultes consentants, le divorce se fait lui aussi de plus en plus par consentement. L’inceste a été mis au premier rang des « mauvais usages » du sexe du fait du triomphe en Occident du modèle de la famille nucléaire – papa, maman et moi – aujourd’hui fortement déchristianisée ; l’inceste est devenu l’objet privilégié de la psychanalyse alors que pour d’autres sociétés il est rattaché à toutes sortes d’interdits sur le sexe, comme la sodomie ou la zoophilie. Pourtant l’inceste, et les historiens du droit le confirment, était moins grave pour les Romains que le parricide. Tuer son père à Rome ou en Chine, était le crime le plus monstrueux. La hiérarchie des crimes et la hiérarchie des sanctions varient d’une société à l’autre : on ne peut pas projeter la famille nucléaire européenne, ses interdits et l’idée que l’inceste est le premier des crimes, sur d’autres sociétés. Ce n’est pas partout pareil ; il existe et il a existé des sociétés quand même plus heureuses avec la sexualité que l’Occident chrétien.
64
Au total, votre travail débouche
sur cinq grands déplacements théoriques :
- nulle part un homme et une femme ne suffisent à faire un enfant ;
- la parenté n’est pas le fondement de la société ;
- la sexualité est fondamentalement asociale ;
- pas plus que la parenté, l’économie ne fait société. Toutes deux sont subordonnées aux rapports politico-religieux qui seuls sont englobants ;
- distinguer l’imaginaire du symbolique est une condition essentielle à l’intelligence de toute société.
65 Dans quelle mesure ces « effets » sociaux de l’imaginaire sont-ils accessibles aux sciences sociales ?
66 Ce qui semble accessible à la démarche historique est l’étude des processus de dogmatisation, de canonisation et de normalisation de l’imaginaire ; notamment, par exemple, lorsque l’on a décrété « apocryphes » des productions qui étaient spontanées, sans pour autant pouvoir les détruire matériellement. Tels les évangiles apocryphes du christianisme. C’est la question des archives et de leur transmission. Confrontés aux mêmes phénomènes, les anthropologues n’ont pas toujours le recul qui permettrait d’observer la canonisation des choses. Mais, pour les uns comme pour les autres, l’analyse de ces effets suppose que puisse se développer plus encore l’histoire des institutions englobantes, c’est-à-dire avant tout politico-religieuses.