1 Détourner les arabisants des aires géographiques auxquelles ils sont habitués et les attirer vers les étendues sub-sahariennes, le beau livre de P. F. de Moraes Farias pourrait jouer ce rôle. À travers une majorité d’inscriptions tombales datées du xie au xve siècle, c’est la vie d’une région au cours de presque cinq siècles qui est écrite. Le titre annonce « les inscriptions épigraphiques conservées dans la République du Mali », tandis que le sous-titre est plus ambitieux et ouvre l’étude de l’épigraphie sur les chroniques avec la perspective de retracer l’histoire Songhay-Touareg. La matière de l’ouvrage consiste en effet en plus de 400 inscriptions lapidaires, dont 250 sont reproduites, repérées depuis le milieu du xixe siècle par des savants qui les ont découvertes, lues, commentées, ou en ont vu des fragments. Elles sont analysées ici dans leur ensemble, un point de départ pour reconstituer l’histoire de toute une époque avec sa dimension anthropologique. Pourquoi une telle floraison d’inscriptions funéraires au Mali ? Je citerai approximativement l’une des nombreuses réponses à cette question : c’est la coexistence des écritures arabe et berbère tifina(y) qui déclenche une production d’épitaphes et de graffiti en arabe (p. xxvii). Si l’on peut estimer que Paulo F. de Moraes Farias est « l’inventeur » – comme on le dit de celui qui trouve un navire au fond des mers – de cet ensemble d’inscriptions à partir desquelles il a reconstitué un univers, ces quelques notes de lecture sont d’un spectateur de l’ouvrage, qui découvre ce monde, sa représentation sous forme de photographies, d’estampages, de dessins, avec les riches commentaires qui les illustrent, et qui s’accorde quelques remarques concernant des questions d’onomastique arabe.
2 Couverture : la reproduction d’une inscription funéraire du tout début du xiie siècle évoque la mémoire de la reine (al-malika) Suwâ, qui mourut en 502/1108 (référence n° 3a). La vocalisation de son nom est incertaine ainsi qu’on le voit page 5. La description, page 6, fait l’objet d’un commentaire de 33 lignes : il s’agit d’une stèle de 1,10 m de haut, constituée de trois parties qui s’ajustent peu ou prou, scellées depuis 1941 dans le mur extérieur du mihrâb d’une mosquée construite en 1925 et qui se trouve maintenant dans la partie moderne de la ville de Gao. La lecture de la stèle nous met en contact avec plusieurs savants qui ont porté leur attention sur l’inscription ; l’édition savante en est faite ici pour la première fois.
3 Quatrième de couverture : « Essuk NE Necropolis, enclosure D, seen from the cliffs », une photographie faite par l’auteur, un paysage que s’apparente à l’œuvre d’un sculpteur du mouvement « land art » – on pense à Smithson – des traces en relief, un grand rectangle, plusieurs cercles, diverses formes affleurant, une terre rougeâtre avec des bosquets d’arbres, des buissons épars de couleur marron.
4 Chiffres, catégories, classements : la numérotation des pages, des paragraphes et des inscriptions apparaît comme un labyrinthe que l’on décrypte avec curiosité : chiffres romains jusqu’à ccxlvi [soit 246 pages], des développements denses, une analyse fine et alambiquée, le raisonnement exposé avec quelque chose d’implacable et de réservé à la fois, dû à la présence constante de références entre parenthèses dans le texte lui-même : repères soigneusement chiffrés, rappel du travail des prédécesseurs. On progresse sans hésitation, par petites touches. Après cette première partie, l’analyse historique et anthropologique, nous voici, pages 1 à 210 en chiffres arabes, confrontés à la retranscription des textes, à leur commentaire, toujours très informé. Une conclusion intitulée « Inscriptions, Archaeology and Chronicles » occupe modestement les pages 211-218, avec un « envoi », un intitulé désuet qui mène au mot de la fin « Iyred » signifiant « c’est fini ». Suivent l’index des citations coraniques, la bibliographie (pages 221-268 avec, là encore, un classement complexe, me semble-t-il, en plusieurs catégories de sources) et l’index général. Après la page 280, on découvre les documents eux-mêmes, 69 pages de photographies et de dessins d’excellente qualité. À raison de 4 à 8 images par pages, on a sous les yeux quelque 250 représentations d’inscriptions (noter que les exigences de la mise en page de ces images font qu’elles ne sont pas toujours rangées dans l’ordre croissant des nombres). À propos de la bibliographie, je tiens à souligner que l’ouvrage de J. Cuoq, Recueil des sources arabes concernant l’Afrique occidentale du viiie au xvie siècle (Bilâd al-Sûdân) a été publié, avec une préface de Raymond Mauny, par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (laboratoire du C.N.R.S.) dans la série « Sources d’histoire médiévales publiées par l’I.R.H.T. ».
5 Inscriptions : ce sont pour la plupart des graffiti et des inscriptions sur pierres tombales conservées jusqu’à nos jours, longtemps ignorés ou incomplètement déchiffrés, des fragments, des estampages, leur transcription sous forme de photographies, de dessins. L’auteur a travaillé sur les originaux mais aussi sur les estampages conservés dans les collections de l’Institut de France et restés inexploités. Rappelons que les estampages sont des sortes de moulages au moyen de papiers humides qui, une fois secs, gardent la forme des inscriptions en relief, à partir desquels on peut faire des dessins qui restituent, parfois plus distinctement que les photographies, les mots gravés. La photographie d’un estampage, qui porte, comme l’inscription n°182, l’estampille « Mission De Gironcourt. Mission archéologique au Soudan » avec ses mots en relief sur une trame grenue de papier séché est encore plus émouvante que les photographies lapidaires, parce qu’on sait que les originaux ont disparu.
6 Continuité : on remarque que, tout au long de l’ouvrage, l’auteur témoigne sa reconnaissance à ses prédécesseurs : Heinrich Barth en 1850, de Gironcourt, Jean Sauvaget mort prématurément en 1950, qui étudie plusieurs inscriptions à partir de 1948, Marie-Madeleine Viré dès 1958, dont il remarque qu’ils ont utilisé des méthodes qui conviennent aux régions du Proche-Orient, du Maghreb, de la péninsule ibérique, mais ne sont pas adaptées à l’histoire et à l’ethnographie du Sud-Sahara. Il met en valeur l’apport de Théodore Monod, de Raymond Mauny et leur contribution à la découverte et au déchiffrement des inscriptions. Même s’il n’est pas d’accord avec Maurice Delafosse, il lui rend hommage, comme à ceux qui ont constitué la collection d’estampages sans avoir le temps ou la possibilité de l’exploiter.
7 Onomastique : on sait que le nom propre arabe médiéval est composé de plusieurs éléments dont la combinaison résume à la fois l’existence de l’individu et font référence à certains aspects de sa vie spirituelle, intellectuelle, sociale.
8 L’allégeance par les éléments du nom : l’auteur signale dans trois inscriptions la présence d’un « nom de relation » (nisba) al-Ghazâlî, nom du fameux soufi, théologien et juriste Abû Hâmid al-Ghazâlî, mort en 505/1111. Ce nom Ghazâlî, qui est attribué à trois personnages (n° 85, n° 182 et n° 235) appelés Muhammad paraît en effet signaler leur appartenance soufie : leur généalogie remonte à al-Ghazâlî sous la forme : Ibn al-Ghazâlî comme ancêtre éponyme, le plus ancien dans la généalogie ; de plus, le second personnage porte aussi la même kunya (sorte de surnom, parfois traduit par « teknonyme ») Abû Hâmid que Ghazâlî. Une telle référence à un maître à penser existe ailleurs par la suite, à partir du xviie siècle, et concerne al-Bukhârî, auteur du commentaire du Coran intitulé al-Sahîh, et les Gnawa du Maroc. En souvenir du fait qu’à l’origine ces Gnawa représentaient une force militaire d’origine bambara au service d’un marabout du Sous, et qu’on leur faisait prêter serment sur un exemplaire du Sahîh de Bukhârî, ils avaient donné le nom de « al-bukhârî » à leur étendard (voir Viviana Pâques, « The Gnawa of Morocco : the Derdena Ceremony », in W. Weissleder éd., The Nomadic Alternative, La Haye-Paris, p. 319-329 ; repris dans J. Sublet, Le voile du nom. Essai sur le nom propre arabe, Paris, PUF, 1990, p. 112). D’autre part, le fait que les trois personnages dont il est question se nomment Muhammad, ou Muhammad fils de Muhammad, indiquerait une révérence particulière pour le Prophète de l’islam, de même le fait que l’un d’eux (n° 85) ait la même nisba : al-Hâshîmî, que le Prophète. Cette observation est particulièrement intéressante à ce propos : l’auteur remarque aussi que la répétition dans la généalogie du nom de Muhammad sous ses différentes formes (n° 235) : Ahmad, Mahmûd, Hamma, serait une façon de rendre un hommage au Prophète, une sorte de litanie, de récitation sonore qui remplacerait en quelque sorte les formules pieuses et dispenserait d’appeler sur le défunt la miséricorde divine. Si on se souvient de l’importance de la récitation à voix haute, ou silencieuse, des textes arabes, on ne peut que souscrire à cette interprétation et souligner une fois de plus l’impact en arabe du rythme dans l’écriture comme dans l’énonciation. L’effet sonore ajoute à la valeur d’invocation, témoigne d’un attachement, d’une affiliation.
9 Ibn ‘Abd Allâh : converti à l’islam : il est une manière de signifier qu’un homme est converti à l’islam en lui attribuant la généalogie fictive « ibn ‘Abd Allâh », littéralement : « fils du serviteur de Dieu ». Deux exemples : le sultan mamelouk Baybars, un esclave importé au xiiie siècle en Égypte, est appelé « Baybars ibn ‘Abd Allâh », sans autre généalogie. Son lointain successeur, le Circassien Barqûq, lui-même converti, avait fait venir au Caire son père nommé Ânas qui s’était aussitôt converti : dès lors, ce sultan Barqûq est connu sous le nom de « Barqûq ibn Ânas ibn ‘Abd Allâh ». Dans les deux cas, la généalogie retenue dans les sources par les historiens et les biographes ne va pas au-delà de ce « ibn ‘Abd Allâh ». En revanche, on remarque qu’au Mali, la généalogie des convertis comporte ce « ibn ‘Abd Allâh » mais ne s’arrête pas là. Exemple : page cliv, on trouve mention d’un ancêtre « par le sang » sur la tombe d’un personnage mort en 503/1110 : un roi de Tadmakkat se nomme Muhammad b. ‘Abd Allâh b. Zaghî / Zaghay ; donc inclure « ibn ‘Abd Allâh » – et annoncer ainsi que le personnage est converti (il a même pris le nom du prophète de l’islam, Muhammad) – n’empêche pas de remonter plus haut dans sa généalogie.
10 Cette Mekke-là : dans cet univers de nomades où l’on transporte avec soi le nom des campements, des villes, le nom et la symbolique du nom de la ville appelée Tadmakkat : « This very one, Makka » (p. xxvii), appelée aussi Essuk, prend une grande place dans les commentaires de l’auteur. La fin de la prospérité de Essuk, le fait qu’il n’y ait plus d’épigraphie après 787/1385 avec l’inscription n° 139 peut refléter, d’après l’auteur, un passage de l’économie locale au pastoralisme (§ 363). On voit ici que des nomades abandonnant une ville n’ont pas transporté avec eux le beau nom de Tadmakkat pour le donner à leur prochain campement, comme cela arrivait. Mais on comprend que, quoiqu’en partie désertée, la ville de Tadmakkat demeure et ne tombe pas en désuétude après leur départ et devient un pôle pour la confrérie des Qâdirites et pour d’autres activités d’ordre religieux, à partir duquel les soufis ont pu rayonner dans la région.
11 Le nom Makkiyya : À propos du ism (nom reçu à la naissance) Makkî (littéralement : Mekkois) et son féminin Makkiyya, j’avais pu constater à la faveur d’un sondage non systématique (Le voile du nom, p. 102-103) que ce nom était porté par des personnages issus des régions des terres d’islam dites « périphériques ». Ici on a, inscription n° 33 gravée sur quatre surfaces et datée du 4-3-481/28 mai 1088, une Makkiyya bint Hasan al-Hâjj (l’auteur remarque, § 551 p. ccxv, que l’on appelle al-Hâjj un homme né pendant le mois de dhû l-hijja, non pour indiquer qu’il a fait le pèlerinage à la Mekke), un nom doublement intéressant sur le plan onomastique.
12 Un nom de métier : Un seul marbrier signe plusieurs stèles de son nom : Ya’îsh al-Rukhâm, Ya’îsh le Marbrier, nom de métier qu’il faut en effet, sur l’indication de Dozy qui renvoie à Maqqarî, vocaliser al-rukhâm, n° 3b et 4, pages 6-8 (inscriptions 3 et 4 déjà traduites par Cuoq 113, « Stèles de Gao » n° 3 et 4, mais il ne donne pas le texte original, le nom de métier apparaît sur l’inscription n° 3b à gauche verticalement).
13 Valeur numérique des lettres : on cherche en vain parmi ces inscriptions nécrologiques des dates de mort exprimées par le système des hurûf al-abjad par lequel la valeur numérique des lettres additionnée donne la date de mort. On sait que la valeur des lettres diffère suivant qu’on est en Orient ou en Occident (systèmes mashriqî ou maghribî). J’ai bien tenté de retrouver une date sur la stèle n° 2 qui ne contient qu’un poème, et qui, me semblait-il, devait être couplée avec une autre pierre, afin d’identifier la personne. En additionnant les lettres du dernier hémistiche du poème suivant le système maghribî, je suis arrivée à la date 561, mais Paulo F. de Moraes Farias que j’ai consulté à ce propos m’a opposé des arguments irréfutables : l’inscription a été produite ailleurs, en al-Andalus, à Almeria, et la date est trop tardive car l’importation des stèles almeriennes en marbre s’est arrêtée au début du vie siècle de l’hégire (les n° 12 et 13a qui datent de 513 et 514 ne sont déjà plus gravées sur marbre mais sur un schiste « chloritic »). De plus, l’écriture de cette stèle anonyme (qu’il décrit p. ccxxxvi § 605 comme « simple but soigné kufic ») est en effet à rapprocher de la stèle n° 5, qui date du début du vie siècle. En revanche, l’auteur a repéré que ce système de numération des lettres était utilisé pour indiquer combien de fois on devait réciter des parties de la profession de foi shahâda, soit pour parvenir à l’extase mystique (inscription n° 105 transcrite et commentée page 88). Voici le texte : 2ème ligne « lâ ilah illâ Allâh m » : le texte de la shahâda, et suit la lettre mîm qui a pour valeur 40 ; 3ème ligne « Muhammad Rasûl Allâh k » : Muhammad est l’Envoyé de Dieu, suit la lettre kâf qui vaut 20. Il faut donc réciter ces invocations respectivement quarante fois et vingt fois. On trouvera un commentaire développé sur le sujet pages clxxxv à clxxxvii, § 470-474, et page xiii § 79.
14 Lecture d’un nom : parmi les graffiti (reproduction Plate 31, déchiffrement et commentaire page 97, ligne 3) celui qui a la référence G8, défini comme « Inscription en coufique pur du Sahel », porte un nom arabe écrit en-dessous de deux sceaux de Salomon : H. amza b. Abî H. rz b. Abî Sulaymân b. M.h.râ : je suggérerais la lecture la plus simple de deux noms connus à l’époque classique : Hirz pour H. rz et Mihrân pour M.h.râ (la lettre finale nûn pourrait avoir été effacée en fin de ligne).
15 Conclusion : il est difficile de quitter cet ouvrage dans lequel Paulo F. de Moraes Farias décrit la recherche épigraphique au Sahel depuis le début du xxe siècle comme une aventure, avec ses détours, ses culs-de-sac. Un monde qu’il restitue foisonnant, un emboîtement de documents, d’écritures déchiffrées, de pans d’histoire reconstruits, d’analyses, de références, un monde qui devient presque imaginaire à force de précision.