Notes
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Entretien réalisé au Centre de Recherches Africaines (Université de Paris 1) en janvier 2005. La transcription en a été assurée par Élodie Apard et le texte revu par Paulo Fernando de Moraes Farias et Bertrand Hirsch.
Un historien entre trois mondes [*]
1 Bertrand Hirsch : Paulo Fernando de Moraes Farias, vous êtes Brésilien d’origine, historien de l’Afrique et enseignant à Birmingham. Peut-être pourrait-on commencer par mettre en relation ces trois pôles géographiques ; et d’abord quels sont les chemins qui vous ont conduit vers l’Afrique ? Est-ce en raison de la présence africaine au Brésil ?
2 Paulo Fernando de Moraes Farias : D’abord je suis originaire de Bahia et la culture des gens de Bahia est assez marquée par l’Afrique, mais une Afrique filtrée à travers l’héritage de l’esclavage. À l’époque où j’ai commencé à prendre conscience de ces choses-là, il régnait à Bahia une certaine façon de voir l’histoire de l’Afrique qui, en fait, consistait à ne pas la voir. C’est-à-dire que l’on n’enseignait pas l’histoire africaine et que l’on ne considérait pas l’Afrique comme faisant partie intégrante de l’histoire universelle. J’étais moi-même emprisonné dans ces préjugés, mais j’ai pu commencer à faire des efforts pour m’en échapper.
3 Avant de faire des études d’histoire à l’université, j’avais étudié la médecine à la faculté de médecine de Bahia qui, au début du xxe siècle, avait été un centre important de médecine tropicale. Depuis la deuxième moitié du xixe siècle, des professeurs de cette faculté s’étaient aussi intéressés à l’héritage africain. Il pourrait paraître curieux qu’un tel intérêt se soit développé dans une faculté de médecine. Mais c’est que l’on comprenait l’héritage africain surtout comme un problème, un problème social, et que l’on fabriquait des rapports entre le soi-disant « problème du Noir » et, par exemple, la criminalité (un sujet qui préoccupait les experts en médecine légale). Il m’a fallu aussi trouver les moyens de me libérer de cette tradition.
4 Je me proposais ces tâches critiques dans le cadre des débats nourris par des mouvements de gauche qui, d’un côté, cherchaient à changer la société brésilienne, et d’autre côté, depuis la conférence de Bandung (1955) prêtaient une attention croissante aux autres pays du tiers-monde, y compris les pays africains faisant route vers l’indépendance. Dans cette ambiance politique assez mouvementée, j’ai tourné mon regard de plus en plus vers l’histoire de l’Afrique. Je me disais que la seule façon de bien comprendre l’héritage africain au Brésil c’était de voir comment l’Afrique s’insérait dans l’histoire universelle.
5 Il faut remarquer aussi qu’à la fin des années cinquante et au début des années soixante, l’État brésilien, la diplomatie brésilienne, s’intéressaient beaucoup à l’Afrique et le gouvernement a accordé un certain appui à l’établissement de centres d’études sur ce continent. À cette époque, l’Université de Bahia avait un recteur, le professeur Edgard Santos, qui était un homme intellectuellement très ouvert. Il décida (avec l’aide d’un intellectuel portugais, le professeur Agostinho da Silva, qui se trouvait alors au Brésil) d’établir à l’Université de Bahia un Centro de Estudos Afro-Orientais (CEAO), pour étudier en même temps l’Afrique et l’Asie. Le professeur Agostinho da Silva m’invita à travailler dans ce centre. À ce moment-là, j’avais déjà fait des études d’histoire, mais surtout (en dehors de l’histoire du Brésil) des études d’histoire européenne… L’accent était mis sur la généalogie de la civilisation de l’Occident européen. Bien qu’il y ait eu des classes consacrées à l’histoire de la Chine et de l’Inde, et des cours sur l’histoire de l’Amérique latine et des États-Unis, on ne leur donnait pas le même poids, dans l’enseignement, qu’à l’histoire de l’Égypte ancienne, de la Mésopotamie ancienne ou de l’Europe méditerranéenne et occidentale.
6 Quand vous avez commencé à travailler dans ce centre, aviez-vous déjà des thèmes de recherche sur l’histoire de l’Afrique ?
7 Je ne savais pas encore quoi choisir. J’étais encore trop immature en tant qu’étudiant en histoire de l’Afrique. Cela a changé seulement quand je me suis trouvé sur le continent africain, après avoir quitté le Brésil à la suite du coup d’État de 1964. Je suis en effet parti en Afrique occidentale, à la différence d’autres exilés politiques brésiliens qui se sont dirigés surtout vers l’Europe ou l’Amérique latine. J’ai pu me rendre à l’Institut d’Études Africaines de l’Université du Ghana parce que j’y avais déjà des contacts ; avant même le coup d’État au Brésil je me préparais à y aller. À cette époque-là, sous la direction de Thomas Hodgkin, l’Institut était un endroit extraordinaire où foisonnaient des idées de tous bords. Cela attirait des étudiants de plusieurs pays africains et non-africains. Il y avait des étudiants de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique de l’Est, des étudiants américains blancs et noirs, des étudiants polonais, anglais, allemands, etc. Du côté des enseignants c’était pareil : on pouvait y suivre des cours, et assister à des conférences, donnés par des professeurs africains, anglais, américains blancs et noirs, cubains, allemands, et d’autres venus de l’Université de Moscou ou de l’Université de Beijing. Voilà le premier « moment fort » de ma formation d’africaniste.
8 En Afrique occidentale, le plus « normal » pour un Brésilien, surtout pour une personne originaire de Bahia, aurait été de se pencher sur l’étude de l’histoire de la culture yorouba au Nigeria, à cause de son importance à Bahia. Mais je décidai de faire autrement. Au lieu de prendre comme point de départ les liens directs entre l’Afrique occidentale et le Brésil, je décidai de concentrer mon attention sur les rapports entre l’Ouest africain et l’histoire ibérique. Il s’agissait pour moi de saisir un autre mode d’insertion de l’Afrique dans l’histoire universelle.
9 C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser au début de l’histoire des Almoravides dans ce qui est aujourd’hui la Mauritanie, et à leur empire afro-ibérique fondé par des gens venus du Sahara et du Sahel, un empire où l’Afrique était métropole par rapport à l’Europe. Par une coïncidence heureuse, il y a eu une conférence au Ghana pour laquelle le professeur Vincent Monteil est venu de Dakar. Monteil était alors le directeur de l’Institut Fondamental [anciennement Français] d’Afrique Noire (IFAN). Je lui parlai de mes projets et il m’invita à participer à l’expédition en Mauritanie qu’on organisait alors à l’IFAN pour enquêter sur les Almoravides, et pour chercher des vestiges du ribât (monastère fortifié) qu’on croyait qu’ils avaient construit.
10 Aviez-vous déjà des connaissances en langue arabe ?
11 J’avais commencé à l’étudier un tout petit peu, parce qu’il y avait des documents arabes à Bahia, confisqués en 1835 au moment de la révolte des esclaves musulmans connus sous le nom de « Malés » et je m’intéressais à ces papiers. Mais c’est au Ghana que j’ai commencé à étudier l’arabe de façon plus systématique, en particulier sur les chroniques de Tombouctou, avec l’encouragement de professeurs comme Thomas Hodgkin et Ivor Wilks à l’Institut d’Études Africaines de l’Université du Ghana, et en suivant l’enseignement du poète et professeur Salâh A. Ibrâhîm, originaire de la République du Soudan. Mais je reste toujours un apprenti de cette langue…
12 Je me souviens qu’au début les chroniques de Tombouctou me semblaient être un fatras de renseignements difficiles à comprendre. Comment donner du sens à une telle masse de données et de récits ? Il m’a fallu beaucoup de temps pour commencer à m’y orienter. J’étais parfaitement convaincu qu’il n’y avait pas de structure dans ces textes, que ce genre d’écrits était une accumulation d’informations dans le désordre. D’ailleurs, telle était l’opinion de ceux qui avaient édité et traduit ces chroniques, et leur opinion n’avait été jamais contestée. C’est beaucoup plus tard que je me suis aperçu, au contraire, qu’il y avait dans ces ouvrages une structure cachée mais bel et bien présente, une structure qu’on pouvait dévoiler. La discussion de cette structure est un point fondamental de mon livre sur les inscriptions.
13 Vous êtes donc parti en Mauritanie.
14 Oui, je suis allé à Dakar et ensuite en Mauritanie. Cela fut ma première rencontre avec deux amis mauritaniens qui allaient beaucoup m’apprendre, le savant al-Mukhtâr ould Hamidoun et l’historien et diplomate Mohammed ould Maouloud ould Daddâh, connu aussi par son nom de plume Mohammed el-Chennafi.
15 Quelques mois plus tard, je suis revenu à Dakar à partir du Ghana. Je travaillais à l’IFAN comme, selon la terminologie de l’époque, « chercheur de l’École française d’Afrique », toujours à l’invitation de Vincent Monteil ; j’y suis resté de juillet 1966 à octobre 1967. Ce fut une période courte mais assez importante dans ma formation, où j’appris beaucoup sur le Sahel occidental à la lumière de la tradition créée à l’IFAN par Théodore Monod et Raymond Mauny et continuée sous Vincent Monteil. Dans ce sens je reste toujours un « ancien de l’IFAN »… Mes expériences au Sénégal et en Mauritanie furent le deuxième moment fort de ma formation.
16 On m’a ensuite offert un poste au Nigeria, à l’université Ahmadou Bello située à Zaria, au nord du pays, dans le département d’histoire de l’Afrique dont le directeur était le professeur H.F.C. Smith qui, converti à l’islam, avait adopté le nom d’Abdullahi Smith. Ce fut là aussi une expérience très intéressante. Smith était un homme passionnément intéressé à l’islam. Cela me séduisait parce que j’avais déjà compris qu’il existait dans notre champ d’étude de forts préjugés contre l’islam. Même des gens qui se croyaient totalement laïques et sans parti pris religieux, lorsqu’ils abordaient des sujets islamiques s’en tenaient encore à des préjugés assez anciens. Mais, sous l’influence de Smith, je faisais des efforts pour comprendre les cultures islamiques plus ou moins « à partir de l’intérieur » ; je cherchais à comprendre les systèmes de pensée qui fonctionnaient à l’intérieur des textes écrits par des musulmans. Abdullahi Smith était un spécialiste des mouvements de djihâd voués à l’établissement d’États gouvernés par la loi de l’islam, alors que le professeur Ivor Wilks (qui j’avais connu au Ghana) est un spécialiste des traditions islamiques africaines prêtes à coexister avec des traditions politico-religieuses non-musulmanes. Des réflexions sur cette polarité enrichirent ma période à Zaria, le troisième moment fort de ma formation. Ces réflexions ont aussi nourri des travaux publiés plus tard, où je traite de l’islam au Borgou et chez les Yorouba.
17 Quel était à l’époque votre horizon théorique ?
18 Je travaillais avec les outils de la tradition marxiste. Mais, au Ghana, je me posais des questions à propos de ces outils à cause de ce qui s’était passé au Brésil en 1964. Je me disais que les marxistes brésiliens n’avaient pas prévu le coup militaire parce que leur marxisme s’était appauvri en une idéologie nationaliste figée, peu capable de critiques pertinentes soit de la société brésilienne soit des sociétés nord-américaine et soviétique. En outre, les regards que ce marxisme-là jetait sur l’histoire n’étaient plus suffisamment perçants. Pour essayer de dépasser cette immobilité et cette opacité dans le cadre limité de mes recherches historiques en Afrique, j’amorçai des réflexions à partir de la dimension gramscienne de la tradition marxiste. Je me suis penché sur des pratiques culturelles qui n’étaient pas immédiatement réductibles à des pratiques économiques. Cela a commencé avec mes travaux sur Ibn Yâsîn et les Almoravides publiés en 1966 et 1967. Plusieurs années plus tard, des amis m’ont reproché d’avoir trop parlé dans ces travaux de tactiques militaires inspirées par des textes coraniques, et pas assez du commerce de l’or. Mais c’était pour moi un moment de réaction contre des positions antérieures. Je n’avais pas du tout abandonné mon intérêt envers la sociologie et l’économie, mais je cherchais surtout à comprendre à quel point les pratiques idéologiques des Almoravides encadraient leurs pratiques matérielles (je reviens sur cette question dans un autre travail sur Ibn Yâsîn publié en 1999).
19 Cela ne signifie pas que je croie que l’histoire soit gouvernée par des idées désincarnées, des tournoiements de l’esprit. Au contraire, dans mon livre sur les inscriptions, je parle de la nécessité de saisir la prière musulmane en tant que technique corporelle plutôt que pur mouvement de l’âme ; et de comment, en changeant le paysage physique, on parvient à changer le monde surnaturel.
20 Vous vous intéressiez à l’anthropologie ou bien seulement de loin ?
21 Je m’intéressais beaucoup à l’anthropologie, et je continue de m’y intéresser, mais je n’ai pas la formation qu’on acquiert par le travail d’immersion prolongée et participante dans le présent d’une autre culture, ce travail si important qu’on demande aux anthropologues.
22 Combien de temps êtes-vous resté au Nigeria ?
23 J’y suis resté pendant deux ans. Ensuite je me suis dit que j’allais rentrer au Brésil. C’était un moment, juste après 1968, où il semblait que la dictature brésilienne allait se terminer. Il y avait de grandes manifestations à Rio, de grands mouvements politiques. Mais c’est le contraire qui s’est produit : la dictature s’est durcie, est devenue plus brutale, et il m’était impossible de rentrer. J’avais démissionné de mon poste au Nigeria et quelqu’un avait déjà été nommé pour me remplacer. Il m’était donc impossible de rester là-bas et impossible d’aller au Brésil. Heureusement, c’était la période où des chercheurs afro-américains enseignant en Europe rentraient aux États-Unis. L’un d’entre eux, John Ralph Willis, qui est maintenant professeur à l’université de Princeton, a donc quitté son poste au Centre of West African Studies de l’Université de Birmingham. Je me suis présenté comme candidat à ce poste et j’ai été pris. C’est comme ça que s’est réalisée ma transition vers une autre partie du monde.
24 Quand et comment s’est faite la rencontre avec l’épigraphie arabe ?
25 La rencontre avec l’épigraphie s’est faite à Birmingham. Un jour, en 1971, mon collègue archéologue Colin Flight, qui travaillait à ce moment-là sur les sites de Saney, est revenu du Mali avec des diapositives de photos qu’il avait faites à Bamako, au Musée national. Il me les a montrées. Sur l’une de ces diapositives figurait une inscription royale que je ne connaissais pas et qui n’était pas publiée. À partir de là, je me suis rendu compte que, contrairement à ce que l’on croyait, tout n’était pas dit à propos des inscriptions de Gao-Saney. Quelques mois plus tard, je suis parti à Bamako pour examiner l’inscription au Musée national. Après cela, assez rapidement, le travail sur le terrain dans les sites épigraphiques de Gao, Saney, Essouk, et Bentyia, le travail sur les estampages De Gironcourt à Paris à l’Institut de France, et le travail sur les inscriptions préservées à l’IFAN et à Bamako, sont devenus mon activité principale.
26 Ce qui frappe dans votre ouvrage sur les inscriptions du Mali, c’est une double préoccupation, finalement assez rare dans nos études sur l’Afrique : une partie de relevés et d’éditions des inscriptions et, en même temps, un véritable travail d’interprétation historique. Quand on regarde les travaux que vous avez publiés (voir plus bas), on retrouve ces deux approches, érudite et historienne.
27 La critique des textes est une dimension essentielle du métier d’historien. Mais, paradoxalement, cette approche érudite peut aussi étouffer le travail d’interprétation historique si les questions qu’elle se pose restent trop limitées. Pendant longtemps nous avons négligé, nous tous, de nous poser des questions à propos de certains aspects « bizarres » des textes des chroniques de Tombouctou. Et pourtant, ces bizarreries sont justement la clé du dessein des chroniqueurs.
28 Le projet historiographique.
29 Oui. Leur projet historiographique, qui était aussi un projet politique, et qui nécessita l’exercice d’un genre littéraire jusqu’alors inédit dans la région.
30 Je me souviens d’un de vos articles, ancien maintenant, très lumineux, sur le mythe du commerce muet [« Silent trade », 1974] dans les sources arabes sur l’Afrique. Un article dans lequel vous montrez que les récits du troc silencieux entre fournisseurs et acheteurs d’or s’inscrivent dans une longue tradition, qui remonte à l’Antiquité. Les récits se répètent, se renforcent au cours du temps, mais en fait, il s’agit bien d’une idéologie.
31 Oui, c’est un mythe fascinant parce qu’il stimula des rapports concrets à travers du Sahara. Ce mythe fut en somme une façon de reconnaître la rationalité de l’autre. Il faut comprendre le contexte : il y avait des docteurs de la loi musulmane en Afrique du Nord qui disaient qu’il ne fallait pas se rendre au-delà du Sahara parce que la loi musulmane n’y régnait pas, et parce qu’on s’y retrouverait au milieu de gens sans loi et sans religion. On avait aussi peur de l’animalité et la férocité attribuées à ces peuples. Par rapport à ces attitudes, le mythe du commerce muet constituait un progrès. Il affirmait qu’il y avait certes des barbares au sud du Sahara, mais aussi des gens qui, bien que dangereux, acceptaient de commercer honnêtement pourvu que le commerce se fasse au moyen de certains rituels, en évitant des rapports face à face. D’une manière implicite, le mythe du commerce muet affirme que ces gens-là étaient spontanément capables de comprendre la notion d’équivalence. C’était une façon de reconnaître leur humanité.
32 Vous avez aussi retrouvé les mythes dans les chroniques de Tombouctou.
33 Oui, il y a là aussi des mythes, et des récits empruntés au folklore touareg. Les chroniqueurs du xviie siècle ont utilisé ces matériaux pour combler des lacunes dans ce qu’ils savaient sur l’histoire du passé reculé de la région. C’est ainsi qu’ils purent créer des narrations qui semblent être continues et complètes.
34 Cette apparence de récit continu qu’ont les chroniques provient d’un effet de source ?
35 En effet, et c’est une chose que l’on doit continuer d’étudier. La plus grande originalité des chroniques de Tombouctou, c’est leur volonté de constituer un temps historique continu (par le moyen d’un enchaînement de dynasties) et un espace géo-politique continu. Les chroniqueurs sont les premiers, ou sont parmi les premiers, à avoir pensé le Sahel de cette façon-là. Alors que, par exemple, dans un texte comme celui d’al-Bakrî, le Sahel est plutôt présenté comme un simple réseau de routes avec des noyaux urbains ici et là.
36 Quel est l’apport de l’épigraphie sur cette question ? Et comment expliquez-vous que la connexion ne se soit jamais faite, finalement, entre recherche historique et épigraphie ?
37 Quand j’ai commencé à étudier l’histoire de l’Afrique, un ouvrage qui m’a beaucoup influencé a été celui de Raymond Mauny, le Tableau géographique de l’Ouest africain au Moyen Âge, d’après les sources écrites, la tradition, l’archéologie [Mémoires de l’IFAN, Dakar, 1961, reprint 1967]. C’était l’époque où l’on croyait à la possibilité d’établir des tableaux très cohérents du passé, parce que là où une catégorie de sources avait des lacunes, une autre catégorie de sources viendrait promptement combler ces lacunes et rétablir une totalité homogène. Mais, aujourd’hui, on se rend compte que les choses ne sont pas si faciles, surtout parce que les différentes catégories de sources ne sont pas toutes sur la même longueur d’onde…
38 Chaque source est un point de vue différent…
39 Et souvent une catégorie de sources bouleverse une autre. Finalement, plutôt qu’un tableau, on arrive à avoir plusieurs images du passé qui se superposent plus ou moins bien.
40 Finalement, dans l’histoire de l’Afrique, n’a-t-on pas procédé à l’envers ? La grande narration historique sur le Moyen Âge sahélien est impossible à réaliser, mais, en même temps, c’est ce tableau cohérent qui a servi de socle de réflexion à beaucoup de gens. C’était trop tôt, en fait ?
41 On ne sait pas s’il deviendra possible un jour de produire cette grande narration historique à laquelle nous songeons. Il vaut mieux ne pas trop y compter…
42 Maintenant que vous avez achevé ce monument sur les inscriptions, quelles sont vos pistes de recherche ?
43 En ce moment j’essaie d’explorer les rapports entre l’archéologie, l’histoire basée sur les textes, et l’histoire faite à partir des sources orales, mais non pour en faire un tableau ou une addition arithmétique. J’ai participé en novembre 2004, au Texas, à l’université de Rice, à des séances de travail avec Susan et Roderick McIntosh et David Conrad à ce sujet. C’était la continuation d’un projet entrepris par eux avec Nehemia Levtzion, qui avait voulu produire à partir de cela une nouvelle version de son livre [Ancient Ghana and Mali, Londres, Methuen, 1973]. Nous continuons ces discussions en lui rendant hommage.
44 Du côté des inscriptions, des fouilles à Essouk, Saney, Gao, Bentyia, et d’autres sites, tôt ou tard mettront au jour des sources épigraphiques nouvelles, et de nouvelles lignes de recherches seront alors ouvertes.
45 Nous pourrons compléter le tableau. Mais en même temps, votre démarche va plus loin : elle pose d’autres questions aux sources épigraphiques…
46 Vous avez raison. Les inscriptions ne sont pas simplement une source de dates et de noms ; elles sont un corpus de textes et un ensemble de discours. Les formes de ces discours sont le véritable objet des études épigraphiques. Si on ne les analyse pas, on perd de vue des dimensions importantes du sens des inscriptions. En outre, si l’on compare de nombreuses d’inscriptions, on arrive à voir qu’il y a des formes de discours qui sont restées courantes pendant longtemps, mais qui ensuite furent tout d’un coup remplacées par d’autres. Un de ces changements majeurs, qui ne s’est pas produit simultanément dans toutes les régions, arrive lorsque les inscriptions funéraires cessent de porter des dates absolues. Pourquoi ce changement ? On ne le sait pas encore. On a l’impression que c’était un changement d’épistémè. Il se peut que l’on arrive à identifier les raisons précises de ce phénomène, mais pour y arriver il faudra des études beaucoup plus poussées, et des équipes de chercheurs bien plus nombreuses.
47 Dans cette nouvelle approche de l’épigraphie, est-ce que vous vous êtes inspiré d’autres études épigraphiques faites dans d’autres régions du monde ? Y a-t-il des échanges dans ce domaine ?
48 Pendant des années, il y a eu une certaine insatisfaction chez les spécialistes de l’islam à propos des critères de l’épigraphie islamique classique. Plusieurs auteurs ont écrit sur les insuffisances de ce paradigme classique. Cela m’a beaucoup inspiré. J’ai pensé aussi qu’une étude des inscriptions de l’Afrique de l’Ouest pourrait contribuer à la révision du paradigme. Mais il faut d’abord que les études des régions classiques de l’islam et les études de l’islam en Afrique tropicale soient mises en rapport plus étroit. Cela reste à faire.
49 Cela veut dire qu’il y a des recherches sur le terrain africain qui sont des recherches très en pointe ?
50 Oui, en effet. Mais c’est un fait qui n’est pas suffisamment connu.
51 … en dehors des milieux de spécialistes ?
52 Même chez les spécialistes. On n’a pas fait assez d’attention, par exemple, aux articles de Jean Sauvaget sur les inscriptions de Saney. Sauvaget a réalisé des travaux merveilleux sur l’Orient et aussi sur l’Afrique, mais il y avait dans sa méthodologie des tensions internes, des problèmes à résoudre. Ces tensions ne se montrent pleinement que dans ses études sur Gao-Saney [« Notes préliminaires sur les épitaphes de Gao », Revue des Études islamiques, 1948 ; « Les épitaphes royales de Gao », Al-Andalus, 1949]. Donc, la lecture de ces études est indispensable à ceux qui veulent comprendre son œuvre et son influence sur l’épigraphie islamique en général. Mais si on regarde ce qui a été publié à propos de Sauvaget, on s’aperçoit que souvent on y oublie ses travaux sur Gao-Saney. Et pourtant, les difficultés qu’il éprouva en travaillant sur les matériaux épigraphiques de Saney, ses audaces et ses reculs à ce moment-là, éclairent toute son évolution intellectuelle. On a là un épisode qui illustre l’intérêt du détour par l’Afrique.
53 Cela veut bien dire que ni l’Afrique, ni les études sur l’Afrique ne sont à la marge. Au contraire, il y a là un champ qui offre la possibilité d’inventer de nouveaux paradigmes.
54 Oui. Ce que l’on considère comme « périphérique » jette souvent une lumière assez utile sur les choses dites « centrales ».
Travaux de P.F. de Moraes Farias
- « A reforma de Ibn Yâsîn : discussão sugerida pelo Kitâb al-Bayân », Afro-Asia, 2-3, 1966, p. 37-58.
- « The Almoravids », Bulletin de l’IFAN, série B, 29 (3-4), 1967, p. 794-878.
- « Great States Revisited », Journal of African History, 15 (3), 1974, p. 479-488.
- « Silent Trade : Myth and Historical Evidence », History in Africa, 1, 1974, p. 9-24.
- « Du nouveau sur les stèles de Gao : les épitaphes du prince Yâmâ Kûrî et du roi F.n.dâ (xiiie siècle) », Bulletin de l’IFAN, série B, 36 (3), 1974, p. 511-524.
- « Nizam tajârat Tâdmakkat wa Gâwo wa Kûkiyâ fî’l-’usûr al-wustâ », Majallat al-Buhûth al-Târîkhîya, Tripoli (Libye), 3 (1), 1981, p. 39-60.
- « Models of the World and Categorial Models : The “Enslavable Barbarian” as a Mobile Label », in J.-R. Willis (dir.), Slaves and Slavery in Muslim Africa, Londres, F. Cass, 1985, 2 vol., vol. I, p. 27-46.
- « Kharijites, Fatimids and Almoravids », in J.F.A. Ajayi, M. Crowder, P. Richards et al. (dir.), Atlas of African History, Harlow (Essex), Longman, 1985, section 23.
- « Some Recent Findings Concerning Epigraphic Evidence from the Niger Valley and the Sahara », in Actes du ive colloque euro-africain sur l’histoire du Sahara, Paris et Bergame, Centre international de recherches sahariennes et sahéliennes, 1986, p. 79-109.
- « Pilgrimages to “Pagan” Mecca », in K. Barber et P.F. de Moraes Farias (dir.), Discourse and its Disguises, Birmingham, CWAS, Birmingham University African Studies Series 1, 1989, p. 152-170.
- « The Oldest Extant Writing of West Africa : Medieval Epigraphs from Essuk, Saney and Egef-n-Tawaqqast (Mali) », Journal des Africanistes, 60 (2), 1990, p. 65-113.
- « Sugar and a Brazilian Returnee in Mid-Nineteenth-Century Sokoto », in D.P. Henige et T.C. McCaskie (dir.), West African Economic and Social History : Studies in Memory of Marion Johnson, Madison, University of Wisconsin-Madison, African Studies Program, 1990, p. 37-46.
- « Yoruba Origins Revisited by Muslims », in P.F. de Moraes Farias et K. Barber (dir.), Self-Assertion and Brokerage, Birmingham, CWAS, Birmingham University African Studies Series 2, 1990, p. 109-147.
- « A Letter from Ki-Toro Mahamman Gaani, King of Busa (Borgu, Northern Nigeria) about the “Kisra” Stories of Origins (c. 1910) », Sudanic Africa. A Journal of Historical Sources, 3, 1992, p. 109-132.
- « History and Consolation : Royal Yoruba Bards Comment on Their Craft », History in Africa, 19, 1992, p. 263-297.
- Histoire contre mémoire : épigraphie, chroniques, tradition orale et lieux d’oubli dans le Sahel malien, Rabat, Université Mohammed V, chaire du patrimoine maroco-africain, 1993.
- « Text as Landscape : Reappropriations of Medieval Inscriptions in the 17th and Late 20th Centuries (Essuk, Mali) », in O. Hulek et M. Mendel (dir.), Threefold Wisdom : Papers in Honour of Professor I. Hrbek, Prague, Academy of Sciences of the Czech Republic, Oriental Institute, 1993, p. 53-71.
- « The Oral Traditionist as Critic and Intellectual Producer : An Example from Contemporary Mali », in T. Falola (dir.), African Historiography : Essays in Honour of J.A. Ajayi, Harlow (Essex), Longman, 1993, p. 14-38.
- « Praise Splits the Subject of Speech : Construction of Kingship in the Manden and Borgu », in G. Furniss et L. Gunner (dir.), Power, Marginality and African Oral Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 225-243.
- « Borgu in the Cultural Map of the Muslim Diasporas of West Africa », in J.O. Hunwick et N. Lawler (dir.), The Cloth of Many Colored Silks : Papers in Honor of I. Wilks, Evanston, Northwestern University Press, 1996, p. 259-286.
- « For a Non-Culturalist History of Béninois Borgu », in E. Boesen, C. Hardung et R. Kuba (dir.), Regards sur le Borgou, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 39-69.
- « Tadmâkkât and the Image of Mecca : Epigraphic Records of the Work of the Imagination in 11th-Century West Africa », in T. Insoll (dir.), Case Studies in Archaeology and World Religion, Oxford, British Archaeological Reports International Series 755, 1999, p. 105-115.
- « The Borgu Gesere : A Neglected Manding Diaspora », in R.A. Austen (dir.), In Search of Sunjata, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 141-169.
- « À propos de la légitimité du pouvoir et de la propriété en Afrique et al-’Andalus : des prétendues “étranges doctrines” d’Ibn Yâsîn comparées à la Risâlat at-talkhîs d’Ibn Hazm », in R. Vernet et M. Mohameden (dir.), Actes du colloque sur le mouvement almoravide (Nouakchott, 1996), Masâdir, 2 (numéro spécial), 1999, p. 65-86.
- « The Inscriptions from Gorongobo », in T. Insoll (dir.), Urbanism, Archaeology and Trade : Further Observations on the Gao region (Mali) : The 1996 Fieldseason Results, Oxford, British Archaeological Reports International Series 829, 2000, p. 156-159.
- « Tâdmakkat », article dans l’Encyclopédie de l’islam (2ème édition), vol. X, 2000, p. 78.
- (Avec K.J. Barber) « An Archive of Yoruba Religious Ephemera », in T.A. Barringer (dir.), Africa Bibliography 2000, Edinburgh, Edinburgh University Press for The International African Institute, 2002, p. 7-19.
- « Afrocentrism : between Crosscultural Grand Narrative and Cultural Relativism », Journal of African History, 44 (2), 2003, p. 327-340.
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Entretien réalisé au Centre de Recherches Africaines (Université de Paris 1) en janvier 2005. La transcription en a été assurée par Élodie Apard et le texte revu par Paulo Fernando de Moraes Farias et Bertrand Hirsch.