Notes
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[*]
Né en 1959, au Tchad, Nimrod est poète, romancier, essayiste et animateur de revue, Agotem, aux éditions Obsidiane. Il a publié récemment : Passage à l’infini, poèmes, éditions Obsidiane, 1999 (Prix Louise Labé) ; Les jambes d’Alice, roman, éditions Actes Sud, 2001 (Prix Thyde Monnier de la Société des Gens des Lettres) ; Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, éditions Le temps qu’il fait, 2003 ; En saison, poèmes, éditions Obsidiane, 2004 ; Les éléphants, livre d’artiste en collaboration avec le peintre Déchbal, éditions TransSignum, 2004 ; Le départ, récit, éditions Actes Sud, 2005.
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[1]
Le Prix du rêve, roman, N’Djaména, éditions Al-Mouna, 2002.
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[2]
Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes. L’odysée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, traduit du suédois par Alain Gnaedig, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 72.
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[3]
Ibid.
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[4]
Le génie du législateur tchadien se mesure à sa capacité d’invention de nouveaux concepts. Par là, il légitime d’horribles situations. Celui de déflaté (être déflaté) répond, à s’y méprendre, à la notion, dans les théories économiques, d’inflation et de déflation. L’armée étant en inflation (il y a trop de soldats), l’on procède à la déflation. Généralement, ceux qui tombent sous le coup de cette mesure, ce sont les soldats ayant reçu une formation régulière. On les jette à la rue. Pour cela, le législateur proclame la nécessité d’une déflation. Alors, on engage la procédure.
N’Djaména est un tas d’immondices [1].
1 La brûlure du soleil nous donne la sensation que rien jamais ne saurait nous apaiser. Par essence, elle s’apparente à la piqûre d’un scorpion – le poison en moins –, une morsure fugitive. Mettons-nous à l’abri et l’épreuve, aussitôt, cesse. Sa durée ? À peine l’écart de temps qu’il faut pour crier « Aïe ! ». Elle nous apprend l’esquive.
2 À N’Djaména, le soleil alimente la brûlure. De onze heures du matin à quatre heures et demie de l’après-midi, elle frappe, cogne, réprime. Dans cet intervalle, elle n’occupe pas seulement un lieu précis de notre corps, ce lieu qu’elle transperce de son aiguillon au point d’en porter l’atteinte dans le système nerveux central. À présent, elle essaime. Notre faculté de perception se trouve bouleversée. Nous sommes sur le gril. Le temps s’use mais ne l’use pas ; le temps s’use, et ce au cœur de son noyau. Comme les murs de la ville, nous devenons des vestiges. Patiemment, la poussière les ensevelit.
3 Il est quatre heures et dix minutes du matin ; la température au sol est de 38 degrés. Je sais déjà à quoi m’en tenir. Bientôt ce sera 48 degrés à l’ombre. J’avais quitté Paris à 14 degrés ; il pleuvait. Ici, tout est sec. Dans le hall de l’aérogare, un vaste filet emprisonne un amas de valises de toutes sortes. Que sont devenus leurs propriétaires ? Pourquoi a-t-on entassé là ces bagages ? Je tire ma conclusion : mes compatriotes ont renoncé à lutter contre la poussière. Leurs chemises et boubous sont d’une propreté douteuse. Quelque chose de minéral s’est emparé d’eux. Ce qui leur donne un air de défiance et d’abandon égale ou proportionnel à leur sans-gêne. Ils survolent la misère et l’opulence. Ils vivent comme s’ils voulaient se détruire. Autour d’eux flotte l’indifférence qui est propre aux survivants.
4 Le véritable choc, ce sont les valises. Leur abandon ne me touche ni plus ni moins que celle des hommes. Au contraire, c’en est l’indicible signature. Mon pays, depuis le règne de Hissène Habré, est un territoire ruiné et veuf. Il me le notifie dès le débarquement. C’est pour la première fois que j’atterris dans un aérogare poubelle. L’état de la ville ne saurait être meilleur.
5 Il est cinq heures. Je sors, aborde le perron ; d’instinct, je recule. Le paysage me fait un accueil peu amène. Il y a encore dix ans, on contemplait, en face, les arbres du parking. La verdure, sous le soleil, promet plus que l’abri. Elle assure asile et protection. Les caïlcédrats sont morts ; la forêt d’eucalyptus, dans le marais tout proche, a presque disparu. Sur la route, je le sens, va fleurir la devise d’En attendant Godot : « À la campagne avec arbre ». Sur le plateau de la représentation, un arbre, un seul, en effet. Dans l’hiver beckettien, quelques célestes clochards cabotinent le long d’une route dépeuplée. Un arbre qui leur tient lieu de porte-faix (ou d’épouvantail) nourrit la solitude. L’angoisse que produit N’Djaména lui est comparable. Car je connais tous les arbres qui mènent de l’avenue Charles-de-Gaulle à l’avenue du Général Mobutu et jusque chez moi. Je connais la nuance de leurs feuilles. Je sais comment elles apprivoisent l’air. Tantôt, elles le font frémir, tantôt elles le font reluire. Le ciel, alors, se montre clément aux hommes. En faisant périr les arbres de la capitale, c’est le désert que l’on favorise. Le ciel lui répond, livide.
6 Le grand frère du Président a la haute main sur les routes du Tchad. Ingénieur des travaux publics de son état, il engrange des milliards d’euros. Car nul domaine, en dehors des routes – le pétrole excepté – ne brasse de gros budgets. Les arbres ont péri par négligence. On a agrandi les routes – aussitôt ensablées –, creusé ces leurres qu’on appelle caniveaux – eux aussi obstrués par les immondices. Ce faisant, on a déraciné des arbres, sectionné leurs racines ; ils sont devenus des fagots. Un arbre mort, cela tient du gibet de potence. L’on est navré par la désolation qui en émane. L’on est hébété. Car la posture qui sied à tous les vivants est celle où la chair ne laisse pas effleurer le bon vieux squelette. Or on ne voit plus que lui. Jusqu’à Walia, jusqu’à Mogrom, les arbres, quand on ne les a pas abattus, sont « nettoyés », sur trois à quatre mètres de hauteur, par des dromadaires. On embrasse d’un coup d’œil le sous-bois ; cela a le mérite de la netteté. Aucun entretien sylvestre ne saurait concurrencer ces animaux. On comprend alors pourquoi le Président lui-même se rit de la désertification. « Je suis né à l’ombre d’un chameau, au flanc d’une dune ». Il assène cela à qui le prend à parti sur le sujet du désastre écologique. La poussière blanche qui plane sur la capitale ? Rien que de très normal à ses yeux, puisque celle-ci vient du Tibesti.
7 À mesure que j’avance, elle devient insoutenable. Dans le VIIe arrondissement, les routes ont ceci de particulier que c’est le caoutchouc d’emballage qui sert de matériau de terrassement. Le Nigeria, qui nous en inonde, n’avait pas pensé à l’usage que nous en ferions. Il y a dix ans encore, on les ramassait, on s’en désolait. Aujourd’hui, la misère a fait de tels progrès que rien ne semble plus nous surprendre. On a trouvé au plastique une résistance sans pareil. Mélangé à la boue, celui-ci regonfle à bloc celle-là. Depuis, on ne s’embourbe plus sur nos routes. Sans doute est-ce pour la première fois que ces dernières connaissent un semblant d’étanchéité. Le caoutchouc est d’une solidité à toute épreuve. Même si, en période de sécheresse, il se transforme en nids à poussière. On fait alors contre mauvaise fortune bon cœur.
8 Il y a une fortune du plastique. Il brille sur les routes comme des langues de feu qui accomplissent au sein de la poussière un apostolat singulier. Pour le revenant que je suis, le spectacle est saisissant. Ces drapeaux minuscules donnent au sol des ailes. Le vent les remue, bat le rappel de toutes les saletés qui traînent sur le bas-côté. Opulence de la poubelle, des terrains vagues. C’est d’ailleurs cela qui m’impressionne. L’on foule un champ de bataille : il n’y a plus que la cendre ; l’usure a fait le reste. Ainsi, de voir les hommes se démener dans ce paysage, étonne. Des pelleteuses, des remblayeuses travaillent à cinquante mètres de là. Nous sommes au marché de Dembé. La poussière nous fait tousser ; nous nous accrochons. Le vendeur tient à nous céder au prix fort les lampes. Il jure : « Que Dieu nous protège de ceux qui nous gouvernent ! Comment peut-on faire des routes sans construire au préalable des caniveaux ? À la poussière succédera la pluie : elle nous noiera ». Nous l’écoutons, frappés d’interdit ; le marchand, lui, n’a souci de son imprécation. Et puis, nous l’agaçons, à la fin, en exigeant une lampe de marque « Luciole ». « Je le jure, si j’en trouvais une, je la garderais pour moi ! Il n’y a plus que cette quincaillerie chinoise, c’est à prendre ou à laisser ! » Nous nous le tenons pour dit.
9 Camelote chinoise, en effet. Aujourd’hui, l’argent vient d’Occident, la marchandise, de Taiwan et du Nigeria. Celle-ci est approximative, chère, inutilisable. Un gâchis. Ne cherchez plus, comme on le fait en Europe, à traquer les paradis fiscaux dans les Îles Caïman, Liechtenstein ou le Luxembourg. La zone franche la plus vaste du monde se trouve en Afrique. Il est vrai qu’elle ne paie pas de mine, mais elle n’a pas son équivalent. Elle ne paie pas de mine, tel est le comble du raffinement. Toutes les sommes débloquées – en plus du trafic légal et celui des faux billets – par la Banque de France, la Banque mondiale ou le F.M.I., servent à acheter des chinoiseries. Elles alimentent la fausse écriture bancaire. L’essentiel, après ce tour de passe-passe enfantin, est rapatrié en Occident. Après tout, la verroterie et les camelotes, l’Europe et les États-Unis ne les fabriquent plus. Ces pays ne vivent plus à l’heure des Comptoirs and factories. La Chine, elle, l’Inde et le Nigeria, les suppléent largement. Ils en ont les compétences. Aussi est-il impossible de s’éclairer avec une lampe tempête. Le pétrole lampant, lui aussi, est de médiocre qualité. Les marques d’autrefois, – françaises et germaniques, la « Feuer Hand », par exemple –, fiables, solides et d’un prix abordable, ont disparu du marché. Le marché lui-même a disparu, remplacé par la contrebande. C’est pour cela que le peuple végète. Et c’est pour cela aussi que la Francophonie, en Afrique, décline. Parce que les saboteurs vivent à Paris, finançant et promouvant un commerce illicite à tout point de vue.
10 Dans les deux ou trois librairies de la place, au rayon de littérature française, on ne trouve aucune nouveauté. (La littérature africaine de langue française et celle qui est traduite de l’anglais, sont à peine mieux représentées. Mais toujours aucune nouveauté). Même les classiques français en livre de poche sont absents. Quelques manuels occupent des étagères. De ce dénuement, la France s’amuse. Son objectif est de faire disparaître une élite locale qui, formée à grands frais dans les écoles et universités de l’Hexagone, la gêne aux entournures. Le pétrole justifie toutes les abominations. Pour y arriver, elle s’appuie sur ce que le Tchad a de plus terrifiant : ces peuples initiés, du fait d’un style de vie millénaire, aux rezzous, et que Raymond Depardon, dans Un homme sans Occident, peine à faire vivre. Sa mise en scène, comme d’habitude, s’appuie un peu trop sur la photographie et pas assez sur l’art des images mobiles. Le Tchad est un pays de négriers et d’esclavagistes. Aussi le Président s’affiche-t-il en chef des nomades. Le pays n’est qu’un désert. Son économie, redevable au mouvement des dunes. Ne se maintient à leur crête qu’un homme rompu à toute sorte de rudesses.
11 Buvant la poussière, nous payons, avec le sourire, le vendeur des lanternes chinoises. Celui-ci nous gronde. Nous n’avons pas de la monnaie sonnante et trébuchante, nous n’avons que de la grosse coupure. Dans la cité, il y a trop de billets et pas assez de pièces. Aussi les grands commerçants les engrangent-ils très précieusement. C’est leur butin de guerre, la réserve contre de prochaines spéculations. Une pièce d’argent, c’est du solide. Dans nos contrées venteuses et éventées, le papier a vite fait de s’envoler. La rumeur voudrait que les grossistes en aient fait provision par barriques entières. Tous les journaux en parlent. La liberté de la presse est des plus remarquables. Dans un pays gouverné par des taiseux – l’irrédentisme du désert oblige –, la meilleure tactique consiste à laisser parler les mécontents, c’est-à-dire tout le monde. Le Tchad n’est pas une démocratie, c’est une parlocratie. Et le Président, toujours fier de filer la métaphore, répond, presque en s’excusant : « Le chien aboie, la caravane passe ». Le Tchad, en effet, est la patrie des chiens, et celle des caravanes esclavagistes.
12 Ces dernières – je veux dire : les caravanes d’esclaves – campent désormais dans le VIIe arrondissement. On y rencontre la quasi-totalité des têtes pensantes de la capitale. Elles vivent pour la plupart dans des maisons de terre. Ce n’est pas faute de moyens ; il leur manque l’audace de bâtir du solide, leur vie menaçant de faire naufrage tous les matins. Ils vivent difficilement. Dans leur habitat sommaire, on trouve rarement l’eau courante et l’électricité. Ils ont pris des abonnements ; cependant, ils ne sont pas approvisionnés. La Société tchadienne des eaux et de l’électricité (STEE) alimente principalement les quartiers Nord. Là se concentrent les dignitaires de la République, leurs parents et, surtout, la légion de combattants sans lesquels le Président n’aurait pu accéder au pouvoir. Cette dernière catégorie de « fonctionnaires » – qui ne le sont pas, bien entendu –, occupe de nombreux bâtiments publics. Interrogé au cours d’une séance plénière et radiodiffusée du Parlement, le ministre de la Sécurité publique répond : « – Ces gens ont perdu des leurs dans la guerre, d’autres sont devenus impotents. On doit les comprendre. – Mais, cela dure depuis quatorze ans ! lui réplique-t-on. – Ça ne fait rien, lâche-t-il, sans état d’âme. – Mais ils razzient leurs voisins, se livrent à la contrebande, transforment le téléphone qui leur a été alloué par l’État en cabine privée et payante, tuent, violent, bastonnent. – On doit les comprendre », répète, imperturbable, M. le Ministre. Ainsi se dévoilent les limites de la démocratie tchadienne. L’État étant illégitime, et le commerce ne relevant ni des circuits bancaires classiques, ni des groupes de pression autres que armés, ni de la bourse, ni de quelque éthique financière que ce soit, dénoncer les méfaits des dirigeants politiques ou des commerçants véreux ne change rien au cours des choses. La sorte de transactions qui a lieu ici est hors circuit, hors norme. La contrebande, par essence, est informelle. Le Tchad aussi.
13 De même, sur la Radio nationale, on apprend qu’un censeur de lycée a grugé trois cents candidats au baccalauréat empochant, au passage quelque 13 500 euros. Il n’est pas arrêté, personne ne le poursuit. Au contraire, l’on plaint la naïveté des jeunes. Ils auraient dû se montrer plus vigilants, commente-t-on. On n’est pas loin de les inculper au titre de tentative de corruption d’un cadre de l’État dans l’exercice de ses fonctions. Leçon : se débrouiller est une loi ; heureux est le Tchadien qui dépouille ses proches. L’impunité seule gouverne. On croit rêver.
14 L’argent, on ne le considère ici que comme butin de guerre. Ce qui, on s’en doute, complique son acquisition. Le Président, en effet, corrobore cette vision malsaine ; son ingénieur de grand frère veille sur les grosses prises. L’immobilier, le parc des voitures et camions de transport – le patrimoine de la République, en somme – ce sont là chameaux arrachés de haute lutte à l’ennemi.
15 L’ennemi, c’est l’État. Le devoir nous incombe de le dépouiller si l’on veut accroître son cheptel personnel. Pour le nomade, il y a l’espace infini, la tente que l’on y plante de temps en temps, et cette richesse appelée à le prolonger qui est l’océan de sable… Le nomade y transhume, et rien de plus. Un homme face à l’Occident, oui, un homme contre tous. La bravoure de celui-ci se mesure au nombre de ses bravades.
16 Mais, depuis le temps que ça dure, même la phratrie n’en peut plus. Ses membres ne sauraient s’exiler ou se renier pour autant. Aussi deviennent-ils les champions de la double vie. Musulmans austères le jour, bons viveurs la nuit, amants des beautés en vue, amateurs de la bonne chair, du luxe et du farniente ; noceurs qui se marient et se démarient sans prendre le temps de divorcer, raisonneurs iconoclastes, ils ménagent la chèvre et le chou. On observe le même phénomène pour les diplômes, les permis de conduire. Ils sont achetés dans les pays arabes, en France, au Canada. Munis de leur parchemin, mes compatriotes sont intégrés, souvent, aux postes les plus convoités, dans la fonction publique. Leur incompétence, cependant, n’a d’égale que leur propension à l’absentéisme. Règne entre eux l’antique silence des conjurés, la douceur souvent empoisonnée de petits arrangements entre amis. Aussi, quand viennent les appels d’offre internationaux (les travaux publics, le pétrole), ils sont faits… comme des chacals ! Ces hauts administrateurs et ingénieurs des domaines les plus pointus se révèlent totalement improductifs. Et les milliards détournés par eux ne circulent que dans le milieu informel. Ils ne sauraient produire la moindre écriture bancaire réclamée par les bailleurs. Comme c’est le cas depuis le xviie siècle, la marchandise (les esclaves, pour l’essentiel) était livrée au Soudan, à l’Égypte, au Maghreb et aux pays de l’Orient arabe, contre les tissus, les céréales et la verroterie. Point n’était besoin de livres de comptes. Quelle idée ! Dans une société régie par le code de l’honneur, les preuves sont une offense faite à la qualité des transactions. Et puis, la razzia suppose le secret. Travailler pour soi-même c’est s’épargner la paperasserie. Voilà comment le Tchad engraisse le Cameroun, le Gabon, le Bénin. Les ressortissants de ces pays, techniciens et ouvriers qualifiés, travaillent chez nous dans le pétrole, les travaux publics : ils expatrient les trois quarts des sommes qui devaient nous revenir. Si seulement l’État, comme en France, y suppléait par un projet ambitieux de formation. Pour les cabinets d’études et d’ingénierie, il lui suffirait de jouer son rôle en créant banques et institutions financières dotées des capitaux publics. Mais le Président, on le sait, n’aime rien de plus que son cheptel à lui. Sous le prétexte de privatisation et autres fumisteries, on démantèle les rouages indispensables de l’administration.
17 Tout est entrepris pour enrichir les filières internationales. L’inénarrable Western Union (spécialiste du transfert d’argent) affiche sa bonhomie. C’est la version moderne des comptoirs d’autrefois. Celui-ci coiffe au poteau la naine Société générale des banques au Tchad (la SGB française). Les États-Unis sur les épaules du coolie français. Le spectacle paraît surréel, et pourtant. Partout en France, il suffit de pénétrer dans un bureau de poste pour s’en rendre compte. Western Union est devenu le seul canal sûr d’envoi de mandats en Afrique. On paie très cher pour cela. Qu’on ne vienne pas me parler de pays pauvres tant qu’il y aura des riches sur cette terre. Au Tchad, en tout cas, la finance jouit d’une santé excellente. C’est notre seule forme de richesse : la phynance, plaisantait déjà Alfred Jarry au xixe siècle, cette gestion plus que moderne de la saloperie. Dans ce domaine tout comme dans d’autres, l’Afrique se place aux avant-postes du pire…
18 En fait, de quoi meurt-on au Tchad ? Les hommes du Président (en l’occurrence son bras armé, du moins, ceux qui le composent, meurent, le plus souvent, tragiquement, abruptement, d’hypertension et d’embolie cérébrale, cardiaque : sur ce point existe une justice immanente), cette garde prétorienne, donc, par ses gestes et faits, nous ramène en 1884, à la Conférence de Berlin. Quand Anglais, Allemands et Français décident de se partager l’Afrique, le fusil à cinq coups n’est pas encore inventé ; le pistolet mitrailleur, lui, ne sera breveté qu’en 1895. En attendant, n’importe quel forgeron africain peut créer des répliques exactes du canon à poudre. Enfin, survint le fusil mitrailleur. À partir de son entrée en Afrique, point n’est besoin de disposer d’une armée. Un Européen peut décimer à lui tout seul un bataillon de zouaves sénégalais. Le progrès technique permet d’atteindre l’ennemi à plus d’un kilomètre. Comme l’écrit Sven Lindqvist, l’Europe a inventé le pouvoir de donner la « mort à distance [2] ». Le leurre de la « Guerre des étoiles » et des « frappes chirurgicales » ne date donc pas d’aujourd’hui. On parle du développement des pays pauvres, on organise des conférences et sommets, mais c’est pour mieux se donner les moyens de les asservir. Le commerce – du moins, sa version tchadienne – ne s’est jamais écarté du credo néo-colonialiste : piller et faire piller les ressources nationales par les Tchadiens eux-mêmes. Après tout, les compétences pour le sale boulot existent, et une tradition guerrière solide : il n’y a qu’à les réveiller. Comme l’écrit encore Sven Lindqvist, pendant l’expansion coloniale, « l’Europe préindustrielle possédait peu de ce qui était demandé dans le reste du monde. Notre principale exportation, c’était la force [3] ». C’est encore vrai aujourd’hui.
19 Je remonte le boulevard de Taiwan, vaste, spacieux, dangereux. Il aura fallu quatre années pour bitumer, le plus sommairement du monde, ce tronçon de deux kilomètres. On a esquissé sur ses bords un semblant de caniveau. Les lampadaires ont les pieds coulés dans le béton. Sans cela, les soldats déflatés [4] – hier encore combattants de la Révolution et, cette fois, livrés à eux-mêmes – les démonteraient en moins de deux pour les remonter chez eux – ou au Soudan, leur base arrière. Plane sur la ville une fine poussière. C’est la tonalité jaune qui, toujours, accélère notre rythme cardiaque. Quelquefois, elle nous apaise.
20 Revenu à la maison, les membres de ma famille, les filles surtout, évoquent Untel qui aurait reçu son laisser-passer, un autre dont les anges seraient partis en voyage. Une troisième renchérit : « Nous allons donc enfiler nos costumes de fête ! ». Toutes rient de bon cœur. Je comprends alors que le laisser-passer qualifie l’état d’un être à l’agonie. La familiarité que mes sœurs ont acquise de la mort les fait trouver joyeuses les cérémonies mortuaires. D’ailleurs, à quiconque a été longtemps absent comme moi, il est conseillé de ne rater, sous aucun prétexte, les enterrements. C’est là que l’on rencontre tout le monde. Et je ris avec elles. Cette légèreté les embellit. Autour de nous le soir tombe, le soir à la faveur duquel le Président vient se perdre dans le VIIe arrondissement. Il passe ses nuits chez un ami, un sudiste. Sa sécurité y est à peu près garantie, contrairement aux quartiers Nord, où résident les siens, armés, nerveux, prêts à appuyer sur la gâchette. C’est la raison pour laquelle notre circonscription est toujours plongée dans le noir. De la sorte, proclament les mauvaises langues, le Président peut y circuler incognito. Oui, les ténèbres s’installent. Le ciel, à peine bleu, module à présent le jaune de l’énigme, couleur du désert.
Notes
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[*]
Né en 1959, au Tchad, Nimrod est poète, romancier, essayiste et animateur de revue, Agotem, aux éditions Obsidiane. Il a publié récemment : Passage à l’infini, poèmes, éditions Obsidiane, 1999 (Prix Louise Labé) ; Les jambes d’Alice, roman, éditions Actes Sud, 2001 (Prix Thyde Monnier de la Société des Gens des Lettres) ; Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, éditions Le temps qu’il fait, 2003 ; En saison, poèmes, éditions Obsidiane, 2004 ; Les éléphants, livre d’artiste en collaboration avec le peintre Déchbal, éditions TransSignum, 2004 ; Le départ, récit, éditions Actes Sud, 2005.
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[1]
Le Prix du rêve, roman, N’Djaména, éditions Al-Mouna, 2002.
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[2]
Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes. L’odysée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, traduit du suédois par Alain Gnaedig, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 72.
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[3]
Ibid.
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[4]
Le génie du législateur tchadien se mesure à sa capacité d’invention de nouveaux concepts. Par là, il légitime d’horribles situations. Celui de déflaté (être déflaté) répond, à s’y méprendre, à la notion, dans les théories économiques, d’inflation et de déflation. L’armée étant en inflation (il y a trop de soldats), l’on procède à la déflation. Généralement, ceux qui tombent sous le coup de cette mesure, ce sont les soldats ayant reçu une formation régulière. On les jette à la rue. Pour cela, le législateur proclame la nécessité d’une déflation. Alors, on engage la procédure.