Couverture de AFHI_003

Article de revue

Misères de l'afro-pessimisme

Pages 183 à 211

Notes

  • [1]
    J. Habermas, Écrits politiques. Culture, droit, histoire, Paris, Le Cerf, 1990.
  • [2]
    Voir R. Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968.
  • [3]
    S. Brunel, L’Afrique, Paris, Bréal, 2004.
  • [4]
    Michel Levallois, ancien président de l’ORSTOM (actuel IRD), est un militant du développement de l’Afrique et de l’implication des pays du Nord dans ce projet, mais aussi – ce n’est pas un hasard – un intellectuel éminemment sensible aux apports de l’histoire dans l’analyse des antécédents et des ruptures ou parfois des occasions manquées. Voir, de cet auteur, Une autre conquête de l’Algérie. Ismayl Urbain, 1812-1884, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • [5]
    S. Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, et antérieurement : La colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988 ; La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner », 1492-2019, Paris, Fayard, 1990.
  • [6]
    B. Lugan, Chatou, éd. Carnot, 2003, 334 p. ; S. Smith, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 248 p. et Hachette, coll. Pluriel Référence, 2004.
  • [7]
    La littérature sur ces sujets est immense. On trouvera des références dans J.-P. Chrétien, « Les deux visages de Cham. Points de vue français du xixe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in P. Guiral et E. Témime (éds.), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, CNRS, 1977, p. 171-199. La logique diffusionniste a conduit notamment à la cristallisation durable du clivage entre deux ensembles « raciaux », « nègres en tant que tels » et « hamites » : voir C. Seligman, Races of Africa, Londres, 1930 ; trad. française, Les races de l’Afrique, Paris, Payot, 1935, un manuel réédité à plusieurs reprises jusque dans les années 1950.
  • [8]
    Nous empruntons ces formules à l’article lumineux de J. Benoist, « Races et racisme. À propos de quelques entrechats de la science et de l’idéologie », in P. Blanchard et al. (éds.), L’autre et nous. « Scènes de types », Paris, Syros-Achac, 1995, p. 21-26.
  • [9]
    Cité par M. Olender, « La chasse aux “évidences”. Pierre Charles (s.j.) face aux Protocoles des Sages de Sion », in M. Olender (dir.), Pour Léon Poliakov. Les racismes. Mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981, p. 234.
  • [10]
    Remarques très fines à ce sujet d’après une étude des romans coloniaux français, par Janos Riesz, « L’ethnologie coloniale ou le refus de l’assimilation. Les « races » dans le roman colonial », in P. Blanchard et al., op. cit. 1995, p. 209-214.
  • [11]
    Voir J. Benoist, op. cit., et J. Ruffié, « Le mythe de la race », in M. Olender (dir.), op. cit., p. 357-365.
  • [12]
    C. Guillaumin, « Avec ou sans race », Le genre humain : vol. 11, La société face au racisme, Bruxelles, Complexe, automne-hiver 1984-1985, p. 216.
  • [13]
    Voir aussi son livre Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
  • [14]
    Il cite à ce sujet des travaux de L. Excoffier « Genetics and history of Sub-Saharan Africa », Yearbook of physical anthropology, 30, 1987, p. 151-194 et A. Froment, censés apporter de l’eau à son moulin.
  • [15]
    B. Lugan, op. cit., p. 197-201 et encore p. 240 et suivantes pour « la tectonique ethnique de l’Ouest africain ».
  • [16]
    Ibid., p. 208 et 234.
  • [17]
    Ibid., p. 280-281, 306, 309 et 317-318.
  • [18]
    C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier, Unesco, 1961, p. 33.
  • [19]
    Observation de J.-L. Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, p. 32.
  • [20]
    Voir aussi J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, p. 62.
  • [21]
    S. Smith, op. cit., p. 48-50 et aussi p. 191.
  • [22]
    B. Lugan, op. cit., p. 23.
  • [23]
    S. Smith, op. cit, p. 52. Même diatribe dès l’introduction sur le continent qui n’a rien inventé (p. 24).
  • [24]
    Nous ne pouvons citer ici tous les travaux de ces auteurs sur l’Afrique occidentale ou centrale et sur Madagascar, auxquels il faudrait ajouter les recherches en histoire rurale. Nous mentionnerons seulement le plus récent d’entre eux, particulièrement incisif sur l’arrogance et les échecs de l’agronomie européenne face aux paysanneries africaines et à une expérience historique de longue durée : H. Cochet, Crises et révolutions agricoles au Burundi, Paris, Karthala, 2001 (voir le compte rendu dans Afrique & Histoire, n° 2, p. 321-323).
  • [25]
    S. Smith, op. cit, p. 173. Comme le note bien Colette Guillaumin (op. cit.), prétendre que le racisme est en quelque sorte naturel, non situé historiquement et idéologiquement, est une position confortable pour les pensées racistes.
  • [26]
    Ibid., p. 58, 101-103, 116, 117, 144, 193, etc.
  • [27]
    De ce point de vue, voir B. Lugan, op. cit., p. 305-308.
  • [28]
    S. Smith, op. cit., p. 147-156, « la tribu enchantée ».
  • [29]
    J. Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [30]
    S. Smith, op. cit, p. 152-153.
  • [31]
    Ibid., p. 138-139. Sur la machette, on pourrait aussi noter que cet outil d’allure « traditionnelle » n’a été introduit dans le pays que sous la colonisation belge (avec une dénomination, panga, qui n’est d’ailleurs pas de langue kinyarwanda, mais vient du swahili).
  • [32]
    C. Lévi-Strauss, op. cit., p. 70.
  • [33]
    J. Iliffe, Les Africains. Histoire d’un continent, Paris, Aubier, 1997, p. 15.
  • [34]
    Voir Afrique & Histoire, n° 1, septembre 2003, dossier « L’anticolonialisme (cinquante ans après) », p. 245-267.
  • [35]
    Les citations qui précèdent sont extraites de D. Smith, op. cit., p. 23, 83. Ces développements mobilisent chaque fois à leur corps défendant des petites phrases de tel ou tel auteur africain, tirées de contextes variés.
  • [36]
    B. Lugan, op. cit., p. 28, 142.
  • [37]
    Ibid., p. 143, 150, 311.
  • [38]
    S. Smith, op. cit., p. 105, 113.
  • [39]
    Ibid., p. 115.
  • [40]
    B. Lugan, op. cit, p. 309, 306, 141-142.
  • [41]
    S. Smith, op. cit., p. 60.
  • [42]
    Ibid., p. 100. L’auteur se couvre par les propos de l’ancien ministre Hubert Védrine dans Le Monde du 22 mai 2003.
  • [43]
    B. Lugan, op. cit, p. 231, 310.
  • [44]
    Voir S. Huntington, The clash of civilizations, 1993. S. Smith se réfère explicitement à cette image (op. cit., p. 44).
  • [45]
    Voir à ce sujet M. Piault, La colonisation : rupture ou parenthèse ? Paris, L’Harmattan, 1987, p. 5-46.
  • [46]
    À ce sujet, cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997, p. 89, 170, 228-234.
  • [47]
    S. Smith op. cit., p. 29 ; B. Lugan, op. cit., p. 189. Ce dernier reprend des éléments importants de F.-X. Fauvelle-Aymar, J.-P. Chrétien et C.H. Perrot (éds.), Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, avec des références incomplètes (p. 158-163).
  • [48]
    S. Smith et A. Glaser, L’Afrique sans les Africains, Paris, Stock, 1994, p. 290-291.
  • [49]
    Voir R. Brauman (éd.), Le tiers-mondisme en question, Paris, O. Orban, 1986 (actes du colloque organisé par Médecins sans frontières en 1985).
  • [50]
    Cette ineffable institution avait même créé une sorte de « prix citron » annuel intitulé Prix Lyssenko attribué chaque année à un chercheur choisi par ses membres comme tête de Turc de leurs obsessions. L’auteur de ces lignes se flatte d’avoir obtenu ce « prix » en 1995 pour ses analyses du concept d’ethnie.
  • [51]
    Sur l’invocation de la « longue durée », du poids des « origines » ou des « prisons de la longue durée » selon Braudel, pour appuyer les généralisations vues plus haut, cf. B. Lugan, op. cit., p. 156, 312 et S. Smith, op. cit., p. 73.
  • [52]
    « Le Prix Essai France Télévisions a été décerné, vendredi 19 mars, à notre collaborateur Stephen Smith pour son essai Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt (Calmann-Lévy), au cinquième tour de scrutin, par 14 voix, contre 11 voix à Jean Cocteau (Gallimard) de Claude Arnaud. Entré au Monde en 2000, Stephen Smith est rédacteur en chef de la séquence international où il est chargé de l’Afrique », Le Monde, 21 mars 2004.
  • [53]
    S. Smith, Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 58.
  • [54]
    S. Smith, 2003, p. 49.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Déjà, en 1994, S. Smith publiait avec Antoine Glaser un ouvrage au titre douteux L’Afrique sans les Africains (Stock). Il concluait pourtant encore, à l’époque, de façon positive et réfléchie : « Qu’est-ce que “l’identité noire” ? On ne saurait la définir, pas plus qu’une hypothétique “âme blanche”, sous peine d’ajouter à tant de mystifications juste une autre, tout aussi idéologique, obnubilante ; ce n’est rien de fixe, rien d’immuable et, en même temps, c’est tout ce qui nous résiste depuis toujours, depuis plus d’un siècle, de Berlin à Berlin : de la conférence du partage de l’Afrique, en 1885, à la chute du Mur, en 1989, marquant l’effondrement du communisme, la fin de la guerre froide et, pour le continent noir, sa mise à l’écart géopolitique. Cette résistance, vive ou inerte selon les circonstances, est aussi le gage le plus sûr que l’Afrique vivra, quoi qu’il arrive, à travers et au lendemain de ses crises, de tant d’effusions de sang. Elle vivra d’autant mieux que le “rêve blanc du continent noir” sera abandonné, enfin » (p. 291).
  • [57]
    cf. Sophie Landrin, « Des africanistes dénoncent la promotion d’un historien de Lyon-III proche de l’extrême droite », Le Monde, 7 octobre 2001.
  • [58]
    B. Lugan, L’Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, Paris, Éditions du Rocher, 2001, p. 193.
  • [59]
    Arjun Appadurai, « Uncertainties and Ethnic Violence. The Era of Globalization », Public Culture, 10, 2, 1998, p. 909.
  • [60]
    Christopher Taylor, Terreur et sacrifice. Une approche anthropologique du génocide rwandais, Toulouse, Octarès Éditions, 2000, p. 171.
  • [61]
    Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 54, 56.
  • [62]
    B. Lugan, interview de presse sur son Afrique. Bilan de la décolonisation, Paris, éd. Perrin, 1998.
  • [63]
    B. Lugan, Histoire du Rwanda. De la préhistoire à nos jours, Paris, Bartillat, 1997, p. 115-116.
  • [64]
    Ibid., p. 27.
  • [65]
    (Cité d’après J.C. Desmarais, Idéologie et race dans l’ancien Rwanda, Ph. D. thèses, Université de Montréal, 1978).
  • [66]
    Depuis Le Gaspillage de l’aide publique, Paris, le Seuil, 1993.
  • [67]
    Pour rejoindre les signataires, contacter tabale@ voila. fr.
  • [68]
    Coordination pour l’Afrique de Demain, association loi 1901, 5 rue des Immeubles industriels 75011 Paris.
  • [69]
    « L’idéologie d’une colonisation, quel qu’ait pu être son coté généreux, c’est de ramener l’Autre à soi », a écrit Claude Pairault dans son Portait d’un jésuite, Paris, Karthala 2002.
  • [70]
    Karthala, 1999.
  • [71]
    Bréal, 2004.
  • [72]
    Présence africaine, 2002.
  • [73]
    Flammarion, 2003.
  • [74]
    O trato dos viventes, Formação do Brasil no Atlántico Sul, São Paulo, Companhia das Lettras, 2000.
  • [75]
    Voir L’empire portugais en Asie. 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose, coll. « Monde asiatique », 1999.
  • [76]
    Édité par António Luís Ferronha, Lisbonne, Grupo de Trabalho do Ministério da Educação para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1994.
  • [77]
    José da Silva Horta, « Evidence for a Luso-African Identity in Portuguese Accounts on “Guinea of Cape Verde” (Sixteenth-Seventeenth Centuries) », History in Africa, 27, 2000, p. 99-130. Voir aussi Jean Boulègue, Les Luso-africains de Sénégambie, XVIe-XIXe siècles, Paris 1 (CRA)-Lisbonne, Instituto de investigaçao cientifica tropical, 1989.

Introduction

1 par Jean-Pierre Chrétien (CNRS, Paris)

2 Cette troisième livraison de la rubrique Questions est une occasion de faire le point sur le sens que nous lui donnons. Il ne s’agit ni d’une rallonge de la section des comptes rendus critiques, ni non plus d’un forum de discussions, même si nous abordons des questions d’actualité brûlante. Comme le rappelait Florence Bernault dans le numéro précédent, nous voudrions ici mettre en valeur les problèmes des « usages publics de l’histoire », pour reprendre une expression de Jürgen Habermas [1], pour interroger tant la responsabilité et la position du chercheur face aux crises contemporaines (par exemple le génocide des Tutsi au Rwanda) que son rôle dans l’inflexion des grands débats de mémoire sur les crises du passé (par exemple sur la Shoah ou sur l’esclavage des Noirs). La mobilisation des ressources et des méthodes de l’historien sur un terrain où il se trouve par ailleurs de plain-pied, acteur lui aussi de son époque et partie prenante de ses préoccupations ou de ses illusions, ne s’opère pas sans risques. Mais ne serait-ce pas une démission que de refuser de faire bénéficier la société des apports potentiels d’une approche susceptible de mettre en perspective les événements et les représentations qui obsèdent les opinions publiques partiellement éclairées sur les tenants et les aboutissants de ces réalités ?

3 Chaque fois, donc, nous sollicitons les interventions d’historiens ou de spécialistes proches de notre discipline, intéressés par les enjeux du passé et du présent du continent africain, pour réagir sur une situation au cœur de notre histoire immédiate : il peut s’agir d’un événement qui a occupé la une de la presse, mais aussi d’un air du temps plus diffus dont nous trouvons des échos dans des publications à succès et dans des relais médiatiques. Les publications que nous sommes amenés à commenter dans ce cadre sont pour nous des objets culturels que nous tenons à identifier par delà l’espèce de fascination qu’ils exercent sur un public non historien. Ils représentent moins des études à discuter que des événements de notre vie sociale. Quand des magistrats français du xviie siècle ont peu à peu remis en cause la logique des procès en sorcellerie, le rôle de l’historien n’est pas d’ouvrir rétrospectivement un débat pour savoir si le diable existe ou n’existe pas, il est d’éclairer la démarche de ces parlementaires pour comprendre les ressorts de leur évolution intellectuelle [2]. De même, concernant le temps présent, nous n’ouvrons pas dans ces colonnes un débat pour savoir s’il y a eu un génocide au Rwanda en 1994 ou seulement de grands massacres légitimés par la peur (selon certains courants négationnistes), ou bien si l’Europe est durablement coupable de crimes à l’égard des pays du Sud, ou, cette fois, si l’Afrique est « mal partie » ou non. Nous nous interrogeons plutôt sur le défi que représentent pour le métier d’historien de telles crises ou de tels mouvements de pensée, reflétés dans des productions à prétention scientifique ou venant de leaders d’opinion. Un jour il pourra s’agir de cinéma ou de toute autre création artistique ou littéraire. Chaque fois nous essayons de faire se croiser plusieurs interventions significatives des interrogations de notre discipline.

4 Le questionnement de ce numéro porte sur une nouvelle bouffée de ce qu’on a appelé il y a déjà quelques années « l’afro-pessimisme », en phase avec les crises majeures que connaissent plusieurs régions d’Afrique. Nous partons de deux ouvrages récents du journaliste Stephen Smith et de l’universitaire Bernard Lugan. Ce qui nous intéresse ici au premier chef est de comprendre, à la lumière de réflexions sur l’écriture de l’histoire de ce continent, la façon dont ce débat manichéen est développé et comment il trouve l’écoute de nos contemporains.

5 Ce courant de pensée pose trois grandes questions. D’abord se pose celle d’un retour en boucle du regard simpliste sur le continent « noir », bien rodé il y a déjà plus d’un siècle et marqué par la tentation de typologies « révélées » à prétention éternelle qui opposent, tel un diptyque saint-sulpicien, le blanc et le noir, et vont à l’encontre du sens de la complexité propre aux historiens (voir les interventions de Pierre Boilley, Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda). D’autre part, la question de l’angle choisi pour approcher l’actualité, marqué par une myopie, combinée, si l’on peut dire, avec une vision sélective des couleurs, choque les connaisseurs des situations et des initiatives vécues au quotidien, comme la géographe Sylvie Brunel [3] ou Michel Levallois [4]. Enfin, dans une mise en perspective historique plus profonde, nous interrogeons la vision globalisante et comme étanche d’un continent, traité de manière quasi naturaliste, où les contacts passeraient comme de l’eau sur les plumes d’un canard (pour ne pas revenir sur d’autres images franchement racistes), alors que, là comme ailleurs, les évolutions dans le temps ont supposé de multiples interactions, internes et externes, et l’émergence, plus ancienne qu’on ne le pense, d’histoires « métisses », à l’aune de ce qui a déjà été si bien analysé, pour l’Amérique latine, par notre collègue Serge Gruzinski [5]. Celui-ci propose ici des pistes très stimulantes sur la place de l’Afrique dans la mondialisation ibérique, première mondialisation européenne.

L’Afrique entre histoire « métisse » et retour aux typologies « raciales »

6 Jean-Pierre Chrétien

7 Les crises graves que connaît l’Afrique depuis une quinzaine d’années et le fait qu’elles constituent pratiquement la seule occasion où les médias en parlent, le plus souvent sous l’impulsion de grandes ONG « humanitaires », ont développé une sorte de myopie du regard européen. Voici à peine un demi-siècle que les recherches proprement historiques se sont développées sur ce continent, en particulier sur sa partie subsaharienne, et déjà la profondeur temporelle des considérations réservées au grand public se limite, sauf exceptions, à deux décennies. À chaque époque cette tendance peut être observée, comme s’il semblait inutile de connaître l’évolution de l’Afrique plus d’une génération en amont, tout en prétendant en tirer des conclusions définitives et globales sur le destin de ses peuples. Aujourd’hui l’air du temps est donc, à la « lumière » de tout ce qui ne va pas dans beaucoup de ces pays, de brosser un tableau catastrophique, valable autant pour leur passé et leur avenir que pour leur présent. Des ouvrages allant dans ce sens s’étalent sur les tables des grandes chaînes de librairies, certains atteignent de gros tirages et se font louanger ici et là. Nous prendrons deux exemples publiés en 2003, non pour en faire une recension, qui ne s’imposerait pas dans cette revue, mais pour analyser à travers eux cet air du temps et sa signification en les replaçant dans l’histoire des regards européens sur l’Afrique depuis un à deux siècles. L’un est un essai à prétention historique, l’autre un essai à prétention politiste. L’un et l’autre veulent convaincre que l’Afrique est à l’agonie et que cette mort est intrinsèquement fatale : oraison funèbre chez l’universitaire Bernard Lugan : God bless Africa. Contre la mort programmée du continent noir ; notice nécrologique chez le journaliste Stephen Smith : Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt[6].

8 Il n’est pas inutile de se rappeler d’abord les discours développés sur les Africains dans ce qu’on pourrait appeler la tradition « africaniste » européenne. Le « continent noir » est un des enjeux du débat anthropologique général sur les « races » humaines depuis au moins la fin du xviiie siècle. Les positions polygénistes que l’on rencontre encore au début du xxe siècle, consistant à faire des Noirs un stade intermédiaire entre l’animalité et l’humanité ou un rameau issu d’une autre branche du monde des primates que celle des ancêtres des Blancs, reculent au fur et à mesure de la pénétration du continent, de la découverte effective de ses populations, puis de leur gestion sous contrôle colonial. Les interprétations de la « sauvagerie » noire et de ses degrés selon les régions s’appuient plutôt sur deux modèles, l’évolutionnisme et le diffusionnisme. Le premier souligne le caractère « primitif » de ces peuples dans la marche générale du progrès humain, le second leur isolement relatif qui les a privés (de manière inégale selon leur situation géographique) des influences civilisatrices venues de l’Asie ou de la Méditerranée [7]. En fait, les deux explications se chevauchent, dans la mesure où elles interviennent dans la définition des politiques coloniales sur les voies et moyens de l’action « civilisatrice » : les influences extérieures sont considérées comme des accélérateurs d’un processus universel de « progrès », dont le rythme est toujours décevant et en tout cas très inégal.

9 Le ressort de ces discours classificatoires reste à cette époque la tendance à la biologisation du social, la traduction des « différences de comportements » en « distances biologiques ». « Le social se masque dans la biologie et dans l’histoire pour prendre le visage d’une réalité de nature, donc à la fois irréfutable et irréversible [8] ». Parfois, la raciologie la plus crue s’exprime jusqu’à une période récente : en 1934, le psychologue Carl Jung explique encore que les « primitifs » traduisent une absence de volonté, reflet de leur proximité animale, ce qui justifie la peine du fouet [9]. Mais le plus souvent le naturalisme évolutionniste s’exprime à travers l’infantilisation des Noirs : leur réduction au statut de « grands enfants », en feignant de respecter les possibilités d’une éducation, recourt à l’archétype d’une « constitution mentale » à défaut d’oser parler de « race ». En fait le regard colonial est persuadé que cette mentalité est indélébile pour longtemps, que « le nègre reprend toujours le dessus » et que les « évolués » essaient de s’assimiler à leurs risques et périls et souvent pour la frime [10].

10 Les discours sur le « métis » révèlent aussi très souvent cette prégnance d’un modèle racialisant : partant de l’existence dans une société de catégories qui se distinguent par une « perception phénotypique », ils traitent de ce phénomène social comme d’un fait biologique pertinent, d’un « hybride ». Or, la génétique a depuis le milieu du xxe siècle, réduit à néant « le concept typologique » au profit de la diversité des patrimoines individuels. Le schéma des grandes « races », aux limites chaque fois indécises et définies à partir de quelques critères arbitrairement choisis parce qu’ils frappaient l’imaginaire collectif, s’est scientifiquement effondré [11]. Cependant, la critique scientifique n’a guère d’influence sur ce qui reste un modèle idéologique, dont les ressorts essentiels sont sociaux et politiques. Comme le disait très bien Colette Guillaumin, le « racisme » n’est pas a priori « méchant », il est tout simplement « une violence fondamentale qui décrète l’ordre du monde. Ce décret est fort simple : les êtres humains sont différents en essence et ils le sont pour l’éternité [12] ». En fait, ce discours se réfère à un fantasme de pureté confrontant des grands ensembles humains durablement homogènes et négligeant le fait que toute l’histoire humaine, en Afrique comme ailleurs, est celle de rencontres, de routes plus que de « racines » (roots) pour reprendre une image de Amin Maalouf [13].

11 Ce bref rappel d’une histoire des idéologies relatives à l’Afrique aide à mieux situer la récurrence d’une pensée typologique qui est partie prenante du nouvel « afro-pessimisme » actuel. Ce retour à un modèle classificatoire que l’on pensait révolu peut s’afficher en tant que tel, et c’est le cas dans l’ouvrage de Bernard Lugan cité initialement (parmi d’autres du même auteur). Quelques citations permettront de s’en convaincre. Partant des travaux d’anthropologie physique tentés par l’établissement de corrélations entre anatomie, génétique et linguistique [14], il affirme « qu’à l’origine “race” et langue étaient liées et que les locuteurs des grandes proto-langues africaines avaient des caractéristiques génétiques, donc “raciales”, différentes ». Selon cette logique, « l’histoire de l’Afrique précoloniale est d’abord celle de la mise en place de ces grands groupes et de leurs migrations », la « mise en place des ethnies » pouvant être comparée aux grands mouvements de la croûte terrestre, d’où l’image d’une « tectonique ethnique [15] ». Cet auteur n’ignore pas la littérature existante et rappelle par exemple que la notion de bantu est strictement linguistique et non « raciale », mais, abordant le cas du Rwanda et du Burundi, il soutient que « les ancêtres des actuels Tutsi… en devenant des locuteurs bantuphones, ne se sont pas pour autant transformés morphotypiquement en Hutu » et de préciser qu’on ne pourrait parler d’« ethnies métisses » que si « le sang hutu était devenu majoritaire dans les lignées tutsi ». Nous laissons les sociologues et les historiens, mais aussi les généticiens, apprécier ce raisonnement, il est vrai conforme à l’ethnographie classique de la région et à ses simplifications [16]. Dans cette conception où « la race préexiste à l’ethnie », la comparaison du rap et du gospel américains avec les masques et les danses africaines montre que, « comme leurs frères restés sur la terre ancestrale, ils [les Afro-Américains] nient les problèmes et refusent de regarder la réalité en face », ce qui débouche normalement sur un échec radical du melting pot nord-américain. Conséquence : de même que la différence naturelle entre Noirs et Blancs entraîne l’inégalité sociale aux États-Unis malgré les principes égalitaires, le réalisme exigerait sur le continent des Noirs « un retour à l’ordre naturel africain » caractérisé « par la domination de certains et par la soumission des autres », par une « perception du temps radicalement différente », par « des rites et des danses »… Conclusions finales : « Il est vain de vouloir récolter des prunes sur un palmier » ; « Le fameux “peuple africain” soluble dans l’Humanité universelle des “Lumières” » est une « chimère » ; « L’Afrique n’est pas Disneyland et les pluies idéologiques n’y effacent pas plus les taches des léopards que les rayures des zèbres ! [17] ». Voilà qui est clair.

12 Discours excessif et marginal, diront certains ? Il faut pourtant mesurer combien cette théorisation brosse l’opinion publique dans le sens du poil. Mais le raisonnement est habituellement plutôt culturel et politique et il tourne autour du « sous-développement », du « retard » africain, de l’idée, pour reprendre les observations de Claude Lévi-Strauss il y a déjà plus de quarante ans, que les autres civilisations sont des répliques arriérées de la nôtre et que des peuples auraient « musé le long du chemin », tandis que nous « mettions les bouchées doubles [18] ». Aujourd’hui, on dira que le monde « globalisé » contraste avec des cultures périphériques, héritières immobiles d’un « monde primitif » [19]. Celles-ci seraient dans une sorte de préhistoire indéfinie, cantonnées dans leurs « traditions » et leurs « coutumes » chères aux commentateurs de télévision et aux entrepreneurs en tourisme [20].

13 C’est dans cet environnement conceptuel que se situe l’ouvrage de Stephen Smith évoqué plus haut. Tout en se défendant de dénoncer une « faille ontologique », cet auteur, journaliste au Monde, n’hésite pas à « constater que, si l’Afrique n’est pas pauvre, les Africains sont de pauvres gens » (en se cachant, pour rester politiquement correct, derrière une formule du PNUD sur « la pauvreté de potentialités et de capacités »). « L’échec collectif des Africains » serait en effet d’ordre culturel : « Leur civilisation matérielle, leur organisation sociale et leur culture politique constituent des freins au développement… L’Afrique ne tourne pas parce qu’elle reste “bloquée” par des obstacles socio-culturels qu’elle sacralise comme ses gris-gris identitaires ». Le tout est accompagné d’une boutade cynique : « Si l’on “remplaçait” la population… du Nigeria pétrolier par celle du Japon pauvre, ou celle de la République démocratique du Congo par celle de la France, il n’y aurait plus guère de souci à se faire pour l’avenir ni du “géant de l’Afrique noire” ni de l’ex-Zaïre [21] ». Bernard Lugan n’écrit-il pas aussi, de son côté, que « si les paysans d’Afrique disparaissaient demain de la surface de la terre, la bourse de Wall Street ne bougerait pas d’un cil [22] ». Dans la même veine, Stephen Smith souligne que « sur le plan agricole, l’Afrique… est partie avec de sérieux handicaps : n’ayant inventé ni la roue, ni la poulie, ni la charrue, n’ayant connu ni des réserves fourragères ni la traction animale… L’Afrique reste à ce jour très en retard – de deux millénaires par apport à la Chine – dans la maîtrise de l’eau… [23] ». Les travaux des géographes ruralistes français (Paul Pélissier, Gilles Sautter, Jean-Pierre Raison et plus récemment l’agronome Hubert Cochet [24]) sur les logiques paysannes africaines, sur leur expertise pluriséculaire des terroirs et leurs capacités innovantes, notamment dans l’adoption sélective de nouvelles cultures ou de nouvelles variétés, sont rejetés sans ambages dans l’oubli collectif.

14 La réduction typologique s’opère ici essentiellement sur un mode psychologique, celui d’une constitution mentale. La « négrologie » ne désigne pas une façon d’étudier les Noirs, mais un caractère pathologique : « ce vieux fond du “nativisme” et d’une “africanité” raciale, dont se repaît la négrologie [25] ». Et parmi les traits de cette caractérologie de groupe, le lecteur va retrouver « le manque d’ardeur au travail », la frime verbale, le culte de l’amour-propre et la mauvaise foi des « colonisés devenus assistés », la mendicité, la saleté, la fuite dans les illusions, les solidarités dévoyées en népotisme [26]. Certes, le portrait n’est pas théorisé [27], il est seulement suggéré de manière impressionniste sous des éclairages variés, comme des flashes au gré d’un voyage, mais l’impression générale, manifestement recherchée, est bien là. Le politique est traité aussi sur ce mode, mais en usant de l’artifice postmoderne des « représentations ». L’auteur a la prudence de ne pas faire remonter les manifestations de racisme dit ethnique qui endeuillent plusieurs régions du continent aux « matins du monde » d’une « vraie » Afrique traditionnelle [28]. Mais, en recourant aux « perceptions » fonctionnant comme des évidences, il peut retomber sur des conclusions basiques qui fascineront le lecteur : « “Race”, “tribu”, ou “ethnie”… c’est le vocabulaire de base des Africains ! », « en Afrique, la tribu est le rocher sur lequel sont bâties toutes les Églises et chapelles », « le registre ethnique est devenu la partition à suivre pour comprendre l’actualité et, pour finir, l’actualité elle-même ». La critique historique de ces imaginaires collectifs s’arrêterait donc au moment où elle devient essentielle pour décrypter les jeux politiques contemporains, comme si ailleurs, dans l’analyse des grands mouvements de l’histoire mondiale du xxe siècle, on se contentait d’enregistrer la fréquence des référents « démocratique », « national » ou « populaire » sans aller au-delà de cet imaginaire verbal, au nom duquel on a pu également s’entretuer.

15 Les « vérités » inscrites dans le sang n’invitent pas à faire l’économie de la réflexion. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière spécieuse dont est abordée notamment la question du génocide rwandais : comment trouver « indécent » de vouloir « expliquer » le clivage Hutu-Tutsi parce qu’il a fait plus d’un million de victimes, et cela en utilisant des témoignages recueillis par le journaliste Jean Hatzfeld [29] attestant précisément les ressorts idéologiques et politiques de la construction de la haine [30] ! Comment suggérer que la machette, malgré son allure « sauvage » et « moyenâgeuse », est d’une modernité simplement moins « lâche » (sic) que les bombes, en méconnaissant les distributions massives de cette arme « paysanne » par les très courageux cols blancs du Hutu power[31] ! Le problème de ce type d’ouvrage est sans doute moins ce qu’il dit que ce qu’il se laisse dire. Il relèverait, comme la littérature africaniste du siècle passé, d’une analyse du vocabulaire et des images qui inspirera sûrement les spécialistes de cet exercice.

16 Qu’on ne caricature pas notre critique : il n’est pas question de nier le poids de certains héritages, plus ou moins remodelés, ni les impasses et les contradictions des sociétés africaines actuelles, mais de s’étonner du retour en force des globalisations sur la condition « nègre » et de la quasi-naturalisation des problèmes. Que de livres noirs a dû inspirer aussi l’histoire de l’Europe au xvie siècle ou dans les années 1930, sans pour autant légitimer la « mort programmée » de cette entité géopolitique ! L’historicité de l’Afrique repose comme ailleurs sur un entrelacement de facteurs, tant internes qu’externes, et de dynamiques liées à des rencontres anciennes et multiples dont on ne pourrait faire le bilan par hypothèse qu’à la fin des temps, et non selon l’humeur d’un moment. Déjà, en 1961, Claude Lévi-Strauss rappelait à ce propos « qu’aucune culture n’est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives [32] ». Et plus récemment, avec un regard historien plus pénétrant, John Iliffe souligne que « les Africains ont été, et sont toujours, ces pionniers qui ont colonisé une région particulièrement hostile au nom de toute la race humaine ». Il ajoute qu’alors que le climat a relativement isolé le sous-continent depuis cinq millénaires, ses populations ont affronté un environnement difficile « plaçant l’endurance et le courage au premier rang de toutes les vertus », un défi trop souvent négligé [33].

17 Les interprétations concernant la période coloniale sont un révélateur de la façon dont sont traités les Africains dans leur propre histoire. Nous avons déjà abordé, dans le numéro 1 d’Afrique & Histoire[34], cette question sous l’angle de la victimisation. Mais la transformation des peuples africains en simples objets manipulés par les conquérants européens relève aussi de l’historiographie en « rose » de cette période : le « beau temps des colonies » et la « civilisation » des « sauvages » sont le pendant du « livre noir » de l’assujettissement colonial. Dans les deux cas, le Blanc est le seul acteur qui vaille.

18 Dans les ouvrages en question ici, toute culpabilité européenne est en effet récusée et l’œuvre coloniale louangée : un intermède de paix, de prospérité et de progrès, qui se disloque depuis la décolonisation. D’emblée, en indiquant que, « depuis l’indépendance, l’Afrique travaille à sa recolonisation », Stephen Smith explique

« qu’il est temps de mettre fin à une double hypocrisie : celle des Occidentaux qui, par culpabilité historique ou veule désintérêt, ne disent pas la vérité aux Africains qu’ils savent pourtant condamnés… celle des Africains… qui, juchés sur leur “dignité d’homme noir” et, en cela aussi racistes que l’ont été certains colons, rejettent toute critique radicale pour ne pas perdre la pension alimentaire qu’ils tirent de la coulpe de l’Occident. »
Dans cette ligne, on apprend qu’il faut éviter d’« idéaliser la période précoloniale » et de « diaboliser tout ce qui est arrivé [à l’Afrique] depuis sa conquête et son entrée forcée dans l’universel », « l’esclavagisme [étant] aussi la première économie de rente reliant l’Afrique au reste du monde [35] ». Quant à Bernard Lugan, il explique sans ambages que la période coloniale fut « l’âge d’or » de l’Afrique, une œuvre « porteuse d’ordre et… respectueuse des principes du droit », quoi qu’en dise un discours récurrent « dont le principal carburant est une culpabilité » qui « contraint l’Europe et les États-Unis à intervenir pour “réparer leurs torts” sous la pression de groupes tiers-mondistes et/ou afro-américains… [36] ». On retrouve la dénonciation par Stephen Smith de la rente de situation que représenterait pour les États africains la dénonciation des crimes de la traite et de la colonisation.

19 Chez ces deux auteurs, la principale illusion coïnciderait donc avec les décolonisations et les aides au « développement » : selon Lugan, les relations avec l’Afrique sont passées de « l’utopique volonté d’assimilation, sorte de messianisme laïque et républicain qui prétendait apporter de Dunkerque à Fort-Dauphin les “révélations des Lumières” », aux « niaiseries égalitaristes » rêvées par l’Occident depuis quarante ans et à son modèle de démocratie, « un système politique qui a… une grande relativité historique [37] ». L’ironie est facile face aux échecs des politiques d’assistance et des ingérences humanitaires. Smith s’y complait sans fard : « les pays africains tendent la main faute de pouvoir gagner leur vie autrement ». « Le rêve enfin exaucé de la “négrologie” : l’aide comme un dû, comme “réparation” d’un passé d’horreurs, la sanctuarisation d’une identité intouchable, la prostration sous une bâche en plastique, avec ration alimentaire à heures fixes [38] ».

20 En soulignant l’antagonisme entre une « incapacité » africaine et une œuvre « civilisatrice » occidentale, réduite finalement à l’échec d’une illusion, ce discours débouche sans le dire sur une contradiction interne : la colonisation aurait à la fois apporté un ordre et un désordre, un projet de progrès et une déstabilisation des équilibres « naturels » africains, faisant pire que mieux. C’est « l’éthique des naufrageurs » de Stephen Smith qui va jusqu’à écrire que l’Occident a créé « un Frankenstein noir, à force de tromper et de corrompre l’Africain, avec des verroteries sur la plage, le pacte colonial, l’indépendance, la coopération, des “partenariats” maintes fois trahis et toujours renouvelés [39] ». De même, pour B. Lugan, si magnifique qu’ait été l’action des colonisateurs, ceux-ci ont voulu introduire en particulier un individualisme complètement étranger aux « mentalités communes » de « l’homme africain » et promouvoir l’innovation, qui pour ce dernier est une « trahison de la coutume ». En outre, cette action s’est inscrite dans des cadres territoriaux artificiels délimités par des frontières, « une notion insolite en Afrique ». Enfin, les Européens ont systématiquement aidé les faibles et abaissé les forts, allant ainsi contre les « équilibres naturels » de ce continent « dont la longue histoire a été écrite autour de peuples dominants qui commandent à des peuples dominés au nom de valeurs propres portées par des définitions collectives ». La charité, la compassion, la tolérance et les droits de l’homme sont étrangers aux « rapports africains ancestraux [40] ». Comme en écho, S. Smith écrit : « Sur le continent noir, la “solidarité” est surtout un produit d’importation [41] ». On imagine l’orientation pessimiste des conclusions sur l’avenir des relations entre l’Europe et l’Afrique dans ces perspectives. Certes, elles sont différentes selon les auteurs en question : pour S. Smith, il ne faut pas écarter des « formes modernes de tutelle » internationale face à ces « États ratés » tentés par des « fantasmes phobiques [42] » ; pour B. Lugan, il faut savoir prendre ses distances sans aides illusoires, admettre des développements séparés, l’Afrique devant revenir d’abord à ses bases naturelles ethniques [43].

21 La philosophie de l’histoire ainsi activée à propos du destin de l’Afrique est claire, c’est celle, à la mode [44], du « choc des civilisations ». Le passé ancien ou récent de l’Afrique ne relèverait pas, comme ailleurs, d’une dialectique complexe de contacts, de croisements d’influences et de réactions multiples, faites d’adaptations (souvent incomprises de l’extérieur) mais aussi d’impasses et de tâtonnements, où acteurs africains et acteurs extérieurs ont partie prenante, notamment à l’époque contemporaine [45]. La question est abordée par grandes masses humaines décrites comme homogènes et opposées termes à termes, ce qui nous renvoie aux vieilles fascinations des histoires binaires de « races » antagonistes des xviiie et xixe siècles : Gaulois contre Francs, Saxons contre Normands, et ici Blancs contre Noirs [46]. Ce n’est pas un hasard si ces ouvrages sont fascinés par la manifestation « afrocentriste » des revendications noires : S. Smith évoque dès son introduction « l’essentialisme pigmentaire », B. Lugan réserve un chapitre de son livre à une compilation sur ce courant qu’il considère comme significatif des « écoles historiques dominantes » en Afrique [47]. Mieux vaut partir des positions radicales pour « démontrer » l’irréductibilité des « spécificités ». Ce qui ne manque pas de sel, c’est de trouver dans un ouvrage publié dix ans plus tôt par Stephen Smith lui-même, avec son collègue Antoine Glaser, la conclusion suivante :

« Qu’est-ce que “l’identité Noire” ? On ne saurait la définir, pas plus qu’une hypothétique “identité blanche”, sous peine d’ajouter à tant de mystifications juste une autre, tout aussi idéologique, obnubilante […]. [L’Afrique] vivra d’autant mieux que le “rêve blanc du continent noir” sera abandonné, enfin [48] ».
Constatons que le rêve blanc et l’identité nègre sont revenus en force dix ans après, dans l’air du temps que nous analysons ici !

22 Mais cette bouffée de typologie afro-pessimiste s’inscrit dans un courant observable depuis les années 1980, selon un mouvement de balancier réactif aux illusions du « tiers-mondisme » [49], et plus largement dans un retour aux spécificités identitaires après des décennies d’universalisme marxiste. Il ne faut pas oublier que cette critique des abus du « sens de l’histoire » a charrié à son tour bien des dérives : le « respect des différences » a tourné dans certains cercles en éloge des développements séparés et en légitimation des clivages « raciaux ». On se rappelle l’agitation des intellectuels du « Club de l’Horloge » pour assimiler toute critique historique des notions de race ou d’ethnie à une nostalgie du stalinisme [50]. La manipulation des concepts peut tourner aux abus de langage : on abuse, au sens fort de ce verbe, de concepts détournés de leur sens. C’était le cas de l’altérité, c’est aussi le cas de la « longue durée » braudélienne. Cette définition d’un temps historique propre à des réalités profondes (écologiques, démographiques, etc.) qui ont leurs propres dynamiques, devient ici le prétexte d’une réhabilitation à peine déguisée de « la tradition » : cette pseudo-durée couvre en fait un substrat pétri d’immobilité, le lion dormant de « l’Afrique traditionnelle », qui n’aurait été que provisoirement perturbé par la parenthèse coloniale [51].

23 Sans doute l’Afrique n’est-elle pas l’horizon qui a le mieux inspiré Fernand Braudel. Mais la traversée que nous venons d’effectuer dans un espace intellectuel aux contours incertains, à la rencontre des connaissances, des médias, des idéologies et des fantasmes de l’actualité, conduit à rappeler que, si les réponses simpliste sont toujours plus séduisantes que les interrogations sur un terrain difficile, l’Afrique mérite autant de finesse, de rigueur et de hauteur dans l’exercice du métier d’historien que le reste du monde.

De Bernard Lugan à Stephen Smith…

24 Pierre Boilley (université Paris I)

25 Assiste-t-on actuellement à un retour de l’afro-pessimisme ? Mais s’est-il jamais estompé ? Ou plutôt à un nouvel afro-pessimisme, plus ou moins bien recouvert sous de nouveaux oripeaux ? Quoi qu’il en soit, certains n’hésitent plus maintenant à exprimer ouvertement, dans des ouvrages qui obtiennent des prix [52] (hélas), ce qui est encore aujourd’hui généralement considéré (heureusement) comme de l’humour plus que douteux teinté d’un franc racisme. Ainsi Stephen Smith, rebondissant sur une phrase de René Dumont :

« “La dactylo du gouvernement de Dakar tape une moyenne de 6 à 7 pages (double interligne) par jour : le petit quart de ce que fait en moyenne une dactylo française, pour un salaire au moins égal”, notait dès 1962 René Dumont, dans un passage qui respire l’exaspération. Quarante ans plus tard, rien n’a changé (sauf que la dactylo, désormais pourvue d’un ordinateur, n’a plus le front coloré du ruban encreur, à force de faire la sieste sur sa machine à écrire) [53] ».
Rires gras de s’ensuivre, dans un climat de café du commerce qu’on n’attendrait pas de la part d’un journaliste du Monde, leader d’opinion… Plus gravement, il est affirmé dans l’ouvrage que :
« si l’on “remplaçait” la population – à peu près équivalente – du Nigeria pétrolier par celle du Japon pauvre, ou celle de la République démocratique du Congo par celle de la France, il n’y aurait plus guère de souci à se faire pour l’avenir ni du “géant de l’Afrique noire” ni de l’ex-Zaïre. De même, si 6 millions d’Israéliens pouvaient, par un échange standard démographique, prendre la place des Tchadiens à peine plus nombreux, le Tibesti fleurirait et une Mésopotamie africaine naîtrait sur les terres fertiles entre le Logone et le Chari [54]».
Il ne suffirait donc plus, à l’instar du nazisme ou du stalinisme, que de déporter ou de faire disparaître ces Africains pour que le continent devienne un réel paradis économique et humain ? Il est vrai que Stephen Smith prend ses précautions : « Qu’est-ce à dire ? Que “les” Africains sont des incapables pauvres d’esprit, des êtres inférieurs ? Sûrement pas. Seulement, leur civilisation matérielle, leur organisation sociale et leur culture politique constituent des freins au développement (…) [55] ». Autrement dit, en déplaçant légèrement le débat pour rester dans le « politiquement correct » (que l’auteur déplore par ailleurs), et en usant d’un euphémisme, processus bien connu pour exprimer ce qu’on n’ose pas dire tout haut, ce ne sont pas les Africains, mais la « civilisation africaine » qui est inférieure… Inférieure à la « civilisation occidentale » bien sûr (Japon et Israël inclus, eux qui ont compris quelle attitude adopter), c’est-à-dire la seule, la vraie civilisation, la civilisation efficace et « développée », que sans doute le colonialisme n’a pas suffi à apporter à l’Afrique [56]. Comme tout ceci rappelle étrangement des thèses qu’on pourrait espérer, sinon oubliées, du moins définitivement enterrées ! Comme tout ceci rappelle les discours de certains partis, ou de leurs représentants universitaires… Ainsi Bernard Lugan, dans un entretien accordé à Paris Match en 1992, répondait à la question « La race noire est-elle moins douée que d’autres pour s’adapter à la civilisation moderne ? » par la très négrologique phrase « l’Afrique noire a toujours été un continent récepteur et non concepteur », et continuait en accusant les Africains d’ « incapacité à concevoir l’innovation » et d’« immobilisme » [57]

26 Bernard Lugan appuie ses thèses sur ses prétentions historiennes, faciles à apprécier. Il suffit d’analyser une seule page d’un de ses ouvrages pour comprendre, sans être grand clerc, les intentions sous-jacentes. Prenons un exemple, tiré de L’Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, concernant la rébellion touarègue, titré par l’auteur « La question Touareg [58] ». Une seule page, mais dont on peut voir d’abord à quel point elle est truffée d’erreurs. Outre que l’on accorde maintenant le mot Touareg (on parle ainsi de la « question touarègue », la non-accordance ou plutôt l’utilisation de Touareg comme un pluriel provenant d’une erreur coloniale, le mot lui-même étant d’ailleurs d’origine arabe), les premiers mots de la page surprennent par l’incompétence de l’auteur et sa méconnaissance du dossier : « Le pays touareg ou Kel Tamachek s’étend au cœur du Sahara ». En réalité, l’expression Kel Tamashaq signifie « les gens de la tamashaq », c’est-à-dire ceux qui parlent la tamashaq… Un peu comme si B. Lugan affirmait que notre beau pays s’appelle « Les Francophones », et non pas la France. Reconnaissant d’ailleurs que les Touaregs ne s’appellent pas eux-mêmes de cette façon, l’auteur précise : « s’appelant entre eux imochar au singulier et imazeran au pluriel ». En réalité, il s’agit de deux mots différents, le singulier d’imajeghan étant amajar… Il est précisé plus loin que « le 6 janvier 1991, à Tamanrasset, sous l’égide de l’Algérie, les Touareg signèrent un cessez-le-feu avec le régime malien du général Moussa Traoré, mais la guerre reprit en 1991, l’Aïr devenant une zone “libérée” ». Cela n’a pas dû gêner beaucoup le président malien, le massif montagneux de l’Aïr se trouvant au Niger, pays voisin, et n’étant évidemment que très peu concerné par l’accord signé auparavant au Mali ! Affirmation en revanche bien gênante pour l’auteur d’un « Atlas » historique, dûment fourni en cartes… Mais le plus grave provient des affirmations erronées mais pleines de sous-entendus : « Issus du découpage de l’ancienne AOF (Afrique occidentale française), les États sahéliens imposèrent, avec la revanche des sédentaires noirs, des nationalités artificielles à ces nomades “blancs” qui par le passé les dominaient ». Les Touaregs n’ont dominé à certains moments de l’histoire que les franges du Sahara, c’est-à-dire une très faible minorité des populations maliennes et nigériennes actuelles, qui n’avaient donc pas de revanche à prendre sur des gens qu’ils ne connaissaient que de nom. Si le concept de « nationalités artificielles » pouvait certainement s’appliquer en 1960 aux Touaregs, il pouvait aussi l’être aux Bambaras, Dogons, Haoussas et autres, qui n’avaient rien demandé non plus ! Mais B. Lugan ne se devait-il pas de suggérer l’oppression des « Blancs » par les « Noirs » ? Ces Noirs barbares qui obligèrent les nomades à « accepter de voir leurs enfants scolarisés dans la langue de leur nouveau maître » ? Rappelons que cette langue n’était jamais que le français, imposé aussi à ces « nouveaux maîtres », si je ne m’abuse… Ces Noirs barbares qui, lors de la rébellion touarègue de 1990, sont décrits comme pleutres et préférant s’attaquer aux civils plutôt qu’aux combattants :

« Au mois de mai 1990, de graves accidents éclatèrent au Mali et au Niger où, durant huit mois, une véritable “guerre des sables” se déroula. Incapables de résister, les armées malienne et nigérienne organisèrent alors la répression contre les campements, suivis de viols à grande échelle, d’exécutions sommaires et de vols de troupeaux ».
Si les exactions des armées malienne et nigérienne furent réelles à l’encontre des populations civiles, on s’interroge par exemple sur les sources de l’auteur concernant les « viols à grande échelle » qui n’ont jamais existé, de même que les vols de troupeaux… Bref, au delà des erreurs monumentales commises dans cette seule page, le lecteur peu averti en conclura qu’une fois de plus, les « Noirs » primitifs oppriment les « Blancs », retour de l’histoire intéressant…

27 Des « Noirs primitifs » qui durent attendre les « Blancs » pour se dégager de leurs immobilismes, et qui retombent à leur départ dans les mêmes blocages et errements ? Mais lorsqu’un auteur aussi informé que S. Smith consacre des dizaines de pages au Rwanda, à la République démocratique du Congo ou à la Centrafrique, et seulement quelques lignes à d’autres pays, comme le Mali, très différent qui a su par ses propres forces se démocratiser, éteindre une rébellion interne et se développer à un taux de croissance qui ferait rêver bien des ministres occidentaux de l’économie, ne peut-on au minimum évoquer un certain parti-pris ? Ne pourrait-on aussi facilement écrire une « blémologie » de l’Europe, en mettant bout à bout les massacres à grande échelle des deux guerres mondiales, l’hécatombe institutionnalisée des Juifs, les guerres « religieuses » irlandaises, les tortures algériennes de la France coloniale, les atroces purifications ethniques de Yougoslavie, les bombes corses, basques, bretonnes, le conflit « ethnique » belge, etc. ? Mais il est vrai que « l’efficacité occidentale » a permis que les victimes se comptent par dizaines de millions et non seulement par millions, comme en Afrique retardée et immobile… Certes, la réalité actuelle du continent africain porte à s’interroger. L’Afrique doit se réformer, se prendre en main, sortir des héritages anciens, de ses propres stéréotypes, des schémas chromatiques et victimaires pour s’absoudre de ses responsabilités propres. Mais la réponse donnée par les auteurs cités ici, toute de désespérance, et surtout globalisante, refusant les complexités de l’histoire, ironique à l’encontre de « l’érudition » (qui n’est pourtant que connaissance non superficielle d’un sujet) et s’appuyant sur des amalgames faciles, des stéréotypes anciens, n’est pas la bonne. Alors, Bernard Lugan et Stephen Smith, même combat ?

La tentation du mythe dans l’africanisme

28 Marcel Kabanda (chercheur associé au MALD, Paris)

29 Dépourvus des outils dont nous disposons aujourd’hui pour appréhender des réalités complexes, les anciens avaient coutume de recourir au mythe. Le récit mythique était censé apporter la compréhension du monde, l’explication des rapports sociaux, des positions sociales et politiques, des règles morales et des lois éthiques. Et l’on croit généralement que la révolution scientifique a rendu obsolète le recours au mythe. Depuis quelque temps cependant, on observe une tendance à privilégier une explication de l’ordre du mythe dès qu’il s’agit de rendre compte de la violence, du sous-développement et de la misère qui accablent l’Afrique. On constate en effet, en ce domaine, une sorte de remise en cause de la science historique par des courants qui mettent de plus en plus en avant les modèles d’explication culturel et identitaire. Dans le cadre de cette réflexion, nous ne traiterons pas de la nature et de la cause des crises des sociétés africaines. Nous nous interrogerons uniquement sur les méthodes d’approche dont la singularité est de préférer l’essence à l’histoire.

30 Il en va ainsi du modèle culturaliste. Nous l’avons retrouvé dans un texte de l’anthropologue américain d’origine indienne, Arjun Appadurai :

« Il est clair que la violence infligée au corps humain dans un contexte ethnique n’est jamais totalement hasardeuse, ni dépourvue de forme culturelle (…), que même les pires actes de dégradation (…) décapiter, empaler, étriper, scier, violer, brûler, pendre, suffoquer, ont des formes macabres qui ne sont pas sans lien avec la culture, et leur violence est prévisible. » [59]
Précisément dans son étude sur le génocide au Rwanda [60], l’anthropologue américain Christopher Taylor relie certaines formes des massacres à des pratiques culturelles traditionnelles et à la cosmologie rwandaise du corps humain. Il constate en effet que, dans la plupart des cas, les tueurs ont sectionné les tendons d’Achille des victimes. Pour l’expliquer, l’anthropologue commence par renvoyer ce procédé à une pratique ancienne qui consistait à couper les tendons d’Achille des troupeaux de l’ennemi en guise de représailles. Il en conclut du coup qu’il s’agissait d’une manœuvre d’animalisation des Tutsi. Dans un deuxième temps, il tente de relier le fait à la cosmologie rwandaise du corps et, notamment à l’une de ses caractéristiques essentielles, à savoir la circulation. Parvenu à ce stade, l’auteur nous explique qu’un corps obstrué – par la section du tendon d’Achille –, est un danger pour lui-même et devient, a posteriori, obstruant pour l’ensemble de la société. Selon lui, cette logique a conduit aux actions de noyade des corps des Tutsi dans les fleuves, comme opération d’évacuation des éléments devenus dangereux pour le corps social hutu. De ce fait, il assimile le fleuve à un organe d’évacuation du pays des éléments obstruant et il tire de toutes ces considérations la conclusion selon laquelle, dans de nombreux cas, les tueurs ont suivi un schéma culturel. Très clairement, il apparaît que, pour lui, la violence a obéi à une logique structurée et structurante, qu’elle était culturellement et symboliquement déterminée.

31 Il y a, dans cet exercice, deux éléments qui frappent. Premièrement, on peut être impressionné par l’effort en vue d’ancrer l’événement que l’on cherche à comprendre dans l’univers culturel des communautés humaines qu’il concerne. La démarche a de ce fait toutes les apparences du sérieux. Il semble en effet a priori que la connaissance de l’univers mental des acteurs est un atout pour saisir la logique qui a guidé leur conduite. Mais ensuite on est surpris par l’absence d’explication quant à la manière dont les faits observés sont reliés à l’univers culturel décrit ou en découlent. Le surgissement subit d’une pratique ancienne dans le geste d’un tueur agissant en avril 1994 mérite d’être expliqué. Les références à la cosmologie du corps et à l’ontologie rwandaise seraient crédibles si elles résultaient d’une analyse d’un corpus de plusieurs récits mettant en évidence la corrélation entre les actes de section des tendons d’Achille et de noyade des victimes. Qu’un événement puisse avoir son image dans le répertoire culturel est une chose. Mais déduire de cette correspondance qu’il existe un quelconque lien entre les deux relève de ce type de généralisations ou de conceptualisations qui, selon Hannah Arendt, « obscurcissent la lumière “naturelle” qu’apporte l’histoire elle-même et, par là, détruisent le récit réel, avec son caractère spécifique et sa signification pérenne, que chaque période a à nous raconter [61] ». En définitive, les tenants d’un tel modèle d’explication postulent qu’il ne saurait survenir d’événements, c’est-à-dire de phénomènes d’une irréductible nouveauté. Mais en niant la possibilité d’accomplissement de l’inédit, ils tendent à transformer l’histoire en une « monotonie sans vie du même, déployé dans le temps, l’eadem sunt omnia semper de Lucrèce. »

32 Qu’il s’agisse de l’Afrique ou d’un autre terrain, et par delà ces considérations à prétention anthropologique, c’est aussi l’histoire elle-même comme science qui est en jeu. Dans l’une des interviews qu’il accorda à la sortie de son livre sur le bilan de la décolonisation, l’historien et spécialiste de l’Afrique, Bernard Lugan, affirme que les crises qui secouent actuellement ce continent sont une sorte de renaissance de « l’Afrique réelle » :

« …la prise de conscience du drame africain risque de n’avoir aucune portée car il n’est jamais situé dans la longue durée. Or l’histoire nous apprend que ce qui arrive à l’Afrique n’est pas une nouveauté, que la seule nouveauté y fut la parenthèse de paix et de prospérité de la brève période coloniale. Les indépendances étant intervenues, le continent noir est retourné à ses constantes ou même ses déterminismes : famines, guerres tribales, massacres généralisés, etc. Contrairement à l’idée reçue, aucune malédiction ne s’est abattue sur l’Afrique depuis les indépendances de la décennie 1960. L’Afrique n’a fait que renouer avec son passé » [62].
Une telle position conduit à s’interroger sur la différence qui existe entre le champ de l’historien et celui du spécialiste des sciences naturelles. Habituellement, celui-ci s’occupe d’occurrences qui se répètent toujours. Le champ de l’historien est constitué de ce qui ne se produit jamais qu’une seule fois et qui prend sens par une contextualisation complexe. On assiste donc à une forme de régression méthodologique qui tend à gommer le temps et à minimiser l’impact des expériences concrètes. Ainsi, en dépit des bouleversements du temps colonial et du choc de la décolonisation, on retrouve le vieux passé qui n’aurait jamais passé, des Africains éternels, des valeurs et des messages de leurs ancêtres qui auraient traversé, on ne sait comment, mais intacts et sans s’altérer, les océans des âges, défiant l’évangélisation, l’école, l’insertion dans les circuits des échanges internationaux, les évolutions climatiques, les modifications de l’environnement, etc… Comme on peut s’en rendre compte, une telle démarche sacrifie l’histoire a un raisonnement de type dogmatique qui attribue à l’origine supposée la primauté sur le cheminement réel des sociétés, fait de rencontres, qu’elles soient locales, régionales ou internationales, d’échanges, qu’ils soient commerciaux ou culturels, d’épreuves écologiques ou économiques et de leurs conséquences sur la santé, l’alimentation, l’habitat, les rapports à l’espace, l’organisation sociale et politique…

33 Autre mythe : le modèle identitaire racial. C’est dans le cas du Rwanda qu’il a tout particulièrement fonctionné. Pour expliquer la violence politique qui a marqué ce pays pendant une quarantaine d’années et dont le génocide de 1994 est la forme paroxystique, un certain nombre de chercheurs ou d’observateurs patentés ont tendance à mettre l’accent sur l’altérité éternelle et radicale entre les groupes hutu et tutsi, considérés tantôt comme des ethnies, tantôt comme des races.

34 Ainsi, pour Bernard Lugan, Tutsi et Hutu seraient pratiquement deux races. Dans un texte intitulé « Une domination raciale [63] », cet auteur introduit l’idée d’un morphotype tutsi dont tout le monde aurait voulu se rapprocher, mais qui est demeuré l’apanage d’une aristocratie grâce à un double système de verrous de protection. Le premier aurait consisté en actions sur le corps physique : élongation de la colonne vertébrale, application de cordelettes et de compresses d’herbes chaudes destinées à produire un crâne à la « belle » dolichocéphalie et au front bombé. Le second s’actionne par le contrôle de la circulation des femmes tutsi afin d’éviter que celles issues de lignages de Tutsi appauvris ne tombent entre les mains de riches Hutu au risque de laisser échapper dans la masse hutu l’héritage génétique distinctif de la race aristocratique.

35 L’auteur reconnaît qu’il y eut des métissages entre Hutu et Tutsi. Il affirme cependant avec assurance que ces unions ont été trop rares pour permettre aux deux groupes de mélanger complètement « leur sang » :

« …Ce métissage n’a pas fait disparaître les Hutu, ni transformé les Tutsi en Hutu. Ce ne serait qu’en cas de métissage institutionnalisé, à partir du moment où le “sang” hutu, par le biais d’ascendants hutu, serait devenu majoritaire dans les lignées, dans les familles tutsi, que l’on pourrait parler d’ethnies métissées et cela dans les deux sens [64] ».
À l’appui de sa thèse, B. Lugan cite le texte suivant repris d’un travail de l’ethnologue Desmarais [65] :
« […] en survalorisant son morphotype et en instaurant un contrôle sur la circulation de ses propres femmes […]. Dorénavant, [il] n’avait pas seulement des vaches à donner, mais aussi et surtout des femmes dont la fonction […] était de produire les différences sociales. La supériorité stratégique de l’aristocratie reposait sur le fait qu’elle pouvait “améliorer” la qualité de ses femmes et en dernier ressort du morphotype Tutsi en les choisissant dans un pool de variabilité morphologique […] ».
Et dans une note de bas de page, le même auteur explique qu’il faut lire « différences raciales » en lieu et place de « différences sociales ». Au nom de quoi ? Très clairement, il appuie son raisonnement sur un ensemble de présupposés qui mériteraient d’être documentés, vérifiés, explicités, expliqués. On se demande en effet pour quel motif seule la circulation des femmes serait pertinente, comme si elles étaient les seules à pouvoir transmettre les gènes des Tutsi. Qu’est-ce qu’un « sang hutu » ou un « sang tutsi » dans la génétique actuelle ? Est-il possible d’affirmer qu’il y a une adéquation entre l’aristocratie tutsi, ce qui renvoie à la classe dirigeante et au pouvoir, et l’ensemble des Tutsi en tant que groupe ?

36 L’Afrique semble trop souvent être l’unique domaine sur lequel il serait possible de parler, quels que soient l’instance ou le cadre, sans se croire obligé de donner les arguments, de fonder avec rigueur les concepts, de citer ses sources et d’indiquer les méthodes qui ont été utilisées pour recueillir l’information. Est-ce parce que l’Afrique est différente qu’il serait impossible de prétendre imposer à ceux qui l’étudient et en parlent les règles indispensables dès qu’il s’agit de parler de l’Europe occidentale ? Est-ce parce que l’on croit qu’elle est « simple » ? Certains se comportent en effet comme s’il suffisait à un voyageur bien curieux et suffisamment instruit de traverser deux ou trois fois le continent, ou pire, de fréquenter régulièrement les grands hôtels de ses capitales, pour savoir ce que pensent, savent et font « les Africains ». Certes, la gravité des crises, les ravages de la corruption qui rongent l’Afrique, l’horreur des massacres renvoient volontiers à l’impensable. Il peut paraître raisonnablement plus cohérent de rattacher le massacre des enfants à un rite cultuel, de lier la section des tendons à une sorte de commémoration des scènes de chasse de jadis. Le problème est que la mission de la recherche est justement de relever ce défi. Il faut dès lors s’interroger sur la prégnance du décalage culturel qui autorise une partie des intellectuels du Nord (journalistes, mais aussi universitaires) à traiter l’Afrique avec autant de fantaisie, et qui dispense apparemment aussi les publics qui les écoutent ou les lisent de protester contre une violation massive des règles régissant habituellement la recherche en sciences humaines et sociales.

37 En renvoyant les crises contemporaines à la « culture » ou même à une « nature » africaine, on se donne à bon compte le « mérite » de nier apparemment que « les Africains » soient les simples spectateurs d’une pièce écrite ailleurs et par d’autres. Mais en suggérant fortement que ces derniers n’ont aucun moyen d’y changer quoi que ce soit, en occultant les stratégies des individus et les nécessités d’une permanente négociation imposées par la vie en communauté, en focalisant sur ce que « ces gens » sont ou sont censés être, les auteurs en vogue que nous citons ici tendent à faire accréditer la thèse selon laquelle les habitants du continent africain ne s’en sortiront jamais parce qu’ils ne pourront jamais être autres. Transposée dans l’histoire générale de l’humanité, ces affirmations renferment une fausse certitude : on pourrait en analysant les cultures et les coutumes, établir à l’avance la cartographie des prochaines catastrophes. Malheureusement, ou fort heureusement, comme le soulignait Marc Bloch, « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père ».

Contre tous les afroracismes, angéliques ou diaboliques

38 Sylvie Brunel (université de Montpellier)

39 Pourquoi, dès qu’il s’agit du continent africain, devons-nous verser dans le misérabilisme, le défaitisme… ou la compassion condescendante, qui va souvent de pair avec les jugements les plus négatifs ? Dans le grand succès de librairie de l’année 2004 qu’est Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Gaston Kelman, Camerounais d’origine devenu depuis de longues années pleinement bourguignon, se moque de cette vision exotique du Noir, persistante en France, qui lui vaut systématiquement une question sur ses origines (« d’où venez-vous ? ») comme s’il était impossible d’avoir la peau sombre et d’être pleinement français. Mais il déplore surtout le double racisme que continue à subir l’Afrique : « racisme diabolique » de ceux qui ne peuvent porter sur ce continent qu’un regard empreint des pires préjugés infériorisants et continuent de chausser des lunettes coloniales pour évaluer avec condescendance sa faible viabilité à l’aune de leurs propres critères rationnels et matérialistes, mais aussi « racisme angélique » de ceux qui s’imaginent qu’avec un peu de bonne volonté et d’huile de coude, ils arracheront forcément l’Afrique – qui n’attendait que leur intervention – au triste sort auquel elle serait inévitablement promise. Racisme diabolique ou racisme angélique, cette alternative percutante résume combien rares sont en Occident ceux qui parviennent à aborder ce continent sans l’enfermer dans deux stéréotypes complémentaires, dont le point commun est l’intime conviction de l’infériorité congénitale du continent dit « noir » (mais personne n’oserait parler de l’Asie comme du continent « jaune »).

40 Pourquoi l’Afrique reste-t-elle la seule partie du monde où, un demi-siècle après les indépendances, l’on peut sans complexe continuer d’utiliser la littérature coloniale pour qualifier les êtres et les situations, comme si le temps y était figé pour l’éternité ? Pourquoi l’Afrique reste-t-elle le symbole des animaux sauvages, de la prétendue « jungle » et des danses folkloriques, alors que l’Asie est devenue celui de l’agressivité économique et de la réussite ? Pourquoi, d’un côté, un conservatoire de la faune et des traditions du passé, que certaines ONG aimeraient vitrifier, et de l’autre un laboratoire qui, jour après jour, invente l’avenir et nous menacerait même par son modernisme high tech et son inventivité ? Pourquoi, quand il s’agit d’Afrique, n’emploie-t-on qu’une focale négative, sélectionnant avec délectation les ratés et les difficultés pour peindre l’image d’un continent qui « se meurt » d’un « suicide assisté » avec notre active complicité ? Quels buts poursuivent donc ceux qui écrivent de tels livres et ceux qui les priment ? Pourquoi cet acharnement à ne voir que ce qui ne fonctionne pas, sans saluer les évolutions, l’intégration croissante de civilisations bien plus variées et multiformes que la vision stéréotypée de ce continent tend à le faire croire ?

41 Ceux qui prétendent « aimer l’Afrique » tout comme ceux qui prétendent « aider l’Afrique » ont en commun – outre leur main sur le cœur pour clamer leurs bons sentiments et discréditer par avance toute démarche critique –, l’intime conviction que sans eux, sans l’intervention bénéfique et rationnelle de l’Occident, l’Afrique court à sa perte. Il faut des cerveaux blancs pour la remettre dans le droit chemin. De la colonisation convaincue de sa légitimité à la coopération dite au développement, en passant par les « plans d’ajustement structurel », prétendument frappés au coin du bon sens et dictés à des États forcément prodigues et irresponsables, l’Afrique a toujours constitué le champ d’expansion privilégié d’Occidentaux qui masquaient leur avidité intéressée sous les motifs apparemment les plus nobles (répandre les bienfaits de la civilisation, remettre sur le droit chemin des gouvernements aussi irresponsables qu’illégitimes…). Pourquoi, dès qu’il s’agit d’Afrique, tout devient-il faussé, avec, il faut bien le reconnaître, la complicité active de nombreux Africains, eux-mêmes engagés tour à tour dans une logique soit de mendicité, soit d’agressivité vindicative, soit d’hostilité obsidionale ? Est-il acceptable que l’Afrique reste enfermée dans des débats sur la traite, la réparation et la repentance, qui conduisent à perpétuer les mentalités et les pratiques coloniales de l’Occident, alors que bien des Africains ont depuis longtemps tourné la page, refusant les attitudes d’assistanat humiliant ? Parce que la main qui donne est toujours au dessus de la main qui reçoit, beaucoup ne supportent plus les logiques compassionnelles qui aboutissent à transformer le continent en un gigantesque programme humanitaire, morcelé entre des initiatives certes concurrentes et contradictoires, mais toutes convaincues de la justesse de leur démarche.

42 Sur nos relations avec l’Afrique comme sur l’Afrique elle-même, il importe de faire le point sereinement. Certes, en matière de « développement durable », ce continent est « mal parti ». Avec 30 des 42 millions de malades du sida dans le monde, plus du tiers de la population souffrant de malnutrition, plus des quatre cinquièmes qui n’ont pas accès à l’eau potable, et 1 % seulement de la richesse et des échanges mondiaux, elle figure en queue de peloton pour tous les indicateurs sociaux, économiques et environnementaux. Refuser d’admettre ce constat en se contentant de questionner le concept occidentalo-centré de « développement » relèverait de l’aveuglement égoïste ou stupide : trop de personnes en Afrique vivent une existence misérable et meurent précocement parce qu’elles n’ont pas accès aux services essentiels qui leur permettraient d’exercer pleinement leur libre arbitre.

43 Mais il faut aussi arrêter de résumer ce continent à de froides statistiques, qui ne tiennent compte ni de l’ampleur des échanges informels, ni de la force de ses réseaux de solidarité. Il faut arrêter d’emprisonner l’Afrique dans des verdicts sans appel, qui ne tiennent compte ni de l’histoire, ni de la géographie. Il y a trente ans, c’était l’Asie qu’on condamnait. Et ceux qui prétendent que l’Afrique ne peut s’en sortir ne s’interrogent pas suffisamment sur la présence massive, sur son sol, de tant d’acteurs internationaux qui trouvent leur compte, eux, à leur présence. Politique, économie, business (y compris charity-business) ne sont nulle part plus qu’en Afrique inextricablement mêlés aux bons sentiments et aux grandes déclarations humanistes.

44 Il faut donc arrêter de cultiver l’afro-pessimisme. Arrêter d’accorder tous les honneurs et toutes les audiences à ceux qui prétendent que l’Afrique « ne peut pas se développer ». Il faut arrêter de considérer les Africains comme des victimes, ce qui est aussi humiliant que de les accuser de se comporter en bourreaux ou en incapables corrompus. Arrêter de croire que hors l’humanitaire et l’aumône internationale, l’Afrique n’a pas d’issue. Les faits montrent qu’il suffit de quelques années pour inverser une situation, en bien comme en mal. De trois décennies pour développer un pays. Peu à peu, l’Afrique évolue en taches de léopard, avec des régions, des classes sociales, des secteurs, qui tirent remarquablement leur épingle du jeu et sont pleinement intégrés à la mondialisation, tandis que d’autres s’enfoncent dans ses angles morts ou dans ses bas-fonds les plus fangeux.

45 Aujourd’hui, l’Afrique a plus besoin de justice que d’aide, elle a besoin que soit réformée son insertion dans les échanges économiques internationaux. Que le Nord cesse de lui reprendre d’une main, par son protectionnisme commercial, ses subventions agricoles et son manque d’exigence concernant l’utilisation effective des sommes abondamment déversées dans le continent (pour des motifs dont l’impératif moral ne constitue qu’une cynique façade), ce qu’il lui donne de l’autre, par une assistance humanitaire trop souvent désorganisée, comme par une aide publique intéressée, où les impératifs stratégiques et commerciaux l’emportent sur la lutte contre la pauvreté. L’aide à l’Afrique ne pourra être augmentée que si elle est mieux utilisée, par ceux qui la donnent comme par ceux qui la reçoivent. Elle a besoin d’être repensée et réformée pour devenir un partenariat d’égal à égal.

46 Je défends depuis plus de dix ans [66] le concept de « contrats de développement durables », portant sur des domaines essentiels, tels que la santé, et particulièrement la lutte contre le sida et contre le paludisme, première cause de mortalité, l’éducation de base, spécialement celle des petites filles, l’apport d’eau potable et d’électricité… Avec Bernard Granjon, ancien président de Médecins du Monde, et Alain Simoncini, président de l’association Tabale, nous les avons relancés dans un « Manifeste pour l’Afrique [67] », récemment rendu public et déjà signé par de nombreuses personnalités. Il est essentiel en effet que les institutions de coopération internationale coordonnent enfin leurs efforts pour arrêter, avec des États représentatifs, démocratiquement élus et respectueux des libertés publiques, des engagements mutuels dans des domaines-clés, assortis d’un échéancier et d’objectifs chiffrés précis.

47 Une coopération par CDD (le versement échelonné des fonds étant conditionné à leur utilisation transparente et contrôlée selon des critères d’intérêt général) pourrait alors être augmentée, pour respecter l’engagement pris par les pays riches d’y consacrer 0,7 % de leur richesse. Il ne s’agit pas de nier l’importance des multiples projets de solidarité mis en œuvre par les ONG du Nord comme du Sud, mais de les inscrire dans une vision globale, dont le dessein est un développement concerté et coordonné de l’Afrique, à long terme.

48 Parce qu’il est possible de permettre aux Africains de vivre mieux, parce que la nouvelle donne internationale offre aujourd’hui un contexte favorable que l’Afrique doit saisir, il faut changer radicalement notre regard sur ce continent et accepter – de part et d’autre – d’instaurer des relations équitables et égalitaires.

Réaction d’un négrologue

49 Michel Levallois (ancien président de l’ORSTOM/IRD, France)

50 Travaillant depuis dix ans avec mes amis de la CADE [68] sur la perception que nous avons en France de l’actualité africaine, je me suis senti visé comme faisant partie de ces « négrologues » qui sont accusés par Stephen Smith d’être des complices du « suicide » africain. Que répondre à cela ? Que la lecture de Négrologie appelle deux critiques. La première concerne la démarche même de l’auteur, la seconde a trait à la réception du livre par le public français.

51 Journaliste, Stephen Smith est bien placé pour savoir, il l’avoue d’ailleurs lui-même, qu’il est professionnellement obligé de privilégier pour en rendre compte ce qui pourra passer le filtre des rédactions des journaux. Or, en ce qui concerne l’Afrique, plus encore qu’ailleurs, ne filtrent que l’événementiel, le sensationnel, le tragique. Ce qui fait problème dans la démarche de Smith, c’est que cette prise de conscience de l’insuffisance « essentielle » de son travail de journaliste l’ait conduit à rechercher la cohérence et la logique de la tragédie africaine dans une prétendue tendance suicidaire des Africains, à en rajouter en quelque sorte sur le tragique, dont il sait pourtant qu’il n’est qu’une facette de la réalité. Pourquoi a-t-il choisi cet angle de vue, ce ton, pour parler de l’Afrique et des Africains ? S’il a bien le droit de livrer son pessimisme au public, nous nous devons de dire que cette posture est très contestable : elle tout à fait insuffisante, donc très partiale et elle ne peut avoir que des effets dévastateurs dans l’opinion française, sans aucun profit pour les Africains.

52 Cette démarche est partiale car il existe une autre façon de regarder l’actualité africaine et de l’interpréter. Et il est surprenant que le journaliste Stephen Smith n’ait pas songé à l’explorer quand il a voulu se détacher de la contrainte de l’actualité. C’est celle qui consiste à se dire que l’actualité africaine ne se résume pas, surtout celle d’un continent aussi vaste et varié, au seul reportage des tragédies. Elle consiste à voir l’Afrique non comme un champ de ruines, mais comme de gigantesque chantiers dont il faut essayer de déchiffrer les plans et de repérer les premières traces sur le terrain. Ces chantiers sont les défis de l’Afrique au seuil du nouveau siècle.

53 D’abord un chantier de sociétés rurales, en pleine croissance démographique, en train de devenir urbaines, confrontées aux modèles culturels et sociaux de l’Occident. L’Afrique est le continent qui a connu la plus forte croissance démographique de l’histoire de l’humanité. Il nous est difficile d’imaginer la violence et la profondeur du choc subi par les sociétés africaine du fait de ce formidable facteur de modernité que fut, bien avant et bien plus profondément que la radio et la voiture, la multiplication par dix de la population, le centuplement de la population urbaine entre 1930 et aujourd’hui. Les Africains sont en train d’expérimenter ce que peut être pour eux non seulement la modernisation, mais la modernité. « Les Blancs sont partis » a écrit Pierre Messmer, mais leur idéologie d’assimilation de « l’Autre à soi [69] » n’est pas tout à fait partie avec eux et les Africains doivent aujourd’hui inventer leur propre chemin vers la modernité. Avec deux handicaps : la mondialisation des économies, des communications et des techniques qui leur tend les miroirs du monde occidental, industrialisé et américanisé, et le Sida qui décime la génération des jeunes actifs qui sont précisément les acteurs de la modernité.

54 D’autre part un chantier d’économies duales dont la partie moderne est tournée vers l’extérieur et animée par lui, mais dont seule la partie informelle, que nous préférons appeler l’économie populaire, fait vivre la population. Le défi est gigantesque : il s’agit de réduire la pauvreté de la plus grande partie de la population, d’une population en très forte croissance démographique en dépit des coupes claires du Sida. Ce retard ne pourra véritablement être comblé que si les économies africaines sont mises au service du plus grand nombre, que si se multiplient les entreprises petites et moyennes répondant aux besoins des Africains, leur fournissant des biens et des services produits en partie par eux à partir d’activités à forte intensité de main d’œuvre. Une croissance basée sur les seules exportations n’y suffira pas, qu’elles soient agricoles, – leurs prix sont maintenus artificiellement bas par les subventions occidentales – ou de matières premières, en particulier de pétrole, diamants et autres minerais, – leurs revenus échappant pour l’essentiel aux budgets nationaux. Il faut « une autre croissance » orientée vers les besoins humains fondamentaux, comme l’a rappelé le rapport 2003 du PNUD, imposée aux gouvernants par la démocratie et rendue possible par la transparence financière.

55 Enfin un chantier politique : l’appropriation de constructions étatiques autrefois coloniales, puis néocoloniales, aujourd’hui « démocratiques ». On a longtemps cru et proclamé comme une évidence que le développement exigeait l’étatisation, la planification, donc l’autorité, non seulement dans le domaine de l’économie où ont fleuri les entreprises publiques devenues de très fructueux moyens d’enrichir les hommes au pouvoir, mais dans le domaine politique où l’ordre et la paix ne pouvaient être assurés que par des régimes forts, des partis uniques, des Présidents à vie. L’histoire politique des États africains de ces vingt dernières années, et tout près de nous celle de la Côte-d’Ivoire, nous ont rappelé que la violence et donc le « politique » qui en assure le contrôle, sont au cœur de toutes les sociétés humaines. Les Africains eux aussi ont besoin d’institutions qui contrôlent la violence et le pouvoir. Ils ne peuvent être durablement tenus à l’écart des décisions qui les concernent. Ils le ressentent avec une acuité d’autant plus grande que vacillent les assises de leurs sociétés traditionnelles et que la mondialisation leur ouvre de nouveaux espaces et leur impose des techniques et des valeurs étrangères.

56 C’est cela qui est en jeu aujourd’hui en Afrique, ce qui n’a rien à voir avec un suicide collectif qui serait inscrit dans les gènes de l’être africain.

57 La démarche du collectif “Futurs africains” qui consiste à explorer les futurs possibles du sous-continent à l’horizon 2025 [70], en esquissant des scénarios, est beaucoup plus intéressante, objective, honnête, car la partie n’est ni gagnée ni perdue d’avance. Elle se joue en ce moment ; il s’agit d’un enjeu d’histoire immédiate et non d’un bilan de faillite. Enfin, pourquoi, une fois encore, ignorer le rôle que joue le reste du monde, en fait le Nord, dans la réalisation de ces trois grands chantiers que nous avons évoqués et dans l’appréciation de leur avancement : les plans et les normes sont fixés et imposés par le Nord et c’est le Nord qui apprécie la fidélité de l’exécution et qui s’érige en juge des résultats.

58 La deuxième question que me pose l’ouvrage de S. Smith (en tête des ventes avec plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires vendus) est son succès auprès du public français. L’Afrique de Sylvie Brunel [71], un auteur que le public français connaît pourtant bien, un ouvrage paru à peu près en même temps, n’a pas, semble-t-il, obtenu le même succès. Pourquoi ? La réponse se trouve dans deux ouvrages qui ont analysé notre rapport à l’Afrique : République et colonies de Bernard Mouralis, malheureusement épuisé [72] et Fréres et sujets de Jean-Pierre Dozon [73]. Nous avons toujours eu une « vision fantasmatique » de l’Afrique juridique et politique qui nous a fait balancer entre l’assimilation et l’association, traiter les Africains à la fois ou tantôt comme des frères et des sujets. Aujourd’hui, alors qu’il n’y a plus ni maîtres ni sujets, que l’illusion de la fraternité a disparu, que reste-t-il ?

59 Les Français sont nombreux à s’intéresser à l’Afrique par tradition familiale, nostalgie d’années de coopération civile ou militaire, curiosité ou idéalisme humanitaire. Toutes ces raisons sont respectables mais elles ne préparent pas nécessairement à comprendre la réalité. L’Afrique d’aujourd’hui n’est plus celle des commandants de cercle, pas plus qu’elle n’est celle des Indépendances, du Tiers-monde, du Développement et de la Coopération. Les Rwandais, décrits comme chrétiens et travailleurs, ont sombré dans le génocide, le mirage ivoirien s’est dissipé. Mais, en même temps, naissaient la nouvelle Afrique du Sud, l’Union africaine, le Nepad, la guerre cessait en Angola et la RDC expérimentait une formule hardie de partage du pouvoir entre anciens belligérants. Or, nous sommes mal préparés à comprendre ces événements. D’abord parce que nous sommes insuffisamment informés, en dépit des reportages de quelques grands quotidiens, car l’hebdomadaire Jeune Afrique l’intelligent et les émissions africaines de RFI et en particulier le « débat africain » du dimanche matin, ne touchent qu’une infime partie des Français qui s’intéressent à ce continent. Ensuite parce que nous sommes restés marqués par notre héritage colonial. Il nous faut réapprendre à voir les Africains autrement, ni frères, ni sujets, mais des hommes de notre monde et de notre temps, ce que J.-P. Dozon appelle la « déliaison ». Les regarder ainsi, c’est refuser de se complaire dans les simplifications qui ont fait le succès du livre de Stephen Smith.

L’ombre de l’Afrique

60 Serge Gruzinski (CNRS/EHESS, Paris)

61 L’Amérique est une terre métisse où depuis la fin du xve siècle les peuples de trois continents s’affrontent et se mélangent pour le meilleur et plus souvent pour le pire. L’irruption des conquistadores et des missionnaires, l’installation des colons, la soumission et parfois la destruction des populations indigènes, l’importation massive des esclaves noirs d’Afrique ont placé ce continent au cœur de la mondialisation ibérique, première mondialisation européenne, mise en place tout au long du xve siècle et politiquement consolidée en 1580 quand l’union des deux empires, l’empire portugais et l’empire espagnol, a accouché d’une puissance à vocation universelle, la « Monarchie catholique ». Une partie du continent américain, des côtes de l’Afrique et de l’Asie, plusieurs royaumes et territoires se retrouvent alors sous la domination des Habsbourg d’Espagne.

62 À bien des égards, l’Amérique paraît exemplaire des effets planétaires de l’expansion européenne : tandis que s’y construisent des sociétés coloniales et que se succèdent les vagues de l’occidentalisation, elle accueille toutes sortes de métissages, du biologique au culturel, de l’économique au religieux, du politique à l’artistique. C’est ainsi que l’Amérique coloniale – la première, celle des Ibériques – engendra celle des Indépendances dont est sortie notre Amérique latine. Une vision simpliste réduit souvent ce vaste ensemble d’histoires à un affrontement sans merci entre Blancs et Indiens. Indian voice et political correctness ont fait aujourd’hui pencher la balance en faveur des seconds, sans qu’on parvienne toujours à se débarrasser des clichés du passé, parmi lesquels l’oubli de la part africaine. Les métissages de l’Amérique ibérique et de l’Amérique anglaise ne cessent pourtant de renvoyer à l’Afrique. Pas de Brésil sans Afrique comme l’a si bien rappelé Luiz Felipe de Alencastro dans son Trato dos Viventes[74] ? Pas non plus de Mexico baroque, alors la plus grande cité du continent, sans ses Noirs et ses mulâtres qui forment plus de la moitié de sa population. Et que dire de cet Atlantique sud, véritable mer intérieure entre les deux continents… La liste est interminable des marques de l’Afrique sur les passés et les mémoires des Amérique : vocabulaires, nourritures, musiques, syncrétismes religieux, rapports au corps… Un des plus grands cultes mariaux du Brésil, celui de la Vierge de Belém, qui réunit encore aujourd’hui chaque année deux millions de pèlerins, atteste la présence en pleine Amazonie des divinités afro-brésiliennes.

63 Hormis ces constats, il est souvent difficile à l’américaniste d’intégrer véritablement l’histoire de l’Afrique à celle de l’Amérique et de penser de manière dynamique les connexions qui s’établirent entre les deux continents à la manière des « connected histories » que propose l’historien de l’Asie Sanjay Subrahmanyam [75]. Par les horizons qu’elle intègre, l’étude de la mondialisation ibérique recadre automatiquement des faits, des échanges et des circulations que l’histoire nationale ou même continentale autant que les partages disciplinaires ont trop souvent dissociés, minimisés ou simplement escamotés. Cette perspective incite à suivre le déplacement des hommes : gouverneurs, bureaucrates, clercs, marchands, aventuriers, guérisseurs et esclaves entre les continents.

64 Et elle réserve des surprises à l’américaniste souvent peu au fait des choses de l’Afrique ou de l’Asie. L’historien des Amériques, en effet, a pris l’habitude de croiser sur son passage des Indiens hispanisés ou des métis de luxe qui fournissent sur le monde qui les entoure des éclairages de première main. Les uns sont des chroniqueurs locaux comme les Mexicains Domingo Chimalpahin, Diego Muñoz Camargo, Fernando de Alva Ixtlilxochitl, ou encore le Péruvien Guaman Poma de Ayala, d’autres sont des intellectuels publiés en Europe comme l’Inca Garcilaso de la Vega ou le métis mexicain Diego Valadés. Par leurs écrits, leurs expériences personnelles et leurs carrières, ces passeurs constituent de passionnants objets d’étude et des sources précieuses de renseignements. À cheval entre les sociétés, ils édifient des mémoires et des identités dans des mondes bouleversés par la Conquête et écrasés par la colonisation. L’étude de la Monarchie catholique confirme le rôle crucial de ces experts – prácticos en espagnol, práticos en portugais – qui s’appliquent à créer du lien entre les passés, les classes dirigeantes et les intérêts. C’est par eux que surgissent et prolifèrent les interactions intellectuelles entre les quatre parties du monde et que se déploie la mondialisation ibérique.

65 Ces passeurs sont des Américains ou des Asiatiques, Luso-indiens ou Luso-chinois. On s’attendait moins à ce qu’ils fussent aussi des gens d’Afrique. Et pourtant à la question : y a-t-il un Diego Valadés ou un Garcilaso de la Vega en terre d’Afrique ? la réponse est positive. Et l’historien de l’Amérique voit alors apparaître des mulâtres et des Luso-africains singulièrement entreprenants, parfois distingués par la couronne d’Espagne, malgré la couleur de leur peau et le stigmate de leurs origines.

66 André Alvares de Almada est l’un d’entre eux. Fils d’une mulâtresse, une parda, et d’un Portugais, l’homme est né dans l’une des plus importantes familles de Santiago. C’est un « commerçant-écrivain », qui fréquente la côte de Guinée entre les années 1570 et 1590. Au cours des années 1580, il se rend à Lisbonne pour y défendre les intérêts des négociants du Cap-Vert. C’est aussi un militaire qui à la tête de ses hommes défend l’île de Santiago contre l’ennemi. En 1599, pour prix de ses services, il reçoit de Philippe III l’habit de saint Jacques. Une dispense royale (limpeza de sangue) lui permet d’endosser cette prestigieuse distinction. Homme d’affaires, militaire, intermédiaire efficace, il pratique également l’écriture et nous laisse un traité sur Os rios de Guiné do Caboverde, rédigé en 1594 [76]. Il s’agit d’un témoignage remarquable sur les populations de la région, souvent aussi précis dans ses descriptions que les chroniques du Pérou et du Mexique, en tout cas tout à fait comparable par la richesse de ses vues sur l’ethnographie et la politique des royaumes africains. Cet ouvrage ne disparaîtra pas sur quelque rayonnage obscur d’une bibliothèque ibérique. Il sera résumé par le jésuite Fernão Guerreiro et intégré dans sa fameuse compilation, ce qui lui donnera une vaste diffusion européenne. La vision de Almada exercera de la sorte une influence non seulement sur l’apostolat jésuite, mais aussi sur tous les écrits portant sur cette région du globe et rédigés entre 1605 et 1800.

67 Alvarés de Almada n’est pas une exception. André Donelha (né vers 1550-1560) est son contemporain. Les origines européennes de ce dernier sont obscures : portugaises, italiennes ou castillanes ? Il a probablement aussi une ascendance africaine. D’autres auteurs, Bartolomeu André, Sebastião Fernandes Cação, Henrique Vaz de Lugo (un « expert des choses de Guinée », en particulier des peuples dits Fulos et des Jalofos) appartiennent aux milieux afro-portugais du continent. Liés à la fois aux familles portugaises du Cap-Vert et aux aristocraties africaines, ces milieux jouent un rôle très comparable aux cercles autochtones qui, dans l’Amérique espagnole, servaient d’intermédiaires entre les Espagnols et la masse des indigènes. De part et d’autre de l’Atlantique se profilent des points de vue originaux qui contribuent à penser la situation nouvelle provoquée par l’irruption des Ibériques. On voit ainsi poindre des identités métisses et des visions du monde qui gagneraient à être plus souvent confrontées.

68 Je dois dire ici ma dette envers l’historien portugais José da Silva Horta [77] qui a eu la générosité d’attirer mon attention sur des auteurs « africanos » – le terme est celui dont usaient les Portugais – bien ignorés des américanistes. Des figures qui me permettent de mieux comprendre la place de l’Afrique dans cette mondialisation, une Afrique qui ne se borne pas au rôle de pourvoyeuse d’esclaves, mais qui apporte elle aussi des visions et des interprétations sur les mondes colonisés par les Ibériques. Alvares de Almada, comme ses « collègues » d’Amérique, se révèle parfaitement capable de penser le local – l’archipel du Cap-Vert, la Sénégambie, la côte de Haute Guinée – par rapport à un ensemble atlantique et portugais. Dans un autre domaine, mais dans le même esprit, l’étude du catholicisme au Congo jette incontestablement des éclairages nouveaux sur la christianisation de l’Amérique et de l’Asie, et les politiques d’« accommodement » aux réalités indigènes. C’est dire combien la visite des terres de la Monarchie catholique et de la mondialisation ibérique peut nous aider à réintroduire une Afrique à part entière dans le concert des continents.

Notes

  • [1]
    J. Habermas, Écrits politiques. Culture, droit, histoire, Paris, Le Cerf, 1990.
  • [2]
    Voir R. Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968.
  • [3]
    S. Brunel, L’Afrique, Paris, Bréal, 2004.
  • [4]
    Michel Levallois, ancien président de l’ORSTOM (actuel IRD), est un militant du développement de l’Afrique et de l’implication des pays du Nord dans ce projet, mais aussi – ce n’est pas un hasard – un intellectuel éminemment sensible aux apports de l’histoire dans l’analyse des antécédents et des ruptures ou parfois des occasions manquées. Voir, de cet auteur, Une autre conquête de l’Algérie. Ismayl Urbain, 1812-1884, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • [5]
    S. Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, et antérieurement : La colonisation de l’imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1988 ; La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner », 1492-2019, Paris, Fayard, 1990.
  • [6]
    B. Lugan, Chatou, éd. Carnot, 2003, 334 p. ; S. Smith, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 248 p. et Hachette, coll. Pluriel Référence, 2004.
  • [7]
    La littérature sur ces sujets est immense. On trouvera des références dans J.-P. Chrétien, « Les deux visages de Cham. Points de vue français du xixe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale », in P. Guiral et E. Témime (éds.), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, CNRS, 1977, p. 171-199. La logique diffusionniste a conduit notamment à la cristallisation durable du clivage entre deux ensembles « raciaux », « nègres en tant que tels » et « hamites » : voir C. Seligman, Races of Africa, Londres, 1930 ; trad. française, Les races de l’Afrique, Paris, Payot, 1935, un manuel réédité à plusieurs reprises jusque dans les années 1950.
  • [8]
    Nous empruntons ces formules à l’article lumineux de J. Benoist, « Races et racisme. À propos de quelques entrechats de la science et de l’idéologie », in P. Blanchard et al. (éds.), L’autre et nous. « Scènes de types », Paris, Syros-Achac, 1995, p. 21-26.
  • [9]
    Cité par M. Olender, « La chasse aux “évidences”. Pierre Charles (s.j.) face aux Protocoles des Sages de Sion », in M. Olender (dir.), Pour Léon Poliakov. Les racismes. Mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981, p. 234.
  • [10]
    Remarques très fines à ce sujet d’après une étude des romans coloniaux français, par Janos Riesz, « L’ethnologie coloniale ou le refus de l’assimilation. Les « races » dans le roman colonial », in P. Blanchard et al., op. cit. 1995, p. 209-214.
  • [11]
    Voir J. Benoist, op. cit., et J. Ruffié, « Le mythe de la race », in M. Olender (dir.), op. cit., p. 357-365.
  • [12]
    C. Guillaumin, « Avec ou sans race », Le genre humain : vol. 11, La société face au racisme, Bruxelles, Complexe, automne-hiver 1984-1985, p. 216.
  • [13]
    Voir aussi son livre Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
  • [14]
    Il cite à ce sujet des travaux de L. Excoffier « Genetics and history of Sub-Saharan Africa », Yearbook of physical anthropology, 30, 1987, p. 151-194 et A. Froment, censés apporter de l’eau à son moulin.
  • [15]
    B. Lugan, op. cit., p. 197-201 et encore p. 240 et suivantes pour « la tectonique ethnique de l’Ouest africain ».
  • [16]
    Ibid., p. 208 et 234.
  • [17]
    Ibid., p. 280-281, 306, 309 et 317-318.
  • [18]
    C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier, Unesco, 1961, p. 33.
  • [19]
    Observation de J.-L. Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, p. 32.
  • [20]
    Voir aussi J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, p. 62.
  • [21]
    S. Smith, op. cit., p. 48-50 et aussi p. 191.
  • [22]
    B. Lugan, op. cit., p. 23.
  • [23]
    S. Smith, op. cit, p. 52. Même diatribe dès l’introduction sur le continent qui n’a rien inventé (p. 24).
  • [24]
    Nous ne pouvons citer ici tous les travaux de ces auteurs sur l’Afrique occidentale ou centrale et sur Madagascar, auxquels il faudrait ajouter les recherches en histoire rurale. Nous mentionnerons seulement le plus récent d’entre eux, particulièrement incisif sur l’arrogance et les échecs de l’agronomie européenne face aux paysanneries africaines et à une expérience historique de longue durée : H. Cochet, Crises et révolutions agricoles au Burundi, Paris, Karthala, 2001 (voir le compte rendu dans Afrique & Histoire, n° 2, p. 321-323).
  • [25]
    S. Smith, op. cit, p. 173. Comme le note bien Colette Guillaumin (op. cit.), prétendre que le racisme est en quelque sorte naturel, non situé historiquement et idéologiquement, est une position confortable pour les pensées racistes.
  • [26]
    Ibid., p. 58, 101-103, 116, 117, 144, 193, etc.
  • [27]
    De ce point de vue, voir B. Lugan, op. cit., p. 305-308.
  • [28]
    S. Smith, op. cit., p. 147-156, « la tribu enchantée ».
  • [29]
    J. Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [30]
    S. Smith, op. cit, p. 152-153.
  • [31]
    Ibid., p. 138-139. Sur la machette, on pourrait aussi noter que cet outil d’allure « traditionnelle » n’a été introduit dans le pays que sous la colonisation belge (avec une dénomination, panga, qui n’est d’ailleurs pas de langue kinyarwanda, mais vient du swahili).
  • [32]
    C. Lévi-Strauss, op. cit., p. 70.
  • [33]
    J. Iliffe, Les Africains. Histoire d’un continent, Paris, Aubier, 1997, p. 15.
  • [34]
    Voir Afrique & Histoire, n° 1, septembre 2003, dossier « L’anticolonialisme (cinquante ans après) », p. 245-267.
  • [35]
    Les citations qui précèdent sont extraites de D. Smith, op. cit., p. 23, 83. Ces développements mobilisent chaque fois à leur corps défendant des petites phrases de tel ou tel auteur africain, tirées de contextes variés.
  • [36]
    B. Lugan, op. cit., p. 28, 142.
  • [37]
    Ibid., p. 143, 150, 311.
  • [38]
    S. Smith, op. cit., p. 105, 113.
  • [39]
    Ibid., p. 115.
  • [40]
    B. Lugan, op. cit, p. 309, 306, 141-142.
  • [41]
    S. Smith, op. cit., p. 60.
  • [42]
    Ibid., p. 100. L’auteur se couvre par les propos de l’ancien ministre Hubert Védrine dans Le Monde du 22 mai 2003.
  • [43]
    B. Lugan, op. cit, p. 231, 310.
  • [44]
    Voir S. Huntington, The clash of civilizations, 1993. S. Smith se réfère explicitement à cette image (op. cit., p. 44).
  • [45]
    Voir à ce sujet M. Piault, La colonisation : rupture ou parenthèse ? Paris, L’Harmattan, 1987, p. 5-46.
  • [46]
    À ce sujet, cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997, p. 89, 170, 228-234.
  • [47]
    S. Smith op. cit., p. 29 ; B. Lugan, op. cit., p. 189. Ce dernier reprend des éléments importants de F.-X. Fauvelle-Aymar, J.-P. Chrétien et C.H. Perrot (éds.), Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000, avec des références incomplètes (p. 158-163).
  • [48]
    S. Smith et A. Glaser, L’Afrique sans les Africains, Paris, Stock, 1994, p. 290-291.
  • [49]
    Voir R. Brauman (éd.), Le tiers-mondisme en question, Paris, O. Orban, 1986 (actes du colloque organisé par Médecins sans frontières en 1985).
  • [50]
    Cette ineffable institution avait même créé une sorte de « prix citron » annuel intitulé Prix Lyssenko attribué chaque année à un chercheur choisi par ses membres comme tête de Turc de leurs obsessions. L’auteur de ces lignes se flatte d’avoir obtenu ce « prix » en 1995 pour ses analyses du concept d’ethnie.
  • [51]
    Sur l’invocation de la « longue durée », du poids des « origines » ou des « prisons de la longue durée » selon Braudel, pour appuyer les généralisations vues plus haut, cf. B. Lugan, op. cit., p. 156, 312 et S. Smith, op. cit., p. 73.
  • [52]
    « Le Prix Essai France Télévisions a été décerné, vendredi 19 mars, à notre collaborateur Stephen Smith pour son essai Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt (Calmann-Lévy), au cinquième tour de scrutin, par 14 voix, contre 11 voix à Jean Cocteau (Gallimard) de Claude Arnaud. Entré au Monde en 2000, Stephen Smith est rédacteur en chef de la séquence international où il est chargé de l’Afrique », Le Monde, 21 mars 2004.
  • [53]
    S. Smith, Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 58.
  • [54]
    S. Smith, 2003, p. 49.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Déjà, en 1994, S. Smith publiait avec Antoine Glaser un ouvrage au titre douteux L’Afrique sans les Africains (Stock). Il concluait pourtant encore, à l’époque, de façon positive et réfléchie : « Qu’est-ce que “l’identité noire” ? On ne saurait la définir, pas plus qu’une hypothétique “âme blanche”, sous peine d’ajouter à tant de mystifications juste une autre, tout aussi idéologique, obnubilante ; ce n’est rien de fixe, rien d’immuable et, en même temps, c’est tout ce qui nous résiste depuis toujours, depuis plus d’un siècle, de Berlin à Berlin : de la conférence du partage de l’Afrique, en 1885, à la chute du Mur, en 1989, marquant l’effondrement du communisme, la fin de la guerre froide et, pour le continent noir, sa mise à l’écart géopolitique. Cette résistance, vive ou inerte selon les circonstances, est aussi le gage le plus sûr que l’Afrique vivra, quoi qu’il arrive, à travers et au lendemain de ses crises, de tant d’effusions de sang. Elle vivra d’autant mieux que le “rêve blanc du continent noir” sera abandonné, enfin » (p. 291).
  • [57]
    cf. Sophie Landrin, « Des africanistes dénoncent la promotion d’un historien de Lyon-III proche de l’extrême droite », Le Monde, 7 octobre 2001.
  • [58]
    B. Lugan, L’Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, Paris, Éditions du Rocher, 2001, p. 193.
  • [59]
    Arjun Appadurai, « Uncertainties and Ethnic Violence. The Era of Globalization », Public Culture, 10, 2, 1998, p. 909.
  • [60]
    Christopher Taylor, Terreur et sacrifice. Une approche anthropologique du génocide rwandais, Toulouse, Octarès Éditions, 2000, p. 171.
  • [61]
    Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 54, 56.
  • [62]
    B. Lugan, interview de presse sur son Afrique. Bilan de la décolonisation, Paris, éd. Perrin, 1998.
  • [63]
    B. Lugan, Histoire du Rwanda. De la préhistoire à nos jours, Paris, Bartillat, 1997, p. 115-116.
  • [64]
    Ibid., p. 27.
  • [65]
    (Cité d’après J.C. Desmarais, Idéologie et race dans l’ancien Rwanda, Ph. D. thèses, Université de Montréal, 1978).
  • [66]
    Depuis Le Gaspillage de l’aide publique, Paris, le Seuil, 1993.
  • [67]
    Pour rejoindre les signataires, contacter tabale@ voila. fr.
  • [68]
    Coordination pour l’Afrique de Demain, association loi 1901, 5 rue des Immeubles industriels 75011 Paris.
  • [69]
    « L’idéologie d’une colonisation, quel qu’ait pu être son coté généreux, c’est de ramener l’Autre à soi », a écrit Claude Pairault dans son Portait d’un jésuite, Paris, Karthala 2002.
  • [70]
    Karthala, 1999.
  • [71]
    Bréal, 2004.
  • [72]
    Présence africaine, 2002.
  • [73]
    Flammarion, 2003.
  • [74]
    O trato dos viventes, Formação do Brasil no Atlántico Sul, São Paulo, Companhia das Lettras, 2000.
  • [75]
    Voir L’empire portugais en Asie. 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose, coll. « Monde asiatique », 1999.
  • [76]
    Édité par António Luís Ferronha, Lisbonne, Grupo de Trabalho do Ministério da Educação para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1994.
  • [77]
    José da Silva Horta, « Evidence for a Luso-African Identity in Portuguese Accounts on “Guinea of Cape Verde” (Sixteenth-Seventeenth Centuries) », History in Africa, 27, 2000, p. 99-130. Voir aussi Jean Boulègue, Les Luso-africains de Sénégambie, XVIe-XIXe siècles, Paris 1 (CRA)-Lisbonne, Instituto de investigaçao cientifica tropical, 1989.

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