Notes
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[*]
Catherine Atlan est maître de conférences à l’université de Provence (Institut d’Études Africaines, Aix-en-Provence), spécialiste de l’histoire de l’Afrique contemporaine.
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[1]
Afrique, une histoire sonore (1960-2000), Paris, RFI/INA, 2002, coffret de sept disques compacts + livret de 23 pages référençant les enregistrements. Producteurs : Institut National de l’Audiovisuel, Radio France Internationale. Éditeur : Frémeaux et associés. Distributeur : Night & Day. ISBN : 3561302504322.
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[2]
En France, cet intérêt s’est développé au début des années 1980 – avec quelque retard par rapport au monde anglo-saxon –, et connaît actuellement un regain. Il s’est traduit par une série d’initiatives concomitantes, visant à la constitution puis à la rationalisation des corpus d’archives sonores, à la réflexion épistémologique et méthodologique sur leur exploitation, enfin à la production de travaux scientifiques en découlant. Cf. Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière Éditions, 2001. En ce qui concerne les travaux fondés plus particulièrement sur les sources radiophoniques, voir la bibliographie de Jean-Noël Jeanneney, L’écho du siècle : dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette littératures, 1999.
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[3]
Les titres imprimés en langue française sont en tous cas limités. À côté de l’ouvrage généraliste d’André-Jean Tudesq, L’Afrique parle, l’Afrique écoute : les radios en Afrique subsaharienne, Paris, Karthala, 2002, quelques études particulières ont porté sur le rôle de la radiodiffusion au Rwanda au temps du génocide, et en Algérie durant la guerre d’Indépendance : voir notamment Jean-Pierre Chrétien et al., Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 et Michèle de Bussièrre et al. (dir.), Radios et télévision au temps des « événements d’Algérie », 1954-1962, Paris, L’Harmattan, 1999.
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[4]
Auquel peut s’adjoindre l’analyse de témoignages oraux recueillis à l’issue d’entretiens particuliers.
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[5]
Ce phénomène n’est pas propre au terrain africain. Dans l’histoire de l’Europe contemporaine, depuis le développement de la radiodiffusion, l’identification du pouvoir à la voix du leader s’est vérifiée en plusieurs occasions. Que l’on songe à l’épisode du putsch des généraux d’Alger (22-25/04/1961), que les soldats du contingent refusèrent de suivre après avoir entendu sur leurs transistors la parole familière du général de Gaulle, chef suprême des armées et dernière instance de légitimité. Ou, dans l’Allemagne des années 1930, à l’impact considérable des allocutions d’Hitler, tour à tour envoûtantes et menaçantes, sur des millions d’auditeurs fascinés. Le cinéaste Charlie Chaplin en a rendu compte dans une scène saisissante du Dictateur (1940), qui montre l’effet immédiat et capricieux de la voix du Führer – par delà ses propos, inintelligibles – sur la vie quotidienne du ghetto juif.
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[6]
À titre d’exemple, voici l’échange transmis entre Marien N’Gouabi et son public (décembre 1969) :
N’Gouabi : – « Tout…
Assistance : –… pour le peuple !
N’Gouabi : – Rien que…
Assistance : –… pour le peuple ! »
On note, à l’audition, la diction appliquée et la molle conviction des réponses, qui trahissent l’adhésion limitée de l’assistance à cette mise en scène. -
[7]
On se réfère ici à la définition que donne Jean-François Sirinelli de la notion de culture politique, conçue comme « l’ensemble des représentations qui soudent un groupe humain sur le plan politique, c’est-à-dire une vision du monde partagée, une commune lecture du passé, une projection dans l’avenir vécue ensemble » ; Jean-François Sirinelli, « Des cultures politiques » in Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, t. II, 1992.
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[8]
Le phénomène a été étudié par de nombreux chercheurs, à partir de terrains variés. À titre d’exemple, voir Comi Toulabor, « Jeu de mots, jeu de vilains. Lexique de la dérision politique au Togo », Politique africaine, 3, septembre 1981, p. 55-71 ; et Florence Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Paris, Karthala, 1996.
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[9]
Tout en faisant jouer divers mécanismes de réappropriation et de dérision. On retrouve ici l’ambiance décrite dans les romans d’Henri Lopès (Le Pleurer-Rire) ou de Sony Labou Tansi (L’Anté-peuple).
1 Au printemps 2002 paraissait le coffret de disques compacts (CD) réalisé par Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny sous le titre Afrique : une histoire sonore (1960-2000), Paris, RFI/INA, 2002 [1]. Édité par Radio France Internationale (RFI) et l’Institut National de l’Audiovisuel, qui dévoilaient pour la première fois une partie de leurs archives radiophoniques relatives à l’actualité africaine, l’ouvrage a été immédiatement remarqué et salué par la presse spécialisée. Plusieurs prix – dont celui de l’Académie française en 2002 – ont récompensé ce qui représente une entreprise originale dans le paysage audiovisuel comme dans le champ de la production historique. Cette œuvre est en effet remarquable à plus d’un titre. Par son objet, d’abord : en s’attachant aux quarante dernières années de l’évolution politique de l’Afrique francophone, les auteurs abordent une période très récente, rarement envisagée par les historiens qui en laissent généralement l’interprétation aux journalistes et aux politologues. La seconde originalité réside dans le choix du support sonore et du corpus radiophonique. Ce type de sources qui fait depuis une vingtaine d’années l’objet d’un intérêt croissant de la part des contemporanéistes, a donné lieu à de nombreux travaux relatifs à l’histoire européenne et occidentale [2], mais n’a encore suscité qu’un faible nombre de productions scientifiques concernant l’aire africaine [3]. Or les sources sonores sont particulièrement précieuses pour appréhender les sociétés d’Afrique subsaharienne, où la culture orale garde une place déterminante : ici plus qu’ailleurs peut-être, la politique s’exprime à travers la parole – celle des humbles comme celle des puissants – et la maîtrise du Verbe est souvent source de légitimité. Le traitement spécifique de ces sources est enfin ce qui distingue l’entreprise d’Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny : celles-ci sont restituées le plus fidèlement et le plus exhaustivement possible, mais aussi mises en perspective dans une présentation ordonnée, et enrichies par des commentaires féconds. Ainsi l’ouvrage se présente-t-il à la fois comme une compilation documentaire, une anthologie raisonnée et une étude historique au sens plein, proposant analyses et pistes de réflexion neuves pour une histoire du temps présent en Afrique. Il s’agit ici de rendre compte de cette double dimension de l’œuvre, en rapportant et commentant le travail de l’historien, puis en analysant et évaluant l’entreprise archivistique.
Une page d’histoire
2 Le coffret livre d’abord un récit historique organisé, qui s’appuie sur un corpus extrêmement riche et diversifié : les sept disques contiennent 270 documents sonores correspondant à plus de neuf heures d’archives d’origines diverses – radios françaises et africaines, maisons de disques – et de types variés : enregistrements publics de discours et de manifestations officielles, reportages d’actualité, interviews en direct alternent avec les témoignages recueillis a posteriori, les analyses rétrospectives d’hommes publics et d’universitaires africains, ainsi que quelques intermèdes musicaux – morceaux d’ambiance, chansons politiques d’époque – qui viennent aérer autant qu’illustrer le propos. La diversité est aussi celle des langues : si la majorité des documents sont en français, certaines allocutions sont restituées en anglais, portugais, arabe ou amharique avant d’être traduites, illustrant la pluralité culturelle et linguistique du continent africain et rappelant que l’aire francophone, ici privilégiée, ne peut être envisagée séparément des ensembles régionaux voisins. Le même souci d’exhaustivité prévaut enfin dans le champ géographique couvert par les sources. Toutes les zones de l’Afrique noire francophone sont évoquées, les pays d’Afrique occidentale et centrale comme les « périphéries » que représentent Djibouti, Madagascar ou la Mauritanie ; les anciennes colonies belges (Rwanda, Burundi et Congo-Zaïre) ne sont pas oubliées. Quelques allusions sont faites aux pays d’Afrique lusophone et anglophone, mais leur situation n’est mentionnée qu’à titre comparatif, ou lorsqu’elle influence les voisins d’expression française. Il en va de même pour l’Afrique du Nord, dont certains épisodes historiques sont présentés plus en détails, mais analysés surtout en relation avec les processus à l’œuvre au sud du Sahara.
3 Derrière la masse documentaire, c’est bien un choix raisonné qui a présidé à la sélection, au découpage et à l’ordonnancement des archives sonores. Celles-ci sont d’ailleurs systématiquement assorties d’analyses et de commentaires originaux, qui révèlent les partis pris méthodologiques et épistémologiques des auteurs. On note le souci permanent de mise en perspective des événements, dans l’espace comme dans le temps. Chaque épisode est évoqué dans toutes ses dimensions, des données locales aux incidences internationales. La variation des échelles d’analyse permet ainsi de replacer les situations particulières dans des processus plus généraux : c’est ce qu’illustre par exemple le traitement des crises successives affectant le Congo-Zaïre, éclairées à la fois par le rappel des circonstances nationales, l’évocation des enjeux mondiaux de la guerre froide, et l’aperçu des facteurs sous-régionaux impliquant l’Angola, le Rwanda ou le Congo-Brazzaville voisins. La mise en contexte est également temporelle : les péripéties historiques sont soigneusement re-situées dans des évolutions de plus longue durée, à travers le rappel de leurs origines, et l’analyse de leur portée. La chronologie suivie par les auteurs s’avère d’ailleurs souple : ceux-ci résument brièvement certaines évolutions (la guerre d’Algérie), mais s’attardent sur des années-charnières (1960, 1990) ou sur certains épisodes (l’arrestation de Patrice Lumumba) selon les besoins de leur propos. La succession des événements dans le temps est cependant respectée, et le plan d’ensemble de l’œuvre suit un ordre essentiellement chronologique. Les deux premiers disques traitent ainsi des luttes de la décolonisation, de 1944 à 1960 incluse ; le CD 3 correspond aux vingt premières années de l’indépendance (de la décennie soixante aux alentours de 1980), consacrant la mise en place de régimes politiques autoritaires ; les CD 4 et 5 couvrent les vingt années suivantes (jusqu’en l’an 2000) et évoquent les progrès contrastés de la démocratisation. Les CD 6 et 7, enfin, selon une approche thématique et transversale, développent les thèmes de l’unité africaine et des relations franco-africaines, dont l’actualité court sur toute la seconde moitié du xxe siècle.
De la décolonisation à la démocratisation
4 La décolonisation est d’abord envisagée dans son déroulement historique, dont les principales étapes sont rappelées dans le CD 1. Celui-ci s’ouvre avec l’archive sonore la plus ancienne du coffret, le discours prononcé le 30 janvier 1944 par le général de Gaulle à la conférence de Brazzaville. On y relève les ambiguïtés de la politique française après la Seconde Guerre mondiale, oscillant entre conservatisme colonial et volonté de rénovation. Cette ambivalence, que l’on retrouve dans des déclarations ultérieures de Pierre Mendès-France, Guy Mollet ou Gaston Defferre, va conditionner la lutte menée par les mouvements africains, comme le Rassemblement Démocratique Africain (dont Félix Houphouët-Boigny évoque la naissance) ou les syndicats (présentés par Djibo Bakary). L’influence de l’afro-asiatisme a également été déterminante, comme en témoignent plusieurs documents d’actualité évoquant la fin de la guerre d’Indochine, la conférence de Bandung, la crise de Suez, ou l’indépendance du Maroc. L’évolution de la crise algérienne a d’ailleurs précipité le processus d’émancipation de l’Afrique noire, dont les dernières étapes sont représentées par la Loi-Cadre Defferre (1956) et la Communauté Française (1958). Cette dernière institution a suscité un vif débat parmi les élites politiques de l’Afrique noire française : les discours prononcés par Félix Houphouët-Boigny, Sékou Touré, Valdiodio Ndiaye et Modibo Keïta (entre autres) à l’occasion du référendum du 28 septembre 1958 rappellent les grandes alternatives qui se posaient alors aux Africains – indépendance symbolique ou matérielle, à court ou moyen terme, dans la division ou l’unité fédérale.
5 Ces questions sont encore à l’ordre du jour en 1960 au moment où surviennent les indépendances, dont le CD 2 présente les circonstances et les conditions. Une première série d’archives donne à entendre les proclamations d’indépendance de neuf pays d’Afrique noire ex-française (Cameroun, Mali, Madagascar, Dahomey, Niger, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, Tchad, Congo et Gabon). Ces allocutions emplies de solennité et d’émotion laissent déjà poindre les incertitudes de l’avenir : au faible écho des foules s’oppose la présence marquée de l’ancienne métropole, tandis que les « pères de l’indépendance » préviennent des défis de la construction nationale. Les documents suivants illustrent les problèmes particuliers qui accompagnent les premiers mois d’indépendance au Cameroun, à Madagascar et au Sénégal, où la question de la forme du régime divise les élites. Ailleurs, les luttes pour investir l’ancien pouvoir colonial accentuent les antagonismes et les crispations identitaires, débouchant sur la violence : c’est le cas du Rwanda-Urundi, du Congo-Brazzaville et du Congo belge, dont les soubresauts de l’indépendance (sécession katangaise, guerre des chefs, élimination de Patrice Lumumba) sont évoqués à travers plusieurs sources.
6 Face à ces premières crises, les jeunes États indépendants tendent à durcir leurs régimes : débute alors le « temps des partis uniques », qui fait l’objet du CD 3. Celui-ci livre une série de témoignages d’anciens dirigeants africains au pouvoir entre les années 1960 et 1980, qui ont présidé à l’adoption du système du parti unique et s’en justifient. Tous – Ahmadou Ahidjo pour le Cameroun, Maurice Yameogo pour la Haute-Volta, Hubert Maga pour le Dahomey, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le Mauritanien Moctar Ould Dadah, les présidents respectifs des Comores (Ahmed Abdallah), du Mali (Moussa Traoré) et du Sénégal (Léopold Sédar Senghor) – développent les mêmes arguments : les exigences du développement, les impératifs de la construction nationale et la peur des dérives ethniques sont invoqués de façon récurrente, de même que l’adhésion prétendument spontanée de la classe politique au parti unique, et l’existence de débats démocratiques à l’intérieur de celui-ci. S’y ajoute la référence aux anciennes traditions politiques africaines, censées correspondre davantage au monopartisme. Derrière ces plaidoyers formels transparaissent certains des facteurs qui furent réellement déterminants, tels le poids de l’héritage colonial, l’âpreté des luttes pour le pouvoir, ou l’influence du modèle communiste. L’expérience de la « révolution » gagne en effet plusieurs pays africains à cette époque, comme le rappellent les harangues de certains de leurs leaders, entre 1969 et 1983. Leur inspiration doctrinale est diverse : à côté du marxisme-léninisme d’un Marien N’Gouabi (Congo-Brazzaville) et d’un Mathieu Kérékou (Bénin), sont prônés le « socialisme à l’africaine » (Moctar Ould Dadah) ou « l’authenticité africaine » (Mobutu Sesé Séko, Ngnassingbe Eyadéma). Les slogans idéologiques côtoient de façon récurrente l’exaltation d’un nationalisme étroit, la dénonciation des ennemis du régime, le culte du chef (dont témoignent, tout en s’en défendant, Félix Houphouët-Boigny et Habib Bourguiba). Ces procédés dérivent parfois vers les formes extrêmes de la dictature policière, comme le rappelle l’exemple de la Guinée, illustré par plusieurs documents : les discours d’Ahmed Sékou Touré martèlent le thème du complot permanent, devenu moyen de gouverner, tandis que les témoignages de ses victimes remémorent les pratiques qui en découlaient – surveillance policière, délation, torture et extorsion d’aveux, emprisonnements et assassinats politiques. Au final, l’impasse politique à laquelle aboutissent les régimes de parti unique trouve historiquement plusieurs issues distinctes : l’instauration de pouvoirs militaires issus de putschs (illustrée par les cas du Mali, du Niger et du Burundi), ou l’ébauche d’une démocratisation via l’institutionnalisation de la vie politique (amorcée au Sénégal).
7 Le CD 4 évoque les circonstances qui accompagnent le réveil de la démocratie dans certains pays d’Afrique noire francophone, à la fin des années 1970 et durant la décennie 1980-1989. Les auteurs rappellent en introduction les origines et les dimensions du processus, déterminé par des facteurs économiques (contexte de crise, pressions des organismes financiers internationaux) et sociaux (rupture du « pacte social » des indépendances) tout autant que politiques. Ce schéma général éclaire la série de cas présentés ensuite à travers les documents d’archives récents où s’expriment les représentants des pouvoirs en place comme ceux des oppositions – en contrepoint des reportages d’actualité et des commentaires d’observateurs. L’évolution de chaque pays est évoquée dans l’ordre chronologique, tandis que se dessine une typologie des différents scénarios accompagnant les premiers pas plus ou moins assurés vers la démocratie. On distingue ainsi les pays précurseurs, tels le Sénégal et le Bénin, à l’ouverture politique à la fois précoce et réussie, des pays à transition difficile, où le processus de démocratisation est avorté : c’est le cas de la Côte-d’Ivoire, du Gabon, du Togo, de Madagascar et du Zaïre, dont les chefs d’État, comme le donnent à entendre quelques allocutions significatives, résistent à la poussée démocratique puis s’adaptent à celle-ci par des concessions formelles qui préservent l’essentiel de leur autorité. Un troisième groupe de pays comme la Haute-Volta ou le Niger connaissent une alternance du pouvoir ; mais celle-ci procède de coups d’État militaires dont les instigateurs (qu’on entend s’exprimer brièvement), sous couvert de sauver le pays, vont soumettre la population à un régime aussi dur que les précédents. Il semble que la démocratisation puisse difficilement être imposée du sommet de l’État, comme le rappelle un témoin qui met en avant le rôle déterminant des sociétés civiles africaines.
8 De ce point de vue, l’année 1990 semble inaugurer une nouvelle ère, que le CD 5 tente de caractériser en présentant l’actualité récente et foisonnante de la dernière décennie. Les premiers documents évoquent le tournant qu’a constitué en juin 1990 le discours de François Mitterrand à La Baule (liant l’aide économique à la libéralisation politique), à partir duquel le processus de démocratisation devient l’affaire de tout le continent. Le « vent d’Est » qui a accompagné la chute du Mur de Berlin, ainsi que la libération de Nelson Mandela en Afrique du Sud ont également influencé l’évolution politique des pays d’Afrique francophone. Plusieurs d’entre eux expérimentent alors la formule d’une « Conférence nationale » chargée d’explorer les voies de la transition démocratique. Le début des années 1990 est marqué par l’inégal succès de ce modèle : les extraits radiophoniques rendent compte d’une démocratisation réussie au Mali, mais de l’échec du compromis en Centrafrique et au Congo-Brazzaville, où le débat a été truqué par le pouvoir ou boudé par une partie de l’opposition ; ailleurs, ce débat ne put même pas avoir lieu, barré par le refus des dirigeants (au Cameroun, en Côte-d’Ivoire) ou par la guerre civile (au Tchad). À partir du milieu des années quatre-vingt-dix, l’actualité se concentre sur les crises qui secouent l’Afrique centrale. Le déclenchement du génocide d’avril 1994 au Rwanda, la conquête du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila au Zaïre (fin 1996 - début 1997) et le début de la guerre civile au Congo-Brazzaville sont évoqués brièvement par des bandes d’actualité, avec mention de leur arrière-plan historique et régional ainsi que de leurs enjeux politiques et territoriaux. Les dernières archives sonores abordent la fin de la décennie, et en présentent un tableau contrasté : en Afrique du Nord, tandis que l’Algérie s’enfonce dans la tourmente, le Maroc semble connaître un climat de renouveau après la mort du roi Hassan II ; au sud du Sahara, des tendances contraires se dessinent en Côte-d’Ivoire, où s’ouvre une crise politique majeure, et au Sénégal, qui fait l’expérience de l’alternance démocratique (mars 2000). Ainsi, dix ans après La Baule, la démocratisation de la vie politique en Afrique francophone se poursuit de façon heurtée. Comme le souligne Élikia M’Bokolo, il s’agit « d’un processus long, semé d’embûches et, aujourd’hui encore, inachevé ».
Homologues africains et partenaire français
9 Le CD 6 ré-examine l’ensemble de ce court demi-siècle (1960-2000) sous l’angle d’une question qui traverse régulièrement les débats politiques, celle de l’unité africaine. Cet idéal ancien prend pour la première fois une forme concrète en mai 1963, avec la création de l’Organisation de l’Unité Africaine. La conférence constitutive de l’OUA est évoquée à travers les allocutions qu’y prononcèrent plusieurs grands leaders africains de l’époque – dont Léopold Sédar Senghor, Kwame N’Krumah (Ghana), Ahmed Ben Bella (Algérie)… On note la diversité de leurs points de vue, aussi bien sur les fondements idéologiques du panafricanisme (empreint tour à tour de nationalisme culturel, de volontarisme économique ou d’anti-impérialisme politique) que sur les modalités de construction de l’unité africaine. La Charte finale (qu’on entend proclamée par l’empereur Haïlé Sélassié) établit les principes qui vont guider la politique de la nouvelle organisation, tels l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation, ou la solidarité active envers les pays encore sous domination européenne. Ces principes vont cependant se trouver remis en question au cours des crises successives qui ébranleront l’OUA dans les années 1970 à 1990. Les plus importantes d’entre elles sont présentées à l’aide de divers documents d’archives : la crise du Biafra (1967-1970), l’affaire du Sahara occidental (à partir de 1975), la crise angolaise (avant comme après 1975), la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud (des années 1960 à 1980) ont constitué autant de sujets de discorde grave entre les États membres. Évitant de peu la dislocation, l’organisation n’a pu apporter de solutions à ces problèmes complexes, dont la prise en charge tend à revenir aux Nations unies. Le bilan de l’OUA, que dressent les auteurs en s’appuyant sur les analyses de certains responsables africains (Issoufou Seydou Djermakoye, Muammar al Kadhafi, Abdoulaye Wade), est donc mitigé : celle-ci semble s’être montrée très en dessous de ce que l’on attendait d’elle, mais reste toujours vivante, susceptible d’être réformée, et plus que jamais porteuse d’espoirs pour les peuples africains dont le rêve d’unité persiste.
10 L’autre question récurrente dans la vie politique des pays d’Afrique noire francophone est celle des relations avec la France, qui fait l’objet du CD 7. Celui-ci évoque d’abord le nouveau cadre des relations franco-africaines institué au début des années soixante avec la Coopération. On entend plusieurs chefs d’État français et africains en rappeler les fondements, reposant sur l’existence d’une histoire commune, de liens d’ordre affectifs, et d’une position diplomatique convergente face aux enjeux de la guerre froide. L’évolution de la conjoncture internationale explique les infléchissements que connaît ensuite la politique de coopération. À partir des années 1980, les propos des présidents français, mais aussi de leurs ministres et conseillers, dénotent la volonté de « moraliser » cette politique, pour lui permettre de répondre aux nouveaux défis du continent (bonne gouvernance, sécurité collective, gestion des conflits), ainsi que le souci de « normaliser » les relations franco-africaines – qui aboutira à la refonte des services de la Coopération en 1998. Cette évolution pose la question d’un éventuel désengagement français, lequel semble redouté par les dirigeants africains. Les déclarations de ces derniers montrent d’ailleurs que leur demande est toujours allée de pair avec une grande lucidité sur les limites de l’aide française. De fait, celle-ci est relativisée par plusieurs témoins, qui évoquent la faiblesse de la part du PNB français consacrée à l’aide au développement, les efforts des pays africains pour diversifier leurs partenaires (en direction des pays communistes puis des États-Unis), la rupture symbolique que constitua la dévaluation du franc CFA en 1994, ou le problème de l’annulation de la dette. Par ailleurs, les relations franco-africaines se sont développées dans une autre voie, celle de la coopération militaire. Les interventions armées de la France en Afrique se voient ici rappelées et commentées par un certain nombre de responsables français, d’Alain Peyrefitte en 1964 à Lionel Jospin en juillet 1997. Leurs arguments mettent en avant différentes priorités, qui évoluent au fil du temps : la consolidation des jeunes États indépendants, la sauvegarde des ressortissants français, la protection des populations civiles sont successivement invoquées pour justifier des opérations qui, sur le terrain, contribuent souvent à maintenir les régimes en place. De ce point de vue, l’opération Turquoise (Rwanda, 1994) représente un tournant : dénoncée par de nombreuses voix tant françaises qu’africaines, elle semble mal assumée par les dirigeants français eux-mêmes. Dans les années qui suivent, ceux-ci annoncent une réorientation de la coopération militaire, limitant les interventions directes de troupes françaises sur le sol africain. Les « zones d’ombre » de la politique française en Afrique persistent cependant, comme en témoignent l’évocation des activités du groupe Elf ou la poursuite des ventes d’armes.
11 À travers ces multiples épisodes, c’est bien une page d’histoire, riche et complexe, que raconte l’ouvrage sonore d’Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny. Son sujet comme sa problématique, abordés sous une forme didactique et vivante, sont susceptibles d’intéresser un large public – enseignants et étudiants, diplomates, journalistes et toutes personnes travaillant sur l’Afrique contemporaine ou s’y intéressant. Pour le chercheur en histoire, l’œuvre présente un intérêt singulier, lié à la spécificité des sources appréhendées. D’une part, celles-ci constituent un précieux corpus d’archives, dont la plupart sont inédites (des versions écrites de certains discours officiels existent, mais sont rares et difficilement accessibles). Cette masse documentaire reste à exploiter, les commentaires esquissés par les auteurs n’en ayant pas épuisé la richesse. Le coffret met ainsi à disposition des historiens de l’Afrique des matériaux originaux pouvant étayer de futurs travaux scientifiques portant sur des périodes encore peu traitées par la discipline : les dernières années de la décolonisation, le temps des partis uniques ou les processus de démocratisation ont jusqu’ici été abordés surtout par les politologues, et mériteraient des analyses historiques intégrant la courte et moyenne durée, avec les outils et concepts de l’histoire du temps présent. D’autre part, la présentation de ce type de sources invite à s’interroger sur les conditions d’utilisation et les vertus heuristiques des archives sonores. Quelle Histoire celles-ci rendent-elles possibles ? Qu’apportent-elles de nouveau par rapport aux autres sources historiques ? L’écoute attentive des documents réunis ici permet de suggérer quelques pistes de réflexion. Au regard de l’abondant corpus écrit [4] instruisant l’histoire politique contemporaine de l’Afrique, les archives radiophoniques semblent fournir un éclairage original sur au moins trois points : l’impact de l’événement à chaud, dans sa nouveauté et son incertitude ; le jeu direct et subtil des acteurs sur la scène publique ; les cultures politiques sous-jacentes à leur action.
L’événement à chaud
12 Les bandes sonores réunies ici font la part belle à l’événement : la plupart des archives radiophoniques évoquent des épisodes historiques dont elles sont immédiatement contemporaines. À ce titre, elles sont précieuses, car elles livrent la version la plus proche des faits, qui n’est pas forcément la mieux informée ni la plus complète, mais la plus instructive quant à l’impact de l’actualité sur les contemporains. L’événement est ainsi restitué dans sa dimension psychologique et émotionnelle, souvent absente des comptes rendus écrits. On est saisi, par exemple, par la tristesse qui empoigne Pierre Mendès-France lorsqu’il annonce sur les ondes, le 20 juillet 1954, le cessez-le-feu consécutif à la défaite de Dien Bien Phû, et l’on mesure mieux le choc qu’a pu représenter pour les dirigeants français cette guerre coloniale perdue. Un an plus tard, dans le prolongement du processus de décolonisation, le retour du roi Mohammed V au Maroc est perçu avec la même intensité par les journalistes de la RTF qui décrivent en direct la descente d’avion du sultan (16 novembre 1955) : leur reportage, qui retransmet les sentiments d’attente, de joie et de dignité ayant accompagné ce moment, rappelle la forte charge symbolique d’une journée vécue comme « historique ». Cette émotion du direct est perceptible dans de nombreux autres épisodes rapportés en temps réel par la radio : le récit de l’arrestation de Patrice Lumumba (3 décembre 1960) distille un sentiment de tension diffuse ; la relation du sacre impérial de Jean-Bedel Bokassa (1977) produit une impression d’absurde irréalité ; la description d’un massacre de civils en Algérie (août 1997) relaie l’horreur et l’incompréhension du témoin. Ces affects que les archives sonores restituent sont porteurs de sens, au même titre que les mots. Ils ouvrent la voie à une histoire sensible, une histoire des passions qui aurait toute sa pertinence dans l’analyse des phénomènes politiques contemporains en Afrique.
13 Réintégré dans sa dimension affective, l’événement retrouve également, via l’archive sonore, son caractère neuf, insolite, brutal. On peut en donner pour exemple le discours tenu à La Baule par François Mitterrand (20 juin 1990), que les auteurs donnent à entendre au tout début du CD 5, en guise d’introduction in media res à la dernière décennie du siècle. Cette exposition abrupte souligne et rappelle l’effet de surprise provoqué à l’époque par les propos du président français, dont l’esprit, sinon la forme, tranchait avec les paroles de circonstance prononcées habituellement en ces occasions. Un peu plus tard sur ce disque, la présentation du génocide rwandais de 1994 obéit aux mêmes principes : peu d’explications, de mises en perspective, mais des documents radiophoniques contemporains du déclenchement des massacres, où s’expriment les témoins immédiats. Ces archives brutes restituent le surgissement de la crise, le choc que sa nouvelle a déclenché chez les premiers informés. Elles indiquent ce qu’on a pu, à chaud, comprendre et soupçonner de sa portée : il est intéressant de noter à cet égard que si les aspects politiques et militaires du conflit paraissent encore confus, sa dimension génocidaire est claire dès les premiers jours pour tous les observateurs.
14 L’événement n’est cependant pas toujours aussi transparent, et son intelligibilité peut varier avec le temps. Les sources radiophoniques permettent justement de le dégager des interprétations a posteriori dont il fait souvent l’objet. Ainsi du discours prononcé par Nasser le 26 juillet 1956 pour annoncer la nationalisation du canal de Suez : le replaçant dans le contexte international de la guerre froide et de l’émergence des pays non-alignés, les manuels d’histoire tendent à le présenter comme la déclaration d’une vaste guerre anti-impérialiste dont Nasser se ferait le héraut. Or, si ce dernier endossera volontiers cette image quelque temps plus tard, il a, au soir du 26 juillet, d’autres objectifs en tête : ceux-ci, comme l’indique la version radiodiffusée de son allocution, s’inscrivent d’abord dans une perspective nationale plus qu’internationale, et économique plus que politique. Les enjeux immédiats de l’épisode paraissent ainsi sensiblement différents de ceux que l’Histoire lui affectera ensuite. On retrouve le même décalage dans l’évocation du vote de la Loi-Cadre en France. Un enregistrement du 20 mars 1956 permet d’entendre son auteur, Gaston Defferre, en présenter le texte devant l’Assemblée nationale et en justifier longuement les termes. La ferveur de son plaidoyer, la minutie de son argumentation rappellent que cette réforme coloniale, souvent considérée comme timorée et ambiguë, n’allait pourtant pas de soi à l’époque où elle fut proposée, et qu’elle revêtait alors un caractère audacieux. Quant à la « balkanisation » de l’Afrique, qui lui est régulièrement imputée, la menace ne s’en précisera qu’au moment de la discussion des décrets d’application (janvier-février 1957), impliquant la responsabilité de certains dirigeants africains au moins autant que celle des gouvernants français. Dans son exposé, G. Defferre défend pour sa part les « grands ensembles économiques et politiques » – il est vrai qu’il songe alors surtout à l’Union française. En tout état de cause, l’annonce de la Loi-Cadre, en mars 1956, doit être considérée comme un événement ouvert sur un champ de possibles variés. En situant les faits dans leur contexte immédiat, les archives radiophoniques permettent ainsi d’éviter les pièges de l’analyse téléologique ; elles invitent à réfléchir sur les alternatives qui se sont posées à chaque moment aux contemporains, et sur la singularité des choix qu’ils ont fait.
La parole des acteurs
15 L’autre intérêt des bandes sonores présentées ici est évidemment de faire entendre la voix des acteurs de l’histoire africaine récente. De fait, l’accent est mis ici sur le rôle des individus – sans que l’on tombe pour autant dans les travers de l’histoire positiviste, puisque à côté de la voix des « grands hommes » on peut entendre celle de leurs opposants ou victimes, celle des humbles et des inconnus. Ces points de vue variés présentent l’intérêt, comme tout témoignage oral, d’être moins construits, moins fabriqués, plus spontanés que les déclarations écrites. Certes, la plupart des discours tenus publiquement par les leaders politiques ont été préalablement rédigés, mais leur énonciation en direct livre des informations que leur simple retranscription aurait manquées : les variantes introduites par l’orateur (oublis, accentuations), mais aussi sa voix, son ton, son débit (silences, hésitations, reprises) sont riches d’enseignements. Il est frappant de constater, par exemple, combien l’accent peut être révélateur chez des hommes pour qui la langue française n’a pas été la langue maternelle : les intonations rocailleuses d’un Houphouët-Boigny ou d’un Senghor soulignent (de façon peut-être délibérée) l’origine rurale des deux politiciens, en même temps qu’elles marquent leur appartenance à la première génération d’élites franco-africaines – on constate en effet que les cadres des générations ultérieures ont souvent un accent moins prononcé. Les formes d’éloquence constituent un autre marqueur distinct : la période latine de Senghor, l’emphase magistrale d’Aimé Césaire témoignent de leur niveau d’éducation et de leur degré d’acculturation. Par contre, l’arabe fleuri et courtois employé par le roi Mohammed V célébrant l’indépendance marocaine (février 1956) manifeste une assimilation moindre ; il contraste avec la « traduction » revue et augmentée qu’en donne ensuite son fils, le futur Hassan II, dans un français impeccable, efficace et technocratique : ces deux styles sont représentatifs des deux types d’élites en place au Maroc au temps de sa décolonisation. Il apparaît ainsi que le ton des oraisons, avant même leur contenu, peut donner des indications précieuses sur les horizons socioculturels des acteurs de cette période.
16 Il en dit long, également, sur leurs modes de communication politique. Que les leaders s’adressent aux dirigeants européens ou aux peuples africains, la forme de leurs discours est souvent aussi parlante que le fond. C’est le cas de la déclaration faite par Sékou Touré au général de Gaulle le 25 août 1958, dont les arguments pondérés contrastent avec un ton provocateur qui sera à l’origine de la rupture franco-guinéenne. Autre exemple suggestif, celui de l’allocution de bienvenue que prononce Houphouët-Boigny au colloque sur les quarante ans du RDA (Yamoussoukro, 1986) : sous l’affabilité pateline du président-fondateur du parti percent les accents autoritaires destinés à imposer sa vision de l’Histoire. Les intonations des diverses « harangues à la Nation » du coffret sont d’ailleurs très variées, selon les tempéraments et les circonstances : à l’exaltation des uns (le même Houphouët proclamant l’indépendance de la Côte-d’Ivoire en août 1960) s’opposent le ton cynique des autres (Mobutu annonçant que Lumumba est « un homme fini », décembre 1960), ou leur timbre railleur (Senghor fustigeant ses opposants « des salons dakarois très parisiens » aux « phrases courageusement anonymes », janvier 1968)… Derrière le lyrisme, la brutalité ou l’ironie s’entendent la même volonté de subjuguer les peuples, et les diverses tactiques mises en œuvre à cet effet. Parmi celles-ci, le recours à différents registres de langage est particulièrement sensible à l’oral : une écoute flottante des discours permet ainsi de repérer la récurrence du vocabulaire religieux (Barthélémy Boganda, 1959), du thème de l’honneur (Rheda Malek, 1960) ou du répertoire de la « tradition africaine » – proverbes, désignations locales – qui confèrent respectivement à l’orateur la stature d’un prophète (Lumumba, 1960), d’un guerrier (Nasser, 1956) ou d’un ancien, d’un père (Bourguiba, 1974). Ces effets oratoires renvoient à l’image que les dirigeants africains ont voulu donner d’eux, plus précisément aux « images sonores » qui leur correspondent, et que la radio véhicule. Celles-ci revêtent une importance politique singulière dans des pays où, pour des raisons variées – cloisonnement géographique, dispersion du peuplement, réseaux de communications insuffisants, parfois absence de tradition étatique, le pouvoir central est perçu comme lointain et incompréhensible : la voix radiodiffusée du leader en devient parfois alors le seul signe direct et tangible pour les populations [5].
17 Les peuples, d’ailleurs, ne sont pas absents de ces archives sonores. Leur présence est suggérée au début de chaque CD par les bruits de foule du générique, puis rappelée épisodiquement par les chansons politiques populaires insérées entre deux documents. Elle est perceptible, surtout, dans les réactions des auditoires aux discours des leaders. Les interactions de l’orateur avec son public sont en effet riches d’enseignements, témoignant indirectement du type de relations que les dirigeants entretiennent avec leurs peuples. Le dialogue qui s’instaure entre eux semble parfois rigoureusement encadré : c’est notamment le cas dans les régimes autoritaires des années 1970, comme ceux de Marien N’Gouabi au Congo ou de Mathieu Kérékou au Bénin. Les harangues que prononcent ces deux présidents, respectivement en 1969 et 1975, sont ponctuées de slogans repris par l’assistance à la manière d’un chœur antique relayant les paroles du héros-récitant [6]. Cette mise en scène du discours sous-tend une forte volonté d’embrigadement de la société. Mais cette dernière, ailleurs et en d’autres temps, peut se révéler moins docile. L’expression contrôlée du peuple fait alors place à une prise de parole autonome : on l’entend nettement, par exemple, dans les réactions de la population de Dakar venue écouter, le 28 août 1958, le général de Gaulle présenter son projet de Communauté. Tandis que celui-ci s’exprime, la foule manifeste dans un premier temps une attention soutenue, qui révèle sa perception de l’importance des questions politiques en jeu ; elle réagit, dans un second temps, par un tumulte de cris contradictoires, qui montrent la division de l’opinion et la vivacité du débat public sénégalais ; elle fait entendre, enfin, une salve significative d’applaudissements à l’audition du mot « indépendance » – pourtant présenté péjorativement par le général : la puissance et la spontanéité des clameurs qui s’élèvent à ce moment illustrent le profond désir d’émancipation qui anime alors, par delà les oppositions partisanes et les divergences tactiques, les populations africaines. Il est d’autant plus remarquable que, deux ans plus tard, au moment des déclarations d’indépendance, les mêmes assemblées ne soient pas entendues, et qu’un silence assourdissant réponde généralement aux proclamations des « pères de la nation » : ceux-ci ont-ils délibérément voulu éviter la présence de foules potentiellement turbulentes ? Celles-ci se sont-elles détournées de cérémonies ambiguës, estimant qu’elles ne consacraient qu’un transfert de pouvoir sans changement profond ? En tout état de cause, que le public reste silencieux ou qu’il manifeste bruyamment ses sentiments, ses réactions sont chargées de signification ; elles interrogent les relations entre orateurs et auditoires, gouvernants et gouvernés, État et société en Afrique.
Cultures politiques
18 Ces relations, conflictuelles ou non, se fondent sur un certain nombre de conceptions partagées de la politique et du monde. C’est le dernier enseignement que livrent les archives sonores sur l’Afrique contemporaine : derrière la parole des acteurs, qu’ils soient éminents ou ordinaires, se profile une commune culture politique dont les termes éclairent la compréhension des situations historiques. Celle-ci est par définition plurielle, eu égard à la diversité des sociétés africaines, mais aussi parce qu’elle recouvre des phénomènes distincts [7]. Elle renvoie d’abord aux évolutions idéologiques qui ont accompagné les grandes mutations du siècle. Le combat anticolonial, par exemple, s’est appuyé successivement sur plusieurs références doctrinales, repérables au fil des discours. Ce sont encore les formules de la Négritude qui imprègnent, en 1956, la déclaration anticolonialiste d’Aimé Césaire au Congrès des artistes et intellectuels noirs (« laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’Histoire ! »). Elles sont relayées, dès la fin des années cinquante, par les slogans du panafricanisme, qui scandent les allocutions de la conférence inaugurale de l’OUA, en 1964. Parallèlement, on relève un changement dans l’ordre des revendications : l’émancipation réclamée par les premiers militants africains s’inscrit d’abord dans un registre culturel (Houphouët-Boigny demandant la « libération de l’homme africain » en 1946), elle revêt ensuite une connotation économique (Nasser revendiquant en 1956 le contrôle du canal de Suez), et acquiert enfin une tournure franchement politique, comme l’illustrent les débats de 1958 sur la Communauté. De la même manière, les modèles de référence varient : le communisme soviétique ou chinois est fréquemment mis en exergue jusqu’aux années 1980 ; la révolution algérienne, épisodiquement mentionnée, paraît représenter un exemple ambigu d’émancipation par les armes et de conversion politique radicale ; l’Afrique du Sud, enfin, est plusieurs fois invoquée – érigée en paradigme de l’oppression des Noirs, elle illustre à partir des années 1990 la capacité de ceux-ci à conquérir pacifiquement le pouvoir. La succession des documents sonores permet ainsi d’identifier et d’analyser une série de constructions idéologiques, qui participent des représentations collectives d’une époque.
19 Ces dernières sont également façonnées, de façon moins consciente, par un certain nombre de mythes politiques, que la parole utilise et révèle avec force. Ce sont d’abord les mythes fondateurs de la colonisation, présents en pointillés dans les discours qui les dénoncent : ainsi de la prétendue invincibilité de l’homme blanc, mise à mal à l’annonce de la défaite de Dien Bien Phû, ou encore de la théorie de l’inégalité des races, contredite à la conférence de Bandoeng (1955). Mais la construction de mythes affecte également l’histoire de la décolonisation : celle-ci fut précocement héroïsée, déformée, réinterprétée de façon légendaire. Et d’abord par ses principaux acteurs : il est instructif à cet égard d’entendre le témoignage de Senghor, attestant en 1986 de sa précoce volonté d’indépendance – sur la foi d’un article de presse isolé et confidentiel –, alors que sa position sur la question resta longtemps ambiguë ; ou encore celui d’Houphouët-Boigny, la même année, attribuant a posteriori à son parti une influence incontestée et une ligne politique fermement arrêtée, qui furent loin d’être avérées sur le moment. En altérant ainsi la réalité, les deux leaders ne confortent pas seulement leur position personnelle ; ils reprennent, de façon plus ou moins volontaire, le récit simplifié d’un processus d’émancipation qui aurait été « irrésistiblement » porté par de puissants partis de masse et par la détermination des peuples. Cette mémoire idéalisée se retrouve dans les représentations politiques populaires. En témoigne, par exemple, la chanson en l’honneur de Patrice Lumumba, enregistrée quelques mois après l’assassinat de celui-ci en 1960 (CD 2) : exaltant la « liberté » de l’Afrique, elle rend hommage à ses « combattants » précocement disparus, en une litanie qui associe au nom du leader congolais ceux d’André Matsoua, de Barthélémy Boganda et d’autres militants de la décolonisation consacrés « héros nationaux » par le refrain. On entend véritablement ici se construire la légende orale de personnages dont la mort prématurée, dans des circonstances violentes et troubles, permet l’héroïsation : une sorte de martyrologe africain semble ainsi se constituer dans les années soixante, qui exprime symboliquement les espoirs déçus et les aspirations persistantes des peuples à l’aube de l’indépendance. C’est bien la naissance d’un mythe que met ici à jour l’archive sonore.
20
C’est que l’élaboration des cultures politiques de l’Afrique
contemporaine passe en dernier ressort par le langage : les
mots de la politique sont en effet de
précieux révélateurs du rapport collectif à la chose publique [8]. Or les enregistrements
radiophoniques, mieux que tout autre support, en permettent l’étude
systématique. Ils mettent notamment en évidence la récurrence des termes, le
martèlement des expressions, le rabâchage des thèmes – effets fortement
atténués dans les textes écrits, généralement plus soigneusement contrôlés. Il
devient alors possible de repérer les diverses langues de bois affectant l’énonciation du
politique, qui représentent la marque lexicale et la grammaire idéologique
d’une époque. Les arguments anticolonialistes, par exemple, tendent à
fonctionner comme des formules incantatoires chez certains dictateurs
africains, qui en usent notamment pour éluder toute remise en question de leur
pouvoir. C’est le cas de Mobutu affirmant en octobre 1990, à propos des
troubles politiques que connaît alors son pays (massacres de Lumumbashi)
:
Autre incantation, la rhétorique marxiste-léniniste devient une sorte de vulgate officielle dans certains pays entre les années 1960 et 1980. Elle donne lieu à des déclarations comme celle de Mathieu Kérékou annonçant la création de son parti unique en 1975 :« ce sont les autorités belges qui ont lancé cette campagne de dénigrement contre mon pays, contre ma personne […]. Les Belges, je les aime bien, mais je trouve qu’ils exagèrent quand il s’agit de mon pays […]. Il y en a qui oublient que nous sommes indépendants depuis le 30 juin 1960. Il faut presque chaque année, chaque mois, chaque semaine, je dirais même chaque jour le leur rappeler ».
À cette phraséologie redondante répond, et s’ajoute parfois, le verbiage creux de « l’authenticité africaine » – chez un Mobutu, un Eyadéma, un Ould Daddah… Le temps des partis uniques semble bien avoir été l’âge d’or de la langue de bois. Ces discours monotones et caricaturaux rappellent l’ambiance d’une époque, la chape de plomb intellectuelle qui pesait alors sur les consciences, au point que celles-ci finissaient par intérioriser et reprendre le discours dominant [9]. Au reste, ce phénomène ne s’arrête pas au seuil des années 1980, et l’on peut se demander si, depuis les années 1990, l’invocation récurrente de concepts comme ceux de « bonne gouvernance », ou de « globalisation » ne fonde pas une nouvelle doxa aux fonctions et aux effets variés. Quoi qu’il en soit, la puissance des mots reste décisive dans la vie publique africaine : la parole dit la vérité tout en la façonnant, et fait l’histoire en même temps qu’elle la raconte. Les archives sonores, en la restituant dans sa plus fidèle expression, permettent une fine appréhension tant de l’actualité que des mentalités politiques contemporaines.« le Parti de la Révolution Populaire du Bénin est un parti d’avant-garde de la révolution […], le parti des masses laborieuses conscientes et combattantes […]. Gloire immortelle à la République Populaire du Bénin ! Gloire immortelle au Parti de la Révolution Populaire du Bénin ! Gloire immortelle au socialisme scientifique ! Gloire immortelle au marxisme-léninisme ! ».
21 Les archives sonores permettent d’aller au-delà de l’événementiel. Les documents réunis dans le coffret d’Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny en fournissent la convaincante illustration : s’ils contribuent d’abord à l’établissement des faits relatifs à l’histoire politique africaine des quarante dernières années, ils donnent également de précieuses informations sur les représentations, les opinions, les savoirs et les sentiments qui animaient les acteurs de cette histoire. Certes, leur exploitation reste délicate, d’autant que les enregistrements présentés ici ne sont que des extraits sélectionnés et assemblés par les auteurs pour les besoins de leur propos. Une analyse approfondie de ces bandes sonores exigerait de les restituer dans leur intégralité, d’en examiner les conditions de production et d’en mesurer l’impact, avant de les confronter avec d’autres sources, notamment écrites. Le large échantillon qui nous est donné à entendre reste néanmoins d’une grande richesse : il permet d’initier des commentaires historiques féconds en même temps qu’une réflexion épistémologique sur un type de sources susceptible de renouveler l’histoire politique de l’Afrique contemporaine.
Bibliographie
- Bernault F., Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Paris, Karthala, 1996.
- Bussière M. de, Meardel C., Ulmann-Mauriat C., (dir.), Radios et télévision au temps des « événements d’Algérie », 1954-1962, Paris, L’Harmattan, 1999.
- Chrétien J.-P., Dupaquier J.-F., Kabanda M., Ngarambe J., Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 2002 [nouv. éd.].
- Descamps F., L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière Éditions, 2001.
- Jeanneney J.-N., L’écho du siècle : dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette littératures, 1999.
- Lopes H., Le Pleurer-Rire, Paris/Dakar, Présence Africaine, 1982.
- Sirinelli J.-F., « Des cultures politiques », in Sirinelli J.-F., (dir.), Histoire des droites en France, t. 2 : Cultures, Paris, Gallimard, 1992.
- Tansi S. L., L’Anté-Peuple, Paris, Seuil, 1987 [2e éd.].
- Toulabor C., « Jeu de mots, jeu de vilains. Lexique de la dérision politique au Togo », Politique africaine, 3, septembre 1981, pp. 55-71.
- Tudesq A.-J., L’Afrique parle, l’Afrique écoute : les radios en Afrique subsaharienne, Paris, Karthala, 2002.
Notes
-
[*]
Catherine Atlan est maître de conférences à l’université de Provence (Institut d’Études Africaines, Aix-en-Provence), spécialiste de l’histoire de l’Afrique contemporaine.
-
[1]
Afrique, une histoire sonore (1960-2000), Paris, RFI/INA, 2002, coffret de sept disques compacts + livret de 23 pages référençant les enregistrements. Producteurs : Institut National de l’Audiovisuel, Radio France Internationale. Éditeur : Frémeaux et associés. Distributeur : Night & Day. ISBN : 3561302504322.
-
[2]
En France, cet intérêt s’est développé au début des années 1980 – avec quelque retard par rapport au monde anglo-saxon –, et connaît actuellement un regain. Il s’est traduit par une série d’initiatives concomitantes, visant à la constitution puis à la rationalisation des corpus d’archives sonores, à la réflexion épistémologique et méthodologique sur leur exploitation, enfin à la production de travaux scientifiques en découlant. Cf. Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière Éditions, 2001. En ce qui concerne les travaux fondés plus particulièrement sur les sources radiophoniques, voir la bibliographie de Jean-Noël Jeanneney, L’écho du siècle : dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette littératures, 1999.
-
[3]
Les titres imprimés en langue française sont en tous cas limités. À côté de l’ouvrage généraliste d’André-Jean Tudesq, L’Afrique parle, l’Afrique écoute : les radios en Afrique subsaharienne, Paris, Karthala, 2002, quelques études particulières ont porté sur le rôle de la radiodiffusion au Rwanda au temps du génocide, et en Algérie durant la guerre d’Indépendance : voir notamment Jean-Pierre Chrétien et al., Rwanda, les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995 et Michèle de Bussièrre et al. (dir.), Radios et télévision au temps des « événements d’Algérie », 1954-1962, Paris, L’Harmattan, 1999.
-
[4]
Auquel peut s’adjoindre l’analyse de témoignages oraux recueillis à l’issue d’entretiens particuliers.
-
[5]
Ce phénomène n’est pas propre au terrain africain. Dans l’histoire de l’Europe contemporaine, depuis le développement de la radiodiffusion, l’identification du pouvoir à la voix du leader s’est vérifiée en plusieurs occasions. Que l’on songe à l’épisode du putsch des généraux d’Alger (22-25/04/1961), que les soldats du contingent refusèrent de suivre après avoir entendu sur leurs transistors la parole familière du général de Gaulle, chef suprême des armées et dernière instance de légitimité. Ou, dans l’Allemagne des années 1930, à l’impact considérable des allocutions d’Hitler, tour à tour envoûtantes et menaçantes, sur des millions d’auditeurs fascinés. Le cinéaste Charlie Chaplin en a rendu compte dans une scène saisissante du Dictateur (1940), qui montre l’effet immédiat et capricieux de la voix du Führer – par delà ses propos, inintelligibles – sur la vie quotidienne du ghetto juif.
-
[6]
À titre d’exemple, voici l’échange transmis entre Marien N’Gouabi et son public (décembre 1969) :
N’Gouabi : – « Tout…
Assistance : –… pour le peuple !
N’Gouabi : – Rien que…
Assistance : –… pour le peuple ! »
On note, à l’audition, la diction appliquée et la molle conviction des réponses, qui trahissent l’adhésion limitée de l’assistance à cette mise en scène. -
[7]
On se réfère ici à la définition que donne Jean-François Sirinelli de la notion de culture politique, conçue comme « l’ensemble des représentations qui soudent un groupe humain sur le plan politique, c’est-à-dire une vision du monde partagée, une commune lecture du passé, une projection dans l’avenir vécue ensemble » ; Jean-François Sirinelli, « Des cultures politiques » in Histoire des droites en France, Paris, Gallimard, t. II, 1992.
-
[8]
Le phénomène a été étudié par de nombreux chercheurs, à partir de terrains variés. À titre d’exemple, voir Comi Toulabor, « Jeu de mots, jeu de vilains. Lexique de la dérision politique au Togo », Politique africaine, 3, septembre 1981, p. 55-71 ; et Florence Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Paris, Karthala, 1996.
-
[9]
Tout en faisant jouer divers mécanismes de réappropriation et de dérision. On retrouve ici l’ambiance décrite dans les romans d’Henri Lopès (Le Pleurer-Rire) ou de Sony Labou Tansi (L’Anté-peuple).