Couverture de AFHI_003

Article de revue

Vers une décolonisation de l'histoire méditerranéenne

De l'Afrique à la Grèce

Pages 97 à 102

Notes

  • [*]
    Vincent Azoulay est maître de conférences en histoire grecque à l’université d’Artois.
  • [1]
    Y. Thébert (1980 : 96-115).
  • [2]
    M. Bernal (1996).
  • [3]
    Y. Thébert (1980 : p. 97).
  • [4]
    Voir par exemple I. Morris (1996 : 28-36).
  • [5]
    Cette approche a été reprise et développée, sans référence à l’œuvre d’Yvon Thébert, par E. Hall (1989).
  • [6]
    M. C. Miller (1997 : 135-258).
  • [7]
    M. C. Miller (1997 : 251-256).
  • [8]
    M. C. Miller (1997 : 218-242).
  • [9]
    Je me permets de renvoyer à V. Azoulay (2004 : 45-48 et 117-133).
  • [10]
    V. Azoulay (2004 : 445-447).
  • [11]
    F. Hartog (1996 : 238 n. 11).
  • [12]
    Y. Thébert (1981).
  • [13]
    N. Loraux.

1 Pour un historien de la Grèce classique, l’œuvre d’Yvon Thébert pourrait à première vue sembler marginale, puisqu’elle n’aborde directement les affaires grecques que dans un seul article [1]. Pourtant, bien qu’isolé, celui-ci déploie un mode de pensée fécond, qui mériterait d’être mieux connu des hellénistes. Paru dans la revue Diogène en 1980, ce travail symbolise en effet une réflexion refusant les catégories et les découpages hérités du passé proche ou lointain pour proposer une vision renouvelée d’un sujet controversé : les relations entre Grecs et barbares à l’époque classique.

2 Comme d’autres avant lui, Yvon Thébert refuse d’entériner la conception, issue des Grecs de l’antiquité, d’une lutte éternellement recommencée entre civilisation grecque et barbarie orientale ; mais il n’entend pas plus cautionner une approche inverse, aujourd’hui représentée par le groupe gravitant autour de Martin Bernal [2], qui vise à proclamer la supposée supériorité de la civilisation « afro-asiatique » sur un monde grec qui n’en serait, finalement, que le dernier surgeon. De fait, ces perspectives « culturalistes » sont aussi racistes les unes que les autres et tendent à figer Grecs, Asiatiques ou Africains dans des identités immuables et fantasmées qu’on a ensuite beau jeu d’opposer bloc à bloc.

3 En rupture avec cette historiographie traditionnelle, Yvon Thébert propose une approche socio-politique de l’hellénisme qui refuse de considérer les Grecs ou même les Athéniens comme une masse monolithique. À cette fin, Yvon Thébert part d’un double postulat : tout d’abord, le discours des Grecs sur les barbares « n’est en rien une approche scientifique du monde extérieur », mais se révèle d’abord une idéologie à usage interne ; ce discours sur l’Autre fait partie intégrante du jeu politique qui se déroule au sein même des poleis grecques, et reflètent principalement « l’idéologie des groupes dirigeants de ces cités, parmi lesquelles Athènes occupe évidemment une place écrasante [3] ». Second parti-pris : cette image n’est en rien figée, mais évolue avec le temps, selon une dynamique liée aux intérêts changeants de ces mêmes élites dirigeantes.

4 Bien entendu, ces hypothèses de recherche méritent d’être critiquées. Ainsi l’article fait-il parfois preuve d’un fonctionnalisme qui peut laisser sceptique ; selon Yvon Thébert, les représentations n’ont aucune autonomie propre ; elles seraient balayées comme de simples fétus de paille au moindre changement de la conjoncture politique. Or, ces images, aussi imaginaires soient-elles, n’en ont pas moins des effets politiques réels, qui perdurent souvent au-delà des évolutions géopolitiques, alors qu’elles ne remplissent plus de fonctions politiques évidentes.

5 Pour autant, l’article recèle une indéniable puissance explicative, en proposant un schéma évolutif séduisant, qui distingue quatre périodes et autant de conceptions différentes des Perses.

6 • La première phase est marquée par l’interpénétration des mondes grecs et perses. Au cours de la fin du vie siècle et jusqu’aux guerres médiques, se met en place un système d’opposition fluide, qui fait des Perses des partenaires intégrés au jeu politique grec. Ainsi que le fait remarquer Yvon Thébert, lors des guerres médiques, on s’allie ou on s’oppose aux Perses comme on s’allie ou on s’oppose aux cités grecques.

7 Ce qui est frappant, c’est qu’Yvon Thébert se pose ici en précurseur des recherches actuelles sur l’aristocratie grecque archaïque. Non seulement les cités grecques n’ont pas une image figée du Perse, mais ces différenciations se jouent à l’intérieur des cités, et même à l’intérieur de l’aristocratie de chaque cité. En effet, l’aristocratie archaïque ne présente pas un front uni face aux Perses. Les rapports à l’Étranger expriment en réalité des tensions et des luttes idéologiques en son sein : à côté d’une tendance aristocratique désireuse de se conformer aux valeurs civiques désormais dominantes, se déploie une tradition élitaire, impatiente de réaffirmer sa supériorité en manifestant sa richesse et les relations privilégiées qu’elle entretient avec les dieux et les héros ainsi qu’avec l’Orient et son luxe [4]. Les liens avec les Perses sont dès lors l’objet d’un affrontement au sein même de l’aristocratie des cités, révélant un système d’opposition fluide, où la définition de l’Étranger se fait effectivement sur des critères de différenciation interne.

8 • Après les guerres médiques, s’ouvre une deuxième phase durant laquelle se met en place une image radicalement nouvelle du barbare. Les Athéniens procèdent à une reconstruction systématique du passé, qui aboutit à une coupure politique radicale entre l’Europe et l’Asie [5]. Eschyle et Hérodote, notamment, opposent le monde des cités, milieu où peuvent s’épanouir, grâce à la liberté, les capacités humaines, et l’Orient dominé par une monarchie théocratique qui engendre une servitude généralisée. Cette nouvelle image est directement liée à l’affirmation de la démocratie au sein de la cité : Athènes utilise la représentation du barbare pour tracer une frontière idéologique qui la place au cœur du monde grec authentique, du monde de la cité dont sont exclus tyrans et monarques spartiates, rejetées du côté du despotisme oriental.

9 Cependant, cette nouvelle image ne se double encore d’aucun mépris. Elle fait simplement de l’Asie un monde original, coupé radicalement de la Grèce. Mieux encore, plusieurs auteurs contribuent à faire de l’Asie un continent naturellement voué au despotisme.

10 Ainsi se construit, au niveau idéologique, une image à double entrée : d’une part, le « Barbare » est un être déraisonnable, en proie à l’hubris, contre lequel Athènes offre un rempart ; mais d’autre part, on lui concède volontiers la possession de l’Asie, reconnue comme spécifiquement non européenne. Pour Yvon Thébert, cette image correspond parfaitement à la politique extérieure d’Athènes, puisque la cité démocratique ne cherche pas alors à conquérir l’empire perse, mais seulement à maintenir et à consolider son hégémonie sur les cités grecques, placées sur le pourtour de la mer Égée.

11 Si la reconstruction emporte ici l’adhésion, elle mérite toutefois quelques nuances. De fait, des recherches récentes ont souligné la persistance, à Athènes, d’une autre image du barbare tant dans les milieux aristocratiques que démocratiques. Les archéologues ont en effet montré que, même après les guerres médiques, les objets venant de Perse – comme le parasol ou le paon – continuent à être prisés par les élites des cités grecques, qui affirment par ce biais leur statut distinctif [6]. Plus troublant encore, les « perseries » – à l’image des « turqueries » du xviiie siècle – connaissent ensuite des formes de démocratisation durant la seconde moitié du ve siècle, et ce, en contradiction flagrante avec la rhétorique officielle violemment anti-perse [7]. L’Odéon construit au temps de Périclès s’inspire ainsi librement de l’architecture royale de l’Apadana à Persépolis : ce mimétisme étrange est certainement une façon d’affirmer le nouveau pouvoir impérial d’Athènes sur les cités de la Ligue de Délos, en recourant visuellement au vocabulaire architectural propre à l’« ennemi » [8]. Dans la pratique, la coupure entre Grèce et Asie est donc loin d’être totale.

12 • Après la guerre du Péloponnèse, s’ouvre une troisième phase au cours de laquelle les Perses sont réinsérés dans le jeu politique grec, dans le cadre de ce que l’on appelle le « panhellénisme des congrès ». De fait, on en revient à une situation plus traditionnelle dans laquelle les Perses sont considérés comme des partenaires du jeu politique et intégrés systématiquement dans les alliances qui se nouent et se dénouent – à l’instar de ce qui se passait à l’époque archaïque. Mieux encore, ce panhellénisme des Congrès fait des Perses des partenaires privilégiés du fait de leur puissance économico-militaire : la coupure construite au ve siècle disparaît donc avec l’effondrement de l’Empire athénien et l’instauration de l’hégémonie spartiate, la cité lacédémonienne n’ayant jamais eu les mêmes intérêts qu’Athènes en Asie mineure…

13 Parallèlement, à côté de ce panhellénisme des hommes politiques se développe, durant cette première moitié du ive siècle, un panhellénisme des orateurs que caractérise son agressivité envers les Perses. Associé notamment aux noms de Gorgias et de Lysias, de Xénophon et surtout d’Isocrate, ce courant critique les barbares de façon virulente, en contradiction totale avec la pratique politique du temps. Le « Barbare » n’est plus un être redoutable à qui l’on reconnaît une spécificité : désormais le Perse est conçu comme inférieur, indigne de posséder les terres sur lesquelles il règne.

14 Là encore, ce schéma général appelle quelques nuances. Si l’on ne peut nier que l’image du Perse change durant le ive siècle, le panhellénisme des orateurs ne doit pas masquer les profondes contradictions qui habitent ce courant : selon les moments politiques et les contextes rhétoriques, les représentations des Perses peuvent varier du tout au tout et ce, y compris chez un unique auteur [9].

15 • Selon Yvon Thébert, ce panhellénisme revanchard resterait tout d’abord sans influence, mais, et c’est là à mon avis la partie la plus discutable de son travail, il trouverait peu à peu une traduction concrète au cours d’une quatrième et dernière phase, dont le point culminant serait la conquête de l’Asie par Alexandre. Ce bouleversement trouverait son explication dans la crise profonde et dans les risques de révolutions sociales que traverserait la Grèce durant la seconde moitié du ive siècle. Cette impasse socio-économique déboucherait ainsi sur une fuite en avant militaire, visant à exporter le plus loin possible, en Orient, les contradictions internes aux cités.

16 C’est là, me semble-t-il, tomber dans le mythe de la « crise du ive siècle » dont les historiens sont désormais revenus – ce qui n’était pas le cas au moment où écrivait Yvon Thébert. Cette mutation de l’image du barbare n’est d’ailleurs pas le fait des classes dirigeantes athéniennes, mais plutôt d’aristocrates plus ou moins désaffiliés (je pense à Isocrate ou Xénophon), dont la pensée se trouve, presque fortuitement, rencontrer les projets de la monarchie macédonienne [10]. Ce qui explique en définitive la conquête de l’Asie, ce n’est pas la nouvelle image du barbare développé par certains intellectuels athéniens, ni la supposée crise de la cité au ive siècle, mais bien plutôt les structures politico-militaires du régime macédonien : dans la mesure où l’armée constitue le seul cadre unitaire sur lequel la monarchie macédonienne puisse s’appuyer, c’est elle qui conditionne largement la politique de conquête lancée par Philippe II et menée à bien par Alexandre.

17 Ces quelques critiques sont évidemment négligeables au regard de la rupture historiographique introduite par le travail d’Yvon Thébert. Grâce à ces réflexions, il devient possible d’abandonner l’idée, aujourd’hui encore majoritaire, selon laquelle la vision grecque des barbares se limite à une combinaison de fascination pour un monde mystérieux et de crainte pour un danger constant.

18 On ne peut toutefois que déplorer le faible impact de ses idées dans le milieu des hellénistes – du moins en France, car cet article a été traduit en plusieurs langues, dont l’arabe et le portugais. À ma connaissance, seul François Hartog le cite en passant dans ses réflexions sur la frontière en Grèce ancienne [11]. Il est une anecdote particulièrement révélatrice de l’ignorance dont ce travail, pourtant fondateur, fit l’objet : après la parution dans le Monde d’une interview reprenant la substance de l’article de Diogène[12] –, Pierre Vidal-Naquet avait reproché à Yvon Thébert d’avoir plagié les idées de Nicole Loraux, dont le livre sur l’Invention d’Athènes venait alors de paraître [13]. Après avoir reçu l’article de Diogène dûment dédicacé, P. Vidal-Naquet lui avait bien évidemment envoyé une lettre de plates excuses. Cela montre, en définitive, le travail qui reste aujourd’hui à faire pour garder cette pensée vivante – ce à quoi le présent article s’emploie, je l’espère, à sa façon.

Références

  • Azoulay V., Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.
  • Bernal M., Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, Paris, PUF, 1996 (1re éd. américaine 1987).
  • Hall E., Inventing the Barbarian. Greek Self-Definition through Tragedy, Oxford, Clarendon Press, 1989.
  • Hartog F., Mémoires d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996.
  • Loraux N., L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité grecque », Paris, Mouton, 1981.
  • Miller M. C., Athens and Persia in the Fifth Century BC : A Study in Cultural Receptivity, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • Morris I., « The Strong Principle of Equality and the Archaic Origins of Greek Democracy », in C. Hedrick et J. Ober (éd.), Demokratia. A Conversation on Democracies, Ancient and Modern, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 19-48.
  • Thébert Y., « Réflexions sur l’utilisation du concept d’Étranger : évolution et fonction de l’image du Barbare à Athènes à l’époque classique », Diogène, 112, 1980, p. 96-115.
  • Thébert Y., « Athènes et ses barbares », Le Monde, 15 novembre 1981.

Notes

  • [*]
    Vincent Azoulay est maître de conférences en histoire grecque à l’université d’Artois.
  • [1]
    Y. Thébert (1980 : 96-115).
  • [2]
    M. Bernal (1996).
  • [3]
    Y. Thébert (1980 : p. 97).
  • [4]
    Voir par exemple I. Morris (1996 : 28-36).
  • [5]
    Cette approche a été reprise et développée, sans référence à l’œuvre d’Yvon Thébert, par E. Hall (1989).
  • [6]
    M. C. Miller (1997 : 135-258).
  • [7]
    M. C. Miller (1997 : 251-256).
  • [8]
    M. C. Miller (1997 : 218-242).
  • [9]
    Je me permets de renvoyer à V. Azoulay (2004 : 45-48 et 117-133).
  • [10]
    V. Azoulay (2004 : 445-447).
  • [11]
    F. Hartog (1996 : 238 n. 11).
  • [12]
    Y. Thébert (1981).
  • [13]
    N. Loraux.

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