Notes
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[*]
Jean-Pierre Guilhembet est maître de conférences à l’École normale supérieure - Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
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[**]
Roger Hanoune est maître de conférences à l’université Charles De Gaulle-Lille 3 (UMR HALMA 8142).
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[1]
Le texte de cet article reprend pour l’essentiel celui de l’intervention prononcée le mercredi 18 juin 2003, lors de la journée d’étude en hommage à Yvon Thébert, tenue à l’Université Paris VII. Nous avions alors convenu avec R. Hanoune qu’il se chargeait des aspects spécifiquement archéologiques. Nous n’avons pas pris en compte F. Ghedini et al. (2003, avec d’innombrables références à « l’essai stimulant » d’Y. Thébert, « référence incontournable », et une préface de P. Gros qui met en perspective l’historiographie récente) et Hales (2003 : 6, « c'est grâce au travail de Thébert sur les maisons d'Afrique du nord qu'on est le mieux à même de comprendre la maison romaine comme phénomène impérial plutôt qu'italien »), parus ultérieurement.
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[2]
Y. Thébert (1985). Réédition du volume en format de poche, dans la collection Points Seuil, en 1999, avec une illustration succincte.
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[3]
P. Veyne (éd.) (1985 : 13).
-
[4]
P. Veyne (1985 : 107).
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[5]
Y. Thébert (1978). Sur cet article, voir les analyses développées ici même par A.E. Veïsse et M. Sebaï.
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[6]
S. Ellis (2000 : VII). Voir trois bilans historiographiques successifs et complémentaires : R. Hanoune (1984), J-P. Guilhembet (1996) et P. Allison (2001).
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[7]
A.G. Mac Kay (1975).
-
[8]
Voir le bilan minutieux dressé en 1980 par R. Hanoune (1984 : 432-437).
-
[9]
A. Wallace-Hadrill (1988).
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[10]
Y. Thébert (1985 : 308).
-
[11]
A. Wallace-Hadrill (1988 : 46 n. 11) le signale en note.
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[12]
« An excellent discussion of the North Africa material that reaches similar conclusions to the present study » précise A. Wallace-Hadrill (1994 : 217 n. 12), ce que confirment de nombreux renvois introduits dans les notes de la version publiée en 1994 de l’article de 1988.
-
[13]
Y. Thébert (1985 : 305).
-
[14]
Voir R. Hanoune (1984 : 442).
-
[15]
Y. Thébert (1985 : 308).
-
[16]
Ainsi, par exemple, le sermon de Mayence 62 évoque un paterfamilias donnant audience dans un atrium, à proximité d’une peinture le représentant sur une tabula ; le passage est commenté par R. Robert (1998 : 78-79). Voir désormais F. Ghedini et al., vol. 1 (2003 : 261-279), qui ne semble pas toutefois avoir exploité ces sources supplémentaires.
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[17]
Y. Thébert (1985 : 308) et cf. Y. Thébert (2003 : 21-26).
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[18]
P. Allison (2001).
-
[19]
Ibid., p. 191 et Y. Thébert (1985 : 311).
-
[20]
Y. Thébert (1985 : respectivement 308 et 306).
-
[21]
Ibid., p. 375.
-
[22]
Ibid., p. 340.
-
[23]
A. Wallace-Hadrill (1988 : 58 = 1994 : 17).
-
[24]
À ce propos, si le rôle de la familia, de tout le personnel servile, est longuement illustré à partir des sources littéraires (p. 369), il n’est plus suffisamment évoqué quand il s’agit d’énumérer les modes de compartimentation des espaces de la domus : il suffit de relire le Satiricon pour s’en convaincre.
-
[25]
Ibid., p. 306 et p. 397 n. 1. Voir Javeau (2003 : 63-87), qui cite Goffman : « Je tiens personnellement que la société vient en premier lieu en toutes choses et que les engagements de tout individu viennent en second lieu ».
-
[26]
Ibid., p. 365 et 368.
-
[27]
Ibid., p. 332.
-
[28]
P. Allison (2001 : 194-195).
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[29]
Y. Thébert (1985 : 309-311).
-
[30]
Synthétisée dans Y. Thébert (2003 : 12-19).
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[31]
Y. Thébert (1985 : 309, 311 et 344-345).
-
[32]
Ibid., p. 312-313.
-
[33]
AAinsi l'introduction du péristyle date-t-elle du iiie s. avant n.è. (ibid. p. 309).
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[34]
Contrairement à l’ouvrage consacré aux thermes – Y. Thébert (2003) –, l’étude des domus africaines n’entre cependant pas dans le détail d’une analyse régionale de l’Afrique du nord.
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[35]
Y. Thébert (1985 : respectivement p. 336 et p. 328).
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[36]
P. Veyne (1995 : 116).
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[37]
En revanche, les recensions ne semblent pas avoir été si nombreuses que cela, en tout cas dans les revues dévolues aux études antiques : l’Année philologique est d’un piètre secours pour les repérer. De toute manière, les maisons africaines n’occupant que moins d’un sixième du volume, elles n’ont guère dû retenir l’attention dans les comptes rendus de format classique.
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[38]
E. d’Ambra (1993).
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[39]
P. Gros (2001).
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[40]
A. Zaccaria Ruggiu (1995). L’index, qui inclut les auteurs modernes, permet de repérer onze renvois à Y. Thébert (1985). Ils reprennent toutes les facettes de la recherche présentée dans l’Histoire de la vie privée : exemples précis (empiètement d’une maison sur l’espace public, construction d’une muraille pour valoriser un quartier…) mais aussi considérations méthodologiques (sur le rapport public/privé notamment) ou références à Augustin.
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[41]
S. Ellis (2000 : 17). Les deux autres références concernent, respectivement, l’absence de maison à atrium en Afrique, et l’identification dominus-héros sur le décor des mosaïques (pour souligner la concordance de vues avec ses propres travaux).
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[42]
Depuis 1971-1972, j’ai été, avec Albéric Olivier, le collaborateur d’Yvon Thébert pour l’étude de l’insula de la Chasse à Bulla Regia, où nous avons vécu ensemble de nombreux mois dans le fort byzantin. Tout (caractère, idées, goûts) nous séparait, rien n’a pu nous empêcher d’être de véritables camarades, avec, de ma part, une admirative estime.
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[43]
Ainsi : p. 353, Ennius est connu directement et non via Apulée ; p. 311, à propos de l’absence d’atrium en Afrique, l’auteur ne tient pas compte qu’il y a d’autres atria que le toscan ou le tétrastyle (le testudinatum par exemple) ou que sous l’Empire, chez Apulée, « atrium » veut dire « salle à colonnes » et traduit notre péristyle.
1 La contribution d’Yvon Thébert au premier tome, dirigé par Paul Veyne, de l’Histoire de la vie privée patronnée par Philippe Ariès et Georges Duby, est un mémoire d’une centaine de pages de texte, doté d’un très important apparat graphique ou photographique [2]. Il a été rédigé et mis au point en 1984 et publié au dernier trimestre de 1985. Intitulé « Vie privée et architecture domestique. Le cadre de vie des élites africaines », il comporte trois subdivisions, respectivement consacrées à la nature de l’architecture domestique des classes dirigeantes africaines, aux composantes de la maison des notables africains, et au fonctionnement de la domus. Le chapeau de présentation rédigé par Paul Veyne, fort laudatif, donne le ton d’emblée : « Il nous semble que cette étude est très neuve ». Manifestement, l’auteur du Pain et du cirque a été intéressé par une approche centrée sur les fonctions, l’art et la vie de la maison – et non pas principalement sur sa matérialité [3]. Il précise d’ailleurs, dans un entretien paru à la fin de l’année 85 : « Un archéologue comme Yvon Thébert […] a bien compris que l’important n’était pas dans la place des murs, mais dans la façon dont [la] maison était vue, comment on y circulait, comment le Romain y vivait [4] ». Le susnommé aurait très certainement récusé le terme « archéologue » comme définition absolue et exclusive de son identité – et ce d’autant plus que la phrase exprime bien, dans ses sous-entendus, les rapports subtils et délicats de P. Veyne et de l’archéologie. Il aurait à coup sûr souhaité préciser qu’;il n’avait jamais rencontré « le Romain », mais qu’importe…
2 À la vérité, ce qui avait incité P. Veyne à confier cette section à cet « archéologue », c’était la lecture de l’article sur la romanisation et la déromanisation de l’Afrique, paru quelques années plus tôt dans les Annales [5], dont on retrouve, en filigrane, dans l’Histoire de la vie privée, la solide réflexion, théorisée et ainsi explicitée au préalable, sur la position des élites africaines au sein de l’Empire. La seconde caractéristique de l’étude – à savoir une sensibilité spécifique, voire exacerbée, à la circulation à l’intérieur de l’espace domestique, et pas seulement aux cohérences et échos du décor ou aux perspectives visuelles, plus classiquement étudiées – procède, elle, de l’expérience du spécialiste de l’architecture thermale, second champ de recherches de prédilection de l’auteur, dont la réflexion sur les maisons de prestige de l’Afrique romaine a marqué une étape.
Une contribution à replacer dans les prémices du renouveau des recherches historiques sur la maison romaine
3 Mesurer l’importance de cette contribution oblige à la replacer, au moins en quelques paragraphes, dans le contexte des travaux sur les résidences urbaines antiques produits au début des années 80. Comme le souligne Simon Ellis dans la préface de son livre de 2000, si en 1978, il y avait très peu de savants travaillant sur la maison ou des thèmes d’histoire sociale connexes, « à la fin des années quatre-vingt, étaient parus des articles d’Andrew Wallace-Hadrill, d’Yvonne [sic] Thébert et de [lui]-même ». Malgré cette fâcheuse féminisation du prénom, le diagnostic historiographique est assez juste [6].
4 Ce sont surtout les publications archéologiques qui dominent alors ; les synthèses ne sont pas légion, la dernière en date, celle de Mac Kay, en 1975, n’a vraiment satisfait personne [7]. Les études d’architecture domestique restent principalement centrées sur Pompéi et les villes campaniennes, les efforts demeurent tournés vers l’élaboration de typologies. On insiste beaucoup, au sein de ces dernières, sur les domus à double atrium de Pompéi et l’on y voit volontiers, et avec insistance, le signe d’une bipartition de l’espace domestique en deux zones, publique et privée. On vient enfin d’introduire, dans le panorama sociologique des résidences, des considérations intéressantes sur les maisons « atypiques », c’est-à-dire en fait sur les logements des couches moyennes et populaires, auxquelles les fouilleurs consacrent désormais plus d’attention, un peu partout dans l’Empire romain [8].
5
Les travaux essentiels qui, dans la seconde moitié des années
80, relancent et renouvellent l’intérêt de l’analyse historique de
l’architecture domestique, sont ceux d’Yvon et d’A. Wallace-Hadrill,
singulièrement le gros article de ce dernier sur « la structure sociale de la
maison romaine », suivi d’analyses thématiques, fondées sur l’exploitation d’un
échantillon de maisons pompéiennes [9]. On relèvera d’emblée que ces deux études sont
clairement focalisées sur les « riches demeures urbaines [10] » : il me semble que l’on observe là
une tendance dominante des années 80/90, avec un retour, au centre des
recherches, de la « maison noble », qu’elle soit à
atrium ou non. La concomitance des
deux publications – ou plutôt sans doute la quasi simultanéité des deux
rédactions [11], car il
faudrait sinon supposer que les Anglo-Saxons découvrent
A History of Private Life en 1987
seulement – est manifeste. Si l’on tente d’en composer un diptyque, que retenir
de la confrontation ? En première approche, la démarche de l’historien
britannique semble similaire à celle du chercheur français : partant des
relations entre maison et statut, il propose des pistes d’interprétation des
maisons romaines, en s’appuyant sur un carré sémiotique simple, construit selon
deux axes de différenciation, une fois rejetées les différenciations de « genre
» (homme/femme) et d’âge (jeunes/vieux), à savoir les axes public/privé,
puissant/humble. Il décortique lui aussi le langage du public et du privé,
avant de proposer des réflexions sur l’articulation de la maison. Si le
cheminement est parfois dissemblable, comme nous aurons l’occasion de
l’observer, aucune divergence sensible n’est à relever [12] et les conclusions communes sont
multiples et substantielles, notamment les quatre suivantes :
- le refus d’accepter une conception bipartite ou bipolaire de l’espace domestique en partie privée et partie publique,
- l’importance reconnue à la circulation des modèles et des formes, voire aux citations pures et simples, entre architecture publique et constructions privées, selon une thématique déjà mise en valeur quelques années auparavant, entre autres par F. Coarelli,
- le rôle décisif qu’il faut restituer aux tissus et tentures dans la plasticité des espaces domestiques, malgré les rares traces matérielles de ces dispositifs qui peuvent servir à fragmenter les pièces, canaliser les circulations, etc.,
- la nécessité de reconnaître à la domus une cohérence structurelle, due pour une large part à son utilisation comme lieu de rituels sociaux : impossible de se borner à y repérer une simple juxtaposition aléatoire d’éléments hétérogènes.
Positions de l’étude : une maison à géométrie variable
6 Sans entrer aucunement dans le détail des chapitres et des analyses archéologiques ou architecturales, deux éléments semblent particulièrement notables, du point de vue de la démarche et des conclusions.
7 Le premier est la façon de résoudre la sempiternelle question du rapport entre le corpus textuel et les données archéologiques – problème récurrent à coup sûr, mais domaine dans lequel l’avancée est sans doute la plus nette durant les dernières décennies, à partir des doutes méthodiques et des premières propositions de René Rebuffat dans les années 70 [14]. Dès l’introduction, le discours de la méthode est parfaitement clair : « nous partirons avant tout des réflexions que suggèrent les vestiges ». Ces derniers ayant été soumis à d’indispensables opérations de classement et de recoupement, « ce sont ces données archéologiques concrètes qui, éventuellement, susciteront les textes littéraires […] et non l’inverse ». Ces énoncés liminaires [15] sont accompagnés de deux remarques complémentaires. La première déplore la sous-exploitation des auteurs africains en matière d’architecture domestique et propose d’y remédier en recourant principalement à Apulée – l’Apologie et les Métamorphoses – et à Augustin – les Confessions surtout, mais aussi quelques Sermons –, et secondairement à Tertullien. On peut incidemment rappeler que le corpus augustinien s’est enrichi, depuis le début des années 80, grâce aux belles découvertes de Johannes Divjak et de François Dolbeau, de nouvelles lettres et de nouveaux sermons, et signaler qu’une lecture attentive y trouvera certainement des notices à intégrer au corpus de l’architecture domestique [16].
8 La seconde rappelle, de manière classique, que « les textes […] interprètent la vie privée autant qu’ils témoignent sur elle ». Cette position seconde des sources littéraires est d’ailleurs justifiée par la volonté de rupture avec une « vision trop littéraire et trop idéalisée » et, pour tout dire, mythifiée de l’Antiquité. Elle repose sur le souci permanent de proposer un décryptage serré, voire soupçonneux, des présupposés idéologiques des auteurs antiques, dont les œuvres disent en fait autre chose que ce que nous croyons y trouver à la première lecture et visent un objet réel bien différent de leur sujet apparent [17]. On relèvera que, tout au contraire, la démarche d’A. Wallace-Hadrill prend pour point de départ l’analyse idéologique des textes, les discours sur l’aedificatio et la luxuria ou sur l’instrumentalisation de la résidence dans la vie politique. Pour l’historien britannique, qui considère que « l’interprétation de l’espace social » est essentielle, le rôle des sources écrites est, à rebours, fondamental : ce sont ces dernières qui l’amènent à questionner les traces matérielles, ou, plus exactement, qui guident le questionnement.
9 Non sans un certain paradoxe, le travail d’Y. Thébert subit, en ce domaine, les critiques de Penelope Allison, spécialiste des maisons pompéiennes, dans un Bericht publié dans l’American Journal of Archaeology [18] et particulièrement rigoriste sur l’usage combiné des sources matérielles et écrites. L’étude est épinglée – elle n’est pas la seule ! – pour son placage vitruvien, pour son usage imprudent de la nomenclature issue du traité de l’architecte de la fin de la République et du début du Principat. Il est vrai qu’à plusieurs reprises, le traité de Vitruve, De architectura, est évoqué, pour éclairer des considérations générales ou à l’appui d’analyses particulières. Toutefois la typologie architecturale usitée dans l’Histoire de la vie privée est le plus souvent exprimée en français. Une chambre à coucher est appelée ainsi et non cubiculum, or l’on sait bien que les vraies difficultés commencent quand un terme latin est employé et que le lecteur ne sait plus identifier le référent auquel il renvoie, les occurrences du mot dans la littérature antique ou bien, par commodité de langage, la seule réalité architecturale, trop souvent supposée univoque. De surcroît, le vocabulaire latin est en général corroboré par des citations des auteurs africains. On conviendra qu’il faut incontestablement se méfier de la prégnance, voire de l’omniprésence, du lexique vitruvien, qu’il est impératif de prendre encore plus de distance avec les usages courants de la littérature archéologique, mais il y a dans ces attaques quelque chose de l’ordre du faux procès. En vérité, le seul terme qui pourrait poser problème est celui d’atrium : comme le relève P. Allison, le critère de désignation peut-il reposer sur la similitude ou non avec le modèle campanien considéré comme « la » maison à atrium par excellence ? Certainement pas, mais ne faut-il pas aussi laisser une part de libre arbitre aux textes des auteurs africains, qui certes ne reflètent pas nécessairement les usages courants, mais n’emploient pratiquement jamais atrium ? [19]. Tout cela mérite assurément quelque clarification, mais, là encore, ne paraît pas de nature à fausser le raisonnement historique, en raison de la forte corrélation entre sources littéraires et analyse architecturale.
10 Le second enseignement qui, avec le recul, semble fondamental est la manière de penser et de formuler les différenciations internes de l’espace domestique. Bien entendu, il n’est pas possible de faire l’impasse sur des formulations comme la « pluralité » des niveaux ou une « gamme » de modalités de la vie privée ou la diversité des « degrés d’opacité » de l’espace domestique… Ces tournures ou périphrases [20] sont communes à toute la littérature spécialisée et elles reflètent les spécificités de la résidence urbaine des notables de l’Empire romain et la nature particulière de la vie publique antique. Le passage le plus significatif est celui où, en quelques lignes [21], est soulignée la nécessité de replacer la vie de la domus dans les rythmes temporels de la vie des élites : les heures de la journée qui modifient sensiblement l’accessibilité de la maison avec un jeu sur les entrées principales ou secondaires [22], le volume et la sociologie des gens extérieurs accueillis dans l’espace domestique, les changements saisonniers, le calendrier annuel de la vie électorale de la cité… Cette considération toute simple, quasi tautologique, ce paramètre obvie, permet en effet de suggérer un schéma de fonctionnement de la domus beaucoup plus concret et opératoire que la notion de « spectre qui s’étend du complètement public au complètement privé » ou d’« un langage architectural et décoratif qui cherche à établir des positions relatives sur l’étendue du spectre [23] ». Il est nécessaire de relever, poursuit A. Wallace-Hadrill dans la même veine, que « l’ambiguïté [des différenciations internes de la maison romaine] ne relève pas d’une confusion vitruvienne ; elle repose sur la structure de la maison des couches supérieures romaines elle-même ». Toutefois, s’il s’agit bien d’une interface entre public et privé, de connotations plus ou moins marquées des différentes pièces, à un instant donné, les clivages sont indubitablement nets, les coupures et les interdits parfaitement lisibles à l’intérieur de la domus, qu’ils soient provisoirement matérialisés par des fermetures de portes, des poses de tentures ou des paravents, ou des esclaves placés aux endroits-clés sur les itinéraires de circulation [24]. C’est cette géométrie variable qu’il faut tenter de restituer, puis de comprendre, pour se représenter la place de la résidence urbaine dans la définition et l’expression des rapports sociaux de hiérarchie, de dépendance ou de parité. On notera que cette prise de position contre une structure spatiale domestique pensée sans coupures nettes et radicales, s’apparente, mutatis mutandis, au rejet, formulé ailleurs, de la conception sociologique de Moses Finley, elle-même issue de certains courants de la sociologie américaine, et fondée sur une conception spectrale des choses, sans dialectique ni antagonismes.
11 Au-delà de ces apports décisifs dans le champ de l’analyse historique de l’architecture domestique, on repère, au fil de la lecture, plusieurs autres orientations ou convictions historiographiques chères à l’auteur, nullement affadies ou dévoyées dans une contribution destinée à un public beaucoup plus large que celui des seuls archéologues et antiquisants.
Des constantes historiographiques : une étude désenclavée, une coupe horizontale en Afrique
12 La façon de penser et d’écrire l’histoire qu’affectionnait, pratiquait et enseignait l’auteur se retrouve, sans difficulté et sans surprise, dans au moins quatre traits distinctifs de cet essai sur les maisons africaines de prestige.
13 Tout d’abord, l’impérieuse nécessité de faire précéder l’analyse d’un préambule théorique, c’est-à-dire de considérations portant ici d’une part sur les rapports entre l’architecture domestique et la notion de vie privée, d’autre part sur l’historicisation de la vie privée elle-même. On peut même dire que le premier chapitre, sous le titre générique de « nature de l’architecture domestique », est en fait un avant-propos méthodologique où sont posés fermement quelques prolégomènes : « le privé comme produit des rapports sociaux » ; le souci de définir, à la suite de Vitruve, l’espace domestique comme « produit social » ; la volonté de reconnaître comme seul objet pertinent de l’analyse historique l’articulation des deux sphères, publique et privée ; le souci de poser la définition de ces dernières en écartant tout risque d’anachronisme ou de téléologie, par exemple en se fourvoyant dans une hypothétique quête de l’émergence de la notion bourgeoise du privé. C’est pour cela que l’expression « vie privée » doit être maintenue entre guillemets, moins pour rappeler l’évidente ambiguïté de la notion que pour suggérer que la cohérence d’ensemble du volume, malgré la volonté de ses concepteurs, est peut-être plus faible qu’il n’y paraît à première lecture.
14 Cependant, si un certain nombre de références théoriques ou comparatistes apparaissent au fil du texte, elles sont finalement très peu nombreuses à être énoncées. Erving Goffman est donné au départ, mais tout à fait discrètement, comme sociologue de référence. Il est vrai que les analyses de ce « microsociologue » qui s’intéresse à la vie sociale telle qu’elle s’organise à l’intérieur d’un immeuble ou d’un établissement public, son interprétation théâtrale des rapports interpersonnels au quotidien, qui distingue façade, scène et coulisse, ou l’accent mis sur la part prise par les pratiques et les conduites dans la définition des statuts ne peuvent que séduire l’historien qui dissèque le comportement des aristocraties de l’Empire romain. En effet, si son approche ne vise pas à chercher une théorie générale du monde social, l’objet de l’auteur n’est pas l’individu – ou même les individus – mais bien les interactions entre les différents éléments d’un système, et, pour le dire vite, le fonctionnement de la société. Le lecteur constatera cependant que cette autorité ne réapparaît plus explicitement par la suite [25]. Quelques belles formules d’Alain Corbin, tirées du livre Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe s., paru en 1982, servent à illustrer les réalités de la chambre à coucher ou à appuyer l’esquisse de l’histoire des latrines dans l’Antiquité tardive [26], mais le refus de toute histoire linéaire du privé étant fortement exprimé, le risque d’anachronisme est toujours souligné. Si l’on ajoute une brève comparaison avec les hôtels des notables de la France moderne, pour insister sur les différences [27], ce sont là les seules remarques « analogiques » explicitement formulées. Au demeurant, c’est ce qui permet ici à l’auteur d’éviter les foudres de P. Allison [28]. A. Wallace-Hadrill, au contraire, subit pleinement la critique, lui qui a assorti son article de plans d’hôtels du xviiie s. et qui s’appuie à l’occasion sur le texte de l’Encyclopédie. Les dangers de « l’analogie moderne » sont dus, selon l’archéologue pompéianiste, au fait que celle-ci permettrait d’éluder ou d’éclipser l’analyse des vestiges matériels romains : les textes anciens et l’Ancien Régime français se substitueraient à l’explication des comportements dans la maison pompéienne. L’approche des maisons africaines qui a été retenue permet d’échapper à cet anathème, en raison du cheminement choisi, comme nous l’avons dit, des vestiges vers les textes.
15 En troisième lieu, s’impose l’exigence de jouer sur les échelles, spatiales et temporelles, pour dépasser tout enfermement préjudiciable dans des séries de monographies consacrées à un seul bâtiment, ou, au mieux, à un îlot. La domus, même et surtout dans une étude synthétique, ne peut être abstraite du quartier et de la ville, et de l’histoire de la ville dont elle est partie prenante. L’histoire de la « vie privée » est histoire de la ville et histoire sociale tout court ; elle ne saurait être statique, malgré la tradition « antiquaire » qui domine, trop souvent encore, le champ de la « vie quotidienne ».
16 Enfin, selon Yvon Thébert, il ne faut pas craindre de recourir à la notion d’« architecture internationale [29] », pour rappeler qu’aucune parcelle de la Méditerranée ne peut être abstraite de la koinè culturelle dont elle fait partie, bien avant l’unification romaine du mare nostrum. Symptôme d’un attachement profond à une histoire unitaire de la Méditerranée, une telle approche repose sur une conviction non moins fondamentale [30] : l’analyse des sociétés ne doit pas se cantonner à des coupes « verticales » qui isolent, en fait arbitrairement – ou en tout cas, quand on y regarde de près, bien plus souvent à partir de préjugés hérités du XIXe s. qu’en fonction des réalités historiques – des peuples auxquels on prête volontiers, ou inconsciemment, une essence, voire une âme ou un génie, forcément inaltérable et invariante. En se focalisant sur l’Afrique du nord, le dessein n’est absolument pas d’isoler, à travers l’architecture domestique, facilement tenue pour l’un des meilleurs révélateurs de la quintessence d’un peuple, une hypothétique « authenticité africaine ». Tout au contraire, il s’agit de saisir comment un groupe social déterminé, les élites, procède à des emprunts sélectifs, à des adaptations raisonnées au sein des archétypes et des normes qui leur sont procurés par la culture gréco-romaine : ainsi le péristyle est-il implanté en terre d’Afrique, mais pas l’atrium, et l’architecture domestique n’y est pas « un simple sous-produit de l’architecture italique [31] ». Pour le résumer en une phrase, le modèle sous-jacent est le suivant : Rome ne romanise personne, elle propose et les classes dirigeantes locales disposent. Ces dernières s’accordent avec le pouvoir romain, selon des modalités variables dans les différentes régions de l’Empire, pour assurer et proroger l’ordre social existant. Dans le cadre urbain, la domus est l’un des moyens de mettre en espace la position éminente de son propriétaire, de marquer, par la maîtrise du sol urbain et le recours aux formes architecturales et artistiques les plus prestigieuses, l’ascendant du dominus et de sa famille sur la société poliade, éventuellement de suggérer sa place dans les hiérarchies qui transcendent l’échelon local. C’est l’un des lieux où s’expriment et se réaffirment régulièrement l’ordre social et les rapports de domination, où se mettent en scène les solidarités des notables et leur rapport à la collectivité dont ils sont les gouvernants.
17 Sont ainsi illustrées et avérées, dans le contexte africain, « l’homogénéité sociale et […] la complicité politique des élites méditerranéennes [32] » sous la domination de Rome, mais l’Empire romain n’est lui-même qu’un moment de la grande histoire de la Méditerranée, et l’intégration de l’Afrique à cette dernière remonte à l’époque hellénistique [33], au temps de Carthage et des royaumes numides, même si c’est seulement à partir de la seconde moitié du IIe s. après J.-C. que l’Afrique devient le pôle majeur du monde méditerranéen. Au regard de l’architecture domestique comme d’un point de vue général, il y a donc plusieurs « africanités » consécutives ou concomitantes [34], plusieurs « africanisations » de l’architecture domestique méditerranéenne si l’on veut, qui correspondent aux phases de l’histoire, mais les contacts culturels ne sont jamais des facteurs explicatifs de l’évolution des sociétés locales. En dernière instance, ce sont les besoins des élites africaines qui conditionnent les partis architecturaux et les choix de ces dernières sont révélateurs, successivement, de leur degré d’intégration aux pôles les plus dynamiques du bassin méditerranéen. À plusieurs reprises, est donc vigoureusement repoussée toute explication par le provincialisme, ou par les contraintes climatiques [35].
18 On l’aura compris, une telle conception propose donc une approche « horizontale » de la formation sociale du monde romain ; elle pose les prémisses d’une analyse historique des résidences urbaines des notables sur une très vaste échelle. Sans nier toute spécificité locale ou particularisme provincial, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’examen d’une oligarchie africaine et de ses stratégies spatiales, mais l’établissement d’une grille susceptible de permettre de repérer ensuite des faciès et des rythmes régionaux, d’évaluer et de comparer des degrés différents de dynamisme. Il s’agit donc d’un travail ouvert et modélisateur et non pas d’une monographie à rayon réduit – et le maître d’œuvre de l’Histoire de la vie privée ne s’est pas fourvoyé en l’insérant dans un volume dont les autres contributions ont des titres qui, eux, ne dissimulent pas leur portée générale.
Une contribution insérée dans une œuvre à succès : quel impact ?
19 De tous les écrits publiés par Yvon Thébert, son essai sur les résidences africaines est, à coup sûr, celui qui a connu la plus grande diffusion internationale : Paul Veyne rappelle, dans Le quotidien et l’intéressant, que l’Histoire de la vie privée « a fait best-seller en Amérique du Nord et du Sud [36] ». Chacun sait qu’en dehors du continent américain, elle a aussi fait l’objet de multiples traductions [37].
20 Inutile de dire, dans ces conditions, que ce travail est référencé ou cité dans toutes les études spécialisées sur l’architecture domestique et qu’il n’est pas réaliste de vouloir étudier sa réception dans le détail. Après avoir relevé que quelques pages en ont été sélectionnées par Eva d’Ambra pour son anthologie Roman Art in Context [38] et rappelé l’importance de la synthèse magistrale procurée par Pierre Gros pour tous les aspects proprement architecturaux [39], l’on ne peut que s’en tenir à de brèves remarques relatives à deux productions récentes – observations succinctes mais finalement révélatrices de l’intérêt et de l’enjeu de l’étude des domus africaines. La première est la copieuse synthèse consacrée par Annapaola Zaccaria Ruggiu à « espace public et espace privé dans la ville romaine », qui contient de multiples références à l’œuvre d’Yvon Thébert [40]. On en retiendra surtout que, pour elle, la validité des conclusions est susceptible d’être extrapolée à d’autres régions du monde romain et qu’elle est donc encline à conférer une valeur de portée générale à cette monographie régionale, signant ainsi son adhésion à la conception de la nature de l’Empire romain dont nous avons rappelé plus haut les grandes lignes. La position du livre Roman housing de Simon Ellis est un peu différente. Sur les trois références qu’il contient, la plus significative est celle qui s’efforce de défendre la notion d’architecture vernaculaire ou de style provincial, en notant que « l’Afrique était soumise à une très forte influence romaine, mais, même-là, il y avait des styles provinciaux » et que la notion d’architecture internationale n’est pertinente que pour les habitations des élites sociales [41] : la notation n’est certes point inexacte, mais elle revient à proférer une périssologie qui ne prend pas en compte la réflexion sous-jacente, et en revient au pseudo-concept d’influence, dont la faiblesse n’est plus à démontrer. Au-delà de cette observation ponctuelle, l’on ajoutera que la conception d’ensemble de l’ouvrage trahit tout à la fois les ambitions du programme des années 80 et la difficulté de donner une synthèse qui englobe l’ensemble du monde romain et la diversité sociale des résidences : l’enrichissement des questionnements introduits, pour une large part, par Yvon Thébert et A. Wallace-Hadrill hypothèque la possibilité d’une synthèse organique. De fait, cette étude quelque peu brinquebalante dans sa conception et dans son plan tente-t-elle au moins d’intégrer, non sans mal, les dimensions nouvelles de la recherche – au risque de ne pas y parvenir pleinement.
21 Quelles que soient les inévitables discussions ponctuelles ou les relectures architecturales qui s’imposent fatalement un jour ou l’autre, l’ampleur des vues constitue à coup sûr l’apport principal d’Yvon Thébert au mouvement des études relatives à l’architecture domestique antique. À travers et par-delà le laboratoire dressé dans le cadre privilégié offert par l’Afrique du nord romaine, sa recherche embrasse l’ensemble de l’Empire et insère son objet dans une chronologie longue, de l’hellénisme à l’Antiquité tardive. L’on aura compris qu’il ne s’agit pas ici d’une simple question d’amplitude du champ d’étude : l’analyse de l’architecture domestique de prestige est une clé qui permet de saisir et de comprendre la position de l’Afrique dans l’histoire de la Méditerranée antique. Les noces d’archéologie et histoire, dont les bans ont été si souvent publiés à la porte de tant de chapelles, ont bien été célébrées dans les domus africaines en 1985.
22 Jean-Pierre Guilhembet
En relisant « l’architecture domestique en Afrique romaine »
23 La relecture du chapitre de l’Histoire de la Vie privée, « Vie privée et architecture domestique en Afrique romaine » (t. 1, 1985, p. 298-397, notes p. 624-625, 49 fig.), ramène d’abord le souvenir vivace d’un camarade très cher [42], mais aussi la certitude que ce texte reste, après vingt ans, important et instructif : une sorte de classique.
24 Comme Y. Thébert, j’ai appartenu à un milieu et à une époque où la doctrine sur les maisons romaines d’Afrique provenait du livre de Robert Étienne sur le Quartier nord-est de Volubilis (1960) : cet ouvrage (malgré des essais curieux de reconstitution de la psychologie des propriétaires) a marqué l’histoire de l’architecture domestique. Il y avait aussi deux articles de René Rebuffat qui recueillaient les plans des maisons à péristyle (MEFR 81, 1969 et 86, 1974). Et il y avait surtout au début des années 60 l’enseignement de Gilbert Picard à Paris, et son cours sur la maison romaine.
25 Quand, une vingtaine d’années plus tard, est paru le chapitre de l’Histoire de la vie privée, précédé de deux pages de Paul Veyne (p. 303-304, consacrées à la maison romaine en général, avec une intéressante réflexion sur le « luxe de l’espace inutile »), il m’a alors semblé comme à beaucoup d’autres que, au-delà des publications d’édifices individuels (par exemple celles de Louis Foucher, de G. Picard lui-même ou toutes celles que l’on pouvait commencer à repérer dans les volumes du Corpus des mosaïques de Tunisie), on avait là un texte qui serait un nouveau fondement.
26 On y trouvait en effet une introduction générale, trois chapitres et une petite conclusion de deux pages. La première (p. 305-308), très ferme, fixait le cadre et le style de l’étude en orientant la présentation de la maison romaine vers la recherche « des principes généraux valables à l’échelle de l’Empire, et des particularités régionales, au demeurant secondaires… » (p. 305), en optant pour la réduction à l’Afrique et à l’« habitat urbain des classes dirigeantes » ou des notables africains, le tout dans une lecture politique, à la façon de Vitruve et de Marx, de cette architecture selon « la formation sociale considérée » (« l’espace domestique est un produit social », p. 306), en utilisant toute la documentation possible (les textes – surtout Apulée – et les ruines – surtout celles de Bulla Regia –), sans déformations idéalisante ou hypercriticiste. Les trois chapitres étaient consacrés d’abord aux principes généraux (« Nature de l’architecture domestique des classes dirigeantes » p. 309-337), puis aux parties de la maison (« Espaces privés et publics : les composantes de la domus » p. 339-369), et enfin à l’articulation des espaces (« Fonctionnement de la domus » p. 371-393).
27 Ce qui me frappe toujours, à la relecture de cette monographie, c’est d’abord évidemment la justesse, l’érudition profonde et la richesse d’information, même sur des points de détail qui m’avaient échappé à première lecture et que j’ai été surpris de retrouver : par exemple l’importance du vestibule d’accès, confirmée par l’atriolum de la maison au dauphin de Vaison ou le vestibule « corinthien » de la maison des dieux océans de St Romain-en-Gal (p. 344), ou un développement sur les viviers et le poisson dans la maison et son décor (à propos des maisons de Castorius ou de Bacchus à Djemila, ou à Timgad aussi : p. 352) ; même les édifices à auges sont évoqués au détour d’une analyse sur les distribution de sportules (p. 345 pour Djemila).
28 En second lieu, évidemment aussi, ce sont les analyses ou lectures archéologiques et architecturales ; c’est le cas, entre tant d’autres, de l’étude des sous-sols de Bulla Regia : il ne faut pas y voir le fruit d’une architecture vernaculaire, « une architecture sans architecte », remarque très utile qui tord le cou aux assimilations entre ces sous-sols et les habitats troglodytes des Matmata (p. 311) ; ils ne sont pas plus explicables mécaniquement par le climat ou par la présence d’une école locale d’architecture (p. 328, contrairement à une opinion plus ancienne) ; Yvon Thébert a essayé de trouver une solution urbanistique : le manque d’espace au centre de la ville, tout comme Vitruve expliquait la poussée de l’insula romaine en hauteur. On pourrait citer aussi l’analyse des empiétements des maisons particulières sur l’espace public des rues (p. 330).
29 En troisième lieu, ce qui impressionne toujours, c’est la lecture politique et historique globalisante, qui cherche sans cesse à dépasser la documentation terre-à-terre : ici aussi, mille exemples seraient à citer sur « la dimension idéologique très frappante » de l’architecture privée et la « stratégie spatiale » des élites urbaines (p. 313). Ce sont souvent des synthèses époustouflantes et éblouissantes, comme celle qui (p. 380) permet de mettre en rapport le dépeçage du péristyle, la compartimentation des espaces et la construction de thermes et de latrines au Bas-Empire, et de les présenter comme un trait « de la nouvelle image de la personne en construction au Bas-Empire. Hiérarchisation des rapports, divinisation des pouvoirs, pudeur personnelle sont différents aspects d’un même problème dont une des modalités les plus saisissables est la régression de la rationalité et du corps nu au profit du mystère sous toutes ses formes ».
30 Enfin, on appréciera toujours les réussites d’expression (ou les provocations verbales) qui vont de pair avec la vigueur des convictions : « le cœur pétrifié des vieilles cités » (p. 331) ou, sur la vie corporelle (p. 368) : « La stricte codification des cérémonies qui se déroulent dans le cadre sacralisant des basiliques privées et la diffusion de bains et de latrines domestiques ont la même cause ».
31 Comme je l’ai dit en commençant, je me suis toujours disputé avec notre ami et je prends pour moi les critiques contre les hypercriticistes ou ceux qui reculent devant les envolées interprétatives. Bien qu’il ne soit plus là pour se défendre, je me permettrai encore de renâcler devant certains passages de L’architecture domestique.
32 On peut glisser sur quelques erreurs de fait [43]. Sur le fond, évidemment l’histoire de l’architecture domestique a continué à se faire, jusqu’au traitement que P. Gros lui a réservé dans le récent tome ii de son Architecture romaine (2001) ; mais ce n’est pas sur des développements nouveaux qu’on trouvera à redire au texte de 1985.
33 Ce sont d’abord quelques interprétations que je trouve forcées, et qui traduisent surtout la subtilité de l’auteur : ainsi à propos du quartier nord-est de Volubilis, où la fortification de Marc Aurèle devient « le fruit d’une spéculation immobilière qui a ainsi valorisé ce secteur afin d’y implanter de luxueuses demeures » (d’ailleurs, toutes ne sont pas luxueuses : et il y a des boutiques et ateliers) ; « le domaine du privé » s’annexerait ainsi « ce qui autrefois n’aurait pu être que le fruit d’une décision collective » ; mais rien n’est dit sur l’imposante avenue à colonnade ou sur la décision impériale de construire la muraille (p. 315). Ailleurs l’auteur suppose volontiers des intentions d’un raffinement dont on peut douter (p. 337, les rattrapages de plans comme de « subtiles distorsions » à Nabeul ; p. 372, les entrecolonnements latéraux du péristyle de la maison de Vénus à Volubilis « annoncent les trois accès de la salle à manger » ; p. 389, le propriétaire de la maison de la procession dionysiaque, n’ayant pas eu l’autorisation de chasser le lion, aurait fait représenter des combats d’animaux entre eux).
34 On s’étonne aussi de quelques manques dans la problématique : ainsi il n’y a presque rien sur la question des fausses maisons, interprétées comme des scholae, qui pourtant faisait déjà rage, à part quelques mots justes (p. 318-319) pour rétablir la lecture de la maison des Asclepieia d’Althiburos : mais la maison de Carthage où G. Picard voyait une schola du culte impérial (pourtant illustrée à la fig. 43), la maison de la procession dionysiaque avec la lecture cultuelle de L. Foucher ne sont pas discutées.
35 Yvon Thébert, dans son texte, a manifesté assez peu d’intérêt pour la diversité architecturale : il évacue les maisons rurales (p. 313) malgré le domaine du seigneur Julius (pourtant analysé historiquement p. 362), ou le bel exemple du castellum du Nador qui serait allé dans son sens. Rien sur le stibadium (malgré les représentations de mosaïque), ni pour des péristyles à viridarium enfoncé par rapport aux portiques, bien attestés dans le Sahel (El Jem, Uzitta), mais aussi à Bulla Regia même, à quelques mètres au nord des thermes memmiens !
36 Plus curieux et paradoxal encore : on ne trouve rien sur l’habitat pauvre (si bien visible sur les plans des quartiers de Thuburbo Maius dans les volumes du Corpus des mosaïques de Tunisie) ; et pourtant il y a à Bulla Regia des maisons moyennes (n° 10, 11, 8) ou humbles, par exemple les chambrettes en enfilade de la maison 1.
37 Enfin je ne suis toujours pas convaincu par l’analyse de l’origine des sous-sols d’habitation si originaux de Bulla Regia : les élites « stagnent dans le cadre des vénérables murailles » (p. 328) et le creusement serait la solution à la pression foncière. Certes le site, au débouché d’une petite vallée, est difficile et dangereux, mais la pénurie de terrain en centre-ville est sujette à caution. Pour le dire rapidement, je reste persuadé de deux choses : d’abord que le creusement ornemental est bien plus répandu qu’il ne semble (de Mérida à de nombreuses cités d’Afrique, et en particulier à la belle maison près du théâtre à Sabratha) et qu’il est d’inspiration hellénistique (on peut voir les nécropoles de Paphos et d’Alexandrie, en forme de maisons souterraines) ; et d’autre part qu’à Bulla Regia il y a eu, dans quasiment tous les cas, creusement préalable d’une citerne, dont l’habitat souterrain commence par exploiter l’implantation. Quelle que soit la valeur de ces remarques, je persiste à penser qu’Yvon Thébert a trop vite évacué la tradition artistique et le précédent technique, au profit d’une explication finalement très mécaniste (une fois n’est pas coutume !).
38 Au total, comme on peut le voir dans ces quelques remarques, L’architecture domestique reste un texte de grand poids, et éminemment vivant : qui a connu Yvon le retrouve avec émotion dans toutes ces pages, sûr qu’il aurait aimé que l’on continue à ferrailler avec lui !
Références
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- D’Ambra E., Roman Art in Context : an Anthology, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice Hall, 1993.
- Ellis S. P., Roman Housing, Londres, Duckworth, 2000.
- Ghedini F., Bullo S. et Zanovello P., Amplissimae atque ornatissimae domus (Aug., civ., II, 20, 26). L’edilizia residenziale nelle città della Tunisia romana, Rome, Quasar, 2 vol., 2003.
- Gros P., L’architecture romaine du début du iiie siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire. 2. Maisons, palais, villas et tombeaux, Paris, Picard, 2001.
- Guilhembet J.-P., « Recherches récentes sur les domus à Rome et en Italie (IIe s. av. J.C. - Ier s. ap. J.C.) : grandes lignes et perspectives », dans La maison urbaine d’époque romaine en Gaule Narbonnaise et dans les provinces voisines, Documents d’Archéologie Vauclusienne 6, 1996, p. 53-60.
- Hales S., The Roman House and Social Identity, Cambridge, C.U.P., 2003.
- Hanoune R., « La maison romaine : nouveautés », dans J. Balty (éd.), Colloque Apamée de Syrie. Bilan des recherches archéologiques 1973-1979. Aspects de l’architecture domestique. Actes du colloque tenu à Bruxelles les 29, 30 et 31/5/1980, Bruxelles, Centre belge de recherches archéologiques à Apamée, 1984, p. 431-446.
- Javeau Cl., Sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF, 2003.
- Mac Kay A. G., Houses, Villas and Palaces in the Roman World, Ithaca (N.Y.), Cornell U.P., 1975.
- Robert R., « Quelques usages romains du portrait peint à l’époque médio-républicaine », dans Cl. Auvray-Assayas (éd.), Images romaines. Actes de la table ronde organisée à l’ENS (24-26/10/1996), Paris, Presses de l’E.N.S., 9, 1998, p. 73-89.
- Thébert Y., « Romanisation et déromanisation en Afrique : histoire décolonisée ou histoire inversée ? », Annales ESC, 1978, vol. 33, p. 64-82.
- Thébert Y., « Vie privée et architecture domestique. Le cadre de vie des élites africaines », dans P. Veyne (éd.), op. cit., 1985, p. 305-397.
- Thébert Y., Thermes romains d’Afrique du Nord et leur contexte méditerranéen. Études d’archéologie et d’histoire, Rome, EFR (BÉFAR, 315), 2003.
- Veyne P. (éd.), Histoire de la vie privée. 1. De l’Empire romain à l’an mil, Paris, Le Seuil, 1985.
- Veyne P., « Paul Veyne : essai sur les mœurs. Propos recueillis par Fr. Ewald », Magazine littéraire, décembre 1985, p. 106-109.
- Veyne P., Le quotidien et l’intéressant, Paris, Les Belles-Lettres, 1995.
- Wallace-Hadrill A., « The social structure of the Roman house », PBSR, 1988, vol. 56, p. 43-97 (repris dans Houses and Society in Pompeii and Herculaneum, Princeton, P.U.P., 1994).
- Wallace-Hadrill A. et Laurence R. (éds.), Domestic Space in the Roman World : Pompeii and beyond, Portsmouth, JRA (Suppl. series 22), 1997.
- Zaccaria Ruggiu A., Spazio privato e spazio pubblico nella città romana, Rome, EFR (CEFR, 210), 1995.
Notes
-
[*]
Jean-Pierre Guilhembet est maître de conférences à l’École normale supérieure - Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
-
[**]
Roger Hanoune est maître de conférences à l’université Charles De Gaulle-Lille 3 (UMR HALMA 8142).
-
[1]
Le texte de cet article reprend pour l’essentiel celui de l’intervention prononcée le mercredi 18 juin 2003, lors de la journée d’étude en hommage à Yvon Thébert, tenue à l’Université Paris VII. Nous avions alors convenu avec R. Hanoune qu’il se chargeait des aspects spécifiquement archéologiques. Nous n’avons pas pris en compte F. Ghedini et al. (2003, avec d’innombrables références à « l’essai stimulant » d’Y. Thébert, « référence incontournable », et une préface de P. Gros qui met en perspective l’historiographie récente) et Hales (2003 : 6, « c'est grâce au travail de Thébert sur les maisons d'Afrique du nord qu'on est le mieux à même de comprendre la maison romaine comme phénomène impérial plutôt qu'italien »), parus ultérieurement.
-
[2]
Y. Thébert (1985). Réédition du volume en format de poche, dans la collection Points Seuil, en 1999, avec une illustration succincte.
-
[3]
P. Veyne (éd.) (1985 : 13).
-
[4]
P. Veyne (1985 : 107).
-
[5]
Y. Thébert (1978). Sur cet article, voir les analyses développées ici même par A.E. Veïsse et M. Sebaï.
-
[6]
S. Ellis (2000 : VII). Voir trois bilans historiographiques successifs et complémentaires : R. Hanoune (1984), J-P. Guilhembet (1996) et P. Allison (2001).
-
[7]
A.G. Mac Kay (1975).
-
[8]
Voir le bilan minutieux dressé en 1980 par R. Hanoune (1984 : 432-437).
-
[9]
A. Wallace-Hadrill (1988).
-
[10]
Y. Thébert (1985 : 308).
-
[11]
A. Wallace-Hadrill (1988 : 46 n. 11) le signale en note.
-
[12]
« An excellent discussion of the North Africa material that reaches similar conclusions to the present study » précise A. Wallace-Hadrill (1994 : 217 n. 12), ce que confirment de nombreux renvois introduits dans les notes de la version publiée en 1994 de l’article de 1988.
-
[13]
Y. Thébert (1985 : 305).
-
[14]
Voir R. Hanoune (1984 : 442).
-
[15]
Y. Thébert (1985 : 308).
-
[16]
Ainsi, par exemple, le sermon de Mayence 62 évoque un paterfamilias donnant audience dans un atrium, à proximité d’une peinture le représentant sur une tabula ; le passage est commenté par R. Robert (1998 : 78-79). Voir désormais F. Ghedini et al., vol. 1 (2003 : 261-279), qui ne semble pas toutefois avoir exploité ces sources supplémentaires.
-
[17]
Y. Thébert (1985 : 308) et cf. Y. Thébert (2003 : 21-26).
-
[18]
P. Allison (2001).
-
[19]
Ibid., p. 191 et Y. Thébert (1985 : 311).
-
[20]
Y. Thébert (1985 : respectivement 308 et 306).
-
[21]
Ibid., p. 375.
-
[22]
Ibid., p. 340.
-
[23]
A. Wallace-Hadrill (1988 : 58 = 1994 : 17).
-
[24]
À ce propos, si le rôle de la familia, de tout le personnel servile, est longuement illustré à partir des sources littéraires (p. 369), il n’est plus suffisamment évoqué quand il s’agit d’énumérer les modes de compartimentation des espaces de la domus : il suffit de relire le Satiricon pour s’en convaincre.
-
[25]
Ibid., p. 306 et p. 397 n. 1. Voir Javeau (2003 : 63-87), qui cite Goffman : « Je tiens personnellement que la société vient en premier lieu en toutes choses et que les engagements de tout individu viennent en second lieu ».
-
[26]
Ibid., p. 365 et 368.
-
[27]
Ibid., p. 332.
-
[28]
P. Allison (2001 : 194-195).
-
[29]
Y. Thébert (1985 : 309-311).
-
[30]
Synthétisée dans Y. Thébert (2003 : 12-19).
-
[31]
Y. Thébert (1985 : 309, 311 et 344-345).
-
[32]
Ibid., p. 312-313.
-
[33]
AAinsi l'introduction du péristyle date-t-elle du iiie s. avant n.è. (ibid. p. 309).
-
[34]
Contrairement à l’ouvrage consacré aux thermes – Y. Thébert (2003) –, l’étude des domus africaines n’entre cependant pas dans le détail d’une analyse régionale de l’Afrique du nord.
-
[35]
Y. Thébert (1985 : respectivement p. 336 et p. 328).
-
[36]
P. Veyne (1995 : 116).
-
[37]
En revanche, les recensions ne semblent pas avoir été si nombreuses que cela, en tout cas dans les revues dévolues aux études antiques : l’Année philologique est d’un piètre secours pour les repérer. De toute manière, les maisons africaines n’occupant que moins d’un sixième du volume, elles n’ont guère dû retenir l’attention dans les comptes rendus de format classique.
-
[38]
E. d’Ambra (1993).
-
[39]
P. Gros (2001).
-
[40]
A. Zaccaria Ruggiu (1995). L’index, qui inclut les auteurs modernes, permet de repérer onze renvois à Y. Thébert (1985). Ils reprennent toutes les facettes de la recherche présentée dans l’Histoire de la vie privée : exemples précis (empiètement d’une maison sur l’espace public, construction d’une muraille pour valoriser un quartier…) mais aussi considérations méthodologiques (sur le rapport public/privé notamment) ou références à Augustin.
-
[41]
S. Ellis (2000 : 17). Les deux autres références concernent, respectivement, l’absence de maison à atrium en Afrique, et l’identification dominus-héros sur le décor des mosaïques (pour souligner la concordance de vues avec ses propres travaux).
-
[42]
Depuis 1971-1972, j’ai été, avec Albéric Olivier, le collaborateur d’Yvon Thébert pour l’étude de l’insula de la Chasse à Bulla Regia, où nous avons vécu ensemble de nombreux mois dans le fort byzantin. Tout (caractère, idées, goûts) nous séparait, rien n’a pu nous empêcher d’être de véritables camarades, avec, de ma part, une admirative estime.
-
[43]
Ainsi : p. 353, Ennius est connu directement et non via Apulée ; p. 311, à propos de l’absence d’atrium en Afrique, l’auteur ne tient pas compte qu’il y a d’autres atria que le toscan ou le tétrastyle (le testudinatum par exemple) ou que sous l’Empire, chez Apulée, « atrium » veut dire « salle à colonnes » et traduit notre péristyle.