Notes
-
[1]
Selon les termes employés par Yvon Thébert dans une lettre adressée à l’éditeur, ces « retouches » provoquent « un affadissement de la forme […], une perte de nuances souvent proche de l’erreur […]. Il en résulte parfois de véritables contre-sens historiques ». Les formulations et spécificités d’écriture originales (n.è., pour « notre ère », abréviation « militante » à laquelle Thébert était particulièrement attaché) ont été ainsi restituées à partir d’un tapuscrit transmis par Claudine Thébert, par les bons soins de Jean-Pierre Guilhembet. Qu’ils soient ici tous deux grandement remerciés, de même que la maison d’édition Paris-Musées, qui a autorisé cette réédition.
-
[2]
Voir illustration.
1 Nous n’avons encore qu’une connaissance très partielle des royaumes qui, pourtant, occupaient la majeure partie du Maghreb à côté du territoire punique. Les chroniques indigènes sont perdues et la plupart des textes dont nous disposons, au demeurant peu loquaces, ne nous procurent qu’un regard externe et superficiel. Dans ces conditions, l’archéologie est appelée à jouer un rôle essentiel dans la compréhension de l’histoire de ces régions, et ce n’est pas un des moindres intérêts de cette exposition que de mettre sous les yeux des visiteurs des objets dont l’analyse permet d’approfondir et de dépasser ce que nous apportent les rares documents écrits. Or, depuis une époque récente, des fouilles, désormais attentives aux traces d’occupation antérieures à l’époque romaine, ainsi qu’un nouveau mode d’approche de témoignages déjà connus ont largement contribué à enrichir la matière dont nous disposons pour réfléchir sur une des périodes cruciales de l’histoire de l’Afrique du Nord.
2 En effet, pendant plusieurs siècles, le secteur punique, limité à l’angle nord-est du Maghreb et à quelques point le long des côtes, est indubitablement le centre de gravité de cet ensemble. Il incarne un des milieux d’avant-garde du monde méditerranéen, immergé dans une vaste région qui restait en retrait. Or, à l’époque hellénistique, essentiellement à partir d’une date que l’on peut placer dans la seconde moitié du iiie siècle avant n.è., une profonde mutation transforme soudain l’ensemble des territoires non puniques : transformation d’ordre économique et social qui sous-tend ce que nous saisissons le mieux, à savoir l’émergence d’États sous une forme structurée et moderne. À partir de ce moment, l’Afrique du nord, au-delà de ces diversités régionales, devient un des secteurs dynamiques de la Méditerranée occidentale, trajectoire qui aboutit à en faire le pôle essentiel de celle-ci à partir de la seconde moitié du iie siècle de n.è. et, à notre avis, jusqu’au milieu du xiiie siècle de n.è., lorsque s’achève la grande entreprise almohade et lorsque le rapport de force entre le nord et le sud s’inverse de façon décisive.
3 L’actuel territoire tunisien est directement concerné par ces grands événements. La Tunisie numide, qui s’est partiellement constituée aux dépens du territoire carthaginois, a formé, associée à l’Algérie orientale, une des assises les plus prospères de ces nouvelles dynasties africaines. Des profonds bouleversements qui sont à l’œuvre, ce sont les aspects culturels que nous connaissons le mieux, car ils sont lisibles dans les objets que nous livre le passé. Ils peuvent se résumer en une formule : l’Afrique du nord d’époque hellénistique est un pays qui se dote d’une culture profondément hellénisée.
4 Parler d’hellénisme numide peut sembler contradictoire, tant l’étude des problèmes culturels dans le monde antique est largement dominée par une approche ethnique qui a trouvé, en Afrique, un terrain particulièrement propice. Pour bien des historiens, l’accolement de ces mots correspond à la juxtaposition de deux réalités distinctes. Les peuples numides étant, par définition, dotés d’une culture numide, tous les éléments étrangers repérables dans leur civilisation sont le fruit d’une transplantation qui corrompt l’authenticité africaine : il s’agit d’un processus d’acculturation.
5 Face à cette façon de poser les problèmes, il apparaît nécessaire de développer une autre approche. Il faut d’abord distinguer entre les temps modernes et les réalités antérieures : durant les époques antique et médiévale, aucun système politique ne dispose d’une supériorité telle qu’elle lui permette de régir un vaste domaine sans partage. Parallèlement, aucun ne songe, car il ne le pourrait, à conduire une politique culturelle de grande ampleur : la Grèce n’hellénise pas, Rome ne romanise pas. L’évolution des cultures est avant tout un processus interne aux régions concernées. Les peuples construisent constamment leur culture, avant tout en rapport avec le changement de leurs structures économiques et sociales, changement qui crée de nouveaux besoins et nécessite de nouveaux moyens de satisfaire ces données.
6 Ces évolutions constantes peuvent connaître des phases d’accélération, aboutir à de véritables ruptures et l’Afrique du nord, cœur de la Méditerranée occidentale pendant des siècles, est un des lieux où nous lisons, de façon privilégiée, de telles redéfinitions radicales : il suffit de penser à la façon dont cette terre, siège d’un christianisme vigoureux, est devenue brusquement un actif foyer de la civilisation arabo-musulmane.
7 L’hellénisme numide constitue l’une de ces ruptures. Pour en comprendre la nature, il faut tenir compte d’une réalité fondamentale, l’existence d’une civilisation méditerranéenne qui unifie profondément ces régions. Ce phénomène essentiel est une réalité depuis des millénaires et il se caractérise par l’existence d’une large communauté centrée sur un pôle créateur. Pendant longtemps, ce fut le Proche-Orient au sens large, avant que le monde grec ne devienne le centre de gravité de cet ensemble, centre qui basculera ensuite vers Rome, avant de revenir vers l’Orient, Byzance, puis les puissances arabes.
8 Cette culture méditerranéenne est le propre des secteurs développés : sa diffusion est un véritable témoin du niveau atteint par les divers pays. Seules les zones marginales restent à l’écart, alors que les sociétés en essor se dotent de cette culture, se l’approprient, car elle correspond à leurs besoins : à États modernes, civilisation moderne. Ce processus est donc le contraire absolu d’une acculturation, et il explique la complexité des phénomènes qui sont à l’œuvre. D’abord, chaque région garde une spécificité : elle est une province de la culture méditerranéenne, avec ses originalités, tout simplement parce que son intégration étant un phénomène interne, il n’implique nul reniement imposé, nulle uniformisation drastique. Ensuite, au sein de chaque région, la nature des relations entretenues avec cette civilisation commune varie selon les classes sociales, chacune élaborant sa culture en fonction des appétences qui lui sont propres. Toutes ces spécificités, selon les régions ou les critères sociaux, ne traduisent aucun phénomène de résistance face à des tentatives d’acculturation : elles ne font que définir la nature du processus qui est à l’œuvre. La preuve en est que la situation est exactement semblable au sein même du monde grec : nul ne songerait pourtant à en conclure que les Grecs résistent à l’hellénisme.
9 C’est cette réalité complexe qui explique la genèse d’œuvres qui ne sauraient être comprises sans tenir compte de leur enracinement tant africain que méditerranéen. Les stèles présentées dans cette exposition illustrent ce phénomène, qu’il s’agisse de celle aux huit divinités ou de celle provenant de la Ghorfa. Sans entrer dans le détail de l’analyse de ce dernier monument, il suffit, pour notre propos, de prendre en considération le cadre architectural qui structure toute la scène. Il révèle de clairs emprunts aux constructions gréco-italiques, recomposées en fonction de soucis religieux qui donnent naissance à un espace bien éloigné des réalisations classiques. Nous sommes donc en présence non pas d’influences passivement subies, mais de véritables emprunts sélectionnés, repensés. Cela ne signifie pas que ces emprunts soient plaqués, mis au service d’une pensée qui n’a rien à voir avec eux. La conception religieuse elle-même qu’exprime cette série de stèles ne peut sans doute se comprendre qu’en tenant compte d’une ambiance néo-platonicienne devenue logiquement incontournable dans l’Afrique moderne. Ces documents ne reflètent pas des contradictions, des apports externes superficiels, mais illustrent la façon spécifique dont certains milieux africains s’insèrent dans les réalités méditerranéennes.
10 On peut, dès lors, comprendre la signification profonde de l’hellénisme numide. La façon dont l’ensemble de la société maghrébine, des notables aux milieux populaires, bouleverse sa culture est la preuve de l’ampleur des transformations qui caractérisent ces régions. Cette rupture est, évidemment, particulièrement nette, et aussi mieux documentée, en ce qui concerne les élites. Les nouveaux monarques se tournent naturellement vers le modèle par excellence que constituent les vieilles royautés orientales et, surtout, la version modernisée qu’en ont élaborée Alexandre le Grand et ses successeurs.
11 La cour qui entoure le souverain est un des milieux privilégiés où se révèlent la nature du nouveau pouvoir et l’image qu’il entend donner de lui. Les textes nous apprennent que, dès Massinissa, la culture hellénique fait partie du cadre de vie royal. Des musiciens grecs animent les banquets de ce dernier. L’un de ces fils est dit, par Tite-Live, « savant en lettres grecques ». De fait, cette langue est familière a bien des membres de l’élite numide, tel le futur Juba II, captif de César à Rome dès l’âge de cinq ans et qui, pourtant, écrira ensuite tous ses ouvrages en grec, et non en latin : nul doute que, comme beaucoup de ses devanciers, il ait été élevé, dès sa petite enfance, dans une culture hellénique qui était largement devenue celle de la cour.
12 Ces faits s’inscrivent dans le cadre de relations importantes avec le bassin oriental de la Méditerranée. L’Afrique, riche en blé, fournit des céréales à des villes grecques toujours à la recherche de ressources alimentaires, dans le cadre d’échanges économiques ou même d’un évergétisme qui pose les souverains numides en équivalent des rois orientaux : comme eux, ils s’érigent ainsi en protecteurs des vénérables cités. L’Afrique exporte aussi ivoire, bois précieux, bêtes sauvages et reçoit en échange vins de qualité ou objets artisanaux. La dimension politique de ces relations est illustrée par des mariages (le roi Bogud épouse une grecque) et par les statues que les Orientaux érigent en l’honneur de ces souverains hellénistiques du Maghreb : nous en connaissons à Délos et à Rhodes, dédiées à Massinissa, à ses fils ou à son arrière petit-fils, Hiempsal II.
13 La participation aux grands jeux panhelléniques est chargée d’un sens très fort : les cités grecques reconnaissent ainsi que les monarchies africaines font partie de plein droit de leur communauté culturelle, autrement dit qu’elles sont sorties de la « barbarie » comme d’autres puissances, telle la Macédoine, l’avaient fait autrefois. Lorsque, au début du iie siècle avant n.è., Mastanabal remporte la victoire sur l’hippodrome d’Athènes, pendant les Panathénées, c’est toute la Numidie qui s’affirme comme partenaire actif du grand ensemble méditerranéen : les chevaux et les cochers de son souverain démontrent qu’elle peut être non seulement une province de la civilisation commune, mais un de ses cœurs essentiels, non seulement un bon élève, mais aussi un maître.
14 Cette intégration des monarchies numides dans la communauté méditerranéenne est également attestée par la circulation des souverains : réalité dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans la mesure où ces personnages hors du commun offrent, par leurs déplacements, l’occasion de contacts privilégiés – et soigneusement mis en scène – avec la masse des sujets. Massinissa accueille fastueusement Ptolémée VIII d’Égypte et, inversement, les rois numides se rendent en Orient. Ces derniers se placent ainsi dans la sphère des pouvoirs orientaux, s’affirment en tant que monarques hellénistiques. Le but est atteint. La preuve, qui ne manque pas de saveur, en est une inscription mentionnant la visite d’un Ptolémée dans un grand sanctuaire d’Asie Mineure, d’abord commentée comme la trace du passage en ces lieux d’un des maîtres de l’Égypte. Une meilleure interprétation de ce texte a permis d’y reconnaître le témoin d’un voyage du dernier roi de Mauritanie, un autre Ptolémée : l’erreur des historiens modernes est riche d’enseignements !
15 Au-delà des textes, le témoignage le plus spectaculaire de ces monarchies numides est la façon dont elles ont inscrit leur idéologie dans la pierre. De grands mausolées dynastiques furent érigés en Algérie, directement inspirés par le modèle du tombeau d’Alexandre le Grand à Alexandrie. Sur le territoire même de la Tunisie, nous possédons des vestiges remarquables de cette grand architecture royale.
Mausolée de Thugga.Éch. 1 : 250 env.
Mausolée de Thugga.Éch. 1 : 250 env.
16 La ville de Thugga, l’actuelle Dougga, a conservé un mausolée que l’on s’accorde à dater du milieu du iie siècle avant n.è. [2]. Il repose sur une haute krèpis, c’est-à-dire sur un soubassement à degrés, c’est une invention grecque originellement réservée aux sanctuaires. Ce choix architectural est donc chargé d’une lourde signification : ici, la krèpis supporte une chambre sépulcrale, la majesté du lieu étant signalée par des pilastres d’angle à chapiteaux éoliques. L’architecture affirme donc que le cadavre est doté d’une dimension sacrée, et le message est martelé par le second niveau qui constitue un véritable temple à colonnade ionique engagée. Le troisième niveau est amplement traité, avec sa propre krèpis, son haut socle flanqué de pilastres à chapiteaux éoliques et le décor sculpté en ronde-bosse qui court du soubassement au sommet du pyramidion. L’ensemble n’est pas dénué d’ambition avec la force scansion des trois krépis qui supportent chacun des niveaux en indiquant sans ambiguïté leur sacralisation.
17 Ce tombeau s’inscrit dans une série, bien représentée en Numidie dont la signification est clairement affirmée par la source à laquelle elle se réfère. En effet, ces monuments turriformes, qui constitueront l’une des formes majeures de sépultures monumentales dans le monde méditerranéen pendant des siècles dérivent directement du célèbre mausolée d’Halicarnasse une des sept merveilles du monde, érigé au ive siècle avant n.è. par des artistes grecs pour le dynaste asiatique Mausole. On retrouve clairement, en ce dernier monument, avec la superposition de la chambre funéraire, d’un temple et d’un couronnement pyramidal, tous les éléments architecturaux qui composent la tour funéraire de Thugga, hormis cependant les thèmes égyptisants (chapiteaux à fleur de lotus, gorges égyptiennes) qui révèlent la façon dont le pouvoir numide se réfère aussi à un des autres pôles majeurs de l’hellénisme, Alexandrie. La puissance du prince africain est célébrée par l’emprunt et la recomposition d’un type d’architecture élaboré en Orient pour exalter la dimension divine des souverains et qui devient d’actualité en Numidie lorsque s’y affirme un pouvoir royal de nature semblable à celui des monarchies orientales. Rien d’une influence passivement subie : tout au contraire, un accaparement, avec des pratiques de sélection et de synthèse. L’hellénisme numide est numide. Une spectaculaire illustration en est justement une des inscriptions du mausolée de Thugga qui prouve que la direction du chantier et le travail d’exécution furent assurés par des personnes d’origine numide. C’est le seul cas où nous pouvons connaître les agents d’une telle opération : ce n’est sans doute pas un hasard si on ne note aucune intervention directe de constructeurs tant grecs que puniques. En soi, une telle présence n’aurait rien eu d’extraordinaire, mais elle n’était nullement nécessaire : ce fait en dit long sur la maturité et l’autonomie de l’hellénisme numide.
18 Il faudrait analyser de la même manière l’autel-sanctuaire de Simitthus, érigé par Micipsa peu après le milieu du iie siècle avant n.è. Il démontre la même familiarité des constructeurs avec l’art gréco-oriental et, plus particulièrement, avec ses versions égyptisantes.
19 Thugga nous offre une autre pièce importante, à savoir une inscription commémorant la construction d’un temple en l’honneur de Massinissa [document présenté aux visiteurs dans le cadre de cette exposition]. Même, si dans le détail, ce texte est d’interprétation délicate (le monument dédié au souverain décédé est désigné par un terme moins précis que ne le suggère sa traduction usuelle par « temple »), il n’en reste pas moins que nous sommes en présence de l’affirmation d’une dimension surhumaine de la personne royale. D’autres inscriptions, la nature même de la grande architecture funéraire, ne laissent aucun doute réel sur ce point. Les hésitations et les prudences que l’on peut noter se retrouvent souvent au sein des royautés orientales dont les monarques numides se veulent les pendants en Occident, et elles caractériseront la définition du pouvoir impérial romain.
20 De ce point de vue, les frappes monétaires sont éloquentes qui figurent un répertoire divin analogue à celui des productions orientales, par exemple Ammon dont l’image renvoie directement à la personne d’Alexandre le Grand, qui mêlent inextricablement dieux et souverains, au point que l’on ne peut plus savoir si nous avons affaire aux uns ou aux autres, qui représentent volontiers le souverain numide en monarque hellénistique, portant le diadème. Il s’agit d’une bandelette ceignant les cheveux, qui dote l’homme qu’elle couronne d’une force surnaturelle et symbolise par excellence sa victoire. Lorsque le souverain ne se sépare plus de cet attribut, il proclame qu’il est un perpétuel vainqueur. La victoire ne prouve plus seulement la faveur divine : elle devient inhérente au monarque, qui se confond ainsi avec les dieux dispensateurs de triomphes.
21 On notera que le choix de ce symbole, en soi peu explicite étant donné sa simplicité, démontre la familiarité avec les codes politico-religieux grecs non seulement du cercle de la cour, mais aussi du large public auquel une telle propagande s’adresse. En témoigne, tout comme les monnaies, cette stèle au cavalier numide, présentée ici, où la dignité princière du personnage n’est affirmée que par ce simple bandeau qui enserre sa chevelure. A moins qu’il ne s’agisse d’un dieu cavalier ? Mais, cette fois encore, l’hésitation est significative.
22 La nature de cette propagande royale démontre donc la profondeur de l’hellénisation de la Numidie. Ce fait est confirmé par le visage des villes, que les recherches récentes commencent à nous révéler. L’exemple de Bulla Regia, dans le Nord-est de la Tunisie, est d’autant plus intéressant qu’il s’agit non d’une grosse agglomération côtière, facilement atteinte par des apports externes, mais d’une petite cité de l’intérieur, susceptible de nous informer sur les réalités profondes du pays. Or, bien avant l’intégration de cette région dans l’empire romain. Bulla Regia est une véritable ville, dotée d’une muraille en gros blocs agencés selon un appareil de type polygonal. C’est ainsi une surface d’environ trente et un hectares qui est enclose, et les résultats convergents de divers chantiers de fouille montrent que l’essentiel de cette superficie était construit dès l’époque hellénistique : l’agglomération romaine ne s’étendra guère plus.
23 L’organisation de cet espace enclos montre la maturité atteinte par la cité. L’équipement urbain comprenait de vastes édifices construits avec un art consommé, comparable à celui qui caractérise les grands mausolées princiers. Encore plus remarquable est la découverte, au sein d’un tissu souplement organisé en fonction des données du relief, d’un quartier strictement implanté selon une trame orthogonale. En outre, les îlots ainsi délimités sont eux-mêmes subdivisés en quatre lots égaux. C’est la première fois que l’on reconnaît avec précision, en Numidie orientale et à l’image de ce qui se faisait à Carthage même, un urbanisme à la mode grecque, c’est-à-dire un aménagement résolument moderne de l’espace qui en assure le contrôle et l’utilisation rationnelle. Bien plus, ce lotissement, fondé sur des unités d’habitation relativement modestes, révèle que cette opération était destinée non à une élite mais à ce que l’on peut appeler les classes moyennes du royaume.
24 La société numide change donc en profondeur. Ce n’est pas seulement le cercle de l’aristocratie qui s’hellénise, mais toutes les couches d’une société dont l’organisation devient de plus en plus complexe, chacun selon des modalités qui lui sont propres : un ou deux siècles auparavant, où aurait-on trouvé, dans un corps social peu différencié et doté uniquement d’une élite numériquement restreinte, les candidats à l’occupation du quartier moderne de Bulla Regia ?
25 Dans cette même cité, le matériel trouvé lors des fouilles permet de se faire une idée du cadre de la vie quotidienne des Bullarégiens. De nombreux objets proviennent de régions lointaines, en particulier de la Méditerranée orientale, mais, dès le iie siècle avant n.è., la plupart sont originaires d’Italie, essentiellement divers types de céramique ainsi que des amphores attestant des importations de vins en provenance de cette péninsule italique qui domine désormais le bassin méditerranéen. Après avoir entretenu des rapports privilégiés avec l’Orient, le Maghreb noue des rapports étroits avec l’Ouest, basculement qui ne fait que refléter les nouvelles réalités économiques et culturelles.
26 Dès lors, les Numides de cette petite cité manipulent chaque jour les mêmes objets que les habitants des autres régions qui bordent le bassin occidental de la Méditerranée. Cette homogénéisation des objets courants, et le fantastique élargissement de l’horizon qu’elle traduit, est une nouveauté révolutionnaire qui ne se retrouvera qu’à l’époque contemporaine. Elle démontre l’ampleur des mutations et de l’essor qui caractérisent alors ces régions auxquelles l’Afrique est désormais pleinement intégrée.
27 L’importance de ce commerce méditerranéen ne doit cependant pas faire oublier le rôle des échanges internes à l’Afrique. Une grande partie du matériel présent à Bulla Regia est d’origine régionale : amphores de tradition punique, céramiques originales et aussi multiples imitations locales de vases italiques, phénomène spectaculaire qui démontre la profondeur de l’impact de l’économie italienne, mais aussi la façon dont le Maghreb, loin de subir passivement ces apports externes, réagit en véritable partenaire actif.
28 Les objets présentés ne sont donc pas le fruit de l’entrée en contact de royaumes africains avec une culture étrangère, mais sont le produit de l’élaboration, par les Maghrébins, d’un véritable hellénisme numide. Ce serait s’égarer que de les démembrer en cherchant des jeux d’influences, en repérant un substrat africain sur lequel se seraient greffés, sans logique réelle, des éléments étrangers, grecs, puniques ou latins… Une approche historique ne consiste pas à calculer des pourcentages de ce type, mais à appréhender la cohérence de l’objet, à en saisir la signification. La preuve par l’absurde en serait l’application de tels calculs aux rois numides eux-mêmes : avec un souverain parlant et écrivant grec, portant le diadème et se faisant construire un tombeau dans la grande tradition hellénistique, nous aurions un chef numide bien médiocrement numide. Et que penser de ces stèles d’un sanctuaire de Constantine qui nous montrent des indigènes de milieux modestes adoptant des noms grecs ou latins, qui nous révèlent même un dévot faisant graver une inscription punique en lettres grecques ? Dans l’optique traditionnelle, il faudrait en conclure qu’il n’y a plus de vrais Africains en Afrique, hormis peut-être dans des recoins du pays où l’on pourrait continuer à identifier authenticité et immobilisme.
29 En réalité, nous sommes en présence d’une véritable révolution culturelle, rendue possible par les profondes mutations politiques, économiques et sociales qui génèrent alors ces terres numides, jusque-là perdues dans les « brumes de la protohistoire ». Ces régions s’insèrent désormais de façon dynamique dans la grande communauté méditerranéenne. Toute la suite de l’histoire de l’Afrique du nord sera considérablement infléchie par les conséquences de cet éveil qui marque le début de l’essor du grand Maghreb dont la Tunisie, comme déjà du temps de Carthage, constitue un pôle essentiel.
Notes
-
[1]
Selon les termes employés par Yvon Thébert dans une lettre adressée à l’éditeur, ces « retouches » provoquent « un affadissement de la forme […], une perte de nuances souvent proche de l’erreur […]. Il en résulte parfois de véritables contre-sens historiques ». Les formulations et spécificités d’écriture originales (n.è., pour « notre ère », abréviation « militante » à laquelle Thébert était particulièrement attaché) ont été ainsi restituées à partir d’un tapuscrit transmis par Claudine Thébert, par les bons soins de Jean-Pierre Guilhembet. Qu’ils soient ici tous deux grandement remerciés, de même que la maison d’édition Paris-Musées, qui a autorisé cette réédition.
-
[2]
Voir illustration.