« Et l'on se trouve là, concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le vent souffle sur le plateau de Djémila. »
1 Le 11 octobre 1986, Yvon nous a conduits à Djémila/Cuicul. C’était toujours ainsi quand le voyage d’étude des historiens-géographes de Saint-Cloud avait lieu dans le nord de l’Afrique, le chauffeur suivait les panneaux indicateurs contemporains, direction Djémila, nous, géographes, sortions des cartes d’état-major aux titres un peu datés (Saint-Arnaud !) – mais si précieuses par leur échelle – et Yvon nous ramenait au premier temps de la territorialisation, Cuicul. Nous éprouvions deux millénaires d’histoire et de géographie, et nous nous trouvions là rassemblés, mis en face des pierres… et la voix impériale d’Yvon avait vite fait de nous tirer de nos contemplations esthétisantes ou de nos ruminations humanistes.
2 Nous étions venus pour voir, toucher et comprendre. La manière d’Yvon ne fut jamais celle de la pédagogie d’éveil à imprégnation lente et incertaine. Il y avait toujours matière à histoire, celle qui est faite de pierres taillées, de briques cuites, de chronologies précisées, de concepts triés et calibrés. Pour avoir organisé ce voyage en Algérie orientale – Yvon y avait égaré sa valise de vêtements, mais non sa sacoche, besace kaki dans laquelle étaient rangés ses feuillets A4/2, densément rédigés au bic noir – nous savions que la visite de Djemila/Cuicul était indispensable. Comme toujours, dès le mois de juillet, avaient été précisés dates et lieux, des arrêts interventions de géographie et histoire. Ce partage était diplomatique, négocié, contractuel, et le programme avait valeur de charte. Invariablement, Yvon demandait que soit définie la durée des interventions de chacun. Il se méfiait peut-être de la tendance des géographes à trouver en tout lieu et en tout temps prétexte à prendre la parole. À notre pratique flexible, il préférait plusieurs mois à l’avance fixer une sorte de rendez-vous intangible dans un site dont l’accès en car restait sujet à des aléas climatiques, viaires ou parfois administratifs. Le temps imparti à la géographie ne devait pas empiéter sur celui dévolu à l’histoire, comme si le trait académique qui unit nos spécialités avait le rôle d’un marquage des champs respectifs… Quant à la géo-histoire… il était préférable de ne pas évoquer ce clône braudélien.
3 Nous étions montés à Djemila au nom de l’histoire, par la volonté d’Yvon, et, comme toujours, nous allions retrouver de la géographie, non pas sous couvert d’histoire, parce que les faits, les événements ont lieu, fatalement, dans des sites et des situations, géographie historique élémentaire, mais par la propriété des lieux et la force d’Yvon à poser des questions historiques en terme de territoire, d’organisation de l’espace, ce qui ne laissait pas les géographes indifférents ou distraits. Nos cartes indiquaient sur la crête « R.R. », acronyme de la Ruine Romaine, selon la cartographie française de l’Afrique du Nord qui recensait ainsi méticuleusement les vestiges de l’empire dont la France avait pris la succession après tant de « siècles obscurs… », selon un géographe un peu oublié.
4 Ce 11 octobre, il avait été prévu que la visite du site dure de 10 heures à 13 heures ; en réalité le retard cumulé nous avait contraint de commencer une visite écourtée en fin d’après-midi, la route d’approche montagnarde sinueuse donnait le sentiment de rendre visite à un recoin de l’Empire. Puis, place des Sévères, à l’entrée du site Yvon aborda le vif du sujet : « VII/Djémila-Cuicul : le dynamisme de la montagne africano-romaine » titre du dernier chapitre du livret de voyage d’études qui nous invitait à une analyse en terme de milieu et de territoire après les étapes plus classiques d’Hippone, du Médracen, de Lambèse, de Timgad. Il nous avait conduit à Cuicul/Djémila pour nous montrer la matérialité de ces R.R., qui paraissaient situées sinon aux confins, du moins enclavées dans des replis un peu distants des foyers de l’empire… Les pierres étaient là, presque toutes là, au sol ou encore appareillées depuis le tremblement de terre de 365, les montagnes viraient au violet…
5 Et Yvon nous introduit dans Cuicul à la fin du premier siècle et au début du second, quand la construction politique sort du rez de chaussée des plaines étroites et monte dans la montagne qui est la rude réalité du nord de l’Afrique. Faire avec la montagne, ses pentes, ses contraintes et ses populations indigènes : Yvon nous initie au style romain de la « colonisation » qui acculture in situ les sociétés locales, les encadre par ces villes jumelles qui pendant plus de deux siècles ont couronné la crête de la montagne berbère. Nous avions vu Timgad et Sétif, deux moments de territorialisation des plaines, le pain bénit du colon… Mais ici sur l’écorce tourmentée du Tell… Il y a une leçon de vraie géographie : maîtrise durable du milieu, jusqu’à ce que l’écorce frémisse, construction culturelle et politique qui ne se fait pas contre les sociétés locales mais largement avec elles, ce qui d’ailleurs relativise la notion d’encadrement chère au géographe, puisque les sociétés locales sont parties prenantes de la régulation.
6 Sous la houlette d’Yvon la visite des différents éléments du site vient matériellement lester les notions et les concepts. On entre au cœur de l’écoumène africano-berbère – le plan en mains, qui constitue, pour un géographe un viatique essentiel pour une lecture fine, pas à pas, de la structure urbaine. L’archéologie selon Yvon est pour le géographe un vigoureux rappel à l’attention aux formes urbaines, à la distinction de l’espace public et de l’espace privé, au repérage des séquences successives de l’organisation et de la réorganisation de ces espaces. De la première page du livret, consacrée au diptyque ville ancienne/ville nouvelle, à la cinquième qui est constituée, évidemment, par le plan des grands thermes, nous révisons en cheminant dans Cuicul, le fait urbain. C’est est en quelque sorte une fabrique à citoyens implantée dans la montagne de l’Afrique. À le suivre dans cette déambulation savante et pratique, on sent qu’Yvon à une familiarité de plain pied avec cet espace et la société qui l’habite. Castorius n’est pas dans sa maison ; en son absence, Yvon nous y reçoit et nous fait les honneurs de ces 1 500 m2.
7 Présence : en lisant les pages consacrées à l’Afrique romaine au début de sa thèse, la voix d’Yvon vient peu à peu animer ces paragraphes solidement appareillés, et s’affirmer, impérativement, sur la ligne académique. À Cuicul ou ailleurs en Afrique du Nord ou en Sicile, Yvon a transformé beaucoup de géographes en auditeurs captivés. Seul un géographe malentendant pouvait demeurer un géographe amnésique dans un site analysé par Yvon ! Son propos avait toujours une forte teneur géographique, avec une étonnante fascination pour la géomorphologie, contestée au sein de la discipline géographique, mais qu’il défendait avec sa vigueur coutumière et il articulait des échelles variées du Bassin méditerranéen, au site propre du jour. Du terrain de l’archéologue à celui du géographe, il y avait des échos nombreux en termes de territoire, de lieux centraux et de genres de vie.
8 Les thermes, grands ou petits, privés ou publics, nous invitaient à repenser au cycle de l’eau, dans des sites où cet élément était présentement absent, et au ravitaillement en combustible bois, dans des contextes de paysages de déforestation, forts différents de l’actuel. Sans interrompre le discours d’Yvon, nous imaginions le bassin versant aménagé pour assurer l’approvisionnement de cet équipement qui, plus que tout autre, exprimait un genre de vie à la romaine… Système gravitaire, pente de la rêverie… Et là, à Cuicul, sur cette arête dominante, comme sur la ligne faîtière d’un toit, d’où venait l’eau nécessaire à ces grands thermes ?
9 La nuit tombant sur Cuicul, nous sommes allés à Djémila boire un thé à la menthe, oubliant de poser en aparté cette question à Yvon. Mais nous n’étions pas restés sur notre soif car Yvon nous avait ramenés aux sources de la géographie.
« Le cœur se serre devant cette grandeur que nous quittons déjà. Djémila reste derrière nous avec l’eau triste de son ciel, un chant d’oiseau qui vient de l’autre côté du plateau, de soudains et brefs ruissellements de chêvres sur le flanc des collines et dans le crépuscule détendu et sonore, le visage vivant d’un dieu à cornes au fronton d’un autel »