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Article de revue

L'anticolonialisme (cinquante ans après)

Autour du Livre noir du colonialisme

Pages 245 à 267

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple, Le 17 octobre 1961, un crime d’État à Paris, Olivier Le cour Grandmaison (dir.), Paris, La Dispute, 2001.
  • [2]
    Nicolas Werth et Philippe Burrin l’ont exposé dans leurs contributions respectives : « Logiques de violence dans l’URSS stalinienne » et « La violence congénitale du nazisme », Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoires comparées, Henry Rousso (dir.), Bruxelles, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 1999, p. 99-128 et 129-142.
  • [3]
    L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 31.
  • [4]
    24 janvier 2003, p. v.
  • [5]
    « Stéphane Courtois, en un combat douteux », Le Monde du 27 novembre 1997, p. 15.
  • [6]
    Les débats sur l’application des droits de l’homme aux colonies ont existé dès la Révolution, montre Gilles Manceron dans Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
  • [7]
    « À Durban, les pays africains réclament des excuses et des réparations économiques pour l’esclavage », le 8 septembre 2001, p. 4.
  • [8]
    Outre Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome ii, 1871-1954, Paris, puf, 1979, p. 177, cf. Michel Renard « L’impossible séparation. Administration coloniale, élus et religieux musulmans face à « l’indépendance du culte musulman » (1947-1959) », in La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Paris, sfhom, 2000, p. 57-86.
  • [9]
    La meilleure synthèse des évaluations existantes est celle de Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), Paris, ined, 2001. L’auteur conclut cependant que « personne, dans l’état actuel des documents fournis aux chercheurs, ne peut avancer un chiffre qui soit proche de la réalité des pertes et échappe aux manipulations politiques » (p. 313).
  • [10]
    Le Monde, 24 janvier 2003, Nouvel Observateur, 13 février 2003.
  • [11]
    Il a inspiré naguère une polémique acerbe entre les historiens François Caron et Charles-Robert Ageron.
  • [12]
    Achille Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988.
  • [13]
    La qualification « d’homme d’affaires » accolée à Carl Peters (p. 465), l’aventurier illuminé, qui a été le déclencheur de l’intervention allemande en Afrique orientale, ne peut que faire sourire.
  • [14]
    Publié à Paris, Belfond, 1998.
  • [15]
    C. Castoriadis, « Démocratie et développement », in Rony Brauman (dir.), Le tiers-mondisme en question, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 212-220.
  • [16]
    Voir Mahmoud Mamdani, When victims become killers, Princeton university press, 2001.
  • [17]
    Par exemple le politologue Jean-François Bayart, dans le Nouvel Observateur du 6-12 février 2003 (« Gbagbo et les “nouveaux nationalistes” »).
  • [18]
    Voir Michel Feher, Powerless by design. The age of the international community, Durham, Duke University Press, 2000.

Histoire et idéologie

par Jean Fremigacci

1 D’où vient le malaise que l’on ressent à la lecture du Livre noir du colonialisme ? Tout d’abord, le chapitre de présentation de Marc Ferro part dans plusieurs directions, semant la perplexité à force de confusion. Les choses ne s’améliorent guère ensuite quand nous sautons à la partie qui nous intéresse au premier chef : l’Afrique, que prolonge une partie plus longue consacrée aux « représentations et discours ». Le malaise du lecteur critique redouble quand il acquiert le sentiment qu’il est piégé dans cette confrontation à un sommet du « politiquement correct ». S’il n’est pas d’accord, il ne peut être bien sûr qu’un révisionniste, un chien de garde du colonialisme et du capitalisme réunis.
Or, entre des auteurs qui se répètent ou qui résument des travaux de confrères bien connus ou même reprennent leurs travaux de seconde main, on peine à trouver un développement original. Le résultat n’est pourtant pas une compilation exhaustive, mais une sélection aléatoire de moments sombres, de Zanzibar au xixe siècle à la guerre d’Algérie. Une telle discontinuité peut-elle faire une histoire ? Le doute est permis. L’absence d’interprétation neuve est à relier, entre autres, au fait que les auteurs soient parfois utilisés à contre-emploi. Ainsi Catherine Coquery-Vidrovitch traite de « la colonisation arabe à Zanzibar », non de l’Afrique noire française qu’elle connaît beaucoup mieux.
Signalons quelques erreurs : le lapsus sur « gomme coprah » (p. 454) pour la gomme copal et, plus loin, les guerres maories ont eu pour théâtre la Nouvelle-Zélande, non la « Nouvelle-Guinée » (p. 673). Il est par ailleurs excessif d’accuser les Britanniques « d’ambiguïté » vis-à-vis de l’esclavage à Zanzibar : en 1807, ils n’avaient interdit que la traite des esclaves, non l’esclavage lui-même, qu’ils abolissent chez eux en 1833, mais doivent tolérer chez les autres. Surtout, on peut contester l’attribution de la responsabilité ultime de l’esclavagisme en Afrique orientale aux Européens sous prétexte (p. 463) qu’ils étaient les grands pourvoyeurs d’armes : à ce compte, Kadhafi ne serait qu’une création des Occidentaux. Mais le point de vue de ce Livre noir est que tout contact crée une responsabilité sans limites ; on baigne dans un mélange de morale sartrienne et d’angélisme.
Dans son texte consacré à « l’Afrique centrale, le temps des massacres », É. M’Bokolo reprend la question des « grandes exterminations » par lesquelles il caractérisait déjà, dans son manuel Afrique noire : Histoire et civilisation, le Congo léopoldien. Mais les appréciations peuvent se contredire d’un chapitre à l’autre. Ici est présentée la thèse selon laquelle l’Afrique, bien loin d’être en crise et « colonisable », comme l’affirmait un Yves Person, aurait été agressée par l’Occident juste au moment ou elle se lançait dans des restructurations annonciatrices d’une ère Meiji ou d’un take off, avec l’essor d’une « nouvelle économie [qui] reposait sur les initiatives et le travail productif des Africains » (p. 436), capable de répondre à la demande du marché mondial. Mais Catherine Coquery-Vidrovitch, dans sa contribution, rapproche ce que É. M’Bokolo voudrait distinguer (l’évolution de la côte orientale et celle du golfe de Guinée) et aboutit donc à une vision moins optimiste quand elle écrit que « le travail servile était généralisé, sur la côte orientale au premier chef, mais aussi sur les palmeraies de la côte nigériane » (p. 455). Nous voici loin d’un « libéralisme manchesterien » (p. 435) acclimaté à l’Afrique ! Mais comment reprocher à É. M’Bokolo d’écrire l’histoire comme Treitschke dans la jeune Allemagne, cum ira et studio, et de délivrer un message d’espoir aux Africains ?
Traitant de « la décolonisation de l’Afrique française », Yves Bénot reprend son travail de vieux routier de l’anti-colonialisme (voir son ouvrage Massacres coloniaux). Nous retiendrons son chapitre comme un exemple du danger que représente une histoire militante fondée sur des sources de seconde main, partisanes et déjà manipulées. Sur l’insurrection de Madagascar en 1947 (p. 526-536), cet auteur reprend en effet la version communiste donnée par P. Boiteau dans sa Contribution à l’histoire de la nation malgache en 1958. Bien qu’une réelle volonté de modération transparaisse dans son récit, Bénot répète en effet nombre d’erreurs ou de falsifications de sa source, qui vont bien entendu toutes dans le sens d’une criminalisation des forces coloniales. Or ce n’est pas parce que la propagande du PC exigeait la vérité sur un « Oradour malgache » qu’il faut croire que la population de Moramanga a été exterminée. Pas plus qu’il ne faut croire au « Dimbokro, l’Oradour ivoirien » d’un député communiste à la tribune du Palais-Bourbon en 1955. Il a pu y avoir jusqu’à 4o ooo morts à Madagascar en 1947-1948. Mais plus des trois-quarts sont imputables à la maladie et à la malnutrition qui ont frappé des populations en fuite, le plus souvent sous la contrainte des insurgés. Peut-on parler de « massacres colonialistes » en ce qui les concerne ? Oui, assure le Livre noir au nom de la responsabilité illimitée déjà évoquée. Ce n’est pas notre avis et la démonstration souffre d’un manque de discussion réelle des faits.
Un manichéisme de principe interdit d’analyser les éléments du drame et de le comprendre, et en particulier de distinguer entre répression militaire et répression policière. La première, après la série des crimes de guerre commis dans l’hystérie des six premières semaines (qui ont fait entre 1000 et 2000 morts) a été d’une relative modération, imposée par le Haut-commissaire De Coppet (et le général Garbay). La seconde, si elle n’a tué personne, a commis des excès indéniables qui ont aveuglé tant la justice que les historiens en instaurant dans des centres urbains restés calmes une peur sociale durable : celle-ci, avec le martèlement de la propagande communiste, est la véritable origine de la mémoire d’effroi qui s’est constituée à la suite de l’insurrection. Cette insurrection reste bien une page sombre de la colonisation française, mais c’est moins le procès des militaires qu’il faut faire que celui des politiques. Le drame aurait pu être évité si les responsables français à Paris avaient su négocier avec Ravoahangy en 1946, et lui éviter d’être débordé par les extrémistes. La véritable responsabilité de la République est bien là, dans son incapacité à négocier. Mais comment Bénot ne céderait-il pas à la tentation d’en rajouter en matière de violence, quand on relève de quelle façon il manipule un texte de Paul Ricœur : « la faute originelle de la colonisation » d’ordre politique et idéologique (le racisme), dégagée par le philosophe (p. 526), devient ensuite « la violence coloniale… originelle » (p. 555). Mais on peut aussi observer que l’État français récolte ce qu’il a semé, avec sa réglementation absurdement restrictive en matière d’accès aux archives, qui a trop longtemps empêché que la vérité se fasse jour.
Si l’on peut trouver un lien entre tous les éléments du patchwork que constitue ce Livre noir, c’est en fait le défaut qui a été reproché au Livre noir du communisme : le parti pris de criminaliser l’histoire, avec les conséquences que l’on devine sur le caractère partiel et partial de l’ouvrage. Or ici le défaut est infiniment plus patent que chez son homologue anti-communiste. La simple lecture de la table des matières le montre déjà. Entre la première partie qui donne le ton – « l’extermination » – et la dernière qui se termine sur la question des réparations, on constate avec surprise que cet ouvrage collectif d’auteurs francophones (à une exception près), qui s’adresse en priorité aux Français, ne comporte aucune étude de la colonisation en AOF, en AEF et à Madagascar, du xixe siècle à 1940 ! Tout au plus ce domaine est-il superficiellement touché dans la dizaine de pages (p. 557-566) que Catherine Coquery-Vidrovitch consacre à l’évolution démographique de l’Afrique coloniale, mais qui illustrent encore le parti pris d’imputation criminelle. Passons sur des exagérations, comme l’importance donnée à la traite négrière française dans l’océan Indien au xixe siècle, certes condamnable, mais statistiquement négligeable. Plus grave est la présentation des fléaux. Dans « les carnages provoqués par le premier demi-siècle de colonisation européenne » (p. 563), les Européens se voient imputer, à la suite des Arabes, la responsabilité des chocs microbiens répétés, « la peste bovine sortie des steppes russe », la maladie du sommeil, la variole « importée de l’Inde », « les maladies vénériennes sans doute apportées par les Arabes » et la grippe espagnole (p. 564) « qui fit plusieurs millions de morts » (où ?). Enfin vient la faute ultime : le système colonial, en faisant reculer aveuglément la mortalité (p. 563-566), serait responsable de l’explosion démographique qui pèse actuellement sur le continent. Nous voilà certes bien loin du génocide.
On a bien compris : la simple présence européenne outre-mer crée une responsabilité illimitée engendrant en fin de compte une véritable culpabilité. En dernière partie, Catherine Coquery-Vidrovitch revient sur « le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », très bonne mise au point certes. Cependant tout avait été dit sur le sujet, et fort objectivement, par l’Américain William Cohen dans Français et Africains. Et, dans cette ligne, « l’afro-pessimisme » est dénoncé au titre d’un legs raciste. Suggérons alors qu’il est urgent de faire le procès du très respecté René Dumont, grand ancêtre de ce regard négatif avec L’Afrique noire est mal partie de 1962. Le parti pris idéologique risque fort de conduire le lecteur non averti à un redoutable refus de toute relativisation contextuelle. Eh oui, suivant nos critères actuels, Voltaire (p. 661) et Kant (p. 663) étaient d’affreux racistes. Faut-il, en les épinglant, jouer rétrospectivement à l’épuration du panthéon républicain ?
Alain Ruscio ajoute encore au florilège. Mais en dépit de son titre ludique, « chantons sous les tropiques », son article montre qu’il faut un singulier manque d’humour et de tolérance pour épingler Ma Tonkinoise et inscrire la chanson coloniale au grand livre des crimes contre l’humanité. Que dire alors, plus loin, de l’exécution (loin d’être nouvelle, elle non plus) de « la négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française ? ». Le malheureux Senghor doit se retourner dans sa tombe en se voyant ainsi rangé ou bout de la galerie des criminels tropicaux. Qu’en pensera son ami Césaire, dont le témoignage est par ailleurs invoqué à la première page du livre, sur un tout autre sujet ?
Les défauts de l’ouvrage, en fin de compte, découlent de sa conception générale, et d’une faiblesse de conceptualisation déjà évidente, dans le chapitre d’introduction de Marc Ferro, qui obscurcit son sujet bien plus qu’il ne l’éclaire. Il pouvait difficilement en être autrement avec l’extension démesurée donnée au terme de « colonialisme » dans le temps et l’espace. L’ouvrage commence avec la découverte de l’Amérique, il aurait tout aussi bien pu remonter aux Croisades. À l’arrivée, le colonialisme se confond avec la mondialisation, englobant tout ce que l’on appelait jadis « la question nationale » : « Ainsi les pratiques dites colonialistes ne sont pas réservées aux seules colonies » (p. 35). Rappelons, en effet, que jadis les socialistes de la IIe Internationale refusaient absolument d’inclure la question coloniale dans la question nationale (le problème des nationalités dominées). Aujourd’hui, c’est l’inverse : le « colonialisme » englobe tout. Mais pour légitimer une telle extension, M. Ferro réalise subrepticement une inversion des rapports entre impérialisme et colonialisme. Jusqu’ici, il était communément admis, et jadis, un excellent article de C. Coquery-Vidrovitch nous l’avait démontré, que l’ère coloniale n’avait été qu’un « avatar » de l’impérialisme, lequel avait, depuis toujours, précédé le colonialisme, pour ensuite, à notre époque, lui survivre d’autant mieux qu’il s’en était débarrassé comme d’un gêneur. Ce que M. Ferro reconnaît aussi, à sa façon, quand il écrit que « l’impérialisme s’accommode de la décolonisation » (p. 22). Mais en fait, pour lui, c’est bien le colonialisme qui englobe l’impérialisme, lequel n’en est plus qu’un aspect. D’où des acrobaties avec détournement de sens, par exemple sur le « colonialisme sans colons ». L’expression, jusqu’ici, correspondait à une réalité historique, celle des colonies, nombreuses en Afrique, qui faute de colons avaient été des colonies de leur administration. Mais chez Ferro, l’expression désigne (p. 33) les pays indépendants exploités par leur bourgeoisie nationale. À ce compte, bien peu de pays en ce bas monde échapperont à l’accusation de colonialisme.
Cette extension démesurée n’exclut nullement, d’ailleurs, la reprise de schémas anciens réfutés depuis longtemps, comme la vieille tarte à la crème léniniste de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme », réaffirmée à l’aide d’un pseudo-raisonnement et d’assertions douteuses. Tout le paragraphe qui précède la référence à Lénine (p. 22) démontre en réalité que l’impérialisme est le stade suprême… du mercantilisme, non du capitalisme. Et Marc Ferro d’ajouter : « C’est la haute finance qui a presque toujours été l’animatrice de la politique impérialiste », ce qui, pour l’Afrique, est faux : les rares fois où la haute finance y a joué un rôle, c’est au service de la « diplomatie à la financière ». En Afrique noire, le capital financier a surtout brillé par son absence.
Mais si ce colonialisme généralisé ne peut plus, comme jadis, être attribué à un « mode de production » daté, quel en est alors le fondement et le ressort ? Comme nous sommes entrés dans l’ère de l’histoire des mentalités, ce ressort ne peut être qu’une structure mentale. Les « similarités » (p. 27-31) qui relient entre eux tous les colonialismes se ramènent à une seule, le racisme et ses variantes, universaliste ou différentialiste. Mais alors, foin des périodisations des vieux marxologues, on est dans l’intemporel. Et désormais, surplombant l’histoire grâce à une élévation dans la sphère de la morale, substitut de celle de la logique, l’historien peut prononcer ses sentences : il y aura peu d’élus et nombre de damnés. Voltaire, Kant, l’auteur de Ma Tonkinoise, Senghor et les autres n’ont décidément qu’à bien se tenir.
Mais hélas, les bons sentiments, pas plus qu’ils ne font de la bonne littérature, ne garantissent de la bonne histoire. La posture morale s’accommode d’une histoire approximative, d’une connaissance déficiente du terrain et des archives. D’où la présentation confuse du problème de l’accès des colonisés à la citoyenneté française (p. 19). Il aurait fallu expliquer pourquoi la métropole, après 1900, découvre les vertus d’un accès à titre individuel comme barrière efficace à des revendications collectives, et les conséquences de ce choix qui pèse encore sur notre présent.
Un reste de tendresse de l’ancien militant du PCF pour l’URSS lui suggère une comparaison peu pertinente. Ferro est tout ému devant le cas de ces ex-dirigeants soviétiques démocratiquement élus présidents des républiques indépendantes. Ah, note-t-il, ce n’est pas Mac Millan qui aurait pu se faire élire en Birmanie ! (p. 16). Mais outre que Chevarnadze donné en exemple a été élu en Géorgie d’abord parce qu’il était Géorgien, et que les autres hiérarques étaient dans la même situation, Ferro oublie que les nouveaux États francophones ont compté au début nombre de ministres français : Madagascar confia ses finances à un arrière-petit-fils de Karl Marx, et la Côte d’Ivoire à Raphaël Saller, l’administrateur qui avait fait inscrire le refus de tout self-government en tête des recommandations de la conférence de Brazzaville. Dans la même veine, notons que le problème corse est mal posé (p. 34) : qu’il y ait des ministres et hauts fonctionnaires Corses à Paris n’est en rien une réponse aux nationalistes, pas plus que la désignation, jadis, de Senghor et d’Houphouët, comme ministres de la quatrième République n’était une réponse adéquate aux revendications africaines. Si le terme de colonialisme est abusif dans ce cas précis, c’est simplement parce que la très grande majorité des Corses sont et se sentent Français.
Cette histoire engagée suit une pente naturelle tendant à déformer ou forcer la réalité. Ainsi, Jules Ferry aurait prôné le travail forcé (p. 21). Ailleurs (p. 23, note 31), il est discrètement suggéré qu’il y a continuité de la destruction des Indiens Caraïbes à celle des populations d’Afrique centrale à la fin du xixe siècle, en passant par celles des Aborigènes australiens et des Indiens d’Amérique du Nord. Rappeler « comment Gallieni passait les Malgaches au fil de l’épée (p. 11) » est une vision fausse du général, qui était avant tout un politique, tout à fait opposé aux sabreurs comme Gérard ou Mangin. Ou bien encore, écrire que l’Afrique noire a été « saignée à blanc (p. 27) » par les exportations d’arachide, café et cacao, est une exagération journalistique dont on ne soupçonne pas les effets. Car nous avons pu le relever pour Madagascar, elle a contribué à enraciner des idées fausses, comme la conviction qu’importer, c’est s’enrichir, et exporter, s’appauvrir.
« Le colonialisme : un totalitarisme ? » : cet intertitre en première page pose un problème dont on s’aperçoit en refermant le livre qu’il n’a pas été traité. L’hypothèse n’a rien de nouveau, nous-même l’avons faite en 1978 et 1993. Mais on attendait ici une réflexion d’ensemble qui ne vient pas. L’appel à une citation de Césaire de 1955 ne prouve rien : car dès les années 1933-1935 le terme de « fasciste », lancé contre le pouvoir colonial, était une insulte ordinaire de la presse anti-colonialiste. L’absence de démonstration renvoie en fait à une lacune déjà évoquée, celle de l’analyse du système colonial à son apogée en Afrique noire. Ainsi, de ce qui fait l’essence du totalitarisme, la mainmise monstrueuse du politique sur le social, on ne saura rien. Cependant, si entre les guerres de conquête et la décolonisation, il n’y a rien dans le Livre noir sur l’Afrique, ce n’est pas tout à fait un hasard. Le travail avait bien été entrepris voici 40 ans par J. Suret-Canale dans son Afrique noire : L’ère coloniale. Mais de manière si excessive et partiale que l’ouvrage (pourtant fort utile en son temps pour contrebalancer les flots de littérature rose antérieurs) ne put accéder à la reconnaissance universitaire et scientifique. Suret-Canale, pour schématiser, avait eu le tort de généraliser « Nzerekoré 1943 », la tyrannie exercée dans un poste isolé à un moment où tout contrôle avait disparu. Or les recherches récentes sur le terrain tendent avant tout à montrer que la colonisation d’une part a été elle-même très marquée par les conditions qu’elle a rencontrées sur place, d’autre part qu’elle a beaucoup moins entamé les réalités africaines que ne l’avaient un peu vite proclamé les colonisateurs et leurs adversaires marxistes, dont Ferro reprend la vision (p. 22). La lecture d’Almamy. Une jeunesse sur les rives du fleuve Niger (Almamy Maliki Yattara et Bernard Salvaing, éd. Grandvaux, 2000) est à cet égard édifiante. À tout le moins, on pourrait demander à des universitaires d’être au courant des travaux récents et d’en tenir compte. Ce Livre noir date terriblement, il aurait pu être écrit il y 25 ou 30 ans…
Dans cette perspective, le totalitarisme colonial apparaît pour ce qu’il a été pour l’essentiel, malgré les crises et ses flambées locales d’excès : un fantasme de domination permettant à des colonisateurs de cultiver une illusion de puissance et d’occulter à la fois leur déclin et leur manque cruel de moyens et d’efficacité sur le terrain. On comprend alors pourquoi l’historiographie anticolonialiste en France ces dernières années en a été réduite à étaler des images et analyser un discours, en confondant cette plongée dans l’imaginaire français avec une réécriture de l’histoire coloniale, elle-même confondue avec l’histoire de l’Afrique et des Africains. Et pourtant s’ouvre toujours un immense champ de recherches sur les modalités du contact colonial. Cela suppose, il est vrai, un patient travail d’enquête sur le terrain, auquel, il faut le reconnaître, la période actuelle se prête de moins en moins.
Un effet pervers (Ferro affectionne l’expression, qu’il applique notamment aux aspects positifs de l’action du colonisateur dans les domaines de l’école et de la santé) de l’optique du Livre noir est que, en concentrant le projecteur sur le colonisateur, il laisse dans l’ombre le colonisé. Telle la créature kantienne parfaitement vertueuse, l’Africain a les mains pures, mais il n’a plus de mains. L’ouvrage n’est donc en réalité qu’une nouvelle version du dépendantisme à l’honneur déjà dans les années 1970, qui a force de charger l’Occident, oubliait la dynamique propre des sociétés africaines. Simplement, du registre économique on est passé à celui des représentations. Certes, derrière Marc le militant, Ferro l’historien revient régulièrement avec ses scrupules pour dire que, tout de même, en matière de « sanglot de l’homme blanc », il ne faudrait pas exagérer ; que dans le cas du colonialisme, le livre noir de Las Casas a même précédé le livre rose ; que la colonisation ne se limite pas au colonialisme (p. 15) car « il y avait quelques pages roses au sein du livre noir » ; que l’on abuse du mot de génocide dès 1956 en Algérie (p. 32) ; et que vraiment, ce terme de colonialisme, « on l’emploie à tort et à travers » (p. 34). C’est là admettre implicitement qu’il y aurait place pour une autre histoire plus rigoureuse dans sa conceptualisation et plus mesurée dans ses conclusions. Mais un obstacle de taille interdit un tel aveu. C’est qu’alors le parallèle avec Le Livre noir du communisme s’effondrerait. Car ce dernier démontre, lui, que la terreur de masse a bien été le fondement de tous les régimes communistes du xxe siècle, de la défunte URSS au Cuba actuel. Or quelle qu’ait été la peur sociale en situation coloniale, elle n’a été qu’une peur d’Ancien Régime, du type analysé par Delumeau, sans commune mesure avec la terreur qu’ont pu faire régner Hitler et Staline.
Finalement, en militant chevronné qui sait comment, en assemblée, on peut museler l’adversaire en confisquant son discours, Ferro pose lui-même le problème décisif. « Par une ultime exigence d’orgueil, la mémoire historique européenne s’est assuré un dernier privilège, celui de parler en noir de ses propres méfaits, avec une intransigeance inégalée. Cette audace fait problème » (p. 35). Certes ! Car du coup, en voulant prononcer un jugement un peu plus équilibré, Ferro contredit ses propres auteurs, quand il écrit que « la colonisation puis le colonialisme » – il y aurait eu deux stades différents, lesquels ? – « ont été autant la conséquence que la cause d’une déchéance qui… avait précédé l’arrivée des Européens » (p. 37) : c’est là entre autres prendre le contre-pied de la thèse centrale d’É. M’Bokolo sur le « mythe de la crise » de l’Afrique à la veille du scramble.
Mais ces scrupules ne pèsent pas bien lourd. Car Ferro retombe immédiatement dans le travers qu’il dénonce en imputant à nouveau tous les maux du monde contemporain au colonialisme. Ainsi quand il se demande si « les crimes commis par l’Occident ne génèrent pas à leur tour une forme nouvelle de totalitarisme », en l’occurrence l’Islam intégriste (p. 36) ; ou quand il juge que « les méfaits du colonialisme ont gagné du terrain après les indépendances » (p. 38). Avec l’immigration des ex-colonisés dans les métropoles, en effet, « le racisme a étendu le champ de ses agressions ». Et Ferro de terminer sur la dernière en date des « histoires interdites » : le racisme des… trotskistes.

Le colonialisme en Afrique : un régime totalitaire sur lequel il y aurait beaucoup à dire

par Joseph Gahama

2 Rédigé par une vingtaine de chercheurs essentiellement historiens sous la direction de Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme marque un retour à l’anticolonialisme et s’inscrit dans l’esprit de la Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenue à Durban en 2001. Il entend « faire couple » avec Le livre noir du communisme publié aussi par Robert Laffont une année auparavant.
Se faisant l’écho de Hannah Arendt, Marc Ferro considère le colonialisme comme un régime totalitaire au même titre que le nazisme et le communisme (p. 9) et désigne par conséquent l’Occident comme le coupable qui doit présenter ses excuses et, le cas échéant, consentir à accorder des réparations aux victimes des « crimes contre l’humanité ».
La première réaction que suscite cet ouvrage collectif, dont les contributions sont les unes plus pertinentes que les autres (celles qui traitent de l’Inde et de l’Amérique sont remarquables), n’est pas tant de revenir sur les méfaits et les excès du colonialisme comme les injures, les humiliations, les violences physiques (coups, enfermement) et sexuelles (viols des femmes tolérés à cause du déséquilibre du sex ratio) qui ont été par ailleurs bien décrites, mais de discuter de certaines questions soulevées par le colonialisme en tant que système autoritaire.
Il s’agit en premier lieu de la mobilisation des populations africaines au nom du progrès : les contraintes relevées par Élikia M’Bokolo (travail forcé, portage, corvées, fournitures de vivres, taxes et impôts) et imposées aux Congolais à la fin du xixe siècle par les agents des compagnies belges et leurs « auxiliaires » à la recherche de l’ivoire et du caoutchouc, se sont prolongées inlassablement durant toute la période coloniale, surtout dans la période « d’apogée » (1930-1950).
Un autre point qui aurait pu être mieux abordé concerne le brutal changement des modes de vie induits par la monétarisation. S’il est vrai que la colonisation arabe à Zanzibar a entraîné la monétarisation de l’économie, il conviendrait de se garder de tomber dans une généralisation abusive du genre « à l’apogée de la traite, le plus humble des cultivateurs participait à la production d’un surplus » (p. 461). Nombreuses sont en effet des régions africaines, y compris dans l’arrière-pays du littoral de l’océan Indien, qui ont continué à vivre dans une économie d’auto-subsistance jusqu’à la veille de l’indépendance.
Les discussions autour du Livre noir du colonialisme se sont en général gardées de signaler les manipulations ethnistes que les colonialismes ont introduit un peu partout pour diviser les peuples colonisés. Aucune contribution dans cet ouvrage ne s’arrête sur les descriptions physiques caricaturales, les jugements moraux globalisants appliqués à des peuples jugés les uns supérieurs aux autres au sein même des populations africaines, sur l’utilisation des mythes « bantou » et « hamitique » en Afrique centrale et orientale, sur la manière dont les coloni-sateurs sélectionnèrent leurs « auxiliaires ».
Il y aurait également à dire davantage sur les formes de résistances que les Africains se choisirent face aux colonialismes dès la conquête du continent. La carte des principaux foyers de résistance ainsi que la chronologie des « principales insurrections et révoltes en Afrique noire à l’âge de l’impérialisme » (p. 467-468) pourraient être actualisées. Ces documents ont néanmoins l’intérêt de montrer qu’il n’est affirmé nulle part que la domination coloniale ait été entièrement acceptée.
La mise en exergue des étouffements culturels des peuples colonisés sous l’action des Églises chrétiennes aurait pu mettre en lumière des troublantes similarités des colonialismes en matière de destruction des systèmes de croyances. Se pose alors la question de savoir si les conversions massives observées dans les années 1930 à 1950 au Cameroun, au Congo belge, au Ruanda-Urundi et en Ouganda n’obéissaient pas à une stratégie des Africains visant à faire semblant de s’ouvrir à « la civilisation occidentale » tout en conservant, malgré leur interdiction, les pratiques culturelles africaines.
Cet ouvrage appelle également quelques réflexions sur les effets pervers du colonialisme. Si la traite des Noirs en Amérique et dans les Caraïbes a fait l’objet de nombreuses publications, il a existé d’autres formes d’esclavage moins étudiées réalisées par des conquérants n’appartenant pas au monde occidental. Il s’agit entre autre de la traite arabe évoquée dans cet ouvrage par Catherine Coquery-Vidrovitch (p. 452 sq.) et dans une moindre mesure par Marc Ferro (p. 103 sq.). Ces auteurs montrent que depuis l’installation des Arabes à Zanzibar et sur les côtes de l’océan Indien sous l’égide du sultan Seyyid Said, le trafic négrier s’accrut considérablement, touchant évidemment le littoral mais aussi des régions de l’intérieur du continent comme le Buganda, le Nyassaland et le Manyema, région du haut-Congo contrôlée par Tippu Tip, un Arabe métissé assis sur une immense fortune accumulée en vendant de l’ivoire et des esclaves aux traitants zanzibarites. Alors qu’une partie des captifs qui arrivaient à Zanzibar était gardée sur place comme domestiques (mjinga wa nyumbani) ou comme ouvriers dans les plantations (mjinga wa shamba), la majorité était réexportée vers l’Arabie et le Moyen Orient.
On regrette cependant que ces contributions ne nous renseignent pas davantage sur la manière dont les Noirs furent traités à tel point que leurs descendants ont pratiquement tous disparu du monde arabo-islamique. La castration systématique des esclaves mâles ou les conditions de vie faisant que « leur mortalité dépassa celle des autres habitants » (p. 105) suffisent-ils pour rendre compte de ce phénomène ? Des études réalisées sur place par des spécialistes de la région pourraient fournir de précieux compléments.
Un autre effet pervers de cette traite est que l’interdiction de l’esclavage transatlantique des Noirs, qui donna enfin raison aux abolitionnistes qui se sont battus bec et ongle pour faire triompher leurs idées, aboutit à des résultats inattendus dans la mesure où les négriers arabes accentuèrent leurs activités dans l’océan Indien avec le consentement des Européens.
À lire le chapitre consacré à « l’évolution démographique de l’Afrique coloniale », on croirait qu’elle est uniquement tributaire des politiques coloniales : alors que la traite a contribué fortement au dépeuplement du continent, que le recul démographique a continué lors des conquêtes coloniales à cause des guerres, du « choc microbien » (peste bovine, variole, maladies vénériennes, trypanosomiase), de la sécheresse et des famines qui frappèrent un peu partout vers la fin du xixe siècle, « l’action civilisatrice » de l’après-guerre aurait entraîné un grand essor démographique, résultat « de la politique sanitaire préventive, devenue la règle » (p. 565) et qui fit tomber énormément la mortalité infantile. Quelle est finalement la part des Africains dans la prise en charge de leur démographie ? Le bilan médical des politiques coloniales n’a-t-il que des impacts positifs ?
En dernier lieu, la contribution de Nadja Vuckovic sur la Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenue à Durban en 2001 prouve que faire endosser à l’Occident la responsabilité des crimes commis pendant le colonialisme ne suffit pas ; encore faut-il que ses victimes présumées puissent avoir l’unanimité quant aux dommages et intérêts à réclamer (p. 771).
Deux points précis concernant l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch sur « la colonisation arabe à Zanzibar » appelleraient des correctifs : l’affirmation selon laquelle l’ethnonyme Banyamwezi signifierait les « gens de l’Ouest » (p. 459) alors qu’il signifie les « gens de la Lune », et la révolte de l’Urundi (p. 467) censée avoir eu lieu en 1931 est vraisemblablement celle qui prit place au nord-ouest du pays en 1934.
Au total, Le livre noir du colonialisme donne l’impression qu’il répondait à un besoin : celui de prolonger les débats qui ont eu lieu à Durban où l’Occident fut désigné comme le coupable qui, après repentance, devra payer des réparations. Il contient cependant d’intéressantes contributions qui nous conduisent à voir que le débat autour du colonialisme est loin d’être clos.

Colonisation, crimes et victimes

par Sylvie Thénault

3 Rendre compte d’un ouvrage collectif est un exercice souvent difficile, la diversité des contributions pouvant donner lieu à un catalogue de résumés sans lien les uns avec les autres ou, en faisant le choix de la sélection des plus significatives d’entre elles, à la mise en valeur de certaines au détriment d’autres. Ici, cependant, un projet tient l’ensemble, au point d’occulter les articles dont l’unique fonction est d’étayer la thèse défendue : pendant des siècles, du xvie à nos jours, la colonisation a engendré de multiples crimes, dont la réparation est aujourd’hui légitime. Esclavage, travail forcé, racisme, ségrégation, torture, massacres… L’existence de crimes dans les colonies est irréfutable. Moins que cette assertion, c’est la façon dont elle est pensée et le raisonnement en découlant qui posent problème.
À la rencontre de l’historiographie et de l’actualité, Le livre noir du communisme, Hannah Arendt et la conférence de Durban encadrent intellectuellement l’ouvrage. La référence au premier inscrit d’emblée la démarche des auteurs dans la lignée d’un courant historique tendant à placer le « crime d’État » au centre de ses préoccupations [1]. Utilisée notamment par Yves Bénot (p. 552), cette expression permet d’englober les crimes commis par n’importe quel État, n’importe quand et n’importe où, dans une vaste catégorie que Marc Ferro décline en trois types : « l’État rouge ou brun » et « l’État-nation » (p. 11). D’emblée, l’énumération amalgamant des régimes politiques très différents interroge : que vaut-elle, historiquement ? Que signifie-t-elle, politiquement ? Quelles conséquences emporte-t-elle, moralement ? Elle crée la confusion entre des régimes que l’histoire s’est attachée à décrire et distinguer pour mieux les comprendre ; elle pourrait suggérer que, tous les régimes ayant leurs crimes, aucun n’est meilleur qu’un autre ; elle entraînerait alors, nonobstant toute autre considération, leur condamnation à tous.
La référence à Hannah Arendt oriente la réflexion vers l’État et le totalitarisme, sans que l’introduction du livre tienne compte des contestations de ce concept. En effet, si la colonisation a produit des crimes, où en est la source ? Dans un appareil d’État transposé aux colonies ? Dans une idéologie ordonnant le tout en une cohérence intellectuelle et pratique ? Dans un système construit politiquement mais aussi économiquement et socialement ? Les discussions autour du Livre noir du communisme ont porté sur l’articulation entre ces trois entités : l’État, aux mains des militants d’une idéologie, construisant un système pour la mettre en pratique. La critique principale de la confusion entre nazisme et communisme, créée par l’introduction de Stéphane Courtois, a précisément visé la différence entre les sources de la terreur : inscrite dans l’idéologie et logiquement mise en œuvre dans le premier cas, antinomique des idéaux communistes et produit des circonstances historiques dans l’autre [2].
Ici, qu’en est-il ? Hannah Arendt relie en effet violences et exportation de l’appareil d’État aux colonies : « L’exportation du pouvoir fit d’abord que les instruments de violences de l’État, police et armée, qui dans la structure de la nation allaient de pair avec les autres institutions nationales et demeuraient sous le contrôle de celles-ci, se trouvèrent séparés de ce corps et promus au rang de représentants nationaux dans des pays arriérés (sic) ou sans défense [3]. » Dans son introduction, cependant, Marc Ferro refuse une approche mettant en cause l’État et ses institutions car elle « vise à innocenter la société » (p. 35). Interrogeant les « intentions » des « promoteurs » du « colonialisme » (p. 15), il ne parle pas non plus, à juste titre, d’« idéologie », même si la presse ne s’est pas embarrassée des mêmes nuances, le Monde des livres titrant son compte rendu du Livre noir du colonialisme : « Autopsie de l’idéologie coloniale [4] ». Au contraire, le mot « système » revient plusieurs fois dans l’introduction de l’ouvrage, en toute logique avec la volonté d’englober la société, et pas seulement l’État, dans le raisonnement.
L’entreprise de définition du « système » colonial serait passionnante. Elle dépasserait cependant la question du crime, qui y perdrait très certainement sa centralité. Enfermé dans la perspective de légitimer une demande de réparation, avec la conférence de Durban comme référence, le livre ne s’y attelle pas et désigne un coupable : l’Occident. Finalement, la question n’était pas tant de savoir « qui demande des réparations et pour quels crimes ? », comme le fait Nadja Vuckovic en épilogue, mais : qui doit réparation ? Que l’historien fasse des crimes un objet de recherche est parfaitement légitime – et nombre d’entre eux l’ont fait – mais la subordination de l’analyse aux questions de culpabilité et de réparation opère des effets pervers. Ici, elle en limite les horizons. Elle transforme également le travail historique en entreprise de légitimation de revendications politiques actuelles, sans considérer les problèmes posés par l’application, à l’histoire, de la catégorie juridique du « crime contre l’humanité » qui aboutit à mettre ensemble des faits historiquement distinguables.
« Il plaque massivement les catégories juridiques issues de Nuremberg – crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité – sur la criminalité communiste, alors qu’aucun historien du nazisme n’a jamais utilisé pour ses travaux une telle grille de lecture. Et pour cause : elle n’a aucune valeur heuristique », reprochait Annette Wieviorka à Stéphane Courtois [5]. L’historien de la colonisation qui recourt à la catégorie de « crime contre l’humanité », pour analyser les faits qu’il étudie, s’enferre dans la même impasse, sauf si son objectif est de servir une action de type judiciaire : reconnaissance d’une culpabilité, condamnation et réparation aux victimes. L’incohérence entre les catégories juridiques et les faits historiques est d’ailleurs valable dans les deux sens : des juristes soucieux de déclencher des poursuites judiciaires contre les tortionnaires de la guerre d’Algérie, dont les crimes ont été amnistiés, ont dû y renoncer, car il leur fallait tordre les faits pour leur faire intégrer la qualification du « crime contre l’humanité », telle qu’elle est définie à l’heure actuelle. C’est pourquoi le général Aussaresses n’a pu être poursuivi que pour « apologie de crime de guerre ».
Si la démarche qui préside ce livre peut avoir le mérite de susciter le débat, le problème est que l’ouvrage souffre de contradictions, lacunes ou erreurs qui nuisent à sa crédibilité. En effet, alors qu’il tend à une culpabilisation collective, en incriminant la société et l’Occident, Marc Ferro cite par ailleurs les « avocats qui furent souvent les chantres de la liberté » ainsi que « ceux des militaires qui, à l’exemple du général de Bollardière, ont condamné les méthodes colonialistes ou qui, tournant les ordres reçus, ont réussi à sauver une partie des harkis du massacre » (p. 35). L’article de Marcel Merle sur « l’anticolonialisme » prouve également que les sociétés occidentales n’ont pas été unanimes face à l’entreprise coloniale [6], et celui de Marc Ferro, « Autour de la traite et de l’esclavage », rappelle que ce crime n’a pas été commis par les seuls Européens. La conférence de Durban a d’ailleurs occasionné un singulier compromis entre représentants arabes et africains. Les pays arabes recherchant le soutien des pays africains sur la question palestinienne, ils se sont gardés de les affronter sur la question des réparations pour la traite et l’esclavage, que les Africains pourraient leur réclamer. Ils sont « restés silencieux sur le sujet et évitent autant que possible le débat, dans lequel les Africains prennent soin, d’ailleurs, de ne pas les engager », rapporte l’envoyée spéciale du Monde[7].
Par ailleurs, Marc Ferro regrette que « l’audace » qui a consisté, depuis quelques années, à « parler en noir de ses propres méfaits », « fait problème parce qu’elle ne donnait pas la parole aux colonisés », même si « cela change peu à peu » (p. 35). Or, enfermer les « colonisés » dans le statut de victime les revalorise-t-il ? Continuer, même, à parler de « colonisés » pour désigner ceux qui ont subi la colonisation ne fait-il pas problème ? Une certaine rigueur chronologique plaiderait pour l’ajout du préfixe « ex », les « ex-colonisés » étant les peuples qui ont connu la colonisation, mais qui en sont sortis. Ainsi, si cet état de « colonisé » a pu les caractériser par le passé, il est impropre, aujourd’hui, pour les désigner. La remarque, en outre, ne repose pas que sur cet argument temporel, car les peuples qui ont été colonisés ont vécu, depuis l’indépendance, une histoire qui les a transformés et qui a contribué à les redéfinir. Ils ne sont plus des « colonisés », non seulement parce que la colonisation a pris fin, mais aussi parce que leur identité et leur statut se sont remodelés depuis.
Cela explique peut-être aussi leur relative absence dans ces débats. L’exemple de l’attitude des Algériens dans les polémiques sur la torture pratiquée par les forces de l’ordre françaises pendant leur guerre d’indépendance, en est significative : les journaux français ont en effet reçu des milliers de lettres à ce sujet, mais dans leur immense majorité, elles émanaient de Français, tandis que les Algériens ne se sont pratiquement pas manifestés. Il est évident que la presse française parle d’abord, et avant tout, aux Français. Mais en Algérie même, n’y avait-il pas une quelconque incongruité à parler de la torture au passé alors qu’elle est une question d’actualité ? Autrement dit : considérer les Algériens comme des colonisés victimes de la torture a-t-il un sens, alors qu’ils sont, aujourd’hui, des citoyens de leur pays pouvant en être victimes ? Il ne s’agit pas d’opposer à la torture du colonisateur celle du pouvoir algérien actuel car, sur un plan moral, les deux sont également condamnables. Mais il s’agit d’insister sur l’urgence du présent et sa prééminence sur le passé.
Ici, l’histoire échoue à épuiser la définition d’un peuple : les Algériens sont des « ex-colonisés », certes, mais ils ne sont pas que cela et leur attitude même dans les débats autour des crimes de la colonisation n’est pas déterminée par cet état ; elle est déterminée, d’abord et avant tout, parce qu’ils sont devenus et ce qu’ils sont aujourd’hui. Marc Ferro critique le terme décolonisation, « mal choisi, européocentrique, qui ignore la part des peuples opprimés dans leur libération » (p. 10). Mais la représentation du « colonisé » comme « victime » des crimes du colonisateur n’est-elle pas, elle-même, une construction occidentale unissant des peuples sur le seul critère d’avoir été dominés et ignorant ce qu’ils sont devenus ?
Enfin, sur l’Algérie, sans vouloir soumettre le livre à une lecture trop sourcilleuse, des erreurs telles que « Raymond » Naegelen (p. 508) ou Révolution du « 2 » novembre 1954 (p. 512), sont regrettables. L’introduction des « principes de la laïcité » (p. 25) est également un contresens, car l’application de la loi de 1905 a sans cesse été différée en Algérie [8]. Certains historiens, dont les travaux entrent dans le sujet du livre, sont absents : l’expression « sudisme à la française » (p. 507) renvoie ainsi à Benjamin Stora, dans Le transfert d’une mémoire, édité par La Découverte en 1999 ; les passages consacrés à la torture pendant la guerre d’Algérie, quant à eux, rappellent la thèse de Raphaëlle Branche, La torture et l’armée, parue chez Gallimard en 2001 (p. 548-551). Les citations entre guillemets et non référencées, page 548, mettent en doute le sérieux de la contribution d’Yves Bénot, de même que la tentation d’augmenter le nombre des victimes : Paul Teitgen a toujours dénombré 3 024 disparus et non « 3 000 à 4 000 » (p. 549) et rien ne rend « plus vraisemblable » un bilan de 500 000 morts algériens pour l’ensemble de la guerre (p. 556) [9]. Est-il vraiment nécessaire de gonfler les statistiques ou retenir les hypothèses les plus hautes pour affirmer que cette guerre a été meurtrière ?
Dans l’ensemble, l’ouvrage laisse l’impression d’avoir soulevé des questions passionnantes, sur lesquelles le débat pourrait être poursuivi. Mais le traitement s’est plié à la recherche d’un écho médiatique. La copie du titre sur celui du Livre noir du communisme l’annonce d’emblée, de même que la référence à la conférence de Durban. Que des historiens cherchent à inscrire leur réflexion dans le champ de l’actualité politique n’est pas, en soi, critiquable ; il est même légitime de ne pas s’enfermer dans une tour d’ivoire et négliger le débat public. Mais le faire au prix de contradictions, d’approximations ou de contresens pose problème.

L’histoire de l’Afrique piégée par la concurrence des victimes

par Jean-Pierre Chrétien

4 La somme de plus de 800 pages sur « le colonialisme » du xvie au xxie siècle que nous propose Marc Ferro, déjà éditeur d’une Histoire des colonisations qui courait du xiiie au xixe siècle, appellera plusieurs types de lectures : des étudiants y trouveront une compilation d’études, nourries de la bibliographie existante (car le sujet n’est pas si nouveau) et dont plusieurs sont excellentes, portant sur des situations très variées vécues par les peuples d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Pacifique durant les époques « moderne et contemporaine » de l’histoire européenne ; des militants soucieux de vérité et de repentance, voire de réparation, y recevront du grain à moudre dans la dénonciation des différentes formes de l’impérialisme occidental ; les idéologues de toutes factures du « choc des civilisations » y verront l’illustration de la confrontation radicale et durable entre le monde blanc et les mondes plus ou moins de « couleur » ; certains journalistes semblent y avoir découvert un livre rêvé qui serait un bilan honnête, équilibré « entre plaidoyer et réquisitoire », finalement « ni noir ni rose [10] », comme si la pertinence scientifique devait résider dans ce genre d’équilibrisme.
Cette œuvre qui se situe manifestement dans un certain air du temps, laisse en fait plutôt perplexe. C’est moins le détail du livre que le projet et son architecture qui méritent réflexion et commentaires. Les prestations fournies auraient pu être multipliées par deux, quatre ou dix, sans en perturber le plan énumératif, les moments sombres ayant particulièrement marqué cette histoire des relations « Nord-Sud » autant que les « lieux » dans les jeux de la mémoire collective. Des interrogations essentielles restent sans réponse claire sur la chronologie du phénomène étudié, sur la place accordée aux différents acteurs et sur la problématique réelle qui inspire ce retour sur un passé tant historiographique qu’historique.
Le plan géographique suivi par cette anthologie des crimes coloniaux aboutit à un écrasement de la chronologie. On navigue entre la conquête espagnole en Amérique, l’Inde du xixe siècle et les décolonisations africaines, comme si des situations, des projets et des effets différents n’étaient pas en jeu. La longue durée de l’expansion occidentale est certes un beau projet d’étude critique, à condition d’en marquer les césures au risque de livrer une fresque qui a l’allure d’une épopée tragique marquée par un destin inéluctable. Déjà les expansions continentales, russe et chinoise (oubliées), qui prennent le relais des anciennes constructions impériales romaine et byzantine, feraient contraste avec les expansions maritimes modernes et contemporaines de l’Europe occidentale. Mais il faut attendre l’excellente synthèse de Marcel Merle sur l’anticolonialisme pour voir marquée la rupture entre l’ancien régime colonial, fondé sur le mercantilisme, la traite et la bénédiction du christianisme, et le renouveau colonial de la fin du xixe siècle fondé sur un projet quasi simultanément libéral et impérial d’ouverture culturelle et commerciale. Les quiproquos d’une bonne conscience éclairée par la science des « races », des intérêts commerciaux du monde industriel et des mobilisations nationalistes, qui caractérisent le partage du monde contemporain, bien analysés dans nombre de travaux des années 1960 sur le passage de l’impérialisme informel à l’impérialisme colonial, méritent d’autant plus d’être décryptés que ces ambiguïtés se retrouvent dans les débats actuels sur la « mondialisation ».
On en revient donc à la question-clé, celle du sens donné au terme « colonialisme ». Lancé en France au début du xxe siècle dans un sens péjoratif, il désigne le système et l’idéologie censés caractériser les régimes coloniaux établis en Afrique et en Asie depuis les décennies précédentes. À la fin du xviiie siècle, on avait parlé de « colonisme » pour dénoncer l’ancien régime colonial. L’expression caractérise donc clairement un moment de la politique internationale et de l’économie mondiale, celui de l’expansion territoriale outre-mer d’un certain nombre de puissances européennes, celui de l’exploitation systématique des ressources et du travail des populations dominées, celui de la légitimation de cette domination par l’infériorité « raciale » supposée de celles-ci justifiant « l’œuvre » coloniale, après avoir servi de prétexte à la traite esclavagiste. Il ne s’agit donc pas d’une banale histoire des conquêtes et des crimes de guerre « collatéraux », où les expéditions de Bonaparte en Égypte et de Napoléon en Espagne pourraient être sur le même plan, où les projets pangermanistes en Mitteleuropa et en Mittelafrika seraient traités à l’identique, où les crimes français lors de la conquête de l’Algérie rencontreraient ceux des armées de Louis XIV dans le Palatinat.
Un débat connu existe déjà sur la signification globale à donner au colonialisme des xixe-xxe siècles [11]. Ou bien on y verra une forme quasi normale de l’expansion technique et économique du monde industriel, une expansion du progrès avec ses bavures inévitables. Ou bien on insistera sur le caractère particulier de ce « rayonnement » fondé sur la violence de sang, sur une terreur policière permanente (les administrations européennes outre-mer prenant les formes d’une dictature sans séparation des pouvoirs), sur le caractère à la fois « disciplinaire » et « théologien » (le Blanc a toujours raison comme si sa parole était divine) de cette « modernisation », pour reprendre les termes d’Achille Mbembe [12]. Cette deuxième lecture plus proche de la réalité de la situation coloniale conduit à poser la question du totalitarisme, posée d’emblée par Marc Ferro dans son introduction, en écho avec les analyses d’Hannah Arendt. Chacun voit que l’air du temps, reflété dans cet ouvrage, tend à rapprocher le colonialisme du communisme et du nazisme, tous ces -ismes qui ont endeuillé le xxe siècle aux limites de l’extrême. Aussitôt l’historien est obligé de souligner les différences de fonctionnement de ces trois idéologies, puisque le colonialisme, en l’occurrence, est abordé à ce titre (par-delà la phase proprement coloniale contemporaine). Le national-socialisme reprenait consciemment une terminologie populiste pour envelopper un programme raciste, le communisme projetait sur le présent, avec les dévoiements et la caricature tragique que l’on connaît, l’idéologie marxiste et le messianisme d’un socialisme abouti, le colonialisme a pris de multiples formes sur la base de projets parfois fumeux [13], parfois apparemment lucides, et d’une chaîne d’initiatives conjoncturelles, pour aboutir à un système sur lequel les praticiens se sont mis à théoriser. Il s’agit donc d’un totalitarisme émietté ou latent, dont le cœur est sans doute le racialisme, c’est-à-dire la réduction des populations dominées (et dominantes) à des groupes dont le destin est déjà joué dans leur biologie. De ce point de vue, le chapitre de Catherine Coquery-Vidrovitch sur « le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire » est sans doute un des mieux venus dans cet ouvrage. Ce racialisme s’exprime par des pratiques racistes plus ou moins affirmées dans les relations entre colonisateurs et « indigènes », dans des comportements, des règlements, des statuts, des discriminations. Tout cela a une histoire : le Congo belge n’est pas l’Ouganda ni le Sénégal et la situation vers 1880 ou 1900 restait parfois plus ouverte qu’en 1930 ou en 1950.
En tout cas, la question du totalitarisme de la gestion coloniale a déjà été posée à travers des analyses concrètes qu’on ne retrouve pas dans ce livre. Si nous prenons le cas africain, qui nous retient plus particulièrement, la carence essentielle est la quasi-absence d’une réflexion sur les régimes coloniaux à leur apogée, quelque part entre les années 1930 et les années 1950, au moment où la théorisation des systèmes, l’emprise administrative et économique, les manipulations sociales et politiques, l’aliénation culturelle, l’autosatisfaction des opinions occidentales atteignent des sommets. Ce sont les moments de la conquête initiale et des prodromes violents de la décolonisation qui sont traités, comme s’il fallait nourrir des martyrologes pour mieux fonder la critique. Le chapitre d’Élikia M’Bokolo sur le Congo léopoldien est impeccable. Il fait écho à l’ouvrage récemment traduit du journaliste américain Adam Hochschild sur Les Fantômes du roi Léopold, sous titré « un holocauste oublié [14] ». Mais un chapitre sur le régime colonial belge tel qu’il s’est déployé ensuite jusqu’à la veille des indépendances et sur lequel de nombreux travaux ont été effectués ces dernières années aurait été plus probant. Il en va de même pour les autres régions d’Afrique, avec leur « Code de l’indigénat », leur indirect rule, leurs compounds, leurs corvées et autres œuvres « civilisatrices ». Quant à la phase de la conquête, elle est à cheval entre la période dite libérale et celle de l’impérialisme officialié par des déclarations et des traités (essentiellement dans les années 1890), le continent n’ayant guère été « partagé » à la fameuse Conférence de Berlin, sinon à travers des textes généraux et, en marge, sur des cartes, d’ailleurs fantaisistes, du bassin du Congo. Elle fait intervenir des négociants, des aventuriers plus ou moins sous-traités par des organismes officiels sous la rubrique des « explorations », des chasseurs transformés en chefs de bande, des troupes improvisées à la marge des armées nationales. De toute façon, les intérêts, internationaux et locaux, du commerce de certains produits tropicaux, la diffusion des armes à feu, les progrès de la navigation maritime et des communications en général « encerclaient » les espaces restés « à l’écart » du marché mondial, en fait restés aux mains de réseaux de commerçants régionaux (Swahili, Douala, Dioula, Pombeiros, Haoussa…). Cette confrontation inévitable ne pouvait être angélique. L’expansion maritime et commerciale des Chinois ou des Malais en Extrême-Orient durant les siècles passés n’a pas non plus été une tournée de bonnes œuvres. Les exactions des agents arabes ou swahili de la colonisation esclavagiste zanzibarite telle que décrite par Catherine Coquery-Vidrovitch ont été à la hauteur des agents cosmopolites de Léopold II : chacun de ces « États » était plutôt un réseau de factoreries et de comptoirs gérés par des négociants chefs de guerre. Certains, comme Tippu Tip, sont d’ailleurs passés d’un maître à l’autre. La seule différence est que Léopold II a entrepris de se faire reconnaître à Berlin en 1885 alors que le sultan de Zanzibar a été exclu de cette conférence. Dans les deux cas, est-ce déjà du « colonialisme » ou autre chose ? Les historiens ne doivent-ils pas poser des questions impertinentes et politiquement incorrectes ?
L’autre registre d’interrogations porte sur les acteurs de cette histoire de rapports inégaux. Plusieurs chapitres insistent sur les contradictions des situations coloniales, notamment dans les cas de l’Amérique latine, des États-Unis à l’époque de l’esclavage ou de l’Inde britannique : marges de liberté grignotées au détriment des maîtres ou en usant de ressources propres au système, réappropriations d’apports du colonisateur, notamment sur les plans religieux et culturel, stratégies de double jeu, émergence de catégories collaboratrices (les caciques d’Amérique espagnole, les zamindars indiens), formation de cultures mixtes. La discussion sur le rôle respectif de la météorologie et de la colonisation dans les famines de l’Inde est aussi exemplaire d’une véritable réflexion historique, plus soucieuse de comprendre que d’épingler des bons et des méchants.
En fait, le paradoxe de ce livre, notamment dans sa partie africaine, est de faire du conquérant européen l’acteur essentiel, sinon unique de cette histoire. La temporalité des sociétés africaines, enjambant les épisodes de la « conquête » et la « décolonisation » est gommée au profit des ruptures traditionnelles du précolonial et du colonial. La construction des relations extérieures précédant l’occupation coloniale et la poursuite sous l’autorité européenne des stratégies dites de collaboration ou de résistance en fonction de logiques sociales et politiques proprement africaines sont évacuées au profit des seuls épisodes de résistance violente, selon le modèle romantique de l’histoire radicale des années soixante et soixante-dix.
L’exemple le plus flagrant de ce primat du découpage d’origine politique exogène est fourni par le chapitre sur l’évolution démographique. La crise des années 1880-1920, qui a été particulièrement étudiée pour l’Afrique centrale et orientale, est attribuée à « l’impérialisme colonial » (p. 560-562), alors qu’elle le précède et qu’elle se poursuit jusqu’aux années suivant la première guerre mondiale. Les facteurs microbiens, agricoles, climatiques ont été étudiés de façon particulièrement attentive, aussi rigoureuse que cela a été fait dans l’historiographie européenne des « mortalités » modernes, sans privilégier a priori tel ou tel facteur. Le « choc microbien » est évidemment lié au contact extérieur, mais en fonction de l’ouverture des échanges et non de la phase de la conquête territoriale. Quant aux guerres locales, elles sont liées à la traite et à des facteurs endogènes autant qu’à l’intrusion européenne. La diffusion de la maladie du sommeil dans la région des lacs à partir du début du xxe siècle illustre la complexité du processus : même si elle est liée à une crise écologique plus globale, elle est en tout cas sans rapport avec « le commerce négrier de la colonisation zanzibarite » ni avec aucune influence maléfique venue de l’Est puisqu’elle s’est effectuée en fait depuis l’Ouest, parallèlement à celle de la tsé-tsé de type palpalis venue du bassin du Congo. C’est vingt ans plus tard qu’une autre variété de cette endémie se répandra à l’Est. L’ouverture d’un « marché commun des microbes », selon la formule de Leroy-Ladurie, est un des effets de l’intensification des échanges de toute nature, indépendamment de leur forme politique. À quel impérialisme va-t-on attribuer la diffusion actuelle du SRAS ? Il est vrai que des discours délirants sont parfois tenus sur les responsables de la diffusion du Sida en Afrique ! Sur ce sujet, comme sur le reste de l’histoire sociale en Afrique, la conclusion pratique est la nécessité de s’appuyer sur des recherches approfondies de situations précises, permettant de dégager les impacts et les échecs de la domination coloniale, mais aussi les autres facteurs déterminants. La perversité du colonialisme n’en ressort alors qu’avec plus de netteté.
Quel est finalement le ressort de cet ouvrage et de sa médiatisation si favorable ? Il ne se place pas dans le cours habituel des recherches critiques sur les expériences coloniales qui n’ont jamais cessé et qu’il utilise au moins en partie. Il se situe plutôt dans une nouvelle phase idéologique de dénonciation et de « repentance » à l’égard du colonialisme, après l’intermède ouvert par le colloque de Médecins sans frontières organisé par Rony Brauman en 1985 sur « le tiers-mondisme en question » et par la publication du Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner, dont l’objectif était de rendre les États africains responsables des malheurs de leurs populations. Ainsi la vision de l’époque coloniale comme « épisode » se transformait en une disculpation de ses effets. On verra rapidement ce qui s’affichait a priori comme un respect « humanitaire » des acteurs africains évoluer en une nouvelle inculpation, celle de la mauvaise assimilation de la civilisation moderne chez les anciens colonisés. La logique de la mise en tutelle financière et de l’ingérence politique et militaire allait pouvoir se déployer. Le manichéisme changeait simplement de couleur. Dans la désespérance actuelle, on assiste donc à un retour de la culpabilité de l’impérialisme occidental couvert du manteau de la « mondialisation ». Le retour à l’anticolonialisme s’opère notamment sur le thème du racisme, comme l’a montré la conférence de Durban. On comprend que globalement le massacre des Aborigènes d’Australie, les horreurs du « caoutchouc rouge » de Léopold II, les famines de l’Empire des Indes et la torture en Algérie soient regroupés autour d’un crime global contre l’humanité, commis par l’Europe au nom d’une idéologie totalitaire. À vrai dire, dès 1985, Cornélius Castoriadis, participant au colloque de MSF, exprimait son inquiétude devant une situation où d’une part le « tiers-monde » recelait des obscurantismes manifestes, mais où les donneurs de leçons occidentaux pouvaient aussi contribuer à « détruire la vie sur terre » vu ce qu’ils considéraient comme un grand « vide politique » dans nos propres pays [15].
On voit que cette querelle des responsabilités globales entre aussi dans ce que le chercheur belge Jean-Michel Chaumont a intitulé en 2000 « la concurrence des victimes ». Face à la référence primordiale à la Shoah dans l’identification des catastrophes majeures de notre époque, s’est affirmé le rappel du Goulag. Aujourd’hui, la traite esclavagiste et le colonialisme sont mis en avant. Chacun voit combien ce débat est crucial sur la scène américaine, où mouvements juifs et noirs se trouvent plus confrontés qu’associés. Le problème est bien apparu dans une question posée à Marc Ferro dans le Nouvel Observateur (13 février 2003) sur l’existence d’un colonialisme de l’État d’Israël. Ce débat entre extermination raciste de type antisémite et massacres liés au racisme anti-noir ou anti-arabe s’est retrouvé aussi, étrangement, dans les discussions tournant autour du génocide des Tutsi du Rwanda. L’équivalence faite par de nombreux observateurs avec l’extermination des Juifs a donné lieu à une autre thèse présentant les tueries rwandaises de 1994 comme une manifestation aberrante d’une réaction populaire contre un groupe associé au souvenir d’une collaboration avec la mainmise coloniale, une sorte d’apocalypse anticolonialiste [16]. La même configuration idéologique se retrouve aujourd’hui à propos de la Côte d’Ivoire entre ceux qui dénoncent le racisme interne mis en scène au nom de « l’ivoirité » et ceux qui décrivent le mouvement des « jeunes patriotes » d’Abidjan comme un combat final contre les séquelles du colonialisme [17].
Ces concurrences dans les interprétations des crimes collectifs contre l’humanité nous renvoient en tout cas sans cesse à des classements et à des interprétations globales, et non aux identifications concrètes des situations vécues et des stratégies en cours telles qu’on les attendrait de l’histoire et des autres sciences humaines. La « communauté internationale » a tendance aujourd’hui à interpréter les crises africaines de cette manière globalisante [18], comme si les analyses de situations sociales et de responsabilités politiques précises devaient céder le pas à ces images médiatiques de chocs frontaux inéluctables. On comprend le succès de la grande fresque dirigée par Marc Ferro dans ce contexte. Mais que devient le métier d’historien dans cette dérive ?

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple, Le 17 octobre 1961, un crime d’État à Paris, Olivier Le cour Grandmaison (dir.), Paris, La Dispute, 2001.
  • [2]
    Nicolas Werth et Philippe Burrin l’ont exposé dans leurs contributions respectives : « Logiques de violence dans l’URSS stalinienne » et « La violence congénitale du nazisme », Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoires comparées, Henry Rousso (dir.), Bruxelles, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 1999, p. 99-128 et 129-142.
  • [3]
    L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 31.
  • [4]
    24 janvier 2003, p. v.
  • [5]
    « Stéphane Courtois, en un combat douteux », Le Monde du 27 novembre 1997, p. 15.
  • [6]
    Les débats sur l’application des droits de l’homme aux colonies ont existé dès la Révolution, montre Gilles Manceron dans Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
  • [7]
    « À Durban, les pays africains réclament des excuses et des réparations économiques pour l’esclavage », le 8 septembre 2001, p. 4.
  • [8]
    Outre Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome ii, 1871-1954, Paris, puf, 1979, p. 177, cf. Michel Renard « L’impossible séparation. Administration coloniale, élus et religieux musulmans face à « l’indépendance du culte musulman » (1947-1959) », in La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Paris, sfhom, 2000, p. 57-86.
  • [9]
    La meilleure synthèse des évaluations existantes est celle de Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), Paris, ined, 2001. L’auteur conclut cependant que « personne, dans l’état actuel des documents fournis aux chercheurs, ne peut avancer un chiffre qui soit proche de la réalité des pertes et échappe aux manipulations politiques » (p. 313).
  • [10]
    Le Monde, 24 janvier 2003, Nouvel Observateur, 13 février 2003.
  • [11]
    Il a inspiré naguère une polémique acerbe entre les historiens François Caron et Charles-Robert Ageron.
  • [12]
    Achille Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988.
  • [13]
    La qualification « d’homme d’affaires » accolée à Carl Peters (p. 465), l’aventurier illuminé, qui a été le déclencheur de l’intervention allemande en Afrique orientale, ne peut que faire sourire.
  • [14]
    Publié à Paris, Belfond, 1998.
  • [15]
    C. Castoriadis, « Démocratie et développement », in Rony Brauman (dir.), Le tiers-mondisme en question, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 212-220.
  • [16]
    Voir Mahmoud Mamdani, When victims become killers, Princeton university press, 2001.
  • [17]
    Par exemple le politologue Jean-François Bayart, dans le Nouvel Observateur du 6-12 février 2003 (« Gbagbo et les “nouveaux nationalistes” »).
  • [18]
    Voir Michel Feher, Powerless by design. The age of the international community, Durham, Duke University Press, 2000.
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