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Article de revue

Les colons d'Algérie à la lumière du coup d'État de 1851

Pages 123 à 137

Notes

  • [1]
    M. Agulhon (1997).
  • [2]
    Nous faisons notamment référence aux travaux menés sur l’Algérie sous le régime de Vichy, ceux portant sur la justice coloniale ou le développement économique.
  • [3]
    Centre des Archives d’Outre-Mer, F80 592, rapport du commissaire général au ministre de la Guerre, 8 décembre 1851. Toutes les citations suivantes sont extraites de l’imposant fonds ministériel coté F80.
  • [4]
    Décision personnelle du gouverneur, cette mesure exceptionnelle sera bien accueillie par Saint Arnaud et permettra à Pélissier de poursuivre une carrière qui le portera en 1860 à la tête de la colonie.
  • [5]
    Nous faisons référence aux troubles récurrents ayant eu lieu en divers points de la colonie, dans de petits centres ruraux ou dans des villes de l’intérieur, dont les mécanismes et l’influence ont été soulignés par M. Émerit (1949 : 13-28) et P. Boyer (1949 : 43-62).
  • [6]
    Comme le montre M. Agulhon (1997), la résistance est avant tout le fait des républicains.
  • [7]
    F80 592. Rapport du 10 décembre 1851.
  • [8]
    F80 592. Rapport du 9 décembre 1851.
  • [9]
    F80 592. Rapport du 12 décembre 1851.
  • [10]
    Ainsi est qualifié ce journal fondé en 1849, reflet de la pensée des notables républicains radicaux. Sur ce journal, qui prend la relève du Brûlot à l’extrême gauche algérienne, voir J. Bonnardot (1948 : 21-79).
  • [11]
    F80 593. Rapport du préfet au ministre de la Guerre, 10 décembre 1851.
  • [12]
    Ainsi, lors du procès de l’Atlas évoqué plus haut, une centaine de personnes se pressent devant et dans le tribunal et acclament l’acquittement au cri de « Vive la république démocratique et sociale ».
  • [13]
    A.N., BII 1133, complétées par les archives de la série F80 et GGA, série G. Pour des analyses que nos recherches confortent, voir A. Rey-Goldzeiguer (1963).
  • [14]
    C.R. Ageron (1994 : 25).
  • [15]
    F80 593. Rapport « testamentaire » du général Pélissier, 24 décembre 1851.
  • [16]
    Les pourcentages négatifs s’établissent comme suit : Alger, 51 % ; Oran, 55 % ; Constantine, 61 % ; Blida, 57 % ; Philippeville et Bougie, 55 %.
  • [17]
    L’abstention générale s’établit entre le tiers et la moitié des inscrits.
  • [18]
    Comme le note le commissaire de Bougie : « Les démocrates se taisent et sont terrifiés. […] Ils ne s’attendaient pas à un nombre aussi élevé et fort en faveur de monsieur le président de la République. » F80 584. Rapport du 3 janvier 1852.
  • [19]
    La révolution de 1848 en Algérie reproduit à peu de chose près le calque des premiers temps de la fête « quarante-huitarde » explicitée par M. Agulhon (1997).
  • [20]
    Les transportés sont peu nombreux (500 environ) et détenus à la Kasbah de Bône jusqu’au début de 1851. Dans l’article qu’il leur consacre, M. Émerit (1948) note que « Ceux de 48 restent des humanitaires qui ont gardé la mystique des premiers socialistes », et qu’ils défendent dans la colonie, dans les premiers temps du moins, leurs aspirations faites d’un savant mélange de février et de juin 1948.
  • [21]
    F80 431. Le préfet d’Oran au Gouverneur Gal, rapport mensuel de mai 1849. Cette montée en puissance des radicaux au printemps 1849 à Alger est mise en évidence par H. Isnard (1937).
  • [22]
    L’Akhbar, la plus vieille feuille d’Algérie, se trouvant au bord de la faillite, est l’objet de tentatives de sauvetage de la part du ministère.
  • [23]
    F80 631. Rapport au ministre de la Guerre, 28 février 1851. L’assouplissement des tarifs douaniers fut dès 1848 l’une des premières demandes des milieux coloniaux, notamment de la part de la Chambre de commerce d’Alger.
  • [24]
    Ce chiffre semble très largement exagéré. Les enquêtes menées dans les deux ans qui précèdent le coup d’État livrent tout au plus une cinquantaine de « militants » déterminés, auxquels on peut adjoindre une centaine de partisans.
  • [25]
    Le député « socialiste » sortant, E. Barrault, qui a rencontré beaucoup d’indifférence lors de sa visite en Algérie durant l’été et le début de l’automne 1851, est écarté des listes républicaines où, aux divisions politiques, s’ajoutent des querelles de personnes.
  • [26]
    Par exemple, lors de la venue d’une délégation de parlementaires en février 1850 à Alger, l’Atlas tente d’organiser une manifestation où les colons sont invités à venir afficher ouvertement leur mécontentement. Une centaine de personnes se déplacent, le ton monte, certains meneurs sont arrêtés et condamnés. Cependant, pour le gouverneur, citant les propos du maire, « la population d’Alger témoignait la plus profonde indifférence pour les questions politiques et sociales que certains démagogues, en très petit nombre, peuvent agiter impunément dans la presse mais qu’ils n’oseraient certainement pas porter dans la rue ». F80 590, rapport du 10 février au ministre de la Guerre.
  • [27]
    Elles sont accusées, à raison, d’abriter de fortes minorités républicaines turbulentes. Selon un rapport de synthèse du commissaire général, écrit en janvier 1852 mais dont les informations remontent aux résultats d’une enquête diligentée à l’automne 1851, « la plupart [des loges] depuis la révolution de février ont paru oublier le but de l’institution pour s’occuper de politique. Les démocrates socialistes ont trouvé là une occasion de développer leurs théories et ont pris dans certaines loges un tel ascendant que les hommes d’ordre ont dû s’abstenir d’assister aux réunions ». F80 631.
  • [28]
    Concernant le procès, les faisceaux de preuves sont si rares que les condamnations – 52 – sont bien faibles au vu des faits reprochés. S’il existe bien de multiples réunions, « dans les bois », accompagnées de tout un cérémonial « carbonariste », il s’avère que tout ceci relève d’un réel amateurisme et d’un profond romantisme, comme le montre M. Émerit (1949), « Une société secrète… ».
  • [29]
    D’ailleurs, en cette fin d’année 1851, les fonds de l’Atlas sont quasiment asséchés, en raison d’un acharnement sans faille.
  • [30]
    F80 642, rapport du 15 décembre au ministre de la Guerre.
  • [31]
    Notamment pour des cris séditieux. Ainsi, à Philippeville, un ouvrier sera condamné à dix jours de prison pour avoir, à plusieurs reprises, traité Napoléon de « roi des couillons ».
  • [32]
    À Mostaganem par exemple, 16 personnes, fichées depuis l’été, sont ainsi mises au secret dans une prison militaire Elles seront d’ailleurs toutes acquittées en mars 1852.
  • [33]
    F80 631. Rapport au commissaire général, 11 février 1852.
  • [34]
    F80 584. Rapport du commissaire de police de Bône, 2 janvier 1852.
  • [35]
    F80 432. Rapport au gouverneur, 1er trimestre de 1852.
  • [36]
    F80 584. Rapport du commissaire de Constantine, 12 février 1852.
  • [37]
    F80 590. Rapport au gouverneur, 30 janvier 1852.
  • [38]
    Rapport qui fleure bon l’avant coup d’État : « Il ne faudrait pas se fier à ce calme (…). La démagogie est toujours vivace en Algérie (…) La surveillance la plus constante (…) doit être exercée non seulement sur ces hommes bien connus (…) mais encore d’une manière toute spéciale sur les réfugiés étrangers (…). Les franchises électorales (…) devraient êtres ajournées pendant plusieurs années (…). Retirer à la population toutes les causes d’excitation et d’irritation serait la diriger vers le travail et le bien-être. » F80 578. Rapport au gouverneur, avril 1852.
  • [39]
    F80 642. Note au gouverneur, 30 janvier 1852. L’état de siège ne sera levé qu’en 1854 !
  • [40]
    F80 643. Rapport du préfet au gouverneur, 12 novembre 1852. En effet, en 1848, le général avait souscrit une belle somme pour le cautionnement de ce journal franchement républicain, et l’avait ensuite protégé.
  • [41]
    Tout au plus note-t-on en 1853 quelques réunions nocturnes dans les environs d’Alger, mais les premières conclusions de l’enquête réalisée qui tentaient de démontrer la résurgence d’une société de « Bons Cousins » sont vite dénoncées par le Gouverneur lui-même.
  • [42]
    F80 642. Lyons, le gérant pressenti du journal, au gouverneur, 20 janvier 1852.
  • [43]
    F80 432. Rapport du préfet d’Alger au gouverneur, 2e trimestre 1852.
  • [44]
    F80 590. Adresse de la municipalité d’Alger, janvier 1852.
  • [45]
    Un vote où le « non » est réduit à sa plus simple expression, le « oui » avoisinant les 91 % pour les trois provinces, avec un minimum dans celle d’Alger (89 %).

1 La victoire du coup d’État de 1851, « mouvement habile et violent », selon les mots de M. Agulhon, a mis en évidence la peur du désordre et les limites de l’enracinement de la Seconde République en France, tout en soulignant les ambiguïtés d’un mouvement de résistance qui reste « inquiétant pour la bourgeoisie libérale et républicaine et un peu trop naïvement enfermé dans le droit libéral pour les démocrates socialistes à venir [1] ». Il montre aussi le manque d’autonomie réelle de la province vis-à-vis de Paris puisque l’action cesse dans les départements lorsqu’il apparaît que la capitale ne suit pas. À ces titres, il renseigne sur l’état des forces politiques et de l’opinion publique en France métropolitaine en ce milieu de siècle. À travers l’analyse des réactions de la population coloniale face au coup d’État, nous proposons de mettre en lumière les originalités et les similitudes d’une colonie qui se veut le prolongement de la « mère patrie » sur le sol d’Afrique. Nous l’inscrivons dans cette large réflexion qui cherche à montrer les mécanismes et les conséquences de « l’acclimatation » du contexte métropolitain au monde colonial, mis en évidence par les nombreux travaux portant sur le xxe siècle [2], mais qui se font plus rares sur celui qui le précède.
L’Algérie, île « française » isolée dans un environnement hostile, gouvernée par un régime d’exception, est un mystère politique à bien des égards pour ses contemporains. Tout d’abord, la population étroite de migrants qui la compose, mosaïque européenne à dominante latine, se tourne néanmoins avec insistance vers la France dont elle espère une reconnaissance mais également un soutien total face à l’Autre, ce concurrent : l’Arabe. Ensuite, née de la Restauration, affermie par la Monarchie de Juillet et la Seconde République, la colonie ne développe pas de préférences marquées pour un système de gouvernement. Enfin, éloignée des joutes politiques métropolitaines, elle se construit une personnalité faite d’espoirs et de peurs de demeurer dans l’oubli, clamant sa volonté d’assimilation intégrale. Ce « discours colonial », s’il provoque d’inévitables clivages, n’en constitue pas moins une composante essentielle de l’opinion locale, et lui donne une spécificité nettement marquée. L’Algérie ne produit donc pas un simple calque de la vie politique française, même si celle-ci polarise depuis 1848 une partie des débats.
Aussi, lorsque arrive en Afrique la nouvelle du coup d’État, événement largement méconnu par l’historiographie, les craintes des autorités sont-elles grandes, à la hauteur de ces incertitudes. Elles sont d’autant plus fortes que l’influence et le rayonnement de l’opinion républicaine sont encore très difficilement cernés. La diversité des réactions chez les colons – espoir pour certains de conquête du pouvoir, passivité des autres, vote très contrasté au plébiscite – est significative des comportements politiques particuliers d’une population coloniale.

Les événements du 2 décembre dans la colonie

2 La nouvelle du coup d’État n’est connue que le 6 décembre à Oran, confirmée seulement le lendemain par un télégramme officiel venu par courrier maritime. Le manque d’informations récentes provoque une profonde stupeur qui, selon les mots du commissaire général, « laissait un vaste champ aux conjectures [3] ». En effet, la colonie est en proie à une relative et récurrente effervescence émanant d’une minorité radicale qui stigmatise conjointement, parfois de manière virulente, les actes du gouvernement et le parti de l’Ordre, accusés de s’être éloignés des demandes de la colonie et de remettre en cause les fondements de la République. Quelle va être l’attitude de cette minorité qui, inscrite dans le sillage de la « Montagne », composée de bourgeois mais s’appuyant sur une petite frange ouvrière et les colons ruraux – certains très « parisiens », doit logiquement refuser ce coup de force ? Pour prévenir tout désordre et afficher une assurance certaine, le gouverneur par intérim, le général Pélissier, renforce le « régime du sabre » par une mise en état de siège [4]. Cette mesure d’exception doit servir de garde-fou dans cette Algérie partiellement pacifiée où, tous s’accordent sur ce point, la population musulmane est jugée prompte à tirer parti des moindres faiblesses de l’autorité française.
L’autorité a-t-elle perçu tant l’état d’esprit de l’opinion publique locale que de possibles velléités de résistance ? Les sentiments premiers sont assez divers. Le comportement face à la nouvelle dénote tout à la fois un éloignement entraînant un attentisme pesant et une volonté d’action que la colonie a déjà démontrée à plusieurs reprises en 1848 [5]. Sur Alger, qui s’est affirmée comme la capitale politique coloniale, la situation est tendue. Au calme du premier jour succède une certaine nervosité, une fracture se fait jour au sein de la population entre la désapprobation d’une mouvance républicaine et l’acceptation des conservateurs [6]. Les « barons » locaux, qui se sont rapprochés de l’Ordre dès la fin de 1848, s’empressent de montrer au gouverneur leur attachement à la personne du Prince Président, qu’ils ont d’ailleurs triomphalement élu, mais sans démonstration publique, prévoyant sans doute un possible retournement de situation. Même écho à Oran où « les Démocs-soc ont une assez bonne position [7] ». Selon le commissaire général, le calme persiste malgré les clivages politiques et sociaux qui s’affirment. De Constantine, le préfet se félicite de la bonne tenue des habitants qui s’étaient naguère montrés hostiles. À Bône, où la présence des transportés de juin 1848 s’est accompagnée d’une politisation accrue, surtout à l’extrême gauche, l’importante population originaire de Corse affiche une telle « exaltation », favorable au coup d’État, que le sous-préfet est obligé de faire appeler les notables influents de cette communauté pour éviter d’éventuelles représailles. Les nouvelles en provenance de localités de moindre importance, notamment celles les plus éloignées et les plus en retard, confirment ces premières impressions. Le commissaire de Douréah estime « que les mesures prises par le président sont en harmonie avec la manière de voir de tous les habitants [8] ». Celui de Koléah est plus circonspect et témoigne d’une gêne réelle à circonscrire les pensées de chacun : « La population est calme, mais la majorité approbative n’est pas acquise à M. le président [9]. » L’Algérie est dans l’expectative.
Pourtant, une certaine agitation existe, s’amplifie par endroits. Au fur et à mesure que les jours passent, les démocrates tentent d’élaborer des stratégies de résistance, voire d’investissement des pouvoirs locaux puisque le manque de nouvelles laisse quelque espoir. Durant les seules journées des 7, 8 et 9 décembre, pas moins d’une dizaine de réunions d’importance regroupent sur Alger entre quelques dizaines et plus d’une centaine de participants, notamment dans les locaux de l’Atlas, la grande feuille « démagogique [10] », mais sans qu’aucune décision concrète ne soit prise. Des rumeurs de guerre civile en France – notoirement dans le Midi – se répandent dans toute la ville, en provenance notamment de Bab El Oued, quartier depuis longtemps considéré comme un « foyer rouge ». La situation semble même aller, le 10, en se détériorant : « Les dispositions de la population ne semblent plus être les mêmes. Elle est travaillée aujourd’hui par les bruits les plus alarmants. On annonce qu’une partie des troupes est dans l’intention de protester. Un jugement déplorable rendu par la Cour d’appel […] dans un procès contre l’Atlas, a dévoilé un esprit de parti bien plus qu’un esprit de justice et a ranimé l’audace des parties qui sont déchaînées […] et [se] sont unies pour préparer la population à une réaction violente [11]. » Le ton est dramatique, mais il est vrai que, dans toute la colonie, les plus audacieux tentent de mobiliser la population ou de soulever les soldats, les prisonniers, les transportés, en distribuant journaux, adresses, papillons. La nuit, des affichettes incendiaires ou énigmatiques sont placardées et les affiches officielles parfois lacérées. Ces « agitateurs » profitent de chaque événement pour se faire entendre [12]. Le malaise qui point dans l’administration, où des agents sont rapidement suspendus, entretient le trouble général. Certains régiments s’agitent également et les articles de l’Atlas sur ce sujet sont le prétexte à l’interdiction immédiate du journal le 12. Une agitation, certes, mais pas de violence, ni même un coup de feu, nulle part : on est loin de l’Est parisien, du Midi ou des Alpes.
Le 12 marque d’ailleurs un tournant. L’arrivée du courrier qui apporte la nouvelle de la victoire du coup d’État en France métropolitaine donne les coudées franches au gouverneur, tandis que le camp républicain est, selon le mot du commissaire général, « atterré ». La pression retombe nettement. Toute l’attention se porte alors sur le plébiscite, là encore dans un flou total car nul n’en prévoit l’issu en France. Alors que les autorités s’affairent, les républicains discutent âprement sur la pertinence de leur participation. Certains penchent pour une abstention significative, mais les chefs insistent pour se prononcer par un vote négatif. Ils semblent l’emporter, du moins sur Alger. Aussi, quelques jours avant le scrutin, des noyaux républicains font-ils circuler des bulletins « Non », imprimés clandestinement, et tentent de rallier les indécis.
Les élections se déroulent dans le calme, perturbées parfois localement par de petits incidents sans conséquence. Le « Oui » l’emporte globalement, mais la victoire est courte, l’abstention forte, les votes contrastés comme le montre le tableau ci-dessous. Le gouverneur parle de scrutin « peu favorable ». Rétrospectivement, le commissaire général évoquera en avril 1852 une élection significativement « hostile », au résultat « perverti ».

VotantsOuiNon
Province d’AlgerTerritoires civils5 5242 7572 590
T. militaires1 245768477
Province d’OranT. civils19921 047866
T. militaires2 0461 240755
Province de ConstantineT. civils2 3051 0471 224
T. militaires1 243683546
Total143557 5426458
(52,5 %)(47,5 %)
Résultats du plébiscite de 1851, par province et par type de territoire [13].

3 La géographie électorale montre une population de l’Est frondeuse – elle qui avait voté assez significativement contre Napoléon en 1848 – tandis que le département d’Alger présente des résultats mitigés. Deux composantes de la population coloniale rejoignent l’électorat conservateur « soulagé ». Comme le montre judicieusement le commissaire de Philippeville, une majorité des propriétaires et des gens du commerce d’obédience républicaine ont voté logiquement pour l’Ordre, sanctionnant favorablement le projet économique et social « moderne » du président. Les communes rurales et les colonies de 48, comme le montre C.R. Ageron [14], votent favorablement, à quelques exceptions près. Choix imprévu, saisissant, dont le gouverneur satisfait donne une pertinente analyse : « Elles rétablissent l’équilibre et donnent même une majorité notable au président […]. Les épurations, le goût de la propriété, l’habitude moralisante du travail et la bonne administration […] ont opéré ces changements dont il faut se féliciter [15]. » Le calme noté durant les trois semaines en est ainsi fortifié. Dans les villes [16], le « Non » l’emporte quasiment partout, et il peut s’expliquer en partie par l’importance de l’abstention des gens de l’Ordre [17] et de la participation au contraire notable des opposants. Il dépasse néanmoins – et de loin – la seule audience républicaine radicale et sa clientèle. Il est aussi le fruit d’une population modérée qui se refuse à cautionner la dissolution de l’Assemblée et la violation de la constitution, anticipant probablement une attitude qu’elle croit identique en France. Là encore, l’éloignement, le manque de repères caractérisent le vote algérien au plébiscite. Au vu des résultats, l’espoir renaît pour certains. Le courrier de France met fin aux derniers soubresauts [18] et, dans la foulée, les derniers foyers récalcitrants sont mis au pas. Lorsque le ministre de la Guerre demande au mois de janvier s’il ne conviendrait pas de faire appliquer en Algérie les mesures prises en France à l’encontre des réfractaires et des opposants, le général Randon, nouveau gouverneur, répond sans inquiétude par la négative. La résistance au coup d’État apparaît donc comme un « non-événement ».

Les raisons de l’échec républicain

4 Toutes tendances mêlées, les républicains n’ont su s’opposer efficacement tant au coup d’État lui-même qu’aux mesures qui le suivent, et se retrouvent éliminés du champ politique. Revenir sur le développement du républicanisme algérien permet de comprendre en partie ses faiblesses structurelles.
L’idée républicaine est assurément enracinée dans la colonie. En 1848, la Révolution est accueillie avec enthousiasme. Elle voit naître une opinion publique citoyenne, au ton très libre, fraternelle [19]. Ce mariage entre les colons algériens et la République repose sur la décision du gouvernement provisoire de faire de cette colonie une terre « irrémédiablement française », et sur l’annonce de profondes réformes favorables à la colonisation. Dès lors, la République s’acclimate avec beaucoup de facilité et trouve chez les colons des défenseurs de toutes les tendances modérées. Dans cette liesse apparemment consensuelle, un courant minoritaire se dessine, tendant nettement vers des idées radicales, voire franchement socialistes. Il se renforce d’autant plus avec le débarquement de 20 000 parisiens « épurés » et des condamnés de juin 1848 [20]. Les quelques troubles de l’été 1848 et l’élection présidentielle, très favorable à Napoléon, ne montrent que partiellement cette émergence. Il faut les élections législatives de 1849 pour que l’autorité prenne la mesure de la situation : « L’opinion démocrate avancée a marché avec plus d’ardeur que l’opinion modérée. Elle a réuni en outre la presque totalité des suffrages des colonies parisiennes. Les deux causes lui ont assuré la prépondérance dans la province [21]. » Trois des quatre représentants élus à l’Assemblée se rangent à l’extrême gauche. Par la suite, les républicains banquettent, pétitionnent à tout va, mais investissent également les lieux politiques existants, tandis que la presse « rouge », de plus en plus hostile, prospère tant à Alger que dans les villes importantes. Dès la mi-49, les rapports de police signalent la constitution de sociétés secrètes. Le mouvement gagne la milice, les conseils élus. Pis, les journaux favorables, largement subventionnés, perdent des lecteurs [22], malgré les nombreux procès et tracasseries qui frappent leurs concurrents. En novembre 1851, la rédaction de l’Atlas brave ouvertement l’interdiction de réunion en demandant aux démocrates de choisir leurs candidats pour les élections de 1852. La liste qu’elle soutient s’ancre à l’extrême-gauche, tandis qu’elle proclame vigoureusement la victoire de « la sociale » dans la colonie.
Malgré cette visibilité et une certaine estime dans l’opinion, les républicains, dans toutes leurs sensibilités, demeurent inefficaces.
Au niveau du discours tout d’abord. Il faut souligner ensuite que la colonie est très apolitique dans son ensemble, pour diverses raisons, et là se situe le problème majeur rencontré par cette minorité républicaine. Partagée dans son discours et ses actes entre une idée fixe, l’assimilation qu’elle croit ne pouvoir obtenir que de la République, et la volonté de voir cette dernière tendre vers une déclinaison sociale, elle est totalement en porte-à-faux avec l’esprit général, coupée de l’opinion dominante, marginale. Là sont les réalités coloniales, où les migrants ne sont ni venus contester un régime, ni ergoter sur les formes de la République – conservatrice, modérée ou sociale –, mais bien « faire fortune », acquérir et défendre la propriété, tout en désirant conserver il est vrai leurs droits politiques que le coup d’État ne semble pas supprimer dans un premier temps, puisqu’en rétablissant le suffrage universel, le prince président apparaît comme plus populaire que l’Assemblée qu’il chasse. Les civils ont donc d’autres priorités, comme le rappelle le commissaire général suite à une tournée d’inspection faite en février 1851 dans la province de l’Est : « L’esprit public est bon. […] Les opinions politiques sont prêtes à s’effacer devant l’espoir de la reprise des affaires. La loi douanière est accueillie avec enthousiasme [23]. » L’effet « 48 » s’est bien vite estompé, la République, qui n’a finalement ni mis fin au régime militaire, ni amené en Algérie des « millions de migrants », a déçu. Dès lors, le discours le plus fervent, même après mai 1850, laisse souvent indifférent. De plus, et les colons ne l’oublient pas, seule une autorité forte peut préserver la colonie. Ceci explique en grande partie l’incapacité des républicains sincères à sensibiliser les foules lors du coup d’État : une fois l’effet de surprise passé, elles retombent dans leur désintérêt de la chose politique, même si les résultats du plébiscite laissent planer quelques doutes. Le trait est encore nettement plus marqué dans les centres agricoles où l’absentéisme au scrutin est éloquent.
Ensuite, résultat également produit par leur incapacité à dominer l’opinion, les faiblesses du nombre et des structures. Les républicains sont largement minoritaires, mais s’il est bien impossible de quantifier leurs « bataillons », il l’est plus encore de le faire selon leurs déclinaisons politiques. Concernant les plus activistes, ceux qui pourraient présenter un danger en cas de crise politique, un rapport du 15 décembre 1851 du gouverneur estime à 600 les « mauvais citoyens ne s’effrayant pas à l’idée de guerre civile » à Alger [24]. À Constantine, le préfet en dénombre quelques dizaines, tandis qu’ils sont plus nombreux, en proportion, à Blida, Bône ou Oran. Ainsi, les synthèses des rapports d’enquêtes indiquent très clairement la dichotomie existant entre les quelques individus à surveiller étroitement et la « masse des démocrates », jugée « insignifiante ». La mouvance républicaine ne possède aucune forme d’organisation en propre, même à l’état d’ébauche, ni de base sociale cohérente. Elle reste très localiste, ce qui accentue son atonie. Les tentatives unitaires – le « congrès algérien » de l’été 1848 – avortent vite et ne sont plus ensuite d’actualité. Le foisonnement de petits groupes démocrates n’implique pas l’existence de liens mutuels. Aucun chef politique d’envergure n’émerge, même sur des questions spécifiquement algériennes, et ne peut représenter toute la colonie, tandis que les députés sont vite déconsidérés [25]. Les clivages se prononcent sans qu’aucune partie n’élabore un programme précis explicitant les lignes de fracture. Cet émiettement coûte cher. Ainsi, durant tout le mois de décembre 1851, les républicains continuent de se réunir par petits groupes d’affinités, sans tenter de les transcender, malgré les nécessités du moment. Ils ne bousculent pas plus les frontières de leurs horizons géographiques étroits et restent privés de contacts avec la France.
Finalement, les républicains ont établi des bastions à Blida, Alger, Oran, Mostaganem, Bône, certains centres agricoles, mais leur influence ne dépasse guère ces pôles. Seule la presse tend à les fédérer autour de quelques lignes politiques fortes, et encore ce rôle n’est-il tenu que par l’Atlas qui seul tente des actions sinon massives, du moins non strictement algéroises. Cependant, malgré les quelque 2000 abonnés, ses rédacteurs ne peuvent prétendre êtres représentatifs de toutes les tendances, encore moins déclencher des campagnes de sensibilisation de dimension « nationale ».
Les agitateurs sont donc isolés, ce qui les rend d’autant plus facilement repérables et contrôlables par une administration qui n’a de cesse de renforcer ses pouvoirs – même si elle reconnaît bien volontiers qu’ils ne présentent aucun danger sérieux [26]. Les libertés octroyées en 1848 sont rapidement et légalement réduites, phénomène accentué par une pratique autoritaire des différents gouverneurs qui cherchent à éviter – phantasme du moment – un « coup de force ».
Il s’agit d’une surveillance classique : personnes « connues », notamment les étrangers en nombre dans certaines localités, débits de boisson ou cafés, loges [27], milice. Quelques procès rapidement menés rappellent judicieusement les principes d’autorité à une population parfois turbulente. En juin 1850, à Oran, une société secrète dite des « Bons Cousins » est « miraculeusement » découverte et rapidement démantelée, ce qui permet « d’assainir » la ville [28]. Les conseils municipaux d’Oran, de Blida sont dissous, celui d’Alger est sous surveillance étroite. Autre important volet, la mise en place d’une coercition continue envers les organes de presse [29].
Aussi, dès l’annonce du coup d’État, le gouverneur peut-il agir en toute connaissance, frappant principalement les journaux, objets du rétablissement de la censure préventive. Le premier titre à subir les foudres est le Courrier d’Oran, saisi pour avoir imprimé des extraits de la Constitution. Puis c’est le tour de l’Atlas, le 12. L’imprimerie est mise sous scellés, et le rédacteur, M. Rey, en prison, tandis que sont détruits tous les numéros du matin saisis en ville : « Cette mesure [la suppression] a été accueillie avec une satisfaction unanime par les bons citoyens et elle a produit un effet salutaire sur les hommes de désordre [30]. » Enfin, à la fin du mois de décembre, le Saf-Saf, journal de Philippeville, est lui aussi suspendu et de nombreux journaux étrangers sont interdits, brûlés à la poste. La suspension de l’Atlas, malgré un acquittement le 24 décembre, s’avère définitive. Les républicains ont perdu leur unique trait d’union, capable de relayer leurs réflexions et consignes dans toute la colonie. Les arrestations – et les rares condamnations – sont de même bien ciblées. Si certains sont des « anonymes [31] », la plupart concernent des militants connus et indispensables au mouvement [32]. Elles touchent également les étrangers, assorties parfois de mesures d’expulsions définitives, sans preuve apparente. Finalement, elles restent limitées, même si certains le regrettent : parlant de l’expulsion d’un Italien habitant sa ville, le commissaire de Blida souligne que « les gens de tous les partis à l’exception du parti démagogique ne désapprouvent pas intérieurement (son) expulsion […] car ils disent qu’il fallait un exemple efficace, mais ajoutent que cette mesure aurait dû frapper d’autres individus connus pour leurs opinions politiques exaltées [33] ».

Une recomposition politique nécessaire

5 Comme pour la métropole, le contrôle du nouveau régime se fait plus étroit, ce qui, en Algérie, ne pose aucune difficulté puisque le pouvoir militaire n’a cessé de se maintenir. Au début de la nouvelle année, les autorités sont euphoriques : « Tous ceux du parti hostile au gouvernement actuel commencent à cacher leurs opinions et feignent de vouloir se rapprocher, par leurs paroles, auxquelles on ne peut accorder foi. Quoi qu’il en soit, aucune manifestation de leur part n’a eu lieu [34]. » D’ailleurs, comme le souligne le nouveau préfet de Constantine, département devenu suspect, la population semble lasse : « J’ai trouvé plus d’indifférence que d’hostilité en matière politique. (…) Les Européens se préoccupent avant tout de leurs intérêts matériels. (…) À Philippeville et à Bougie, M. le sous-préfet me marque que le nombre des dissidents tend à décroître de jour en jour. À Sétif, il n’est pas question de politique [35]. » Le calme semble total et se maintient : « Tout le monde en général, et particulièrement la classe ouvrière, ne s’occupe que de son travail et non de politique. On a une confiance sans bornes pour le gouvernement actuel. […] À la revue des troupes de la milice, il ne s’est fait entendre que des cris de “Vive Napoléon” [36] ». Dans toute l’Algérie, les mesures prises, qui en d’autres temps auraient déchaîné les protestations, ne soulèvent aucun débat, entre autres celle privant la colonie de représentation au corps législatif. Dans les loges, sous surveillance étroite, les hommes de l’ordre regagnent le terrain perdu, sans difficultés notables. Nombre de républicains modérés acceptent ce nouvel état des choses, les radicaux font le dos rond, certains quittent la colonie. Quelques opposants notoires se rallient tandis que les hommes d’ordre occupent soudainement le terrain dégagé par l’administration, notamment dans les conseils municipaux, épurés sans douceur. Les adresses favorables au gouvernement fleurissent, notamment en provenance des villes qui se doivent de rentrer rapidement dans le rang. Celle provenant de Constantine, enthousiaste aux dires du préfet, est hautement significative du nouveau climat : « Elle prouve que la population est meilleure que son vote ne tendrait à le faire supposer. L’ordre n’a cessé de régner […]. J’ose ajouter que si les habitants étaient appelés à se prononcer de nouveau, je ne doute pas que le résultat du vote ne fût tout différent [37]. » Dans un rapport de la fin avril, le commissaire général émet cependant des réserves [38]. Ses inquiétudes, si elles permettent de justifier le régime d’exception et le maintien de l’état de siège, n’en sont pas moins disproportionnées. Il semble bien que la population coloniale soit anesthésiée. Les quelques problèmes signalés sont de l’ordre de l’incident ou de la bravade et ce, durant toute l’année, tandis que l’espérance d’un retour rapide des affaires dissipe les derniers doutes.
La presse est quant à elle exsangue. La législation est encore plus sévère et, comme l’indique le ministre de la Guerre, cette rigueur doit se maintenir : « Il serait peut-être même prudent, lorsque l’état de siège aura été levé, d’assigner à la presse de ce pays des conditions spéciales, car il ne faut pas oublier que l’Algérie va devenir l’asile d’un grand nombre de personnes compromises dans les événements du 2 décembre [39]. » Une partie de l’ancienne direction de l’Atlas, à force de manœuvres, réussit bien à former un nouveau journal sur Alger, l’Indicateur. Cette simple feuille d’annonces est supprimée dès le début du mois de mars devant les craintes du commissaire général, qui s’était d’ailleurs prononcé contre sa création. Il faudra attendre encore quelques années pour voir un nouveau journal politique conquérir le terrain laissé à l’Akhbar. Dans la province de l’Est, après la disparition des journaux de Philippeville, seul le Progrès tente de survivre en louvoyant. Au printemps, il cesse de paraître en raison de difficultés financières. Les propos rassurant de son gérant concernant sa renaissance ne persuadent pas le gouverneur qui refuse catégoriquement son retour. Là encore, l’opinion est « confiée » au journal administratif, l’Africain. Enfin, à Oran, le Courrier est supprimé en février. Le dédommagement économique offert à son propriétaire et la publication d’une feuille d’annonces confirment l’extinction d’une presse politique indépendante dans la province. Ainsi, l’Écho, le dernier journal « républicain » en vie, distingué pour avoir laissé entendre ses préférences négatives lors du vote du plébiscite, préfère quant à lui faire amende honorable, à grand renfort de publicité. Il devient progressivement le meilleur soutien de la préfecture, avec l’accord de Pélissier : « [l’Écho] a fait du reste un mea-culpa complet de ses erreurs passées. Il me rappelle qu’il a été un peu mon enfant. Triste paternité ! Car cet enfant s’est bien évertué à faire du chagrin à son père. Mais à tout péché, miséricorde [40] ! » Cela n’empêchera pas son propriétaire d’être sommé, l’année suivante, d’accepter un rédacteur choisi par le ministre de la Guerre, sous peine de suppression !
Dans le sillage du mouvement de repli de l’opinion, les « groupes politiques » disparaissent, à commencer par toutes ces sociétés secrètes d’un autre âge qu’affectionnaient les colons radicaux [41]. Les hommes demeurent, mais ils sont paralysés. L’absence de réactions est une constante, tant vis-à-vis du maintien de l’état de siège – jamais dénoncé – que lors du plébiscite sur le rétablissement de l’Empire qui ne donne lieu à aucune campagne défavorable. Repliés dans la politique locale, souvent par simple et sage prudence, ils abandonnent la politique franco-française, constatent l’enlèvement de la devise républicaine des frontons des bâtiments publics et concentrent désormais leurs efforts sur le contenu de leur discours qu’ils recentrent à l’exclusive sur les aspirations « colonistes ». Un temps délaissé au profit des combats politiques républicain, la question coloniale revient seule sur le devant de la scène, et met en avant des thèmes indémodables : colonisation, agriculture, commerce, tarifs douaniers, grands travaux. La profession de foi du Commerce n’innove certes pas, mais elle indique bien ce recentrage certes moins risqué, mais en même temps plus porteur : « Ce journal ne serait pas politique […]. Il nous faut ici la concorde et l’union, pour parvenir au seul but que nous puissions ambitionner, la prospérité de la France africaine. C’est vers ce but, le seul vraiment patriotique (…), que je veux faire progresser l’œuvre (…) pour répondre aux nécessités des intérêts commerciaux et agricoles qui ont besoin enfin d’être pris au sérieux [42]. » Ces thèmes ne quitteront plus la politique algérienne, portés dorénavant de manière exclusive par les colons – républicains ou non – qui les revendiqueront dès lors face à l’Empire.
Le coup d’État a frappé une colonie globalement calme et stable. L’idée républicaine n’est finalement défendue que par une poignée d’individus et, bon gré mal gré, toute la population civile se rallie à ce nouvel état de fait : les gens de l’Ordre logiquement, les petits colons estimant quant à eux que leur salut dans la colonie ne s’inscrit finalement pas exclusivement dans le projet républicain. Il n’a jamais été question d’insurrection, ni de séparatisme et si certains ont espéré un soulèvement en France, ils n’ont jamais cherché à faire de l’Algérie une tête de pont, un bastion, ni même une base arrière. Les colons restent fidèles à la France et, comme elle, se résignent à accepter un régime qui privilégie la défense de la propriété – sacrée chez les colons, grands et petits, rêve avoué – et une base populaire et nationale – le suffrage universel, dont de nombreux Algériens avaient été privés par la loi de mai 1850. Si quelques flottements se font jour jusqu’au 12 décembre, l’autorité a su contenir les quelques tentatives de désordre et affirmer son tout-puissant pouvoir. La répression est restée contenue, proportionnelle aux dangers réels, de l’ordre du symbolique. Seule la presse a été vigoureusement frappée et cette question est, pour un temps, réglée. Une certitude, les idées républicaines sont devenues subitement invisibles, notamment celles issues de la « Montagne » locale. Une ère nouvelle semble s’ouvrir : « Vivement maintenant la réalisation de ces grandes mesures que l’on annonce, surtout de celles qui s’attachent au progrès de l’agriculture que tout le monde s’accorde à regarder avec raison comme l’unique élément de prospérité future [43]. » La privation brutale des libertés politiques s’accompagne de promesses concernant une nette amélioration du développement économique. Le gouvernement cherche sensiblement à se rapprocher de la population coloniale, veut trouver en elle un partenaire fiable, guéri de son agitation passée, et tente de gommer l’effet du plébiscite. À en croire l’adresse de la municipalité d’Alger, cette tactique semble aboutir puisque les populations – et pas seulement la partie la moins favorable – désirent tant se racheter que de profiter de cette manne de projets, et sont donc prêtes à une fusion d’intérêts : « Prince, la France délivrée du joug des passions anarchiques a retrouvé sous le gouvernement éclairé de votre altesse impériale le calme et la paix […]. La société ébranlée se réorganise, la confiance renaît, le commerce et l’industrie prennent un nouvel essor. Spectatrice attentive du mouvement de la métropole, l’Algérie a vu avec bonheur la manifestation des vœux unanimes des populations que vous avez visitées. Elle attend avec confiance la réalisation des espérances qu’ont fait naître en elle vos nobles paroles [44]. » Le calme se maintient dans ce contexte, sanctionné très positivement par les résultats du plébiscite de 1852, une écrasante victoire du « Oui [45] », qui contrastent nettement avec ceux de 1851.
Les républicains n’ont cependant pas abandonné leurs idéaux, et cette belle façade impériale se lézarde assez vite, en raison non de la nature du régime, qui n’est pas fondamentalement remise en cause, mais de ses réticences à satisfaire les désirs colonistes. Éradiquée dans les faits, la République, malgré les limites apparues entre 1848 et 1851, continue d’incarner dans l’esprit de la population européenne de la colonie le régime le plus à même de réaliser « l’Algérie nouvelle ».

Bibliographie

  • Ageron C.R., Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, « Que sais-je ? » (10e éd.), 1994.
  • Agulhon M., « Décembre 1851 dans l’histoire de France », Bulletin de l’Association 1851-2001, n° 1, novembre, 1997, p. 2.
  • Agulhon M., Coup d’État et République, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, « La bibliothèque du citoyen », 1997.
  • Bonnardot J., « La presse algérienne de la révolution de 1848 au coup d’État », 1848, tome 180-181, juin 1948, p. 21-79.
  • Boyer P., « Vie politique et élections à Alger », in M. Emerit (dir), op. cit., 1949, p. 43-62.
  • Émerit M., « Les déportés de 1848 », 1848, tome xxxix, novembre 1948, p. 1-9.
  • Émerit M. (dir), La Révolution de 1848 en Algérie, Paris, Larose, 1949.
  • Émerit M., « Une société secrète, les bons Cousins de la forêt d’Oran », in M. Émerit (dir), op. cit., 1949, p. 75-86.
  • Émerit M., « L’esprit de 1848 en Algérie », in M. Émerit (dir), op. cit., 1949, p. 13-28.
  • Isnard H., « Les élections de 1849 et l’agitation politique à Alger », Revue Africaine, 1er trim., tome 80, 1937, p 63-71.
  • Rey-Goldzeiguer A., « Les plébiscites en Algérie sous le Second Empire », Revue historique, n° 465, janvier-février 1963, p. 123-156.

Notes

  • [1]
    M. Agulhon (1997).
  • [2]
    Nous faisons notamment référence aux travaux menés sur l’Algérie sous le régime de Vichy, ceux portant sur la justice coloniale ou le développement économique.
  • [3]
    Centre des Archives d’Outre-Mer, F80 592, rapport du commissaire général au ministre de la Guerre, 8 décembre 1851. Toutes les citations suivantes sont extraites de l’imposant fonds ministériel coté F80.
  • [4]
    Décision personnelle du gouverneur, cette mesure exceptionnelle sera bien accueillie par Saint Arnaud et permettra à Pélissier de poursuivre une carrière qui le portera en 1860 à la tête de la colonie.
  • [5]
    Nous faisons référence aux troubles récurrents ayant eu lieu en divers points de la colonie, dans de petits centres ruraux ou dans des villes de l’intérieur, dont les mécanismes et l’influence ont été soulignés par M. Émerit (1949 : 13-28) et P. Boyer (1949 : 43-62).
  • [6]
    Comme le montre M. Agulhon (1997), la résistance est avant tout le fait des républicains.
  • [7]
    F80 592. Rapport du 10 décembre 1851.
  • [8]
    F80 592. Rapport du 9 décembre 1851.
  • [9]
    F80 592. Rapport du 12 décembre 1851.
  • [10]
    Ainsi est qualifié ce journal fondé en 1849, reflet de la pensée des notables républicains radicaux. Sur ce journal, qui prend la relève du Brûlot à l’extrême gauche algérienne, voir J. Bonnardot (1948 : 21-79).
  • [11]
    F80 593. Rapport du préfet au ministre de la Guerre, 10 décembre 1851.
  • [12]
    Ainsi, lors du procès de l’Atlas évoqué plus haut, une centaine de personnes se pressent devant et dans le tribunal et acclament l’acquittement au cri de « Vive la république démocratique et sociale ».
  • [13]
    A.N., BII 1133, complétées par les archives de la série F80 et GGA, série G. Pour des analyses que nos recherches confortent, voir A. Rey-Goldzeiguer (1963).
  • [14]
    C.R. Ageron (1994 : 25).
  • [15]
    F80 593. Rapport « testamentaire » du général Pélissier, 24 décembre 1851.
  • [16]
    Les pourcentages négatifs s’établissent comme suit : Alger, 51 % ; Oran, 55 % ; Constantine, 61 % ; Blida, 57 % ; Philippeville et Bougie, 55 %.
  • [17]
    L’abstention générale s’établit entre le tiers et la moitié des inscrits.
  • [18]
    Comme le note le commissaire de Bougie : « Les démocrates se taisent et sont terrifiés. […] Ils ne s’attendaient pas à un nombre aussi élevé et fort en faveur de monsieur le président de la République. » F80 584. Rapport du 3 janvier 1852.
  • [19]
    La révolution de 1848 en Algérie reproduit à peu de chose près le calque des premiers temps de la fête « quarante-huitarde » explicitée par M. Agulhon (1997).
  • [20]
    Les transportés sont peu nombreux (500 environ) et détenus à la Kasbah de Bône jusqu’au début de 1851. Dans l’article qu’il leur consacre, M. Émerit (1948) note que « Ceux de 48 restent des humanitaires qui ont gardé la mystique des premiers socialistes », et qu’ils défendent dans la colonie, dans les premiers temps du moins, leurs aspirations faites d’un savant mélange de février et de juin 1948.
  • [21]
    F80 431. Le préfet d’Oran au Gouverneur Gal, rapport mensuel de mai 1849. Cette montée en puissance des radicaux au printemps 1849 à Alger est mise en évidence par H. Isnard (1937).
  • [22]
    L’Akhbar, la plus vieille feuille d’Algérie, se trouvant au bord de la faillite, est l’objet de tentatives de sauvetage de la part du ministère.
  • [23]
    F80 631. Rapport au ministre de la Guerre, 28 février 1851. L’assouplissement des tarifs douaniers fut dès 1848 l’une des premières demandes des milieux coloniaux, notamment de la part de la Chambre de commerce d’Alger.
  • [24]
    Ce chiffre semble très largement exagéré. Les enquêtes menées dans les deux ans qui précèdent le coup d’État livrent tout au plus une cinquantaine de « militants » déterminés, auxquels on peut adjoindre une centaine de partisans.
  • [25]
    Le député « socialiste » sortant, E. Barrault, qui a rencontré beaucoup d’indifférence lors de sa visite en Algérie durant l’été et le début de l’automne 1851, est écarté des listes républicaines où, aux divisions politiques, s’ajoutent des querelles de personnes.
  • [26]
    Par exemple, lors de la venue d’une délégation de parlementaires en février 1850 à Alger, l’Atlas tente d’organiser une manifestation où les colons sont invités à venir afficher ouvertement leur mécontentement. Une centaine de personnes se déplacent, le ton monte, certains meneurs sont arrêtés et condamnés. Cependant, pour le gouverneur, citant les propos du maire, « la population d’Alger témoignait la plus profonde indifférence pour les questions politiques et sociales que certains démagogues, en très petit nombre, peuvent agiter impunément dans la presse mais qu’ils n’oseraient certainement pas porter dans la rue ». F80 590, rapport du 10 février au ministre de la Guerre.
  • [27]
    Elles sont accusées, à raison, d’abriter de fortes minorités républicaines turbulentes. Selon un rapport de synthèse du commissaire général, écrit en janvier 1852 mais dont les informations remontent aux résultats d’une enquête diligentée à l’automne 1851, « la plupart [des loges] depuis la révolution de février ont paru oublier le but de l’institution pour s’occuper de politique. Les démocrates socialistes ont trouvé là une occasion de développer leurs théories et ont pris dans certaines loges un tel ascendant que les hommes d’ordre ont dû s’abstenir d’assister aux réunions ». F80 631.
  • [28]
    Concernant le procès, les faisceaux de preuves sont si rares que les condamnations – 52 – sont bien faibles au vu des faits reprochés. S’il existe bien de multiples réunions, « dans les bois », accompagnées de tout un cérémonial « carbonariste », il s’avère que tout ceci relève d’un réel amateurisme et d’un profond romantisme, comme le montre M. Émerit (1949), « Une société secrète… ».
  • [29]
    D’ailleurs, en cette fin d’année 1851, les fonds de l’Atlas sont quasiment asséchés, en raison d’un acharnement sans faille.
  • [30]
    F80 642, rapport du 15 décembre au ministre de la Guerre.
  • [31]
    Notamment pour des cris séditieux. Ainsi, à Philippeville, un ouvrier sera condamné à dix jours de prison pour avoir, à plusieurs reprises, traité Napoléon de « roi des couillons ».
  • [32]
    À Mostaganem par exemple, 16 personnes, fichées depuis l’été, sont ainsi mises au secret dans une prison militaire Elles seront d’ailleurs toutes acquittées en mars 1852.
  • [33]
    F80 631. Rapport au commissaire général, 11 février 1852.
  • [34]
    F80 584. Rapport du commissaire de police de Bône, 2 janvier 1852.
  • [35]
    F80 432. Rapport au gouverneur, 1er trimestre de 1852.
  • [36]
    F80 584. Rapport du commissaire de Constantine, 12 février 1852.
  • [37]
    F80 590. Rapport au gouverneur, 30 janvier 1852.
  • [38]
    Rapport qui fleure bon l’avant coup d’État : « Il ne faudrait pas se fier à ce calme (…). La démagogie est toujours vivace en Algérie (…) La surveillance la plus constante (…) doit être exercée non seulement sur ces hommes bien connus (…) mais encore d’une manière toute spéciale sur les réfugiés étrangers (…). Les franchises électorales (…) devraient êtres ajournées pendant plusieurs années (…). Retirer à la population toutes les causes d’excitation et d’irritation serait la diriger vers le travail et le bien-être. » F80 578. Rapport au gouverneur, avril 1852.
  • [39]
    F80 642. Note au gouverneur, 30 janvier 1852. L’état de siège ne sera levé qu’en 1854 !
  • [40]
    F80 643. Rapport du préfet au gouverneur, 12 novembre 1852. En effet, en 1848, le général avait souscrit une belle somme pour le cautionnement de ce journal franchement républicain, et l’avait ensuite protégé.
  • [41]
    Tout au plus note-t-on en 1853 quelques réunions nocturnes dans les environs d’Alger, mais les premières conclusions de l’enquête réalisée qui tentaient de démontrer la résurgence d’une société de « Bons Cousins » sont vite dénoncées par le Gouverneur lui-même.
  • [42]
    F80 642. Lyons, le gérant pressenti du journal, au gouverneur, 20 janvier 1852.
  • [43]
    F80 432. Rapport du préfet d’Alger au gouverneur, 2e trimestre 1852.
  • [44]
    F80 590. Adresse de la municipalité d’Alger, janvier 1852.
  • [45]
    Un vote où le « non » est réduit à sa plus simple expression, le « oui » avoisinant les 91 % pour les trois provinces, avec un minimum dans celle d’Alger (89 %).

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