Notes
-
[1]
Les données d’exportations de biens manufacturés sont aussi utilisées mais ne permettent l’analyse de la compétitivité que sur les marchés étrangers. De plus, ces données ne sont pas ajustées pour le contenu en intrants importés dans la production exportée, qui peut être très différent selon les produits et les pays. Les réexportations sans transformation de produits importés peuvent alors être traitées indifféremment dans ces données (voir la discussion dans Cottet et al., 2012). Les données de valeur ajoutée manufacturière (VAM) permettent d’analyser la compétitivité au sens large, incluant la capacité à satisfaire à la fois les marchés étrangers et la demande intérieure. Le calcul de la valeur ajoutée exclut les intrants produits localement ou importés. En revanche, ces données peuvent être relativement imprécises du fait des activités dans le secteur informel (c’est une critique qui peut aussi être adressée, peut-être à un degré moindre, aux flux commerciaux).
-
[2]
Selon les Indicateurs de développement dans le monde, Banque mondiale.
-
[3]
D’ailleurs, alors que la VAM mondiale est passée entre 1995 et actuellement d’environ huit mille milliards de dollars à douze mille milliards de dollars (soit une croissance de 50 %), sa part dans le PIB mondial a diminué de 21 à 17 %, le secteur des services connaissant une croissance plus rapide (données : Indicateurs de développement dans le monde, Banque mondiale).
-
[4]
Un autre biais est révélé par les travaux de « rebasage » du PIB, son recalcul sur la base d’une méthodologie mise à jour, pratiqué ces dernières années par quelques pays africains, qui semblerait avoir un impact important principalement sur les données de valeur ajoutée du secteur des services (voir Cadot et al., 2015, pour un exposé rapide de ce « rebasage »). Par conséquent, alors que les données sur la VAM pourraient n’être que peu affectées, celles de la part de la VAM dans le PIB pourraient l’être significativement.
1Si les trajectoires industrielles africaines demandent à être nuancées selon les indicateurs retenus, reste que le continent, non seulement tarde à s’industrialiser dans son ensemble, mais fait montre d’une désindustrialisation prématurée dont les conséquences sont incertaines.
2Du diagnostic de la désindustrialisation…
3Dans un article récent, Rodrik (2016), professeur à l’université de Harvard, très reconnu pour ses travaux sur les politiques industrielles et ses critiques à l’égard du libre-échange, présente les tendances à long terme de l’activité manufacturière dans le monde, par grande région. Il rappelle une relation généralement admise – « en cloche » – associant industrialisation et développement : à mesure que le PIB par tête croît, le niveau d’industrialisation augmente, mais diminue au-delà d’un certain niveau de PIB par tête, traduisant la « tertiarisation » de l’économie. Il montre cependant que, depuis trois décennies, ce retournement intervient à des niveaux d’industrialisation et de revenus plus bas pour les pays qui se sont industrialisés ou s’industrialisent tardivement, en comparaison aux pays anciennement industrialisés. Alors que quelques pays d’Asie semblent être relativement protégés, cette « désindustrialisation prématurée » est particulièrement remarquée en Amérique latine et en Afrique. L’Afrique subsaharienne ayant quant à elle entamé ce retournement à un niveau d’industrialisation moins élevé encore que l’Amérique latine ou l’Afrique du Nord. S’il y a bien une transformation structurelle des économies d’Afrique subsaharienne, elle semble avant tout bénéficier au secteur des services, en « contournant » un secteur manufacturier qui ne s’est jamais véritablement développé (Cadot et al., 2015). Ainsi, depuis les années 1970, l’Afrique subsaharienne a offert une contribution marginale à la production manufacturière mondiale : autour de 1 % (alors que ces dernières années cette part atteint 18 % pour la Chine, 26 % pour le reste de l’Asie, 6 % pour l’Amérique latine, selon les données de Rodrik, 2016).
4La désindustrialisation est souvent détectée en utilisant les indicateurs de la part de l’emploi du secteur manufacturier dans l’emploi total, ou de la part de la valeur ajoutée manufacturière (VAM) dans le PIB [1]. Ainsi, Rodrik (2016) montre que la part de la VAM dans le PIB d’une douzaine d’économies d’Afrique subsaharienne, qui était en moyenne de 14-15 % dans les décennies 1970-1990, n’est plus que de 11 % ces dernières années. Les pays d’Afrique du Nord non exportateurs de pétrole (Maroc, Tunisie, Égypte) ont pu atteindre des niveaux plus élevés de la part de la VAM dans le PIB, de l’ordre de 20 % à la fin des années 1990, mais qui ont également diminué à environ 17 % ces dernières années [2]. Une équipe de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Cadot et al., 2015), dans une étude sur la transformation structurelle en Afrique subsaharienne, montre et utilise des résultats similaires sur un échantillon plus complet de pays africains.
5… à modérer
6Cependant, l’utilisation de l’indicateur de la part de la VAM dans le PIB peut biaiser ce diagnostic (Goujon, Kafando, 2011 ; Haraguchi, Rezonja, 2013, Diop et al., 2018). En effet, son évolution ne dépend pas seulement de la dynamique du secteur manufacturier. Puisque la somme des parts des secteurs dans le PIB est égale à 100 % chaque année, la part de la VAM dans le PIB (et son évolution) reflète mécaniquement sa part relative (et sa dynamique relative) par rapport aux autres secteurs [3]. Or, ceci peut poser problème, notamment pour les pays exploitant une ressource naturelle importante, qui présentent une part des industries extractives dans le PIB très élevée et très fluctuante, du fait de l’instabilité des prix de matières premières sur les marchés mondiaux. Dans un tel cas, la part de la VAM dans le PIB, qui est censée mesurer son importance ou sa performance, peut paraître faible et fluctuer « artificiellement » (et notamment diminuer rapidement en cas de boom de production et/ou de prix des matières premières). C’est pourquoi il peut être préférable d’utiliser un autre ratio pour éviter ce biais [4].
7La VAM peut être ainsi rapportée à la population, comme c’est le cas quand on calcule le PIB par tête. La VAM par tête est notamment utilisée dans les rapports de l’ONUDI – Organisation des Nations unies pour le développement industriel (voir par exemple Andreoni et Upadhyaya, 2014). Ces données de VAM par tête, en dollar constant, publiées par l’ONUDI, couvrent quasiment l’ensemble des pays dans le monde sur la période 1990-2017 (les deux dernières années étant des estimations). Les données sont disponibles pour cinquante et un pays africains (sont exclus la Guinée équatoriale, le Soudan et le Soudan du Sud), et sont reportées dans le graphique suivant.
8On constate que la VAM par tête ne dépasse pas les deux cents dollars dans trente-six pays africains, ce qui les maintient en effet dans le dernier quartile au niveau mondial (par comparaison, le premier quartile rassemble des économies où la VAM par tête est au-delà de deux mille cinq cents dollars). En revanche, sur la période 1990-2017, si quatorze pays africains ont connu une baisse significative (inférieure à – 5 %) et huit pays une stagnation (entre – 5 % et + 5 %), vingt-neuf pays ont enregistré une hausse significative (supérieure à + 5 %) de la VAM par tête. Neuf d’entre eux (l’Angola, le Botswana, le Tchad, l’Égypte, l’Éthiopie, le Mali, le Mozambique, le Nigeria et la Tanzanie) voient même leur VAM par tête plus que doubler sur la période, deux (le Lesotho et l’Ouganda) la voient tripler, et un (les Seychelles) quintupler.
Évolution de la valeur ajoutée manufacturière par habitant en Afrique (1990-2017)
Évolution de la valeur ajoutée manufacturière par habitant en Afrique (1990-2017)
9Même si la VAM par tête révèle une situation plus contrastée que celle décrite par la part de la VAM dans le PIB, il n’en demeure pas moins que l’Afrique tarde en effet à s’industrialiser dans son ensemble. Les explications de ce phénomène, si elles apparaissent diverses, sont finalement assez peu débattues.
10Des explications usuelles…
11Jusqu’à la fin du xixe siècle, il existait bien en Afrique une production manufacturière artisanale qui satisfaisait les besoins de la population en habillement et en outillage, mais qui n’a pas constitué une base suffisante pour le développement d’une véritable industrie manufacturière. Austin et al. (2017) l’expliquent par de faibles dotations en ressources nécessaires à cette activité, notamment en charbon, en travail et en infrastructures. La richesse en terre et en ressources minières de l’Afrique l’aurait alors amené à se spécialiser dans la production de produits primaires, la colonisation ne venant dans certains cas qu’amplifier le phénomène. En fait, en Afrique subsaharienne, seule l’Afrique du Sud a connu une véritable phase d’industrialisation de plusieurs décennies, au cours du xxe siècle, en pratiquant la protection commerciale et en profitant de l’exploitation des travailleurs noirs (Austin et al., 2017).
12Dans les décennies 1950-1970, avec les indépendances, et suivant un mouvement général dans les pays en développement, les gouvernements africains adoptent des politiques industrielles très interventionnistes de substitution aux importations, en protégeant et en subventionnant l’industrie locale, et en investissant dans les infrastructures. Ces politiques engendrent des distorsions, dont une surévaluation des monnaies, et des déséquilibres macroéconomiques. La surévaluation de la monnaie, notamment, si elle facilite les importations de biens d’équipement, détruit la compétitivité de la production de produits manufacturés.
13Dans les années 1980-1990, les Plans d’ajustement structurel visant au retrait de l’État et à la libéralisation économique, appliqués dans plus d’une trentaine de pays africains, n’ont pas non plus entraîné un rebond de l’activité manufacturière, celle-ci se révélant non compétitive alors que sont relâchées les barrières au commerce. Les autres freins généralement relevés sont un mauvais environnement des affaires, qui explique un faible investissement, des coûts du travail relativement élevés associés à un faible niveau de capital humain, de faibles infrastructures, ainsi qu’un manque de financement.
14Depuis les indépendances, Maurice est généralement citée comme l’exception africaine, avec un passage réussi de la monoculture sucrière à une industrie manufacturière intensive en travail (à la manière des pays asiatiques) hébergée en zone franche. Mais, de manière générale, l’activité manufacturière en Afrique subsaharienne se limite généralement à la transformation des produits alimentaires et des cultures de rente. Les pays d’Afrique du Nord non exportateurs de pétrole (Maroc, Tunisie, Égypte), s’ils ont pu atteindre des niveaux plus élevés d’industrialisation, notamment en ayant attiré l’investissement des firmes multinationales, font aussi face à des limites dans leurs trajectoires d’industrialisation, dont les symptômes sont un manque de sophistication et de diversification (Mezouaghi, 2010).
15Pour Rodrik (2016), principalement cette désindustrialisation prématurée, observée ces dernières décennies, est imputable à la mondialisation et à l’ouverture des marchés au commerce international. Les pays qui n’ont pas d’avantage comparatif dans l’activité manufacturière se voient ainsi inondés par des produits manufacturés importés (dont les prix mondiaux ont tendance à diminuer, notamment du fait de la forte concurrence et des gains de productivité enregistrés dans ce secteur au niveau mondial). Cela est particulièrement explicatif du cas des pays africains dont l’avantage comparatif se situe dans la production de produits primaires. Et ce phénomène est aussi largement amplifié quand intervient un boom des rentes de ressources minières ou pétrolières, qui pose le problème bien connu du syndrome hollandais (les rentes constituant un afflux de monnaie étrangère, engendrant une surévaluation de la monnaie nationale et réduisant la compétitivité de la production manufacturière locale).
16… aux conséquences envisagées
17Malgré les faibles performances en matière de production manufacturière, les pays africains ont pu connaître une phase de croissance ces dernières décennies. Or, selon Rodrik (2016), si la croissance est possible sans industrialisation, elle serait en fait moins soutenable. Pour de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, mais également l’Algérie et la Libye, la croissance portée par l’exploitation de ressources naturelles reste dépendante des fluctuations des prix mondiaux de matières premières. Rodrik (2016) rappelle aussi que c’est dans le secteur manufacturier que l’on trouve des niveaux élevés de productivité et de gains de productivité, et donc les potentiels de croissance économique les plus importants. Si cet argument est généralement admis (voir également Szirmai, Verspagen, 2015 ; Page, 2012), il est tempéré par Cadot et al. (2015), qui constatent également des gains de productivité importants dans les secteurs des services en Afrique subsaharienne. Même si cela peut être aussi débattu, reste que la croissance de l’activité manufacturière aurait bien un impact en termes de réduction de la pauvreté en Afrique (Cadot et al., 2015). Enfin, au-delà des aspects économiques, la désindustrialisation prématurée, ou tout du moins le trop faible développement de l’activité manufacturière, pourrait contribuer à fragiliser la classe moyenne, couperait une source importante de création d’emplois pour la jeunesse, et rendrait plus incertains les processus de démocratisation.
18La migration de quelques activités manufacturières d’Asie vers les pays africains, où elles trouveraient des salaires moins élevés, peut paraître anecdotique pour certains. Un rebond des activités manufacturières en Afrique serait en fait sans réel précédent historique. Cependant, le débat autour des politiques d’industrialisation, ou des régimes de change qui faciliteraient cette industrialisation, ne peut qu’être nourri par l’importance des enjeux. Par conséquent, l’intérêt des études et recherches en la matière demeure, afin d’éclairer ce débat, avec la nécessité qu’elles prennent en compte les particularités du continent et des pays qui le compose.
Bibliographie
Bibliographie
- Andreoni, A., Upadhyaya, S. (2014), “Growth and Distribution Pattern of the World Manufacturing Output. A Statistical Profile, Working Paper, n° 2, Vienne, Unido.
- Austin, G., Frankema, E., Jerven, M. (2017), “Patterns of Manufacturing Growth in Sub-Saharan Africa. From Colonization to the Present”, in K.H. O’Rourke, J.G. Williamson (éd.), The Spread of Modern Industry to the Periphery since 1871, Oxford, Oxford University Press.
- Cadot, O., De Melo, J., Plane, P., Wagner, L., Woldemichael, M.T. (2015), « Industrialisation et transformation structurelle : l’Afrique subsaharienne peut-elle se développer sans usines ? », Papier de recherche, Agence française de développement, n° 10.
- Cottet, C., Madariaga, N., Jegou, N. (2012), « La diversification des exportations en zone franc : degré, sophistication, dynamisme », Macroéconomie et développement, n° 3, Agence française de développement.
- Diop, M., Goujon, M., Niang, B.B. (2018), « L’impact des déséquilibres du taux de change réel sur la performance du secteur manufacturier au Sénégal », Revue d’économie du développement, n° 1, p. 107-138.
- Goujon, M., Kafando, C. (2011), « Caractéristiques structurelles et industrialisation en Afrique. Une première exploration », Études et Documents, n° 33, CERDI.
- Haraguchi, N., Rezonja, G. (2013), “Emerging Patterns of Structural Change in Manufacturing”, in A. Szirmai, W. Naudé, L. Alcorta (éd.), Pathways to Industrialization in the Twenty-First Century. New Challenges and Emerging Paradigms, Oxford, Oxford University Press.
- Page, J. (2012), “Can Africa Industrialize?”, Journal of African Economies, vol. XXI, n° 2, p. 86-124.
- Rodrik, D. (2016), “Premature Deindustrialization”, Journal of Economic Growth, n° 21, p. 1-33.
- Szirmai, A. (2013), “Manufacturing and Economic Development”, in A. Szirmai, W. Naudé, L. Alcorta (éd.), Pathways to Industrialisation in the 21st Century. New Challenges and Emerging Paradigms, Oxford, Oxford University Press.
Notes
-
[1]
Les données d’exportations de biens manufacturés sont aussi utilisées mais ne permettent l’analyse de la compétitivité que sur les marchés étrangers. De plus, ces données ne sont pas ajustées pour le contenu en intrants importés dans la production exportée, qui peut être très différent selon les produits et les pays. Les réexportations sans transformation de produits importés peuvent alors être traitées indifféremment dans ces données (voir la discussion dans Cottet et al., 2012). Les données de valeur ajoutée manufacturière (VAM) permettent d’analyser la compétitivité au sens large, incluant la capacité à satisfaire à la fois les marchés étrangers et la demande intérieure. Le calcul de la valeur ajoutée exclut les intrants produits localement ou importés. En revanche, ces données peuvent être relativement imprécises du fait des activités dans le secteur informel (c’est une critique qui peut aussi être adressée, peut-être à un degré moindre, aux flux commerciaux).
-
[2]
Selon les Indicateurs de développement dans le monde, Banque mondiale.
-
[3]
D’ailleurs, alors que la VAM mondiale est passée entre 1995 et actuellement d’environ huit mille milliards de dollars à douze mille milliards de dollars (soit une croissance de 50 %), sa part dans le PIB mondial a diminué de 21 à 17 %, le secteur des services connaissant une croissance plus rapide (données : Indicateurs de développement dans le monde, Banque mondiale).
-
[4]
Un autre biais est révélé par les travaux de « rebasage » du PIB, son recalcul sur la base d’une méthodologie mise à jour, pratiqué ces dernières années par quelques pays africains, qui semblerait avoir un impact important principalement sur les données de valeur ajoutée du secteur des services (voir Cadot et al., 2015, pour un exposé rapide de ce « rebasage »). Par conséquent, alors que les données sur la VAM pourraient n’être que peu affectées, celles de la part de la VAM dans le PIB pourraient l’être significativement.