Couverture de AFCO_263

Article de revue

Côte d’Ivoire, le journalisme agonise et la presse s’effondre. Diagnostic d’une presse au fond du trou

Pages 242 à 244

Notes

  • [1]
    Pendant la IIIe République en France, nombre d’hommes politiques sont propriétaires ou directeurs de journaux ; ils voient en la presse écrite un vecteur pour diffuser leurs idées, conquérir ou garder le pouvoir. Voir P. Eveno, Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Paris, Flammarion, 2012.
  • [2]
    Résolution 1572 (2004). Sur les médias de la haine, voir K. Somerville, « Violences et discours radiophoniques de haine au Kenya. Problèmes de définition et d’identification », Afrique contemporaine, n° 240, 2011, p. 125-140.
  • [3]
    Conseil national de la presse, « Rapport d’évaluation économique des entreprises de presse (2016) » ; Fonds de soutien et de développement de la presse, rapports d’activités (2014, 2015, 2016).
  • [4]
    Voir B. Lodamo, T.S. Skjerdal, « Gratifications et enveloppes dans le journalisme éthiopien. Corruption ou formes légitimes d’encouragement professionnel ? », Afrique contemporaine, n° 240, 2011, p. 77-92.

1Presse ivoirienne, qu’as-tu fait de ta liberté ? Qu’as-tu fait de ton pouvoir, le quatrième ? Peut-on encore te sauver du naufrage ? Ces interrogations d’Ivoiriens et de la plupart des observateurs résultent d’une série de constats alarmants qui mettent en exergue la baisse de la qualité de l’offre éditoriale, la chute continue des ventes des journaux et la passivité des professionnels du secteur.

2Pas moins de cinquante-cinq journaux, dont vingt quotidiens, vingt-cinq hebdomadaires, dix mensuels, tapissent les étagères des kiosques d’Abidjan et des grandes villes du pays. Dans ce paysage, la presse quotidienne prédomine avec 89,16 % de parts de marché contre 16,20 % pour les hebdomadaires. Si les lecteurs de la presse écrite ivoirienne ne boudent pas leur plaisir d’avoir une offre éditoriale foisonnante et diversifiée, beaucoup cependant estiment que cette abondance n’étanche pas leur soif d’information, une information de qualité, traitée avec professionnalisme. Et pourtant, ce ne sont pas les journalistes rompus au métier qui manquent dans les rédactions.

3Du printemps de la presse… L’histoire de la presse privée ivoirienne est intimement liée à la restauration du multipartisme en avril 1990. Les premiers journaux font leur apparition sur le marché, sous la houlette des partis émergents, comme le Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo ou le Parti ivoirien des travailleurs (PIT) du Pr Francis Wodié. Le PIT est le premier à créer un organe de presse privé, Teré. L’époque est opportunément baptisée le « printemps de la presse ».

Teré fut créé par le Parti ivoirien des travailleurs, quelques jours après la restauration du multipartisme le 4 avril 1990. Avant cette date, le multipartisme, bien que reconnu par l’article 7 de la Constitution ivoirienne de 1960, n’était de fait pas accepté par le régime. Publié sous le format d’un tabloïd de douze pages, vendu 100 francs CFA l’unité, le périodique était l’organe officiel du PIT et, en tant que tel, servit de support de communication et de propagande au PIT pendant quelques années, avant de disparaître du marché. Son comité éditorial était constitué essentiellement des membres du secrétariat national du parti et était animé par ses cadres, pour la plupart des universitaires.

4La privatisation du secteur médiatique se justifie à l’époque du fait de la mainmise absolue du parti au pouvoir, le PDCI-RDA, sur l’ensemble des médias publics, placés sous la tutelle directe du ministère de l’Information. Il ressort que la presse écrite privée n’a jamais pu rompre le cordon ombilical qui la lie aux circonstances et aux acteurs politiques qui ont favorisé son éclosion.

5Hormis quelques titres indépendants qui ont tenté de développer un modèle journalistique, plus indépendant, tels que Le Jour (fondé par une équipe de professionnels, 1994-2001) et le groupe Olympe avec ses titres phares Soir Info et L’Inter (fondé par un imprimeur privé ivoiro-libanais), l’essentiel de la presse quotidienne d’informations générales s’est apparenté, de façon systématique, aux partis et groupements politiques et en a constitué par conséquent les outils de propagande [1]. Par cette posture, cette catégorie de journaux, majoritaire, continue d’incarner plutôt un journalisme bridé qui relègue au second plan sa mission d’information, d’éducation et de divertissement au profit du grand public.

6… aux portes de l’enfer. Ainsi, la presse écrite privée se trouve prise dans l’engrenage politique, depuis plus de deux décennies, notamment les plus critiques (1990-2010), périodes régulièrement ponctuées de crises politiques majeures. De fait, au milieu des années 2000, à l’époque ou une rébellion coupe le pays en deux entre le Nord tenu par les rebelles de Guillaume Soro et le Sud par le régime de Laurent Gbagbo, l’implication de la presse a été si forte que le Conseil de sécurité de l’ONU a épinglé dans une résolution les « médias de la haine », dont le quotidien gouvernemental Fraternité Matin[2].

7Vingt-huit ans après le « printemps de la presse », huit ans après la grave crise postélectorale, les professionnels des médias en général et ceux de la presse écrite en particulier ne savent toujours pas à quels saints se vouer. À défaut de saints, les patrons de presse, réunis au sein du GEPCI (Groupement des éditeurs de presse de Côte d’Ivoire), de même que les journalistes, tiraillés entre mille et une associations, dont l’historique Union nationale des journalistes de Côte d’Ivoire (UNJCI), s’en sont remis à la générosité de l’État.

8En effet, depuis bientôt dix ans (les premières subventions ont été accordées en 2009), le gouvernement, en application des dispositions du régime juridique de la presse (loi de décembre 2004), par l’entremise du Fonds de soutien et de développement de la presse (FSDP), alloue annuellement des fonds, dont la vocation initiale est d’appuyer la structuration économique du secteur de la presse écrite. À ce titre, depuis cinq ans, le gouvernement accorde une subvention à l’ensemble de la presse quotidienne équivalant à six mois de charges d’impression.

9L’objectif premier est de créer les conditions de la viabilité économique des entreprises de presse, gage d’une indépendance éditoriale. Cependant, le constat est établi que cette manne inespérée n’a pas produit les effets escomptés. Pire, elle semble avoir provoqué un phénomène de dépendance au point d’inhiber, chez les promoteurs d’entreprise de presse, toute créativité managériale et tout sens de l’initiative.

10La descente aux enfers. Les statistiques sont assez éloquentes à ce propos. En 2010, les ventes globales des journaux s’élevaient à 26 879 974 exemplaires par an, contre 11 167 277 en 2016 et 9 253 137 en 2017, selon une étude commanditée par le FSDP. Cela représente sur la période 2010-2017 une chute de 65,57 %. Avec un tirage moyen de 5 000 exemplaires/jour, la presse quotidienne nationale domine le marché (89,16 % de parts). Mais cette hégémonie est le fait de cinq journaux qui se taillent la part du lion, avec 63,77 % de parts de marché.

11D’après l’étude du FSDP, plusieurs facteurs expliquent ce tableau peu reluisant. Elle invoque, pêle-mêle, « l’absence de culture de lecture, la baisse du pouvoir d’achat, le taux d’analphabétisme élevé dans le pays, la persistance de la culture de l’oralité, le développement des réseaux sociaux et de la presse numérique, la qualité des informations véhiculées par certains journaux, le caractère partisan de nombreux journaux, etc. ».

12Pour leur part, les professionnels du secteur, éditeurs de presse, journalistes et divers prestataires du secteur pointent du doigt la féroce concurrence induite par l’explosion de la presse numérique, le phénomène planétaire des réseaux sociaux, les difficultés de la distribution et la fraude dans les réseaux de vente à la criée, matérialisée par la pratique courante de la location des journaux aux lecteurs indélicats dans les bureaux de l’administration et des entreprises et même dans les résidences.

13Ces éléments de diagnostic suffisent-ils pour conclure que les origines du mal qui ronge les ultimes liens de la presse ivoirienne avec la vie soient identifiées et n’attendent que leur traitement sans complaisance ? À l’évidence, la réponse est plus nuancée !

14Ni la culture de l’oralité, ni le taux élevé de l’analphabétisme, qui font partie des prérequis, ne peuvent constituer des arguments recevables pour expliquer le chaos dans lequel s’est enlisée la presse. Tout au plus, la baisse du pouvoir d’achat du consommateur, si tant est qu’elle est prouvée, peut constituer un facteur favorisant l’effondrement du marché des journaux, à l’instar des autres produits qui ne sont pas considérés comme de première nécessité.

15Du reste, le phénomène des réseaux sociaux et la montée en puissance de la presse numérique sont désormais reconnus comme faisant partie des causes majeures de la grande déprime dont la presse écrite, sur le plan mondial, est sans conteste la victime désignée.

16Cette chute ininterrompue depuis plus d’une décennie semble malheureusement avoir affecté également et de façon durable la pratique du journalisme, notamment dans ce qu’il a de plus noble et qui en constitue sa force : ses valeurs éthiques et déontologiques, ainsi que son indépendance.

17Le gombo, cette gangrène qui se généralise… Ramené dans le cadre spécifique de la Côte d’Ivoire, la presse apparaît comme victime de ses propres turpitudes. Deux facteurs, endogènes, expliquent cela. D’abord, l’effondrement du journalisme comme valeur première et cœur de l’activité. Dans beaucoup de rédactions, l’information, qui devrait être la substance des contenus, est traitée de moins en moins avec professionnalisme, rigueur et impartialité.

18Cela découle du fait que, dans un nombre important d’entreprises de presse privées, les employés sont irrégulièrement et mal payés et, qui plus est, ne bénéficient pas des prestations de la sécurité sociale pour non-versement des cotisations [3]. Cette situation de précarité les expose à diverses tentations. Abandonnés à leur sort par les patrons, nombre d’entre eux trouvent leur salut en vendant leur plume au… diable. Pour ceux-là, les règles sacro-saintes du journalisme ne veulent plus dire grand-chose. Ils s’adonnent, sans sourciller, aux pratiques peu recommandables d’écrire pour ceux qui paient le « taxi », appelé pompeusement per diem. Baptisée gombo dans le milieu, la gangrène s’est généralisée au point de devenir la norme [4].

19De fait, les éditeurs, souvent, font semblant de verser des salaires, pendant que les journalistes, eux, se font payer par les lieux des reportages.

20Ensuite, les éditeurs de presse, les patrons, pour la plupart militants politiques, dépassés par les enjeux économiques et les défis de la gestion, préfèrent se mettre sous un parapluie politique pour échapper aux contraintes de l’entreprise. Leur stratégie se résume à servir ce que désirent les dirigeants et militants de l’écurie politique dont le journal est proche. L’avantage pour le journal est de disposer d’une niche de lecteurs captifs. L’inconvénient majeur est que le journal devient finalement le vrai captif de son lectorat politique. Cette stratégie écarte d’emblée la conquête de l’opinion publique, une réserve plus vaste et au potentiel plus consistant.

21L’absence de volonté de s’inscrire dans une perspective de vrai management et un manque de savoir-faire ont pour effet de raréfier les ressources financières, indispensables aux fonctionnements normaux de l’entreprise. Dans la majorité des cas, les actionnaires, très souvent des politiques, rechignent à mettre la main à la poche pour résorber les déficits. Ce fut le cas en février 2018 quand les promoteurs du quotidien Nord-Sud, proche de la mouvance au pouvoir, devenu un gouffre financier, ont choisi de déposer le bilan.

22Certes, tout n’est pas noir et de timides essais de mise en place de modèles de gestion rationnelle existent. Cependant, la santé de la presse ivoirienne est dans un état de dégradation si avancé qu’il faudra plus que des subventions ou des réformettes isolées pour la sauver d’une mort programmée. L’indispensable sursaut collectif doit aboutir à une réhabilitation totale du journalisme et un assainissement de l’environnement économique des entreprises de presse. Condition sine qua none de la restauration de la presse dans son statut de quatrième pouvoir. Une vraie gageure !


Date de mise en ligne : 18/09/2018

https://doi.org/10.3917/afco.263.0242

Notes

  • [1]
    Pendant la IIIe République en France, nombre d’hommes politiques sont propriétaires ou directeurs de journaux ; ils voient en la presse écrite un vecteur pour diffuser leurs idées, conquérir ou garder le pouvoir. Voir P. Eveno, Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Paris, Flammarion, 2012.
  • [2]
    Résolution 1572 (2004). Sur les médias de la haine, voir K. Somerville, « Violences et discours radiophoniques de haine au Kenya. Problèmes de définition et d’identification », Afrique contemporaine, n° 240, 2011, p. 125-140.
  • [3]
    Conseil national de la presse, « Rapport d’évaluation économique des entreprises de presse (2016) » ; Fonds de soutien et de développement de la presse, rapports d’activités (2014, 2015, 2016).
  • [4]
    Voir B. Lodamo, T.S. Skjerdal, « Gratifications et enveloppes dans le journalisme éthiopien. Corruption ou formes légitimes d’encouragement professionnel ? », Afrique contemporaine, n° 240, 2011, p. 77-92.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions