Notes
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[1]
Fin 2016, l’est de la cuvette méridionale, peuplé par les Kuri (apparentés aux Yedina) et par des Haddad, partie la plus arabophone du lac, ne serait pas touchée par le phénomène Boko Haram.
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[2]
Almuhajiri, pl. almuhajiray en arabe ; pukaraajo, pl. fukaraa’be en peul.
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[3]
Au Cameroun, pour les non-musulmans et les journaux du Sud, il s’agit simplement de « mendiants », pukara étant même devenu l’équivalent d’« enfants des rues ».
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[4]
« Débrouiller », « débrouillards ». Ce sont des jeunes gens qui vivent d’expédients, saisissant des opportunités généralement sur les marchés et dans les gares routières (tasa). À la limite de la légalité, ils disent faire preuve de ruses, mais pour eux « débrouiller n’est pas voler » (voir également Debos, 2013, p. 152-153). Leur slogan est d’aller de l’avant, miin yaha yeeso en peul, et, généralement, ils ne vont pas très loin. Catégorie sociale éminemment fluide, elle peut facilement basculer dans la délinquance armée.
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[5]
Dans l’État de Borno et sur ses marges comme dans le nord du Cameroun, les chefs de marché, nommés par les autorités traditionnelles, sont toujours kanuri ou, à défaut, hausa. Ils sont appelés sarki paawa (chefs des bouchers) car ils ont la haute main sur l’abattoir du marché.
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[6]
D’autres groupes de chasseurs, auparavant engagés dans des « comités de vigilance » contre les coupeurs de route, sont restés du côté des autorités dans le Diamaré au Cameroun, comme dans la région de Michika au Nigeria.
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[7]
À ma connaissance, il n’y a pas sur le sujet une étude de référence mais les indices ne manquent pas. J’ai rencontré ces guildes à travers les communautés bornouanes du nord du Cameroun. Elles disposaient du monopole sur l’artisanat : tisserands, foulons, forgerons, barbiers, chasseurs, tous fortement structurés, sous l’autorité de leurs kacalla, jusqu’au métier de chasseurs de grenouilles dans les yayrés.
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[8]
Ils fournirent les premières armées de Boko Haram composées de « divisions » de motards accompagnées de quelques quatre roues, extrêmement mobiles. Au fur et à mesure que les stocks d’armes sophistiquées prises sur les armées nigériane et camerounaise et que les flottes de motocyclettes s’amenuisaient, on assiste fin 2015 à la progression fulgurante de nouveaux savoir-faire relevant de la fabrication d’explosifs, de mines artisanales, transformant les bandes de Boko Haram, par ailleurs de plus en plus féminisées, en une véritable armée d’artificiers.
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[9]
Ibn Taimiyya, théologien syrien du xiiie siècle, fut l’instigateur de l’islam radical, le wahhabisme. Sa vie durant il fustigea les bi’da, les « innovations » apparues dans la religion après l’époque du prophète. Il s’illustra aussi dans le combat contre les « saints ». En France, de nombreuses mosquées portent le sceau salafiste d’Ibn Taimiyya.
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[10]
À Maroua, au Cameroun, j’avais pu suivre celui implanté dans le quartier Dougoy, à la sortie de la ville. S’il a pu envoyer plusieurs « équipes » de tabligh prêcher dans les villages, il devait assez rapidement péricliter (2006).
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[11]
Les données ont été en grande partie recueillies à travers les témoignages d’otages de ces années-là qui ont connu les geôles Boko Haram de Sambisa et plus particulièrement le témoignage de l’un d’entre eux (SBL), recueilli en avril 2016.
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[12]
Les élites kanuri, de Maiduguri, elles-mêmes wahhabistes, devraient être sollicitées par les chercheurs en tant qu’observatrices et contemptrices de Boko Haram. Certaines de leurs membres voudraient voir dans la littéralisation « abusive » du Coran par Boko Haram une dérive de leur propre enseignement tel qu’insufflé dès ses commencements et jusqu’à remonter à la capitale, Birni Gazargamu, au xve siècle. La spécificité de l’enseignement bornouan, reconnue de tous, est en effet la mémorisation intégrale du Coran, sa vocalisation, sa copie et l’enseignement du tafsir (commentaire du Coran).
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[13]
Cette question de la substitution des gains produits par le travail maraboutique pour faire vivre les oulémas salafistes se pose dans l’ensemble des communautés musulmanes revivalistes du sahel. Des prises en charge par des communautés ou par l’État sont proposées pour éviter des dérives violentes de type Boko Haram (Bodouni, 2014).
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[14]
Le mouvement Izala, fondé à Jos en 1978, reprend certains traits qui fondent la pratique des « Frères musulmans », principalement ceux touchant à leurs stratégies d’entrisme social et politique.
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[15]
Les émirs ne feraient que récupérer la part du commanditaire ou des recéleurs-recycleurs, souvent les mêmes, de l’époque antérieure, celle des coupeurs de route (de la fin des années 1980 à début 2000). Il y a dans cette activité une sorte de spécialité bornouane qui a traversé les siècles. Durant la période précoloniale, les commerçants bornouans ont toujours été les grands recéleurs et recycleurs des bandits de grand chemin exerçant leurs activités délictuelles aux marges du Bornou, du Mandara et des principautés peules (Seignobos, 2013, p. 85-86).
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[16]
Ce qui expliquerait que les filles de Chibok otages servent de monnaie d’échange contre des combattants Boko Haram prisonniers de l’armée nigériane, comme ce fut le cas pour vingt et une d’entre elles le 13 octobre 2016.
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[17]
Dans une précédente contribution de la revue Afrique contemporaine (2015, p. 150), je signalais que Boko Haram n’étant pas actif sur les rives méridionales du lac, ces milieux physiques et économiques ne devaient pas leur être favorables… jusqu’à la prise de Baga Kawa sur le lac, le 3 janvier 2015. C’était méconnaître, à ce moment-là, le travail de prédication opéré par la Yusufiyya auprès des communautés de pêcheurs, comme de celles des Yedina.
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[18]
Les comités de vigilance sont trop souvent devenus des comités de dénonciation, voire de délation. Ce sont eux les « sources dignes de foi » des tribunaux de Maroua et d’ailleurs. Ils s’alignent sur les « preuves d’appartenance à Boko Haram » qui suivent le registre « activités suspectes » retenues par les procureurs : vie irrégulière, fréquentation d’inconnus, enrichissement suspect, acquisition d’une moto, toujours l’engin de Boko Haram (Amnesty International, 2016, p. 44).
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[19]
Estimation de l’auteur.
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[20]
« Combattant » en français gardait un sens particulier sous Hissène Habré, une forme de statut militaire propre à ses Tubu. Le « combattant un tel » faisait valoir un capital social lui permettant de rallier sur sa personne un groupe en armes d’apparentés et de clients.
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[21]
En septembre 1989, justement au large de Kofiya, j’ai été témoin de ces accostages intempestifs avec tirs de semonce sur l’eau, prise d’embarcations pour les conduire sur la rive tchadienne pour ceux qui ne pouvaient s’acquitter des « taxes ».
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[22]
Darak, à 35 km de la frontière du Nigeria, est rattaché au « Wulgo District », dans le local government de Ngala, État de Borno.
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[23]
En dépit de la création d’une amorce de flottille militaire entre Blangoua et Kofya en 2012.
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[24]
Ils fournissent en Tramol (Tramadol HCI, Tropidol, Tralam) les populations du lac. Tous les pêcheurs prennent de ces opioïdes ou des amphétamines sur leurs lieux de pêche, lors de la surveillance, la nuit, des filets et des lignes de hameçons multiples contre les voleurs. Ce sont aussi les drogues communes à tous les chauffeurs-transporteurs. Les journaux camerounais voudraient faire accroire – mais en vain – que le Tramadol serait la drogue des combattants Boko Haram qui en prendraient avant les combats.
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[25]
Les kirta ne se forment qu’au sud des grands espaces d’eaux libres. Ce sont des paquets d’herbes et de rhizomes enchevêtrés, flottants, poussés par l’harmattan, qui s’accumulent en épais matelas et s’accrochent à des bouquets d’Aeschynomene elaphroxylon appelé ambaj en arabe, ou mariya en yedina et kanuri. Les forêts d’ambaj ne se développent qu’en limite des eaux libres. Les pêcheurs coupent alors les ambaj à fleur d’eau pour construire avec leurs troncs des planchers flottants et des pontons pour leurs campements. Ils y dressent ensuite des huttes, des fours pour fumer des poissons et des tréteaux pour sécher le futur combustible. Dans les années 2006-2008, on comptait des centaines de ces îles singulières, aménagées en campements de pêche par des villages de pêcheurs-cultivateurs des rives méridionales. Les Yedina possèdent leurs propres kirta, plus temporaires, mais construites sur les mêmes principes, établies à la marge des marais à Phragmites. On coupe les roseaux à ras de l’eau et on les empile pour en faire un îlot flottant sur lequel on rajoutera un socle de roseaux pour chacune des huttes surmontées d’une toiture autoportante, toute végétale, amovible, comme celles des habitats des îles, mais bien plus réduite.
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[26]
Échappé d’un projet de fixation des dunes dans une région proche de Diffa en 1977, Prosopis juliflora s’est diffusé dans la cuvette nord alors asséchée, à la faveur des transhumances des éleveurs peuls, avec le bovin pour vecteur.
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[27]
Dans ces temps d’insécurité, on revient à des techniques d’ensilage du xixe siècle, avec des silos souterrains (nugra en arabe, gaska en peul). Les sorghos en grains sont conservés dans des vanneries protégées des déprédateurs vers les parois par des balles de mil ou des rafles de sorgho. Contre les termites, on obture le silo de feuilles de Calotropis procera qui s’agglutinent entre elles et enfin on étale des voiles de plastique qui donneront la touche xxie siècle.
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[28]
À chaque prise de guerre faite sur Boko Haram et exposée aux médias, c’est le plus souvent un arsenal du pauvre. On trouve bien évidemment la kalachnikov AK47 sous toutes les licences. C’est l’arme que l’on peut facilement customiser, adapter, voire personnaliser. Boko Haram y est attaché, comme à ses motos, car il en maîtrise l’entretien et les réparations. On trouve aussi des armes artisanales (celles de supplétifs ?), les « un coup » (Dane Gun), qui ont quelque chose à voir avec les fusils de traite adaka des braconniers de la périphérie de Waza, la « grande réserve mondiale de la biosphère », devenue un désert faunique par la faute de Boko Haram.
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[29]
Le pillage des vivres n’est pas propre aux Boko Haram du lac. Dans l’État de l’Adamawa nigérian, ce même mois, le 17 juin 2016, une action de Boko Haram s’est déroulée selon un modus operandi rodé depuis quelques années dans les régions montueuses à l’ouest des monts Mandara (Seignobos, 2015, p. 154-156). Un groupe à moto parti pour une expédition punitive et/ou d’avertissement fait irruption, ici, lors de la veillée funéraire d’un chef local, à Kuda, chez les Margi, au nord du bourg de Gulak (entre Michika et Madagali). Ils ouvrent le feu à partir des motos et tuent vingt-quatre personnes. Les gens s’enfuient. Les attaquants pillent alors les réserves de vivres et repartent. On reste toujours surpris de ce qui peut s’emporter sur une moto dans ces régions.
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[30]
Après Wulgo et Malam Fatori, Baga Kawa va, vers 1970, devenir le premier centre de pêche du lac, récupérant le poisson venu des deux cuvettes. Mais dès 1984, trop dans les terres, cela va alors imposer de tracer des chenaux à travers les marécages vers de nouveaux débarcadères. Il sera peu à peu concurrencé par Blangoua sur le Bas-Chari, puis ce sera Kofya, et enfin Darak de 1997 jusqu’à l’arrivée de Boko Haram en 2015 (Seignobos, 2009).
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[31]
Voir le Centre international d’analyse du terrorisme, IHS Jane’s Terrorism and Insurgency Centre, 2016.
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[32]
Ce qui renvoie à l’article de Gatama (2016).
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[33]
Voir Blench (2016). Dans cette présentation, il signale que l’attention portée à Boko Haram empêche de voir ce qui se prépare chez les Fulani (Peuls). Or, ces communautés fulani sont partout en effervescence dans leurs enclaves des États de Plateau, de Taraba, de Nassarawa et même de Zamfara. Le gouverneur de l’État de la Bénoué n’hésite pas à déclarer : « Fulani worse than Boko Haram. »
-
[34]
Un de leurs oulémas, aujourd’hui arrêté au Sénégal, Makhtar Diokhané, aurait été invité par des émirs du lac à enseigner tout un semestre à leurs combattants (sources sécuritaires).
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[35]
Nous signalons le louable effort d’une équipe de recherche de l’université de Maroua (ENS), créée en 2008, animée par l’historien Saïbou Issa. Cette équipe a consacré un numéro spécial de sa revue Kaliao à l’analyse des « effets » en cours des actions de Boko Haram et d’y cerner les « souffrances » des populations, avant d’analyser un quelconque impact socio-économique global.
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[36]
Information de décembre 2016 de Abdourahamani Mahamadou, doctorant en géographie (université Abdou-Moumouni-Dioffo, Niamey).
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[37]
Combien restent-ils de pêcheurs sur ceux comptabilisés en « unités de pêche » (22 300) et estimés à 203 000 (De Graaf, 2014) ? Combien de fumeurs ? De sécheurs de poissons ? De ceux qui préparent le combustible et de mareyeuses ont-ils perdu leurs activités ?
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[38]
Depuis l’indépendance, les populations yedina, longtemps dépourvues d’élites, ont été délaissées par les gouvernements tchadiens successifs. Ils comptent aujourd’hui deux députés, et Idriss Déby leur a concédé un ministère.
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[39]
Il convient de rappeler qu’un certain nombre de Yedina compte parmi les réfugiés dans les camps au nord du lac. D’autres collaborent avec les différentes administrations nationales. Toutefois, la compréhension des événements actuels sur le lac passe par l’alliance de certaines communautés yedina avec Boko Haram.
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[40]
Responsable d’une cellule Boko Haram à N’Djamena, trafiquant connu de motos et d’armes, « logisticien » de l’attentat du 15 juin 2015 qui a tué trente-huit personnes à N’Djamena, Bana Fanaye est le seul « gros poisson » de Boko Haram arrêté par les services camerounais et tchadiens (août 2015). Le déroulé de la mission relevé dans les interrogatoires implique de nombreux pêcheurs buduma (yedina) dans ce « transfert de fonds qui suit un labyrinthe » selon le mot des enquêteurs (Tilouine, 2016a).
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[41]
L’ambaj prolifère seulement à certaines périodes d’assèchement des pourtours des eaux libres, ce qui en fait un matériau moins constant et moins courant que le papyrus. La véritable batellerie du lac fut bien composée de kadey de papyrus.
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[42]
Les sociétés de pêcheurs ont toujours marqué plus de religiosité que les autres. Dans ces mêmes îles du sud du lac, au cours de séjours effectués à la fin des années 1990, début 2000, j’ai pu observer des formes de surenchères religieuses ostentatoires. Le vendredi, les musulmans (Bornouans, Hausa, Kotoko) dans leurs plus beaux atours allaient en colonnes dans des mosquées rudimentaires et le dimanche les chrétiens (Jukun, Kim, Ngambay) très endimanchés, serrant d’énormes bibles sous leur bras, se rendaient en procession dans des temples de fortune.
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[43]
Au cours des multiples combats qui se sont déroulés dans N’Djamena depuis l’indépendance, le parti vaincu s’est chaque fois réfugié de l’autre côté du fleuve, au Cameroun, à Kousseri, d’où, pour les Tchadiens, la connotation de ce nom.
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[44]
En 2015, le gouvernement tchadien a essayé de contrôler la communauté bornouane, voire de ficher les Kanuri alors qu’ils se revendiquent comme un élément clé, fondateur de Fort-Lamy. Ce sont les Kanuri qui ont créé et animé les marchés de la capitale. Quant aux mosquées, elles étaient il y a peu encore majoritairement entre leurs mains.
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[45]
Nous nous étions interrogés sur la stratégie de Boko Haram sur le lac en juillet 2015, sans la comprendre (Seignobos, 2015, p. 111).
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[46]
La Direction générale des services de la sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), créée en 2005, est issue de la garde républicaine. Directement rattachée à la présidence, mieux armée et mieux payée que l’ANT, elle sert de garde prétorienne. Le FS et le DAR, également composés de Zaghawa, complètent cette armée dans l’armée, à la dévotion du président.
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[47]
Les jeunes partis servir la cause de Boko Haram ont d’abord été désignés comme des « égarés », qualificatif précédemment attribué à ceux qui avaient intégré les bandes de coupeurs de route. Cet état de délinquance s’est mué avec Boko Haram en catégorie religieuse, qui se voulait temporaire avant une « resocialisation » ou une « rédemption » toujours attendue. Avec « contaminé », la sémantique change et le sous-entendu aussi, aucune prophylaxie ne pouvant alors leur être appliquée.
1Quatre armées et une Force multinationale mixte (FMM) des pays riverains du lac Tchad, comptant officiellement 7 500 hommes, sont engagées contre Boko Haram depuis 2016. Cette coalition a reçu le mandat d’en finir. La réalité de cette mobilisation autour du lac est difficile à cerner, entre les chiffres officiels actés et le terrain où doivent être décomptés les ghost soldiers. La zone est vaste, plus de 25 000 km2 couverte de diverses formes de marécages, coupée d’eaux libres d’où émergent des milliers d’archipels et d’îles [1].
2Plus malaisée encore est l’évaluation des bandes de Boko Haram qui s’y sont réfugiées. Abandonnant le mode de vie de leurs anciennes bases, ils auraient opté pour celui de leurs hôtes et alliés, les Yedina : une constante déambulation à travers les îles en fonction du mouvement des eaux du lac.
3Nul ne peut prétendre aujourd’hui maîtriser le calendrier sécuritaire de la région du lac Tchad. Toutefois, nombreux sont ceux qui, dans les états-majors, pensent (depuis mi-2016) que si la guerre contre Boko Haram n’est pas encore gagnée, le scénario en est écrit et la phase finale se jouera sur le lac. Quant au nécessaire « retour à la normale » qui ne saurait, pour autant, se limiter à une situation ante, l’incertitude domine.
4Cette deuxième chronique se présente sensiblement comme la précédente (Seignobos, 2016). Une partie liminaire cherche à analyser l’évolution générale du mouvement islamiste Boko Haram rappelant parfois des points antérieurs plus ou moins occultés, suivie d’une seconde, où l’on s’interroge plus précisément sur son implication dans le lac Tchad.
Évolution de Boko Haram en 2016
5Il s’agit de rappeler à nouveau la matrice historique, sociale et démographique qui a donné naissance à Boko Haram. Sans ce substrat, l’« accident historique » que fut l’exécution de Mohammed Yusuf en juillet 2009, prédicateur islamiste populaire ultra-rigoriste, et la brutale répression militaire qui s’ensuivit, n’auraient pu être l’étincelle qui a embrasé toute la région.
6L’inépuisable vivier de Boko Haram. Nous ne disposons que de quelques statistiques approximatives comme, par exemple, celles concernant le seul canton kanuri (bornouan) du Cameroun, celui de Kolofata, sur la frontière du Nigeria, pris dans l’épicentre d’un bastion Boko Haram, le triangle Kerawa-Mora-Waza. Dans ce canton de 80 000 personnes, 700 jeunes seraient partis faire le djihad. Il en resterait moins de 200 en vie, présentés comme des « enragés ». Ce sont des jeunes – notamment issus des écoles coraniques – qui ont rejoint Boko Haram [2]. Ils représenteraient la base du recrutement pour plus de 50 % de ses effectifs. Leurs origines dépassent largement Maiduguri et sa région. Le rayonnement religieux du Bornou et de sa capitale où se concentre le plus de madrasa touche toute l’aire « béribéri », peuplement bornouan et apparenté au sens large. Les familles y envoient leurs enfants de 7 à 14 ans et plus, pour leur apprentissage du Coran (fuu’ra).
7Les almuhajiray ne représenteraient pas seulement une « antithèse à la modernité [3] », mais les fantassins d’une armée réelle entre les mains de Boko Haram. On les désigne plus communément encore par « Allalaro » car ils mendient au nom de Dieu – « Allaro, Allaro… » –, auquel on répond « Allah Yaftah » (« Dieu y pourvoira »). À ces milliers d’allaro qui suivent l’école coranique la nuit, car ils mendient le jour, Boko Haram délivre ce message : « Vous avez troqué votre sébile pour la kalachnikov que Dieu vous a donnée pour vous sortir de votre état de néant. »
Une croissante pression transfrontalière de Boko Haram
Une croissante pression transfrontalière de Boko Haram
Carte de situation en 2015Cette carte situe le phénomène armé Boko Haram dans sa dimension géographique transfrontalière entre le Nigeria, le Niger, le Tchad et le Cameroun. Elle montre également les zones où s’exercent la pression des groupes de Boko Haram.
8À ceux-là s’ajoutent – mais il s’agit en partie des mêmes – tous ceux délibérément jetés entre le marché et la mosquée pour apprendre à « débrouiller [4] ». Les enfants intégraient des réseaux de socialisation qui n’étaient autres que les guildes de métiers qui, de longue date, structurent la société kanuri et pas seulement celle, puissante, des gens des abattoirs et des bouchers de Maiduguri que Corentin Cohen évoque (2016, p. 78 et 85) [5]. À la fin du xviiie siècle et au xixe, ces corporations représentaient déjà une forme de résistance religieuse face aux goni et mallum des cercles de pouvoir. Ces guildes dirigées par des kacalla sont facilement mobilisables grâce à leurs structures mêmes et aux liens indéfectibles, la vie durant, entre maîtres et compagnons. Le modèle du genre reste celui des chasseurs professionnels, les gaw, avec jagordo (patron) et burza (apprentis), et qui ont généralement intégré Boko Haram [6].
9Les montagnards des Mandara, côté Nigeria et côté Cameroun, se plaignent depuis des années du recrutement des guildes kanuri qui certes facilitent l’accès aux marchés d’emploi urbains, et donc au salariat, mais seraient devenus autant de filières d’endoctrinement islamique comme celle, en particulier, des recycleurs de chaussures (katsa katsa kimaka). Ils ont été parmi les premiers sectateurs de Boko Haram à être arrêtés. Au Cameroun, où l’on retrouve ces guildes chez les Kanuri, appelés ici Sirata par les Peuls, ce sont les mêmes structures d’entraide et de solidarité [7]. Déjà, en juin 2014, on arrête à Maroua des affidés de Boko Haram, en majorité des barbiers-circonciseurs (juulnoo’be) sirata, comme partout dans la région détenteurs du monopole, et une poignée de commerçants détaillants.
10Ces métiers, souvent très mobiles, prennent pour base des marchés avec leurs mosquées adjacentes. Un de ces milieux emblématiques, au cœur du soulèvement islamiste Boko Haram, sera le quartier fameux de la Railway Station de Maiduguri où se sont entassés, des décennies durant, des cadets sans terre venus des brousses profondes.
11Cette donnée essentielle permet de comprendre la mobilisation foudroyante de ces corps de métiers consécutive à la répression qui s’abat sur ceux d’entre eux qui suivaient Mohammed Yusuf. Cela en faisait d’entrée une armée populaire qui n’était pas sans bagage technique « cosmopolite », car appris sur le tas, avec ces milliers de moto-taximen, de chauffeurs, de réparateurs de moto, de radio, de petits garagistes suivis de leurs essaims d’apprentis plus ou moins bénévoles, et aussi d’artisans de nombreux ateliers de forgerons, de tailleurs, de petits commerçants [8]… Chaque base Boko Haram a récupéré tous ces métiers en leur assignant à chacun un rôle précis. Certaines, à Sambisa, manifesteraient même des tentatives utopistes de nouvelles normes de vie religieuse et sociale.
12Nombreux parmi eux étaient ceux qui avaient suivi des enseignements de la Yusufiyya, le mouvement initié par Mohammed Yusuf. Ils furent naturellement rejoints par les troupes d’écoliers coraniques qui occupaient le paysage urbain et où se jouaient parmi eux des solidarités plus fortes encore. Des religieux très actifs de la mouvance de la Yusufiyya devaient les fédérer englobant jusqu’aux frustrés des campagnes, refoulés ou non des villes. Il s’ensuivit une mise en marche de tout un petit peuple bornouan que rien ni personne ne put arrêter durant plus de quatre années.
13Nous avons là les contours de ce salafisme des faubourgs et des marchés propres au Bornou qu’en Occident on peine encore à comprendre. Le reste ressort plus d’un habillage sémantique, mises en scène, « mise en récits », communications mimétiques sur fond de salafismes mondialisés, données livrables à ceux qui ont peu de choses à dire sur le sujet. Il convient de se prémunir, le mieux possible, contre la djihadologie.
14Le bouillonnement religieux de la planète Boko Haram. Élodie Apard (2016, p. 45), citant Kyari (2014), parle du markaz Ibn Taimiyya [9] construit par Mohammed Yusuf au retour de son séjour en Arabie Saoudite, encore dans le quartier de la gare de Maiduguri. Il sera rasé lors de la répression de 2009 après l’exécution de son fondateur. Les marakiz (pluriel de markaz) appellent un commentaire. Il s’agit de centres de retraite spirituelle, d’hébergement, où l’on dispense un enseignement coranique avec présence de bibliothèques, d’espaces de restauration. Souvent représentés comme des « refuges », ces centres prennent parfois des allures austères, voire fortifiées.
15Durant ces dernières décennies, le salafisme a implanté des mosquées sur financements qataris, saoudien, libyen, par le biais des alhadji, ces grands commerçants locaux moins évergètes qu’habiles à capter la rente religieuse venue de l’étranger. Puis le mouvement de la da’wa (prédication et missionnariat) va suivre, dirigé essentiellement vers la société musulmane à l’encontre des confréries. Les marakiz font alors leur apparition. Construire un markaz n’est pas à la portée de toutes les communautés locales et de nombreuses tentatives au Bornou et dans sa région ont été vouées à l’échec [10]. Mais lorsque les marakiz fonctionnent, comme l’a fait celui de Mohammed Yusuf, ce sont des forges ardentes, où se façonne l’idéologie salafiste, produisant ici le plus grand nombre de proto-zélotes de Boko Haram.
16Élodie Apard a collecté, retranscrit et, enfin, décrypté des prêches et des messages de Mohammed Yusuf et de Shekau Abubakar. On y retrouve la même rhétorique dans sa trilogie : dénonciation de l’État laïc, victimisation des musulmans, promotion du djihad et glorification du martyr (Apard, 2016, p. 51-52). Elle fait justement état de ce prêche subliminal sur le sacrifice d’Abraham, de cette soumission aveugle au commandement de Dieu. La vertu sacrificielle aurait été présente dès les débuts de Boko Haram. Les épigones de la Yusufiyya continueront à associer le djihad au martyr comme une commune injonction divine. Le martyr élève le pauvre allalaro et tous les gens de rien au-dessus des puissants et des riches. Prêche naïf certes, il n’en demeure pas moins d’une grande efficacité (Apard, 2016, p. 55). La conséquence logique du recul de la secte sur ses espaces territoriaux serait une orientation vers le martyr (chahid) de plus en plus appuyée. Les combattants sont journellement abreuvés de prêches dont certains visent à la préparation du martyr. Un thème semble essentiel, décliné de maintes façons : le sacrifice par Abraham de son fils Isaac.
17Pour mieux anticiper son martyr – être tué au combat –, il faut avoir bénéficié de l’« expérience » du sacrifice d’Abraham. La réalisation n’en reste pas moins ambiguë. Devoir sacrifier « ce que l’on a de plus cher » peut aboutir à des actions parmi les plus ignominieuses à mettre sur le compte des sectateurs de Boko Haram. On assiste à une rupture générationnelle totale entre jeunes djihadistes entrés dans les serres chaudes des fondamentalistes Boko Haram et leurs parents. Nombre d’entre eux « sacrifient » des membres de leurs familles, en doublant ce geste du motif qu’ils ne suivent pas le vrai chemin de l’islam.
18Une interprétation plus laïciste ferait plutôt de ces véritables autodafés « une sorte de rite initiatique qui empêche toute réintégration » (Tilouine, 2016b, p. 2). Les conséquences sont les mêmes : frapper d’effroi non seulement les chefs, les préfets, les « corps en tenues », tous au service de gouvernements impies, mais également leurs propres parentèles. Ainsi, lorsqu’un jeune part pour le djihad, non seulement il est considéré comme perdu, mais il devient un danger pour sa propre famille.
19Des sermonnaires et des voix dissonantes. Au-delà de ces comportements extrêmes, les bases de Boko Haram de Sambisa ou de la région de Gwoza, encore dans les années 2014-2015, rendent compte d’une vie religieuse prégnante. Elles vivent sous les feux roulants de prêches à plusieurs niveaux. Il y a ceux, sortes de catéchèses de quelques mois qui s’adressent aux nouveaux recrutés, et les autres à tonalité apologétique accompagnés des mêmes scénographies participatives de la foule des sectateurs. Les otages retenus [11] dans ces bases en ont rapporté l’ambiance. Depuis les geôliers, le cuisinier, Amir Taham, qui les alimente en niébés et huile de palme, le docta (« docteur » en pidgin) qui les assiste à partir de sa pharmacie en « kapsoles » made in Nigeria, jusqu’aux émirs qui font la jonction avec l’extérieur pour réceptionner les rançons, toutes les conversations portent sur le religieux et concernent des commentaires sur le « saint Coran ». L’otage est expressément conduit à considérer le compendium Boko Haram et à l’adopter. Aux otages non-musulmans, il est naturellement demandé d’embrasser la foi Boko Haram et ce jusqu’à la dizaine de travailleurs chinois d’une entreprise de Travaux publics, la Sinohydro, enlevés à Waza le 17 mai 2014 et qui avaient vainement tenté de s’enfuir de Sambisa. S’ils y consentent, ils seront revêtus de gandouras immaculées et fêtés. Dans ces bases, une forme de naïveté côtoie la brutalité sanglante.
Le lac Tchad, un espace cosmopolite
Le lac Tchad, un espace cosmopolite
Répartition des populations du bassin du lac Tchad, 2015Loin d’être ethnique, cette carte montre le cosmopolitisme des populations vivant dans et autour du lac Tchad. En 1976, la population autour du lac comptait 0,7 million d’habitants et, en 2013, 2,2 millions d’habitants plus densément répartis au sud. Ces populations venues de tout l’hinterland méridional du lac sont rejointes par des groupes saisonniers de pêcheurs – certains de l’Afrique de l’Ouest –, et d’éleveurs de la zone sahélienne voisine.
20Les rassemblements de foule (foot, cinéma et autres divertissements étant prohibés) intéressent les jugements en rade foraine de délinquants et autres applications publiques de la charia. Les exécutions d’otages, auxquelles personne ne saurait se dérober, peuvent parfois n’être qu’une simple mise en scène. Ces manifestations ne sont pas dénuées d’une forme de liesse populaire bien évidemment ponctuée d’Allahu Akbar.
21Le religieux s’exprime aussi à travers des conflits internes ou de shura à shura (c’est-à-dire de conseil ou commandement de base). Certaines shura ayant investi dans la surenchère dévote entrent en concurrence avec d’autres. Les accusations croisées se multiplient sur des sujets aussi « futiles » que la scansion des sourates et, en l’absence d’un véritable pouvoir de tutelle, on « s’anathémise » fort dans ces cercles de « djihadistes » [12]. Ces disputations religieuses couvrent des affrontements internes autrement plus politiques. On les perçoit à travers la disparition inexpliquée d’émirs bien connus et l’émergence de nouveaux parmi la trentaine qui dirigent les bases de Boko Haram. Les émirs – qualifiés de « commandants de zone » par leurs adversaires militaires – sont tous flanqués de seconds, les musr ou musarrim (les porteurs de turbans). Sortes de kapitas se prévalant de quelques rudiments supplémentaires de religion, ils sont à la tête de 30 à 50 combattants. Ils sont appelés à remplacer les émirs, parfois aussi dits « émirs de 100 et 200 combattants », voire plus. Comment dès lors imaginer décapiter un mouvement comme Boko Haram ? Cette organisation militaire ferait curieusement moins référence aux temps du prophète qu’à l’époque des Ayyubides et des armées mameloukes (Ayalon, 1953). Chez les djihadistes, il se trouve toujours des individus savants dans l’historiographie de l’islam et de ses époques glorieuses. Les changements que l’on observe au sein des shura peuvent être les conséquences d’épurations et, pour certains, de la mort au combat ou encore de défections. Débats religieux comme rivalités politiques qui animent le quotidien de la vie des bases de Boko Haram ne nous parviennent que par bribes.
22Dans ces bases, on ne parle pas que religion. On débat des rezzous, de leurs objectifs, de leur déroulement et, surtout, du partage qui s’ensuit. Pour les « Boko Haram », la razzia serait justifiée par l’arrêt des pratiques de l’islam confrérique [13]. Ils affirment avoir mis fin au travail « maraboutique » et à celui de tous les siiri (de l’arabe sihir, secret), des techniques occultes d’envoûtement, de désenvoutement, de protections. Ces manipulations rassemblées sous l’appellation euphémique du « travail de la main », kuugal junngo en peul, ont leurs exacts équivalents chez les Kanuri. Ces activités permettaient aux religieux de gagner leur argent auprès des chefs traditionnels, de riches commerçants, d’hommes politiques et même du tout-venant. Ce business religieux aurait connu une sorte d’acmé dans la décennie 1990 et au début 2000, dénoncé par les premières vagues d’intégristes, les « gens de la sunna » au Cameroun, proche du courant izala [14] au Nigeria, avant le soulèvement de Boko Haram.
23La razzia, toujours décrite comme une forme de prédation-accumulation-redistribution, trouve avec Boko Haram des limites, celles de servir la cause. Les émirs retiendraient pour ce faire entre 75 et 80 % des produits [15]. Aussi, la plupart des combattants restent-ils dans un état constant de nécessité. Ce déséquilibre serait souvent débattu dans les bases parmi les jeunes. On raconte que ces mêmes jeunes combattants, en mal de se marier, préféreraient que leurs émirs, qui ont pensé créer pour eux un « marché matrimonial » par le rapt régulier de jeunes filles chrétiennes, les aident plutôt à payer de véritables dots que de leur offrir des filles enlevées, comme celles de Chibok [16]. Ils disent vouloir refuser ces « femmes esclaves ».
24Nombreux sont ceux aussi qui, au sein de leur base, ou comme supplétifs, essaieraient d’agrandir leur espace de liberté pour participer encore, dans cette période économique sinistrée, à la contrebande. On constate aussi le retour d’une vieille pathologie des plaines, le vol de bétail, seul apte à être monnayé encore rapidement. En revanche, la prise d’otages, indéclassable étalon de commerce pour Boko Haram, est en recul, conséquence de leur contrôle d’un espace de plus en plus lacunaire et menacé. Une période de survie besogneuse et délictuelle prendrait-elle le pas sur une première époque, religieuse, exaltée et guerrière ? Après son recrutement par Boko Haram, le « débrouillard » peut devenir martyr, mais il peut aussi demeurer ou revenir à sa « débrouillardise ».
25Toutefois, des combattants Boko Haram dépourvus de grigris (car « Dieu ne saurait être mis en compétition avec des talismans »), mais parfumés au patchouli bas de gamme qu’affectionne le martyr, certains, affublés de tous les codes visuels du djihadiste (sandalettes, pantalon au-dessus de la cheville, vêtus des kamis blanches en coton typiques des « compagnons du prophète ») continuent à mourir sur les rives du lac.
Les « Boko Haram du lac » : qui sont-ils ? combien sont-ils ? que veulent-ils ?
26La pénétration de Boko Haram sur le lac est antérieure au sac de Baga Kawa de janvier 2015 ; elle était le fait de pêcheurs-prédicants kanuri qui parcouraient les campements de pêche dans les eaux nigérianes et nigériennes [17].
27L’« exode » vers le lac. L’impossibilité pour Boko Haram de tenir dans les plaines ouvertes du Bornou et de défendre les bourgs conquis devant une coalition régionale partout claironnée a poussé certains émirs à anticiper sa venue et à organiser leur repli. Les premiers contacts avec l’armée tchadienne, au début de l’année 2015, qui intervint de vive force avec ses blindés légers, devaient leur donner raison. Ils organisèrent donc un hijra (hégire) à partir de la région de Maiduguri. Une colonne motorisée décrite comme « innombrable » – des centaines de pick-up et autres véhicules – serait partie dès la fin du mois d’août 2014 en direction du lac. Aucune force ne tenta de l’intercepter. Pour certains, le départ sur le lac serait le résultat de conflits entre shura et la volonté de certains émirs de s’émanciper un peu d’un Boko Haram « canal historique » idéologiquement usé. Cette hypothèse demande encore à être mieux renseignée. Quelques mois plus tard, il s’ensuivit des attaques sur des établissements des rives du lac qui vont culminer avec la fameuse dévastation de Baga Kawa, le port du Bornou lacustre, déjà évoquée.
28Parmi les affidés de Boko Haram, quels sont ceux qui restent et ceux qui partent pour le lac ? Certaines bandes étroitement territoriales ont refusé de s’éloigner de « leur » forêt de Sambisa ; d’autres, des contreforts protecteurs des monts Mandara, de Magadali, à Gwoza et d’autres encore de la frontière Nigeria-Cameroun, de Kerawa à Fotokol, où l’on compterait encore en 2016 près de 3 000 affidés. Après l’abandon des bases principales proches de Michika, Madagali, Banki, Ngoshe, les actions de Boko Haram, de plus en plus autonomes, intéressent des enjeux locaux qui profitent à un petit entreprenariat du crime chez les familiers de la frontière.
29Tout au long de l’année 2016 et dès le mois de mars, l’opération camerouno-nigériane « Tentacule » essaie d’éradiquer ces résidus de base, le long de la frontière en soutenant des « comités de vigilance », des milices villageoises [18]. Ces derniers essuieront régulièrement la vengeance de Boko Haram comme dans les quartiers de Limani le 29 juin 2016 et encore le 23 septembre, où le chef des opérations des comités de vigilance de la région de Kerawa, gratifié d’une certaine notoriété, Naga Hami, est tué par Boko Haram (Gatama, 2016).
30Les coups de main dont se rendent encore coupables ces « résidus » de base vont à l’encontre des allégations du président nigérian Buhari qui va répétant que le « groupe est techniquement défait » et « réduit à ne commettre que des attentats suicides ». Ces discours sont par ailleurs démentis par certains officiers supérieurs et des élus de l’État de Borno qui pointent le nombre de routes encore insécures, mais qui surtout scrutent avec inquiétude les événements en provenance du lac.
31Sur le lac, on pourrait tabler sur un possible noyau de 1 300 à 1 500 hommes [19] avec son cortège de femmes, concubines, vivandières, agents de liaison, flanqués d’alliés locaux yedina ou kanembu, avec toujours l’engeance cosmopolite et complotiste de commerçants, d’informateurs, d’agents doubles qui vont et viennent comme jadis dans les camps de razzia précoloniaux. Cette vie de ruche, on doit aujourd’hui chercher à la masquer à cause des « yeux du ciel », les drones. Les réfugiés Boko Haram du lac auraient transporté là leur dawla (gouvernement). On rencontre, sans doute, des hommes aguerris des premiers combats des années 2010 et, plus vraisemblablement, des rescapés de cette armée de combattants enfants.
32Des bandes armées sur le lac, quelques précédents. En 1990, lorsque Hissène Habré, au Tchad, est chassé du pouvoir, une partie de ses hommes se replie sur le lac et s’embusque dans la cuvette nord, derrière la Grande Barrière. Essentiellement Tubu et apparentés, ils sont étrangers à ce milieu palustre et, n’ayant su s’associer le concours des populations yedina – qui feront le vide autour d’eux –, le gros de cette soldatesque ne perdurera guère plus d’une année et se dispersera après avoir vendu armes et vareuses.
33Sous Hissène Habré et encore sous Idriss Déby, le pouvoir concédait des prébendes à certains de leurs « combattants [20] ». Ici, ce sont d’anciens contrôleurs des pêches en « poste » à Mani et à Karal, dont le rôle consistait à lever des taxes auprès de pêcheurs étrangers dans les eaux territoriales tchadiennes ou prétendument tchadiennes à partir de l’île de Kofya, en face de l’embouchure du Chari [21]. C’étaient ici aussi des sortes de Bogobogo tels que décrits par Debos (2013, p. 206-208), des douaniers combattants non officiellement intégrés à la douane. Agents bénévoles, ils prélèvent des revenus pour l’administration et pour eux-mêmes au titre de gratification pour services rendus et en prévision de nouvelles mobilisations, et surtout en fonction de leur proximité du cercle du pouvoir.
34Lorsque le Nigeria a occupé la zone de Darak, de 1987 à fin 2008, cette partie occidentale de la rive camerounaise avait en partie été peuplée de victimes de la sécheresse de 1983-1985. Le Nigeria disait alors ne faire que suivre le retrait de son lac avec ses nationaux [22]. Le Cameroun, déjà engagé dans un conflit frontalier avec le Nigeria, à Bakassi, dans le sud, choisit de ne pas réagir. Devant ce quasi-abandon de souveraineté, des soldats tchadiens, à peine quelques centaines, vont à leur tour, vers 2000, occuper des îles camerounaises au nord de Darak à Naïra, Birni Goni, Kasuwa Mariya, Nimeri, Bachaka, Aïssa Kura…
35Entendant profiter également de cet espace de non-droit, d’autres militaires tchadiens déflatés viennent en 2008 les rejoindre. Une dizaine d’années plus tard, dans cette région du lac, le terme de Bogobogo est devenu synonyme de « bandit de grand chemin » (Koultchoumi, 2014, p. 143).
36En 2016, l’armée camerounaise ne s’empresse toujours pas de les déloger [23]. Ils vivent de petits trafics, médicaments pouvant servir de stupéfiants [24], armes légères, carburant, pièces détachées de moto ou de moteurs hors-bords, mais aussi de rackets, de confiscation de matériels de pêche. Ils ont négocié des accords de protection des communautés de pêcheurs contre d’éventuels concurrents. Certains ont pris femmes auprès de ces groupes de pêcheurs. Ils démontrent qu’une bande militarisée peut vivre sur le lac, mais chichement. Une attitude d’évitement semble avoir prévalu avec Boko Haram et s’il y a connexion cela ne vaut pas encore connivence.
37La nouvelle donne sur le lac. La présence de Boko Haram, comme partout, est un multiplicateur d’opportunités, aussi les populations du lac, les Yedina, servis par un savoir-faire ancestral et habités par de nouvelles ambitions vont entreprendre des actions avec Boko Haram ou sous leur couvert. On pourrait voir une convergence d’intérêts dans l’arraisonnement des derniers Hausa commerçants de poissons du lac. Au-delà du commerce de poissons, c’est tout le business de la pêche qui est mis à mal avec les Hausa loueurs de pirogues, de filets, de nasses maliennes, de fours métalliques et de bois pour le fumage. Au début des années 2000, la mainmise des Hausa sur la rive nigériane du lac était totale. Les rapports entre Hausa et Boko Haram sont complexes, car cet énorme bloc culturel est loin d’être monolithique. En 2015, les attaques de Boko Haram visaient les entrepreneurs capitalistes hausa des villes, tant ceux qui s’étaient lancés dans des stratégies de territorialisation de l’espace agricole lacustre que ceux qui cherchaient à imposer un monopole sur certains types de pêche ou sur des périmètres piscicoles, autrement dit de tous ceux qui achetaient pour ce faire le soutien des autorités politiques (Seignobos, 2016, p. 108-109). En 2016, l’analyse des relations entre Boko Haram et certains groupes hausaphones comme les pêcheurs kabawa, eux aussi propagateurs de la foi islamique avant l’arrivée du salafisme le long des fleuves jusqu’à Léré au Tchad par le Mayo Kebbi, ou d’autres encore, comme les Hadijawa, réclameraient plus de nuances. Cette alliance de Yedina et de Boko Haram se retrouve dans les attaques de villages-campements de pêcheurs de l’Afrique de l’Ouest, pas seulement bozo, appelés « maliens » ou ceux « hausaphones » d’origines diverses et de bien d’autres, Zarma, Jukun, Margi, Masa, Ngambay Bao… pour les chasser du lac. Pour l’analyste, une étude des patronymes dans ces camps apporterait déjà un début de compréhension de cette stratégie. Est-on pour autant devant un phénomène « d’épuration » ? Ce serait excessif, car les actions menées semblent peu planifiées et les décisions s’avèrent souvent aléatoires. Les campements de pêcheurs qui ont embrassé la foi Boko Haram feraient oublier leurs origines non autochtones.
Kirta au nord-est de Darak, visitée par Boko Haram
Kirta au nord-est de Darak, visitée par Boko Haram
38Depuis que Boko Haram a engagé son djihad, il aurait rarement dérogé à la procédure coranique de prévenir l’adversaire d’une attaque en lui demandant, s’il voulait y surseoir, d’embrasser la religion du prophète, ici version Boko Haram. Lors d’une première rencontre dans un village, l’émir sollicite d’abord la communauté rassemblée : « Qui veut rejoindre nos rangs et suivre notre enseignement ? » Des jeunes obtempèrent alors, souvent pour préserver le village de représailles. Ces pratiques se poursuivent à l’identique dans la région du lac en 2016.
39Les éléments de Boko Haram circulent depuis longtemps sur le lac en toute impunité et font leur propre police, en s’invitant dans les campements de pêche pour arrêter ceux de leurs délinquants en fuite et qui se pensaient en toute sécurité comme sur l’île de Kofya en août 2014 (Koultchoumi, 2014, p. 146). Sur leur passage, ils délivrent toujours leurs messages, se disant victimes des gouvernements impies, celui du Nigeria en particulier. Ils laissent, ici et là, de l’argent pour les nécessiteux auprès des imams qui veillent sur les espaces de prières des îles.
40Toutefois, la région de Darak devait subir un raid meurtrier et, le 11 juin 2016, on retrouvait le corps de quarante-deux pêcheurs du village de Tubom Ali. Boko Haram montrait sa capacité à frapper grâce à une flottille de « hors-bords », longues barques à moteur de quinze à vingt mètres, des campements de pêche situés dans les eaux libres s’attaquant même à ceux implantés dans les îles flottantes, les kirta [25]. Ils prennent alors le risque de se faire repérer sur les eaux libres. Toutefois, au niveau de l’objectif, « l’attaque se fait sans bruit, à la Yedina ». On arrête les moteurs et on prend les pêches. Doit-on y voir un acte de piraterie ou la volonté de contrôler la pêche dans la zone halieutique la plus riche des eaux libres ? Le 21 novembre on enregistre une attaque de Boko Haram sur l’île de Darak contre un poste de la FMM : un officier, un sous-officier, quatre soldats tués et aussi un membre du comité de vigilance.
Kirta yedina, cuvette nord
Kirta yedina, cuvette nord
41L’installation de Boko Haram dans la cuvette nord menace, elle, directement les bourgs en aval de Diffa, vers l’embouchure de la Komadugu Yobe, frontière entre Niger et Nigeria, ceux de Bosso, Malam Fatori, Boulatoungour… Depuis le 6 février 2015, Bosso et sa région sont sans cesse attaqués, camps de réfugiés voisins compris. Boko Haram désorganise toute une région prospère, celle de la culture du poivron, aidé il est vrai par les gouvernements qui bloquent tous les mouvements commerciaux au motif qu’ils pourraient renforcer Boko Haram. Les groupes Boko Haram dispersés dans les îles et les archipels de la cuvette nord jusqu’à la Grande Barrière ont intégré un milieu hautement protecteur pour des menaces venues des rives. Des formations végétales de Prosopis juliflora, un épineux pouvant atteindre plus de dix mètres, ont envahi la cuvette nord lors de son assèchement à partir de 1980 [26]. Elles composent une énorme forêt de 300 000 hectares, devenue partiellement morte, asphyxiée par les racines lors de la montée des eaux depuis 1990 (Lemoalle, 2015, p. 48). Sur les bords des îles, les ceintures de ces Prosopis prospèrent et peuvent avantageusement servir d’abris à Boko Haram. Dans les forêts mortes, la circulation en barque se révèle malaisée et elles gênent considérablement les pêcheurs qui, toutefois, trouvent dans leurs bois de quoi fumer le poisson.
42De toute évidence, les groupes Boko Haram ne peuvent vivre seulement du lac, déficitaire en céréales. Mais ces impécunieux djihadistes ont toujours pratiqué la razzia. Au milieu de l’année 2016, ils ont deux priorités : des vivres et des armes. Le 3 juin 2016, l’attaque « massive » de Bosso, localité du Niger, par Boko Haram, avec des véhicules et des éclaireurs à motos – preuve qu’il dispose encore de points d’ancrage sur les rives du lac – fait 30 morts parmi les militaires nigériens, 2 côté nigérian et 67 blessés. Les pertes de Boko Haram, « par dizaines », censément en tenue de djihadistes, ne sont pas décomptées. La mort au combat du martyr disparaît derrière le fait divers imprécis.
43L’opération s’est poursuivie par un pillage de vivres en règle (petit mil, sorgho, maïs, niébé), conservés dans des sacs de polypropylène facile à emporter, dans des touques ou encore dans des silos souterrains déjà repérés auparavant, en marge des habitations de Bosso [27].
44L’attaque a lieu au crépuscule, vers 19 heures, Boko Haram sait que les armées qui l’assaillent n’opèrent pas la nuit, quand bien même elles entendent des échanges de tirs depuis leurs casernements. Le lendemain matin, après l’appel réglementaire, les soldats viendront constater les dégâts nocturnes causés par Boko Haram. La nuit appartient à Boko Haram et l’on comprend que les populations ne se sentent guère protégées. Ici encore, cette attaque serait le fait d’un groupe « lourdement armé ». Élément de la rhétorique des rapports militaires, il excuse, outre la surprise, l’absence de réaction, la fuite, bref la défaite d’une garnison. Boko Haram est rarement « lourdement armé », surtout en 2016 [28]. Bien d’autres coups de main le long des rives méridionales du lac n’ont pas été répertoriés [29]. Il s’ensuit une première tentative par les militaires de verrouillage de certains points des rives comme la zone névralgique de Baga Kawa, longtemps point de convergence de toutes les activités lacustres, de Gadira au nord, de Baga Sola et Bol sur les rives du Kanem, de Darak et Kinasserom au sud [30]. Baga Kawa, depuis les années 1970, était relié à Maiduguri par une route bitumée.
45La tentative se révèle rapidement insuffisante. Pourtant, on a cru à un fléchissement des actions de Boko Haram que l’on aurait pu aussi mettre sur le compte de la saison des pluies. Il s’agissait plutôt d’une volonté de taire ou de minimiser des événements qui allaient à l’encontre de la communication de gouvernements engagés contre Boko Haram annonçant pour la secte le commencement de la fin.
46En fait, 2016 enregistrait, d’ores et déjà, le plus fort taux d’attaques annuelles de Boko Haram [31], la secte se montrant particulièrement active sur les rives de la Komadugu. Les 12 et 14 septembre, dans l’arrière-pays de Diffa, des villages sont pillés et l’armée nigérienne, après un ratissage de ces mêmes régions, revendique l’élimination de trente-huit « terroristes ». Plus grave encore a été l’attaque de Malam Fatori, le 21 septembre, toujours des pillages de vivres et munitions et des dizaines de soldats laissés sur le terrain. Malam Fatori, proche de Bosso, carrefour et ancien grand marché frontalier, marché de poisson, occupe une position stratégique-clé pour la surveillance de la cuvette nord du lac. Repris en 2015 par l’armée tchadienne, laissé ensuite sans véritable garnison, Malam Fatori démontre par ce sac la difficulté des armées coalisées à s’entendre et à conduire une stratégie commune contre Boko Haram.
47Les médias occidentaux, comme toujours face à Boko Haram, renouvellent leur incompréhension dans le déroulé des faits comme dans leurs obscurs bilans. Pourtant, rien de plus évident : depuis leur sanctuaire du lac Tchad, la cuvette nord, Boko Haram, les Yedina et autres alliés multiplient les rezzous alimentaires sur les bords du lac. De là, Boko Haram cherche à prolonger indéfiniment sa guerre [32] contre les gouvernements impies ligués contre lui pour en démontrer l’impuissance, en attendant que d’autres foyers de subversion islamistes, prenant conscience de cette impuissance, s’allument ailleurs [33].
48Dans ces milliers d’îles et îlots-bancs (îles à submersions intermittentes) frangés de marécages labyrinthiques, il faut se résigner à un horizon incertain, sans repères. Un seul impératif pour les émirs de Boko Haram : soigner leurs relations avec les Yedina, les seuls à maîtriser la bathymétrie des eaux du lac.
49Mais, au-delà, les nouveaux émirs du lac, comme Abubakar Melok, vont-ils donner une autre coloration à l’islam de Boko Haram à défaut de lui insuffler une autre stratégie ? Vont-ils s’affranchir des shura de Sambisa ? Vont-ils, enfin, donner corps au fantasme des observateurs occidentaux qui soupçonnent toujours Boko Haram de vouloir concrétiser des alliances avec d’autres djihadistes ? Si on ne trouve pas trace de ces alliances, est-ce pour autant qu’elles n’existent pas ?
50Encore que les djihadistes du nord-ouest, comme Aqmi, garderaient en grande suspicion ces fils de Cham du Bornou, pourtant engagés dans le même combat. Les subsahariens seraient, selon eux, a priori versés dans l’hétérodoxie incapable de se détacher de leur héritage confrérique, voire idolâtre. Parallèlement, les mêmes médias cherchent à voir si Boko Haram, à force de perdurer, ne pourrait pas devenir un label pour d’autres communautés soudaniennes tentées par le djihad.
51Aussi, l’arrivée d’un groupe de Sénégalais wahhabistes sur la frontière du Nigeria, à Abadam, et qui sera conduit jusqu’à la forêt de Sambisa auprès d’Abubakar Shekau où ils restent une année (Carayol, 4 décembre 2015, Jeune Afrique), donnerait-elle enfin raison à ceux qui sont en mal de dévoiler un pan-djihadisme soudano-sahélien. L’arrestation au Niger ou au Sénégal de certains membres de ce groupe, avec quelques sommes d’argent, indique-t-elle un projet de création d’une « branche » Boko Haram au Sénégal [34] ? Cette affaire, montée en épingle, relèverait de l’épiphénomène.
Quel containment de Boko Haram dans le lac ?
52L‘intrusion de Boko Haram sur le lac a entraîné une véritable panique chez les gouvernements riverains, Niger et Tchad notamment, et ils ont décidé, de façon draconienne, de vider le lac d’une partie de ses habitants. Quant au Nigeria, en une sorte de réflexe, il a tenté d’emprisonner le lac, d’en verrouiller les principaux accès. Le Cameroun, comme à son habitude, n’a pris aucune décision – le lac n’est-il pas la lointaine extrémité de son « Extrême-Nord » ?
53Les gouvernants des quatre pays n’ont adopté qu’une politique commune : la suppression de toute circulation des produits de la pêche, de l’agriculture, et la fermeture des foirails, ce qui, on s’en doute, n’a pu effectivement se réaliser. Conséquence plus préjudiciable, les transhumances peules ne peuvent s’effectuer. Les troupeaux restent au sud de la Komadugu. Ceux du nord du lac se voient obligés, pour descendre vers le sud, d’emprunter des parcours sans puits. Si l’eau baisse sur le lac, ils tentent alors de le franchir. D’autres enfin reviennent sur leurs anciens parcours migratoires à l’ouest du lac. L’armée s’acharne sur la contrebande, carburant comme denrées de base. Elle vise certaines activités emblématiques comme celle des « changeurs sur la natte », avec leurs paquets de naira. Ces derniers sont d’autant plus suspects qu’il s’agit d’une profession qui a toujours été aux mains des Kanuri sur les marchés frontaliers de Gambaru, Banki, Mubi, et, en effet, certains Boko Haram tentent d’y reprendre leur ancienne activité. On se rend compte alors que tout le commerce dans la zone était animé, à tous les niveaux, par des Kanuri/Bornouans et apparentés. La suspicion jetée sur ces communautés ne peut être sans conséquences à terme.
54En cherchant à empêcher Boko Haram de mettre la main sur les principaux flux économiques de la zone, c’est une région entière que l’on contraint à entrer dans un mode de survie sur fond d’économie dévastée. Certaines régions, comme les rives du lac, ont du mal à s’y résoudre. Dès lors, il s’y déroule une drôle de guerre où se succèdent des périodes d’accalmie et des reprises partielles d’activités avec celles de fortes tensions entre militaires et Boko Haram. Nous ne faisons ici qu’évoquer des conséquences économiques de l’insurrection Boko Haram et de sa répression. Les développer engagerait un tout autre sujet [35]. Nous n’en donnerons qu’une incise concernant la partie nigérienne du lac.
55Sur chaque portion nationale des rives du lac, Boko Haram va s’immiscer dans les conflits locaux. Sur la rive nigérienne, les Kanembu ont été rejoints depuis plusieurs décennies par des Hausa venus de Zinder et de Maradi. Tous pratiquent une agriculture de décrue, essentiellement du maïs et du niébé. Le poivron reste l’affaire des Mobeur. Résidant en arrière du lac, ils privilégient les axes routiers, surtout depuis l’irruption de Boko Haram dans la région. Parmi eux, les Kanembu sont crédités d’entretenir une intelligence avec Boko Haram. Dans la région nord, celle de N’guigmi, une forte communauté de Peuls s’est rajoutée à partir de 1973, après avoir perdu son bétail. « Réfugiés climatiques », ils survivent près du lac avec le commerce du bois, puis ils se sont mis à l’agriculture avant de tenter aujourd’hui de reconstituer leurs troupeaux. Les Buduma/Yedina, eux, ne s’éloignent jamais de la proximité du lac. Ils sont désignés par leur appartenance à deux zones administratives, celle de N’guigmi et celle de Bosso au sud. Dans leur reconquête du lac après l’assèchement de 1980 à 1990, ils ne se mobilisent pas pour les mêmes causes. Ceux de Bosso cherchent à reprendre en main les grands marchés de poissons et à évincer les populations venues des rives, comme les Mobeur. Il s’agit essentiellement de quatre marchés : Gadira, Karamga, Boulatoungour et Kwatan Mouta, près de Koundowa, à la jonction des eaux du Niger, du Nigeria et du Tchad.
56Les Yedina du Nord sont, eux, engagés dans le refoulement des éleveurs peuls du lac. Dans la juridiction de N’guigmi on compte dix-huit îles officielles, les plus grandes. Les Yedina les ont reprises à l’exception d’une seule, « appropriée » par les Peuls au moment de l’assèchement de la cuvette nord. Elle représente un jalon dans leurs transhumances lors des basses eaux du lac.
57L’interdiction par les États riverains de toutes les activités commerciales, du bois, du poivron, du maïs et du poisson a contraint les populations à délaisser les véhicules de transport trop facilement repérables pour des caravanes de dromadaires et de bœufs porteurs. Ces animaux de bât appartiennent aux Peuls. Certains Yedina les louent pour évacuer leur poisson et ceux qui sont alliés de Boko Haram peuvent utiliser cette alliance pour faire pression sur les Peuls et leur faire baisser les prix, voire pour leur imposer un portage gratuit. Par ailleurs, les redevances payées par les Peuls pour l’accès aux pâturages ont augmenté. En plus des chefs yedina, des émirs de Boko Haram en toucheraient leur part.
58Toutefois, les « Peuls du lac » depuis les années 2000, au cours d’un long conflit avec les éleveurs tubu du nord, s’étaient constitués en milices armées, en principe contrôlées par les chefs de canton des rives, d’origine Mobeur et Kanembu. Ces derniers sont regroupés dans une « Haute Autorité à la consolidation de la paix » en place depuis 1998 dans cette partie extrême du Niger depuis longtemps en proie aux insécurités. Ces milices ont alors été réactivées. Elles opèrent néanmoins pour sauvegarder leurs intérêts pastoraux jugés menacés.
59Des conflits sanglants ne pouvaient qu’éclater. Boko Haram et des Yedina enlèvent une trentaine de jeunes femmes peules en juillet 2016. Les peuls contre-attaquent et les libèrent, mais dans la bataille les deux parties laissent une quarantaine de morts. Dans cette zone du lac, la seule richesse après le poisson est celle de toujours, le bétail. Toutes les communautés se lancent dans le vol de bétail, que l’on cherche ensuite à écouler dans des marchés périphériques très en retrait du lac. Jamais ces vols n’auraient atteint une telle intensité. Vols des « bœufs kuri » appelés « bœufs blancs » des Yedina et vol des vaches azawak désignées comme « bœufs rouges » des Peuls. Dans ce climat délétère, les bandes se multiplient, se faisant passer pour des milices peules ou des « stagiaires de Boko Haram »… sans oublier des exactions causées par des militaires [36].
60Verrouiller le lac ? C’est en fermant les frontières terrestres entre le Nigeria et le Cameroun et entre le Nigeria et le Niger que les gouvernements de ces pays ont favorisé de 2013 à 2014 les trafics passant par le lac. Contrebandiers ou simples commerçants n’avaient plus qu’une seule issue, la voie lacustre. Après l’attaque par une Joint Task Force (JTF) au mieux de sa volonté répressive, à Baga Kawa (1er mai 2013), qui s’est soldée par l’incendie de 2 300 habitations-échoppes et le massacre de 200 personnes dans les quartiers kanuri-kanembou-yedina censés abriter des djihadistes, une partie des sectateurs de Boko Haram se sont repliés dans les îles. La riposte est venue en janvier 2015, Boko Haram dévastant alors Baga Kawa et ses alentours, peuplés de Hausa qui avaient entre-temps fait allégeance à l’armée.
Espace lacustre refuge et profondeur stratégique ultime
Espace lacustre refuge et profondeur stratégique ultime
Le lac Tchad, théâtre des actions de Boko Haram, 2015Cette carte localise les lieux transfrontaliers de combats et d’affrontements de Boko Haram en 2015, les mouvements effectués par ses groupes armés, ainsi que les attentats perpétrés. Elle montre l’investissement du lac par Boko Haram et les espaces d’implantation possibles. Cette évolution notable prouve qu’au cours de l’année 2015 le lac Tchad n’est pas uniquement devenu pour les groupes un espace lacustre refuge, mais également une zone stratégique aux confins des quatre pays limitrophes du bassin du lac, d’où ils peuvent projeter une violence armée régionale.
61Avec la présence de Boko Haram sur le lac, c’est l’ensemble des populations riveraines des parties méridionales du lac qui se sont trouvées soudain piégées. Seuls sont partis ceux qui louaient leur force de travail. Idéalisant la période 1990-2000 comme un âge d’or où, lors du retrait des eaux, s’exprimait une égale légitimité des usagers et où l’on pouvait pêcher puis cultiver et multiplier les doubles récoltes annuelles, les populations vivent depuis 2015 une véritable déréliction. Ayant créé sur place de grosses familles, à l’époque de la prospérité, elles ne peuvent plus aujourd’hui les entretenir.
62Dès le début de l’année 2015, la circulation sur le lac a été désorganisée, les barques arraisonnées, brûlées par dizaines, les marchandises confisquées. Dans le secteur du transport, les entrepreneurs hausa ont dû cesser leurs activités. Les Yedina ont rapidement repris le contrôle de « leur » lac. Rappelons qu’au début des années 1960, ils tenaient seuls le cabotage sur le lac (Couty, 1964). C’étaient eux qui fabriquaient les kadey (pirogues de papyrus) pour les louer aux Kanuri de Wulgo, alors premier grand port du lac et centre du commerce de poisson.
63Le trafic sur le lac ne peut reprendre maintenant qu’avec de grosses prises de risques, y compris pendant les périodes de trêve. La production de poisson fumé dit banda, le principal produit commercial du lac, serait aujourd’hui à moins de la moitié de celle de 2000 [37]. Le banda est vendu de plus en plus à crédit par des grossistes de moins en moins nombreux à venir et qui ne savent pas auprès de qui « prendre leur accréditation » – l’armée, Boko Haram, les pouvoirs traditionnels ou les trois à la fois.
64Avec la lutte contre Boko Haram, le contrôle des débarcadères du lac prend une tout autre dimension. Ceux des rives méridionales, depuis Malam Fatori jusqu’à Wulgo, au statut incertain en l’absence de pouvoir historique légitime, ont toujours posé problème. Sont-ils en 2016 sous contrôle de l’armée ? Des notables ? Du shehu de Maiduguri ? Certains parrains commerçants « hausa » d’hier ont-ils gardé une influence ? Quant à ceux de la « lucarne camerounaise » du lac étudiés par Rangé (2015), Boko Haram est devenu un acteur supplémentaire de la filière par ses contrôles, que ce soit pour l’île-débarcadère de Kofya revendiquée par le sultanat kotoko de Goulfey, ou le débarcadère de Katikimé II pour les chefs arabes de Karena rivaux de Goulfey ? Ce sont par ces baga (ports) ou kwolta (débarcadères) que se négocient les trafics qui, même en période de grande insécurité, peuvent se révéler lucratifs. L’armée, en marge de sa lutte contre Boko Haram, ne peut qu’être entraînée dans des compromissions mercantiles et les pouvoirs traditionnels sont conduits à prendre des risques en s’engageant pour ou contre Boko Haram. Les États peuvent-ils espérer contrôler tous ces verrous ? La fluctuation même des eaux du lac hypothèque, en grande partie, cette stratégie. Pour chaque débarcadère principal, il en existe plusieurs de substitution selon le niveau de la crue annuelle, sans compter ceux, clandestins, qui accueillent les motos. Cette grande capillarité des circuits débouchant sur les rives du lac devrait rendre peu opérant ce verrouillage sécuritaire.
65Vider le lac de ses habitants ? La présence avérée de Boko Haram sur le lac et les attaques, dans la partie nigérienne de la cuvette nord, de postes militaires comme celui de l’île de Karamga (25 avril 2015) ont fait sur-réagir le gouvernement de Mahamadou Issoufou qui a décidé de pratiquer le « déguerpissement » d’une partie des populations du lac vers des camps improvisés. Réalisé en catastrophe et avec brutalité, cet exode forcé apparaît pour la population comme plus néfaste que la présence de Boko Haram. Certaines familles des fractions Yedina Bujiya et Majigojiya ont choisi de rester auprès de leur bétail et d’attendre la suite des événements (Seignobos, 2016, p. 114).
66À son tour, le Tchad a décrété l’état d’urgence le 9 novembre 2015, et l’a prolongé déjà deux fois depuis. N’Djamena a procédé à l’évacuation d’un certain nombre d’îles, avec le même sous-entendu que pour le Niger : ceux qui restent sont de mèche avec Boko Haram [38]. Cette méfiance n’était pas infondée puisque des Yedina [39] ont prêté leur concours pour les attentats suicides de Boko Haram à N’Djamena les 10 et 11 juillet 2015 [40]. En dépit d’un deuxième « déguerpissement » programmé, nombreux sont ceux qui persistent à résider auprès de leurs troupeaux, leur richesse, alors que certains regagnent les rives nord et, bon gré mal gré, intègrent les camps de réfugiés entre Bol et Koulkimé.
67Pour les gouvernants, il ne s’agit nullement de protéger les populations du lac dont ils se sont toujours défiés mais d’empêcher leur collusion avec Boko Haram, jugée inévitable. Pour tous les gouvernements successifs, le lac a été un espace de production criminelle. Ils considèrent que les populations autochtones retranchées dans le lac ne sont pas fiables et que la plupart des groupes de pêcheurs qui ont souvent, de façon pionnière, embrassé le salafisme, ne le sont guère plus.
68Désignés comme les pirates des rives du lac par les premiers voyageurs européens (Denham, 1826 ; Barth, 1857), les Yedina ont dû affronter pendant toute la période du « colonial ancien » une administration française désireuse de faire cesser cette piraterie. Les archives de N’Djamena, encore dans les années 1970, conservaient des rapports de ces « opérations de police » dans le lac. Les Yedina entretiennent la mémoire de ces temps héroïques où ils déjouaient les baleinières des Français. Les villages incriminés fuyaient avec leurs esquifs en ambaj (fogo) ultralégers – à la densité inférieure à celle du liège – portés aisément sur la tête pour franchir les îles, comme à saute-mouton [41]. Ils pouvaient se retrouver sur les arrières de leurs poursuivants, comme Sikes l’a rapporté également (1972, p. 181). Les Kanuri décrivent ces « peuples des herbes », les Yedina, comme des « amphibiens » capables de s’embusquer dans les marais, sous l’eau, respirant à l’aide de roseaux et ainsi de s’y déplacer. Ils utiliseraient une sorte de signalétique connue d’eux seuls pour prévenir qu’une passe demeure ouverte ou qu’elle ne fait plus son office. Ces mêmes populations ont, à n’en pas douter, mis au point en 2016 des techniques plus en rapport avec les menaces actuelles. On comprend l’appréhension des gouvernants à l’idée de devoir mener des opérations armées dans ce lac.
69Quant aux populations de pêcheurs d’origines très variées, informées depuis longtemps des messages de la yusufiyya, une partie d’entre elles a accueilli favorablement Boko Haram. Certains déjà, comme les Makka bass (« La Mecque uniquement »), pêcheurs musgum au nord de Pouss sur le Logone, disposent de villages-campements à l’embouchure même du Chari, dont l’un est appelé « Pakistan ». Dès les années 1990, leurs femmes étaient entièrement voilées de noir [42].
70Sur les rives méridionales du lac, la situation sécuritaire devient dès 2014 intenables dans ces milieux les plus babélisés qui soient : « La suspicion est d’autant plus grande qu’on ne sait plus qui est Boko Haram et qui ne l’est pas […]. Pour les militaires, les riverains sont des “Boko Haram” et pour les Boko Haram, les riverains sont des traîtres » (Koultchoumi, 2014, p. 146). On craint jusqu’à prononcer le mot « Boko Haram » par peur de représailles, et l’on passe alors par des périphrases. Cette situation vécue sur les rives camerounaises peut être étendue à tous les rivages méridionaux du lac. D’un côté, la circulation de la rumeur concernant Boko Haram installe un climat d’angoisse ; de l’autre, l’armée, en déclenchant une inéluctable logique du soupçon, fait entrer toute la région dans une ère de délation massive.
71Dans les camps de réfugiés souvent dénommés « Kousseri [43] » ou « Dar es salam », les Yedina se voient accusés d’avoir embrassé la cause Boko Haram, aussi cherche-t-on à les isoler. Il en va de même sur les marchés. Ils subissent la même discrimination que les Kanuri au Tchad depuis 2015 [44]. Les familles, divisées, doivent faire des va-et-vient qui alimentent la suspicion des militaires. Tous les chefs riverains locaux, pris entre l’insurrection islamiste et les militaires, sont inquiétés, y compris le plus important d’entre eux, Mbodou Mbami, ancien ministre, chef de canton de Bol, dont la juridiction est à cheval sur le lac.
72En 2015, le gouverneur de Bol a décidé la suspension de tous les mouvements sur le lac, interdisant donc l’activité principale, la pêche. Déjà le trafic à moto, en brousse, avait été interdit, seulement toléré dans les bourgs comme Bol. Dans la région de Diffa aussi, on a interdit les deux roues pour dissocier les habitants des combattants Boko Haram. Autour du lac, on voit partout la main de Boko Haram, y compris dans la mutinerie de la prison de Bol fin juin 2016, où parmi les prisonniers en fuite, on aurait compté nombre de Boko Haram.
73Intervenir sur le lac ? L’option d’une opération militaire sur le lac semble avoir été momentanément différée en 2016, même si le Tchad s’est doté de quelques « frégates ». En juillet 2015, au sud de Bol, les « ratissages » de l’armée se sont révélés peu probants. Les étendues de roselières et de papyraies impénétrables dans lesquelles on doit tailler des chenaux pour atteindre des îles masquent les limites entre l’eau, le marais, la fange, le sol ferme enfin. Des embarcations transportant des soldats tchadiens ont chaviré, et certains, peu habitués à ce milieu, ont paniqué et se sont noyés, d’autres ont disparu absorbés par les marais. Les combats enregistrés sur le lac en 2015, dont l’attaque du chef-lieu de canton de Ngouboua par Boko Haram, font comprendre, après coup, que la Grande Barrière est un enjeu stratégique. Les passages entre les deux cuvettes s’y concentrent au sud-ouest, côté Nigeria. Des chenaux tracés dans les marais sur des kilomètres par les Yedina et des convoyeurs étaient plus ou moins visibles selon les années comme sur certaines photos aériennes (1975-1976). Sont-ils aujourd’hui en activité et sur les mêmes emplacements [45] ?
74Le gouvernement tchadien s’est gardé d’engager ses unités d’élite, composées de Zaghawa et apparentés, DGSSIE, FS ou DAR [46]. Quant à l’aviation tchadienne, elle a bombardé des objectifs sur le lac avec ses MIG-29 (acquis en 2014), pilotés par des mercenaires ukrainiens. Les drones américains Reaper, partis de Garoua, survolent le lac, mais comme dans la forêt de Sambisa, il suffit pour s’en prémunir de placer des huttes à couvert sous les houppiers des arbres. Même si les drones fournissent d’autres informations que des images, leur emploi ne saurait être déterminant.
75Une ceinture sanitaire contre Boko Haram autour du lac étant difficilement envisageable, le gouvernement tchadien se montre alors très vigilant sur de possibles infiltrations de Boko Haram hors du lac. La pêche interdite sur une partie du lac, certains pêcheurs sont allés à l’est, sur le lac Fitri, un modèle réduit du lac Tchad alimenté par le Batha. À Yao, au Fitri, la peur de la contagion Boko Haram a fait qu’en 2016 l’administration s’est empressée de suspendre la pêche au motif du non-respect de la réglementation des mailles du filet. Parmi les pêcheurs contrôlés, des écrits religieux subversifs ont été forcément découverts, et un véhicule chargé d’explosifs arrêté.
76Depuis janvier 2016, on assiste à une ruée vers l’or au sud-est du Fitri, dans les alluvions de bahr (équivalent d’oued) issus du massif du Guéra. La venue de 40 000 personnes du Soudan suscite des rumeurs sur la présence de Daech, voire de Boko Haram, tapi ici dans les grands marchés de Khartoum où les communautés bornouanes et hausa issues des anciennes colonies de pèlerins échelonnées sur la route de La Mecque se montrent particulièrement actives.
77L’hallali contre Boko Haram a-t-il commencé ? En 2016, la conduite de la répression autour du lac, mais surtout au Borno, pose question. Les différentes armées de la coalition n’opèrent pas de la même façon, n’ayant ni les mêmes directives, ni le même regard sur les affidés de Boko Haram et ceux des villageois qui cohabitent avec eux. L’armée nigériane, lorsqu’elle « conquiert » un village, élimine le plus souvent les combattants Boko Haram et juge que les villageois présents partagent leur « cause » ou, selon leurs dires, ont été « contaminés » par Boko Haram, aussi subissent-ils souvent le même sort. Jusqu’à présent, l’impunité a été assurée à l’armée et c’est bien là un des problèmes dans la résolution du conflit Boko Haram.
78L’armée camerounaise, le BIR (Bataillon d’intervention rapide) compris, qui, après le retrait tchadien, a reçu un droit de poursuite au Nigeria, voit plutôt dans ces villageois des otages de Boko Haram, aussi les libèrent-ils. Ces derniers restent alors au Cameroun ou viennent s’y réfugier s’ils ont été relâchés côté Nigeria, mais on ne sait pas qui ils sont réellement. Toutefois, au cours de l’année 2016, l’armée et le BIR se seraient alignés sur les comportements nigérians, comme certaines unités opérant dans la région de Gwoza. L’armée tchadienne, plus circonspecte, semble laisser le choix sur le terrain à ses commandants.
79L’analyse qui prévaut au fil de l’année 2016 est que les jeunes ayant subi l’embrigadement Boko Haram seraient irrécupérables. Les familles de leur côté les considèrent souvent comme socialement et affectivement morts [47]. Cette inhumanité dénoncée par les familles elles-mêmes sert de justification pour les forces de répression.
80Face à un mouvement islamiste, la contre-insurrection ne pourra être qu’impitoyable, renforçant en face les vocations au martyr. Des groupes Boko Haram aux abois n’oseront plus désormais croire à un processus d’amnistie et hésiteront à déposer les armes pour un aman (le pardon dans l’islam), trop incertain. Quant aux exécutions « extrajudiciaires », parfois maquillées en charniers de victimes de Boko Haram, elles ne pourront que se multiplier… Qui reconnaîtra les siens ?
81Peu curieuses de l’adversaire, les armées qui combattent Boko Haram ont préféré le mésestimer et se répandre sur sa barbarie. On est en droit de s’étonner d’avoir si peu de retours des interrogatoires de centaines de membres de Boko Haram arrêtés, emprisonnés et questionnés. Les militaires « savent » a priori à qui ils ont affaire, des « abrutis », des « sanguinaires », infantilisés par leur encadrement religieux. Ces derniers s’empressent de leur renvoyer l’image attendue. De ces interrogatoires, simples passages codifiés de cette phase de répression, ils n’attendent rien.
82Quant à l’analyse à un niveau supra, comme celle des contenus des téléphones portables, elle rend compte d’une forme obsessionnelle pour y trouver des liens avec l’extérieur. Et quand on sait que des communautés comme celles des Kanuri et des Hausa se retrouvent disséminées sous formes de diasporas dans une grande partie de l’Afrique et ailleurs, cela accrédite toutes les suspicions de collusion avec d’autres mouvements djihadistes. L’opacité de la chaîne de commandement de Boko Haram, comme la méconnaissance de l’évolution idéologique de la secte, serait en grande partie dues à la faiblesse de l’exploitation des sources.
83Avec Boko Haram, les événements survenus sur le lac ressemblent souvent à un retour de l’histoire. Cette impression, nous l’avions déjà signalée à propos des monts Mandara (Seignobos, 2015, p. 160-161). Si asymétrie du conflit il y a, elle se double d’une confusion dans le temps. Boko Haram se bat comme au xixe siècle. Mieux, il est revenu dans la seule histoire qui comptât, celle, sans âge, du djihad, alors que les armées postcoloniales des États-nations tentent de s’aligner sur des stratégies du xxie siècle.
84Les commentateurs de Boko Haram les plus fiables, qui ne s’adonnent pas à la djihadologie, avouent à demi-mot que l’on est dans une guerre où l’on veut méconnaître les intentions de l’adversaire, d’où le besoin de l’écran de fumée du djihadisme mondialisé. Outre les traits d’une guerre de religion, elle se double de ceux d’une guerre civile à bas bruit, empêtrée, comme il se doit, dans des héritages historiques et économiques. Survenue en 2010, sans être ni annoncée, ni même pressentie et encore moins décrétée, cruelle, incontournable, inexpiable, cessera-t-elle comme d’autres, par épuisement ? Et quand ?
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Mots-clés éditeurs : Boko Haram, Islamisme, Yedina, Bornou, Lac Tchad, djihad, Tchad, Nigeria, Cameroun
Mise en ligne 26/09/2017
https://doi.org/10.3917/afco.259.0139Notes
-
[1]
Fin 2016, l’est de la cuvette méridionale, peuplé par les Kuri (apparentés aux Yedina) et par des Haddad, partie la plus arabophone du lac, ne serait pas touchée par le phénomène Boko Haram.
-
[2]
Almuhajiri, pl. almuhajiray en arabe ; pukaraajo, pl. fukaraa’be en peul.
-
[3]
Au Cameroun, pour les non-musulmans et les journaux du Sud, il s’agit simplement de « mendiants », pukara étant même devenu l’équivalent d’« enfants des rues ».
-
[4]
« Débrouiller », « débrouillards ». Ce sont des jeunes gens qui vivent d’expédients, saisissant des opportunités généralement sur les marchés et dans les gares routières (tasa). À la limite de la légalité, ils disent faire preuve de ruses, mais pour eux « débrouiller n’est pas voler » (voir également Debos, 2013, p. 152-153). Leur slogan est d’aller de l’avant, miin yaha yeeso en peul, et, généralement, ils ne vont pas très loin. Catégorie sociale éminemment fluide, elle peut facilement basculer dans la délinquance armée.
-
[5]
Dans l’État de Borno et sur ses marges comme dans le nord du Cameroun, les chefs de marché, nommés par les autorités traditionnelles, sont toujours kanuri ou, à défaut, hausa. Ils sont appelés sarki paawa (chefs des bouchers) car ils ont la haute main sur l’abattoir du marché.
-
[6]
D’autres groupes de chasseurs, auparavant engagés dans des « comités de vigilance » contre les coupeurs de route, sont restés du côté des autorités dans le Diamaré au Cameroun, comme dans la région de Michika au Nigeria.
-
[7]
À ma connaissance, il n’y a pas sur le sujet une étude de référence mais les indices ne manquent pas. J’ai rencontré ces guildes à travers les communautés bornouanes du nord du Cameroun. Elles disposaient du monopole sur l’artisanat : tisserands, foulons, forgerons, barbiers, chasseurs, tous fortement structurés, sous l’autorité de leurs kacalla, jusqu’au métier de chasseurs de grenouilles dans les yayrés.
-
[8]
Ils fournirent les premières armées de Boko Haram composées de « divisions » de motards accompagnées de quelques quatre roues, extrêmement mobiles. Au fur et à mesure que les stocks d’armes sophistiquées prises sur les armées nigériane et camerounaise et que les flottes de motocyclettes s’amenuisaient, on assiste fin 2015 à la progression fulgurante de nouveaux savoir-faire relevant de la fabrication d’explosifs, de mines artisanales, transformant les bandes de Boko Haram, par ailleurs de plus en plus féminisées, en une véritable armée d’artificiers.
-
[9]
Ibn Taimiyya, théologien syrien du xiiie siècle, fut l’instigateur de l’islam radical, le wahhabisme. Sa vie durant il fustigea les bi’da, les « innovations » apparues dans la religion après l’époque du prophète. Il s’illustra aussi dans le combat contre les « saints ». En France, de nombreuses mosquées portent le sceau salafiste d’Ibn Taimiyya.
-
[10]
À Maroua, au Cameroun, j’avais pu suivre celui implanté dans le quartier Dougoy, à la sortie de la ville. S’il a pu envoyer plusieurs « équipes » de tabligh prêcher dans les villages, il devait assez rapidement péricliter (2006).
-
[11]
Les données ont été en grande partie recueillies à travers les témoignages d’otages de ces années-là qui ont connu les geôles Boko Haram de Sambisa et plus particulièrement le témoignage de l’un d’entre eux (SBL), recueilli en avril 2016.
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[12]
Les élites kanuri, de Maiduguri, elles-mêmes wahhabistes, devraient être sollicitées par les chercheurs en tant qu’observatrices et contemptrices de Boko Haram. Certaines de leurs membres voudraient voir dans la littéralisation « abusive » du Coran par Boko Haram une dérive de leur propre enseignement tel qu’insufflé dès ses commencements et jusqu’à remonter à la capitale, Birni Gazargamu, au xve siècle. La spécificité de l’enseignement bornouan, reconnue de tous, est en effet la mémorisation intégrale du Coran, sa vocalisation, sa copie et l’enseignement du tafsir (commentaire du Coran).
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[13]
Cette question de la substitution des gains produits par le travail maraboutique pour faire vivre les oulémas salafistes se pose dans l’ensemble des communautés musulmanes revivalistes du sahel. Des prises en charge par des communautés ou par l’État sont proposées pour éviter des dérives violentes de type Boko Haram (Bodouni, 2014).
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[14]
Le mouvement Izala, fondé à Jos en 1978, reprend certains traits qui fondent la pratique des « Frères musulmans », principalement ceux touchant à leurs stratégies d’entrisme social et politique.
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[15]
Les émirs ne feraient que récupérer la part du commanditaire ou des recéleurs-recycleurs, souvent les mêmes, de l’époque antérieure, celle des coupeurs de route (de la fin des années 1980 à début 2000). Il y a dans cette activité une sorte de spécialité bornouane qui a traversé les siècles. Durant la période précoloniale, les commerçants bornouans ont toujours été les grands recéleurs et recycleurs des bandits de grand chemin exerçant leurs activités délictuelles aux marges du Bornou, du Mandara et des principautés peules (Seignobos, 2013, p. 85-86).
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[16]
Ce qui expliquerait que les filles de Chibok otages servent de monnaie d’échange contre des combattants Boko Haram prisonniers de l’armée nigériane, comme ce fut le cas pour vingt et une d’entre elles le 13 octobre 2016.
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[17]
Dans une précédente contribution de la revue Afrique contemporaine (2015, p. 150), je signalais que Boko Haram n’étant pas actif sur les rives méridionales du lac, ces milieux physiques et économiques ne devaient pas leur être favorables… jusqu’à la prise de Baga Kawa sur le lac, le 3 janvier 2015. C’était méconnaître, à ce moment-là, le travail de prédication opéré par la Yusufiyya auprès des communautés de pêcheurs, comme de celles des Yedina.
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[18]
Les comités de vigilance sont trop souvent devenus des comités de dénonciation, voire de délation. Ce sont eux les « sources dignes de foi » des tribunaux de Maroua et d’ailleurs. Ils s’alignent sur les « preuves d’appartenance à Boko Haram » qui suivent le registre « activités suspectes » retenues par les procureurs : vie irrégulière, fréquentation d’inconnus, enrichissement suspect, acquisition d’une moto, toujours l’engin de Boko Haram (Amnesty International, 2016, p. 44).
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[19]
Estimation de l’auteur.
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[20]
« Combattant » en français gardait un sens particulier sous Hissène Habré, une forme de statut militaire propre à ses Tubu. Le « combattant un tel » faisait valoir un capital social lui permettant de rallier sur sa personne un groupe en armes d’apparentés et de clients.
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[21]
En septembre 1989, justement au large de Kofiya, j’ai été témoin de ces accostages intempestifs avec tirs de semonce sur l’eau, prise d’embarcations pour les conduire sur la rive tchadienne pour ceux qui ne pouvaient s’acquitter des « taxes ».
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[22]
Darak, à 35 km de la frontière du Nigeria, est rattaché au « Wulgo District », dans le local government de Ngala, État de Borno.
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[23]
En dépit de la création d’une amorce de flottille militaire entre Blangoua et Kofya en 2012.
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[24]
Ils fournissent en Tramol (Tramadol HCI, Tropidol, Tralam) les populations du lac. Tous les pêcheurs prennent de ces opioïdes ou des amphétamines sur leurs lieux de pêche, lors de la surveillance, la nuit, des filets et des lignes de hameçons multiples contre les voleurs. Ce sont aussi les drogues communes à tous les chauffeurs-transporteurs. Les journaux camerounais voudraient faire accroire – mais en vain – que le Tramadol serait la drogue des combattants Boko Haram qui en prendraient avant les combats.
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[25]
Les kirta ne se forment qu’au sud des grands espaces d’eaux libres. Ce sont des paquets d’herbes et de rhizomes enchevêtrés, flottants, poussés par l’harmattan, qui s’accumulent en épais matelas et s’accrochent à des bouquets d’Aeschynomene elaphroxylon appelé ambaj en arabe, ou mariya en yedina et kanuri. Les forêts d’ambaj ne se développent qu’en limite des eaux libres. Les pêcheurs coupent alors les ambaj à fleur d’eau pour construire avec leurs troncs des planchers flottants et des pontons pour leurs campements. Ils y dressent ensuite des huttes, des fours pour fumer des poissons et des tréteaux pour sécher le futur combustible. Dans les années 2006-2008, on comptait des centaines de ces îles singulières, aménagées en campements de pêche par des villages de pêcheurs-cultivateurs des rives méridionales. Les Yedina possèdent leurs propres kirta, plus temporaires, mais construites sur les mêmes principes, établies à la marge des marais à Phragmites. On coupe les roseaux à ras de l’eau et on les empile pour en faire un îlot flottant sur lequel on rajoutera un socle de roseaux pour chacune des huttes surmontées d’une toiture autoportante, toute végétale, amovible, comme celles des habitats des îles, mais bien plus réduite.
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[26]
Échappé d’un projet de fixation des dunes dans une région proche de Diffa en 1977, Prosopis juliflora s’est diffusé dans la cuvette nord alors asséchée, à la faveur des transhumances des éleveurs peuls, avec le bovin pour vecteur.
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[27]
Dans ces temps d’insécurité, on revient à des techniques d’ensilage du xixe siècle, avec des silos souterrains (nugra en arabe, gaska en peul). Les sorghos en grains sont conservés dans des vanneries protégées des déprédateurs vers les parois par des balles de mil ou des rafles de sorgho. Contre les termites, on obture le silo de feuilles de Calotropis procera qui s’agglutinent entre elles et enfin on étale des voiles de plastique qui donneront la touche xxie siècle.
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[28]
À chaque prise de guerre faite sur Boko Haram et exposée aux médias, c’est le plus souvent un arsenal du pauvre. On trouve bien évidemment la kalachnikov AK47 sous toutes les licences. C’est l’arme que l’on peut facilement customiser, adapter, voire personnaliser. Boko Haram y est attaché, comme à ses motos, car il en maîtrise l’entretien et les réparations. On trouve aussi des armes artisanales (celles de supplétifs ?), les « un coup » (Dane Gun), qui ont quelque chose à voir avec les fusils de traite adaka des braconniers de la périphérie de Waza, la « grande réserve mondiale de la biosphère », devenue un désert faunique par la faute de Boko Haram.
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[29]
Le pillage des vivres n’est pas propre aux Boko Haram du lac. Dans l’État de l’Adamawa nigérian, ce même mois, le 17 juin 2016, une action de Boko Haram s’est déroulée selon un modus operandi rodé depuis quelques années dans les régions montueuses à l’ouest des monts Mandara (Seignobos, 2015, p. 154-156). Un groupe à moto parti pour une expédition punitive et/ou d’avertissement fait irruption, ici, lors de la veillée funéraire d’un chef local, à Kuda, chez les Margi, au nord du bourg de Gulak (entre Michika et Madagali). Ils ouvrent le feu à partir des motos et tuent vingt-quatre personnes. Les gens s’enfuient. Les attaquants pillent alors les réserves de vivres et repartent. On reste toujours surpris de ce qui peut s’emporter sur une moto dans ces régions.
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[30]
Après Wulgo et Malam Fatori, Baga Kawa va, vers 1970, devenir le premier centre de pêche du lac, récupérant le poisson venu des deux cuvettes. Mais dès 1984, trop dans les terres, cela va alors imposer de tracer des chenaux à travers les marécages vers de nouveaux débarcadères. Il sera peu à peu concurrencé par Blangoua sur le Bas-Chari, puis ce sera Kofya, et enfin Darak de 1997 jusqu’à l’arrivée de Boko Haram en 2015 (Seignobos, 2009).
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[31]
Voir le Centre international d’analyse du terrorisme, IHS Jane’s Terrorism and Insurgency Centre, 2016.
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[32]
Ce qui renvoie à l’article de Gatama (2016).
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[33]
Voir Blench (2016). Dans cette présentation, il signale que l’attention portée à Boko Haram empêche de voir ce qui se prépare chez les Fulani (Peuls). Or, ces communautés fulani sont partout en effervescence dans leurs enclaves des États de Plateau, de Taraba, de Nassarawa et même de Zamfara. Le gouverneur de l’État de la Bénoué n’hésite pas à déclarer : « Fulani worse than Boko Haram. »
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[34]
Un de leurs oulémas, aujourd’hui arrêté au Sénégal, Makhtar Diokhané, aurait été invité par des émirs du lac à enseigner tout un semestre à leurs combattants (sources sécuritaires).
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[35]
Nous signalons le louable effort d’une équipe de recherche de l’université de Maroua (ENS), créée en 2008, animée par l’historien Saïbou Issa. Cette équipe a consacré un numéro spécial de sa revue Kaliao à l’analyse des « effets » en cours des actions de Boko Haram et d’y cerner les « souffrances » des populations, avant d’analyser un quelconque impact socio-économique global.
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[36]
Information de décembre 2016 de Abdourahamani Mahamadou, doctorant en géographie (université Abdou-Moumouni-Dioffo, Niamey).
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[37]
Combien restent-ils de pêcheurs sur ceux comptabilisés en « unités de pêche » (22 300) et estimés à 203 000 (De Graaf, 2014) ? Combien de fumeurs ? De sécheurs de poissons ? De ceux qui préparent le combustible et de mareyeuses ont-ils perdu leurs activités ?
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[38]
Depuis l’indépendance, les populations yedina, longtemps dépourvues d’élites, ont été délaissées par les gouvernements tchadiens successifs. Ils comptent aujourd’hui deux députés, et Idriss Déby leur a concédé un ministère.
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[39]
Il convient de rappeler qu’un certain nombre de Yedina compte parmi les réfugiés dans les camps au nord du lac. D’autres collaborent avec les différentes administrations nationales. Toutefois, la compréhension des événements actuels sur le lac passe par l’alliance de certaines communautés yedina avec Boko Haram.
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[40]
Responsable d’une cellule Boko Haram à N’Djamena, trafiquant connu de motos et d’armes, « logisticien » de l’attentat du 15 juin 2015 qui a tué trente-huit personnes à N’Djamena, Bana Fanaye est le seul « gros poisson » de Boko Haram arrêté par les services camerounais et tchadiens (août 2015). Le déroulé de la mission relevé dans les interrogatoires implique de nombreux pêcheurs buduma (yedina) dans ce « transfert de fonds qui suit un labyrinthe » selon le mot des enquêteurs (Tilouine, 2016a).
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[41]
L’ambaj prolifère seulement à certaines périodes d’assèchement des pourtours des eaux libres, ce qui en fait un matériau moins constant et moins courant que le papyrus. La véritable batellerie du lac fut bien composée de kadey de papyrus.
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[42]
Les sociétés de pêcheurs ont toujours marqué plus de religiosité que les autres. Dans ces mêmes îles du sud du lac, au cours de séjours effectués à la fin des années 1990, début 2000, j’ai pu observer des formes de surenchères religieuses ostentatoires. Le vendredi, les musulmans (Bornouans, Hausa, Kotoko) dans leurs plus beaux atours allaient en colonnes dans des mosquées rudimentaires et le dimanche les chrétiens (Jukun, Kim, Ngambay) très endimanchés, serrant d’énormes bibles sous leur bras, se rendaient en procession dans des temples de fortune.
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[43]
Au cours des multiples combats qui se sont déroulés dans N’Djamena depuis l’indépendance, le parti vaincu s’est chaque fois réfugié de l’autre côté du fleuve, au Cameroun, à Kousseri, d’où, pour les Tchadiens, la connotation de ce nom.
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[44]
En 2015, le gouvernement tchadien a essayé de contrôler la communauté bornouane, voire de ficher les Kanuri alors qu’ils se revendiquent comme un élément clé, fondateur de Fort-Lamy. Ce sont les Kanuri qui ont créé et animé les marchés de la capitale. Quant aux mosquées, elles étaient il y a peu encore majoritairement entre leurs mains.
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[45]
Nous nous étions interrogés sur la stratégie de Boko Haram sur le lac en juillet 2015, sans la comprendre (Seignobos, 2015, p. 111).
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[46]
La Direction générale des services de la sécurité des institutions de l’État (DGSSIE), créée en 2005, est issue de la garde républicaine. Directement rattachée à la présidence, mieux armée et mieux payée que l’ANT, elle sert de garde prétorienne. Le FS et le DAR, également composés de Zaghawa, complètent cette armée dans l’armée, à la dévotion du président.
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[47]
Les jeunes partis servir la cause de Boko Haram ont d’abord été désignés comme des « égarés », qualificatif précédemment attribué à ceux qui avaient intégré les bandes de coupeurs de route. Cet état de délinquance s’est mué avec Boko Haram en catégorie religieuse, qui se voulait temporaire avant une « resocialisation » ou une « rédemption » toujours attendue. Avec « contaminé », la sémantique change et le sous-entendu aussi, aucune prophylaxie ne pouvant alors leur être appliquée.