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Article de revue

Récits de vie de jeunes filles rurales dans l’Ouest ivoirien Les rapports de genre ont une histoire

Pages 126 à 128

Notes

  • [1]
    Venues des pays limitrophes ou d’autres terroirs de Côte d’Ivoire.
  • [2]
    Le titre de l’article en question étant « Les rapports entre les générations ont une histoire » (Chauveau, 2005).
  • [3]
    L’histoire exceptionnelle de cette femme devenue planteure a été relatée dans Adjamagbo (2012).
  • [4]
    Dans notre zone d’étude, selon une enquête sociodémographique réalisée en 1993, 20 % des femmes qui ont eu cinq enfants les ont eus avec au moins deux pères.
  • [5]
    Entretien réalisé avec Joséphine, le 15 mai 1995, village de B. (Sassandra).
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Entretien réalisé avec Aimée le 14 mai 1995, village de B. (Sassandra).
  • [8]
    Entretien réalisé avec Aimée, le 15 mai 1995, village de B. (Sassandra).
English version

1Les jeunes filles, dont il est fait trop rarement mention dans les études sur le monde rural, sont le fil conducteur de cet article. Un court aperçu d’histoires de vie de jeunes filles rurales dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, collectées il y a vingt ans, conduit à mieux voir les déséquilibres des rapports de genre à l’intérieur même de la jeunesse.

2Dans un numéro de la revue Afrique contemporaine publiée en 2005 sur la jeunesse rurale, l’anthropologue Jean-Pierre Chauveau décrivait les difficultés d’insertion des jeunes dans les systèmes socio-agraires et les tensions intra-familiales autour de la question du contrôle des moyens de production (Chauveau, 2005). Partant de l’exemple du sud-ouest de la Côte d’Ivoire, l’auteur mettait en exergue les frustrations d’une fraction significative de jeunes citadins de retour au village, après avoir échoué dans la recherche d’un emploi en ville. Par ailleurs, ces derniers se trouvaient, sur leur territoire d’origine, mis en concurrence dans l’accès aux terres et dans la valorisation de leur travail au sein de leur famille avec des populations considérées comme « étrangères [1] ». L’auteur analysait comment les défis de ces jeunes s’inscrivaient dans un long processus historique de mutations économiques, politiques et sociales. De plus, il montrait que ces enjeux dépassaient largement le cadre local, et participaient plutôt de dynamiques relevant de la société ivoirienne dans son ensemble. Jean-Pierre Chauveau invitait alors à considérer les situations des jeunes ruraux au prisme de ces mutations.

3Une autre région de l’ouest de la Côte d’Ivoire, celle de Sassandra, ultime front pionnier d’extension des cultures de café et de cacao du pays en proie à une crise foncière aiguë, a été étudiée lors d’un ancien terrain réalisé de 1994 à 1995 (Adjamagbo, 1998). Bien que le sujet ne portait pas spécifiquement sur les jeunes, je fus touchée par ceux que je rencontrais dans les villages d’étude et dont je récoltais alors tous les griefs. Tous exprimaient : la désillusion d’un séjour en ville qui n’a pas tenu ses promesses de réussite ; l’amertume ressentie au moment du retour au village face aux aînés peu prompts à leur céder une place dans l’économie locale ; les projets de mariage retardés par le manque d’autonomie ; leur maintien, au final, dans un statut frustrant de cadet social tenu à l’écart des décisions politiques.

4« Les rapports de genre ont une histoire. » Ainsi, sur le plan des rapports entre les générations, je me retrouvais pleinement dans les descriptions faites des sociétés agraires converties aux cultures marchandes de cette partie du pays. Cependant, ma propre expérience me mena à une autre lecture des phénomènes observés, focalisée non plus seulement sur les rapports entre les générations, mais sur ceux entre les hommes et les femmes.

5Dès lors que l’on aborde les mutations sociales et économiques que traversent les sociétés rurales sous ce nouveau prisme, un constat similaire à celui résumé par le titre de l’article de Jean-Pierre Chauveau s’impose : les rapports de genre ont (eux aussi) une histoire [2]. Ces travaux, réalisés il y a vingt ans, mettent en lumière les profonds bouleversements qui touchent aux cadres de la reproduction sociale que sont le mariage et la procréation.

6Ce retour en arrière sur des données anciennes rappelle que les changements si abondamment analysés dans la littérature – recul de l’âge au premier mariage, simplification des règles de formalisation des unions, augmentation des naissances hors mariage, etc. – sont probablement moins l’expression d’une crise du mariage en tant que structure que celle d’une exacerbation des déséquilibres des rapports de genre à l’intérieur même de la jeunesse dans un contexte général de mise en concurrence face au contrôle des ressources. Ces travaux nous montrent un monde rural qui, loin de rester en marge du changement social, s’inscrit pleinement dans le processus global.

7Les quelques cas observés il y a vingt ans, et restitués brièvement ici, reflètent un phénomène plus global de moindre formalisation des unions observées dans les sociétés ouest-africaines (Calvès, 2007 ; Le Grand, Younoussi, 2009 ; Thiriat, 1998). La prise en compte de la position des femmes dans les rapports intrafamiliaux (entre femmes et hommes et intergénérationnels) et de leur marge de manœuvre permettent de mieux comprendre les changements en cours.

8Les jeunes filles, dont il est fait trop rarement mention, ou de façon trop parcellaire, dans les études sur ce monde paysan, seront notre fil conducteur. Je me limiterai donc à évoquer leur situation ; cet autre pan de la jeunesse rurale, à qui la parole est trop peu donnée et qui pourtant, au-delà des grands enjeux macro-politico-économiques, n’aspire simplement, tout comme leurs homologues masculins, qu’à réussir leur vie. Je livre ici un petit aperçu des histoires de vie que j’ai pu collecter auprès d’elles.

9Quand le mariage devient mirage. Pascaline, 24 ans, est mère de deux enfants (bientôt trois) de deux pères différents. Elle est née d’une relation illégitime. Elle a passé sa petite enfance auprès de sa mère chez ses grands-parents. Un jour, sa mère va la « déposer » chez son père avant d’aller épouser un autre homme dans un village éloigné. Son père vit alors chez ses parents avec ses frères et sœurs, ainsi que sa femme et leurs deux enfants. La famille cultive le café et le cacao mais tire l’essentiel de ses revenus de l’exploitation des palmiers à huile, dont la revente des noix à l’usine de transformation toute proche rapporte de bons revenus.

10Pascaline qualifie son enfance d’heureuse. La famille vit bien ; ils mangent à leur faim ; elle va à l’école et aide la nouvelle épouse de son père à la maison. Celle-ci ne fait pas de différence entre elle et ses propres enfants. Mais c’est surtout sa tante, Tina, qui prend soin d’elle. La dame est revenue vivre dans la maison paternelle après avoir divorcé d’un mari violent, dont elle a eu deux garçons.

11Tina considère sa nièce comme sa propre fille et nourrit le projet de lui transmettre le goût du travail agricole et l’ambition de devenir indépendante économiquement. Tina a réussi à négocier avec ses frères et son père pour obtenir des terres afin de créer une exploitation de palmiers à huile pour son propre compte [3]. Grâce à des bénéfices conséquents, elle investit dans l’ouverture d’un bar destiné aux travailleurs de l’usine voisine, qui n’ont aucun espace de distraction dans cette région reculée de la forêt.

12Tina intègre sa nièce dans son projet. Quand elle n’est pas à l’école, la jeune fille aide sa tante aux champs et travaille au bar-restaurant avec d’autres membres de la famille. L’endroit prospère rapidement. Il devient un lieu prisé de convergence des ouvriers agricoles, transporteurs, commerçants et agriculteurs du coin.

13Un jour, Pascaline tombe amoureuse d’un client, cadre à la palmindustrie, qui lui mène une cour assidue. Elle se laisse séduire par ses manières élégantes, qui tranchent avec celles des paysans qu’elle a l’habitude de côtoyer. Elle croit aux promesses de l’homme de l’emmener avec lui un jour à Abidjan. Pascaline tombe enceinte. Elle pense alors que l’homme va l’épouser, mais celui-ci prend ses distances et se fait de plus en plus rare au bar.

14Lorsque sa tante Tina apprend la nouvelle, elle est furieuse et cherche à retrouver l’auteur de cette grossesse, bien décidée à lui faire prendre ses responsabilités ; mais l’homme a été muté et ne vient plus dans la région. Contrainte de quitter l’école en classe de 3e, la jeune fille ne se consacre plus qu’à son enfant et, quand elle le peut, au bar-restaurant de sa tante.

15Malgré cet échec, Pascaline continue d’espérer trouver un mari parmi les employés de la palmindustrie. Sa première relation a fait naître chez elle des rêves d’une vie meilleure, en ville, loin des travaux harassants des champs. Malgré les mises en garde de sa tante, Pascaline tombe une seconde fois enceinte d’un autre homme qui, selon le même scénario, ne tient guère plus ses promesses que le premier. Au moment où nous la rencontrons, Pascaline attend son troisième enfant de ce même homme qui n’est toujours pas venu annoncer ses intentions à la famille.

16L’histoire de Pascaline incarne le sort de bien des jeunes filles qui, de relation en relation, peuvent devenir plusieurs fois mère, sans jamais parvenir à établir une relation conjugale stable [4]. L’accumulation d’histoires d’amour non abouties laisse les jeunes filles bien conscientes de leur dévalorisation sociale : « Le mariage est aussi l’honneur d’une femme. Quand tu es mariée, tu es respectée. Quand tu n’es pas mariée, là, les gens se foutent de toi », nous dit Joséphine [5]. Cette dernière, 23 ans, a deux enfants de père différents. Aucun n’a voulu l’épouser, mais le premier a tenu à récupérer l’enfant une fois qu’il a atteint l’âge d’aller à l’école. Joséphine garde de ses relations amoureuses un goût amer de trahison : « Les garçons ne sont pas sérieux, vraiment, ils ne sont pas sérieux. Moi, dans ma vie, c’est un garçon qui m’a enlevé de l’école. Il m’a dit qu’il m’aime, j’ai fait l’enfant ; après il a pris son enfant et il m’a laissée. Je suis restée comme ça. Donc, vraiment, je trouve que j’ai été trop trahie par les garçons [6]. »

17Si la situation de célibataire est vécue comme dévalorisante socialement, elle est aussi perçue comme une source de vulnérabilité économique. En dehors du mariage, les chances de réussite économique sont faibles pour les femmes dans cette région très enclavée, éloignée des marchés urbains, et où les opportunités d’accès aux activités rémunératrices sont restreintes.

18Au même titre que les jeunes hommes, les filles ont une certaine idée de la réussite, où l’argent tient une place importante. Aimée, 21 ans, célibataire, un enfant, nous dit : « Actuellement, tu ne peux pas rester au village avec juste ta machette là. Il faut avoir de l’argent pour réussir au village. […] Je sais que je n’ai pas réussi parce que je n’ai pas de plantation, je n’ai rien, je suis au village comme ça [7]. »

19Conscientes d’être tenues à l’écart d’un système économique et social où tout tend à prendre une valeur marchande, les filles veulent aussi en tirer profit. Cela se traduit notamment par des formes exacerbées de monétarisation des relations qu’elles entretiennent avec les hommes. Lorsqu’on leur demande comment elles font face à leurs dépenses personnelles (pagnes, coiffures, bijoux, maquillage, etc.), elles sont formelles : « Même quand on dit qu’on est pas mariées là, ça veut pas dire qu’on a pas de copain. Tu n’es pas mariée, tu n’es pas chez un garçon, mais tu peux avoir quelqu’un qui peut t’aider à payer les petites choses […]. Ils sont pas sérieux [les copains], mais comment on va faire ? On peut pas rester comme ça, donc on est obligées [8]. »

20Mises à l’écart des moyens de production, les jeunes filles rurales n’en revendiquent pas moins à leur manière le droit de prendre part elles aussi à ce système socio-agraire où les normes capitalistes de production et consommation se diffusent. Même si certaines, comme Tina, sont parvenues à s’y faire une place de choix, elles restent très rares. La plupart continue d’espérer combler leurs attentes dans le mariage que les hommes, eux-mêmes fragilisés, ne peuvent pas toujours assumer.

Bibliographie

  • Adjamagbo, A. (1998), « Changements socio-économiques et logiques de fécondité en milieu rural ouest-africain : le cas de la région de Sassandra en Côte d’Ivoire », thèse de doctorat, laboratoire « Population et Sociétés », Paris-10 (Nanterre).
  • Adjamagbo, A. (2012), “Tina (b. 1942) of Côte d’Ivoire. Success in the Masculine World of Plantation Managers”, in D.D. Cordell (éd.), The Human Tradition in Modern Africa, Lanham, Rowman & Littlefield, p. 231-248.
  • Antoine, P., Razafindrakoto, M., Roubaud, F. (2001), « Contraints de rester jeunes ? Évolution de l’insertion dans trois capitales africaines : Dakar, Yaoundé, Antananarivo », Autrepart, n° 2, p. 17-36.
  • Calvès, A.-E. (2007), « Trop pauvre pour se marier ? », Population, vol. LXII, n° 2, p. 339-359.
  • Chauveau, J.-P. (2005), « Les rapports entre générations ont une histoire. Accès à la terre et gouvernementalité locale en pays gban (Côte d’Ivoire) », Afrique contemporaine, n° 238, p. 59-83.
  • Le Grand, T.K., Younoussi, Zourkaleini (2009), “Consensual Unions in Burkina Faso. Trends and Determinants”, Canadian Studies in Population, vol. XXXVI, n°s 3-4, p. 267-294.
  • Thiriat, M.-P. (1998), « Faire et défaire les liens du mariage : évolution des pratiques matrimoniales au Togo », Paris, Centre français sur la population et le développement.

Date de mise en ligne : 26/09/2017

https://doi.org/10.3917/afco.259.0126

Notes

  • [1]
    Venues des pays limitrophes ou d’autres terroirs de Côte d’Ivoire.
  • [2]
    Le titre de l’article en question étant « Les rapports entre les générations ont une histoire » (Chauveau, 2005).
  • [3]
    L’histoire exceptionnelle de cette femme devenue planteure a été relatée dans Adjamagbo (2012).
  • [4]
    Dans notre zone d’étude, selon une enquête sociodémographique réalisée en 1993, 20 % des femmes qui ont eu cinq enfants les ont eus avec au moins deux pères.
  • [5]
    Entretien réalisé avec Joséphine, le 15 mai 1995, village de B. (Sassandra).
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Entretien réalisé avec Aimée le 14 mai 1995, village de B. (Sassandra).
  • [8]
    Entretien réalisé avec Aimée, le 15 mai 1995, village de B. (Sassandra).

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