1Mohamed Mbougar Sarr s’est déjà vu distinguer au salon du livre de Paris 2014, où sa nouvelle « La cale », qui traite de la traite esclavagiste, a obtenu le prix Stéphane-Hessel de la jeune écriture francophone. Il récidive l’année suivante : son roman Terre ceinte obtient le prix Ahmadou-Kourouma au salon africain du livre de Genève. À 25 ans, l’écrivain cumule donc les prix et obtient la reconnaissance des milieux littéraires européens pour des récits construits comme des huis clos, de la cale d’un bateau négrier à une cité sahélienne prise dans l’étau d’un pouvoir djihadiste.
2Terre ceinte est en effet d’abord l’histoire d’une ville, Kalep, située dans un pays imaginaire – et non nommé dans le roman – dont tout le nord est tombé aux mains d’un groupe djihadiste appelé la « Fraternité ». Le lecteur reconnaît immédiatement la situation qui a été celle du nord du Mali en 2012 ; c’est d’ailleurs aux dires de l’auteur ce qui l’a marqué. La mise à mort d’un couple pour avoir connu une relation charnelle hors mariage l’a poussé à écrire ce livre – tout comme elle a poussé Abderrahmane Sissako à se lancer dans le projet du film Timbuktu – et motive la scène inaugurale du livre.
3Cependant, l’écrivain ne construit pas son roman comme un reportage. Le livre est politique, mais, loin de ce qui serait une littérature d’urgence, Mohamed Mbougar Sarr fait de la fiction un appel à la réflexion du lecteur. C’est pourquoi, alors qu’il s’est documenté sur le nord du Mali, il choisit de situer son intrigue dans une ville imaginaire, dont le nom, Kalep, renvoie aussi bien à Kidal qu’à Alep en Syrie. Tout en écrivant un huis clos, l’écrivain fait écho à des phénomènes dont l’échelle est mondiale.
4L’esthétique de Terre ceinte est réaliste. Le lecteur suit un petit groupe de résistants à l’emprise sociale et politique de la « Fraternité » sur la vie de la région, dans leur projet de rédaction d’un journal clandestin aussi bien que dans leur vie quotidienne. Le romancier invite le lecteur à partager le temps de la lecture, les expériences et les sentiments de femmes et d’hommes vivant sous un régime djihadiste. Là réside sans doute l’une des grandes originalités du roman par rapport à l’histoire littéraire africaine dans sa relation avec le politique.
5Si la dénonciation du régime colonial ou des dictatures postcoloniales connaît des modèles littéraires, de Mongo Beti à Sony Labou Tansi en passant par Ahmadou Kourouma, cette forme politique qu’est le pouvoir imposé par des groupes non étatiques est encore relativement inédite en littérature. Mohamed Mbougar Sarr fait donc le choix de donner à lire ce que peut être l’effet de ce pouvoir sur les individus à travers un réalisme savant. Cela résonne avec les goûts littéraires de l’écrivain, qui cite volontiers Balzac et de grands romanciers réalistes subsahariens comme Ousmane Sembène, Camara Laye ou Malick Fall [2]. Mais ce choix esthétique engage aussi un certain rapport au monde.
6Mohamed Mbougar Sarr s’éloigne des voies ouvertes par Sony Labou Tansi ou par Ahmadou Kourouma. Il ne s’agit plus de déstructurer la ligne d’intrigue en misant sur le grotesque et le carnavalesque, pas plus que de chercher une langue hybride, témoignant à elle seule de la violence postcoloniale. La langue française de Mohamed Mbougar Sarr est élégante, répondant aux impératifs classiques de clarté et de distinction du propos. La langue est ce qui lui permet d’ordonner les expériences vécues de ses personnages, au sein du désordre social et politique. Cette mise en ordre de l’expérience passe aussi par la mise en jeu de références savantes : de nombreuses citations émaillent le texte, de Victor Hugo au chant de résistance sénégalais « Niani », qui permettent de mettre en perspective la situation, de la comprendre.
7Car tout l’enjeu du roman est là. Il s’agit pour les personnages de comprendre la situation inédite et chaotique dans laquelle ils se trouvent. C’est pourquoi le roman emprunte parfois presque la voie de l’essai. Que ce soit par la voix des personnages, au fil des dialogues, ou par les interventions du narrateur, le livre ne cesse de proposer des explications et des interprétations à ce qui se trame dans ce pouvoir qui s’impose aux habitants.
8Cependant, ce n’est pas un roman à thèse que le lecteur a en main. Le romancier exerce pleinement son art comme pratique plurivocale ou symphonique : toutes les voix se font entendre dans cet opéra, où il orchestre le regard de tous les personnages, féminins et masculins, ceux qui agissent et ceux qui demeurent terrassés, ceux qui résistent et ceux qui imposent l’ordre oppressif dont les autres souffrent. Le roman est donc pleinement roman en ce qu’il est ouverture d’un questionnement. Le personnage d’Abdel Karim, le chef de la police islamique qui contrôle Kalep, est emblématique de cette complexité. Aucun éloge, bien sûr, du djihadisme dans le livre, mais le romancier s’attache à camper Abdel Karim comme un personnage fascinant, mû par des convictions, irréductible au cliché du personnage brutal et inculte.
9Surtout, le personnage cherche la même chose que tous les autres. Le jeune Idrissa, fils du héros, considère que l’autoritarisme du régime djihadiste réside dans sa capacité « à faire de l’illusion de l’inutilité de la communication, de la paresse devant le langage, une vertu individuelle et collective ».
10L’enjeu du roman réside en les tentatives de tous pour reprendre ou pour prendre la parole : à travers le journal clandestin, à travers l’échange épistolaire de deux mères de victimes du régime, à travers les cris que poussent les victimes de violences. Dans cette quête de parole, tous semblent essayer de mettre des mots sur une situation chaotique, des mots qui permettent de l’organiser en une expérience dicible et compréhensible. Or, d’une certaine manière, c’est aussi l’objectif que poursuit Abdel Karim, le chef des djihadistes. Il cherche à ordonner une expérience du monde à travers des mots, ceux du texte sacré. Mais, à l’inverse du romancier, il n’œuvre pas dans le sens d’une polyphonie. Il plaque un seul texte sur le monde, et il l’impose à tous de manière violente.
11Mohamed Mbougar Sarr quant à lui revendique les vertus du dialogue et de l’écoute – sans pour autant livrer de réponse définitive. En refermant le livre, on ne sait pas s’il est permis de croire aux solutions collectives, mais on est amené à une réflexion individuelle et originale. Donner au lecteur sa voix au sein de celles de ses personnages n’est pas la moindre des qualités de ce roman.