Notes
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[1]
Un modèle de classification plus connu sous le nom de modèle de Kosimo (Conflict Simulation Model) définit la crise de cette manière : « A crisis is a tense situation in which at least one of the parties uses violent force in sporadic incidents. »
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[2]
Certains, comme Albert Zafy (1993) ou Hery Rajaonarimampianina (2014), ont été élus à la suite de transitions directement causées par une crise politique violente.
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[3]
Selon l’institut de recherche allemand HIIK, l’usage de violence caractérise la crise dans l’échelle des conflits. On parle de crise lors d’une « situation tendue dans laquelle au moins une des parties utilise la violence au cours d’incidents isolés », et de crise sévère « si la force est utilisée de façon répétée et organisée ».
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[4]
Départs du pouvoir à cause d’une crise (ou d’un assassinat) : Philibert Tsiranana (1972), Richard Ratsimandrava (1975), Didier Ratsiraka (1993, 2002), Marc Ravalomanana (2009). Arrivée au pouvoir suite à une crise : Gabriel Ramananantsoa (1972), Gilles Andriamahazo (1975), Albert Zafy (1993), Marc Ravalomanana (2002), Andry Rajoelina (2009), Hery Rajaonarimampianina (2014).
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[5]
Le FFKM regroupe les quatre principales Églises chrétiennes du pays (protestante, catholique, anglicane et luthérienne).
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[6]
La première concertation nationale aura lieu au mois d’août, la seconde en décembre.
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[7]
Madeleine Ramaholimihaso (présidente du Comité d’orientation du consortium des observateurs) le soulignera dans une interview publiée par la Revue de l’océan Indien dans son numéro d’avril-mai 2002.
-
[8]
Collectif pour le changement, « 7 février 2009. Un nouveau contrat politique », La Gazette de la Grande Île, 8 février 2012.
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[9]
Une version améliorée du RSTP fait l’objet de nos travaux de thèse actuels.
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[10]
Ces quatre conditions ont déjà été mentionnées de manière condensée dans un texte sur les causes des crises (Rabemananoro, 2012, p. 56).
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[11]
Si les manifestants demandaient à l’armée de prendre le pouvoir, il n’y avait pas de leader militaire derrière la crise. C’est le président Philibert Tsiranana qui a choisi de transférer les pleins pouvoirs au général Gabriel Ramanantsoa, chef d’état-major général des armées.
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[12]
Le professeur Albert Zafy devient le président du comité permanent des forces vives à la suite des deux concertations nationales organisées par le FFKM en 1990. Il sera ensuite élu le 16 juillet 1991 comme chef du gouvernement insurrectionnel lors d’une élection interne au sein du mouvement des Forces Vives.
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[13]
La Haute Autorité de la transition regroupe tous les leaders politiques ayant soutenu la Révolution orange menée par Andry Rajoelina. Elle est tout d’abord une coquille vide, qui sert juste de prétexte pour servir de pseudo-cadre à l’annonce de la nomination du Premier ministre Monja Roindefo le 7 février 2009. Elle ne sera formalisée que lorsque la Haute Cour constitutionnelle prend acte de la résolution de la Haute Autorité de la transition sur la sortie de crise à Madagascar du 16 mars 2009.
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[14]
En novembre 2011, un article publié par le Financial Times fait état de rumeurs de vente à la multinationale sud-coréenne de terres d’une superficie de 1,3 million d’hectares. Dans un contexte où la « terre des ancêtres » a une valeur particulière aux yeux de la population, Andry Rajoelina a utilisé ce prétexte pour donner à sa lutte une image de respectabilité et d’intérêt national, et occulter l’intérêt privé de sa lutte personnelle pour la réouverture de sa station de télévision.
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[15]
Une telle méthode rappelle les méthodes des armées qui « brûlent leurs vaisseaux » ou détruisent les ponts pour s’interdire toute possibilité de repartir, ou encore Jules César franchissant le Rubicon, en prononçant la fameuse phrase : « Alea jacta est. »
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[16]
Toutefois, on note une différence entre les différentes crises, dans la mesure où l’affirmation d’un leadership clair au sein de l’opposition n’a pas été la même pour chacune.
1Selon Quermonne, une alternance paisible est un « substitut non violent à la révolution » et « caractérise aujourd’hui les démocraties qui fonctionnent » (Quermonne, 2003, p. 8-9). Cela permet le postulat suivant : des alternances par voie de crise caractérisent une démocratie qui ne fonctionne pas [1].
2À Madagascar, à la seule exception de Norbert Ratsirahonana, tous les chefs d’État qui se sont succédé depuis 1960 ont eu affaire, directement ou indirectement, à une crise politique pour arriver au pouvoir ou/et pour en partir [2]. Au total, quatre d’entre elles ont abouti au départ du président de la République en poste, en 1972, 1991, 2002 et 2009 [3]. On rajoutera à cette série l’évocation de l’assassinat du colonel Ratsimandrava, chef d’État en exercice (1975) [4]. Sur cinquante-quatre années de République, finalement seul le retour par les urnes de Didier Ratsiraka en 1997 peut être considéré comme une alternance paisible, mais cela doit être nuancé par le fait que cette élection a été générée par une transition imprévue, et non à la fin du mandat normal du précédent chef d’État élu.
3La littérature souligne qu’une crise n’apparaît jamais ex nihilo, mais « résulte de la rencontre, dans l’espace et dans le temps, de trois phénomènes : un état métastable préexistant dans le milieu, des volontés d’acteurs et, presque dans tous les cas, un événement contingent (joker) qui agit comme l’étincelle dans un milieu explosif […] » (Marguin, 2002). À Madagascar, le comportement des dirigeants, les méthodes des opposants, la culture politique des citoyens, la faiblesse des institutions et l’influence du niveau de la corruption sont quelques-uns des facteurs qui favorisent les crises (Rabemananoro, 2012).
4Chaque crise voit un échange de coups stratégiques entre les différents acteurs, dans le but de prendre l’avantage sur la partie adverse. L’incapacité du pouvoir et de l’opposition à engager un dialogue tant qu’il en est encore temps entraîne alors immanquablement une montée en puissance de ces coups stratégiques. Tandis que le pouvoir en place essaie de contrôler, voire d’éteindre le mouvement de contestation, du côté de l’opposition, les coups stratégiques ont pour objectif de délégitimer le pouvoir en place.
5Effectués dans le contexte crisogène évoqué plus haut, ces coups stratégiques transforment l’échange relativement non-violent de surenchères, d’intimidation et de bluff (la « comédie »), en un échange de surenchères violentes (la « tragédie »). Certains de ces coups sont irréversibles, et peuvent être conçus comme des investissements.
6Après un bref rappel du déroulement des crises de 1972, 1991, 2002 et 2009 ; nous effectuerons une revue des facteurs qui rendent la vie politique malgache propice aux crises ; puis nous expliquerons en quoi des coups irréversibles dans le domaine politique peuvent être considérés comme des investissements ; avant de passer en revue le type de résultats qui peuvent être obtenus.
De 1972 à 2009, des événements font basculer le cours des crises politiques
7Dans la série de coups échangés entre pouvoir et opposition, et qui amène d’abord à un déclenchement de crise, puis au développement de celle-ci, nous nous sommes intéressés à quatre événements précis qui ont fait basculer les crises de 1972, 1991, 2002 et 2009.
813 mai 1972 : les Forces républicaines de sécurité tirent sur les manifestants. Le 13 mai 1972, à 10 heures, les éléments des Forces républicaines de sécurité (FRS) en charge du service d’ordre devant l’Hôtel de Ville tirent à balles réelles pour disperser les manifestants, venus protester contre l’arrestation et la déportation de 300 étudiants grévistes durant la nuit. Dès le lundi suivant, le 15 mai 1972, les syndicats déclenchent une grève générale des travailleurs pour protester contre ce massacre.
9À partir de là, plus rien ne pourra empêcher la perte de contrôle du président Tsiranana, qui doit se résoudre sous la pression de la rue à remettre les pouvoirs au général Ramanantsoa le 18 mai 1972, tout en restant président de la République. Cependant, cette bicéphalie ne créera pas le contexte favorable à l’apaisement. Le général Ramanantsoa décida donc d’organiser un référendum en octobre 1972, par lequel les électeurs lui confièrent la tête de l’État et écartèrent Philibert Tsiranana.
10Le président de la République et son gouvernement furent victimes d’une crise qui a débuté en janvier 1972 par une grève des étudiants de l’école de médecine et de pharmacie de Befelatanana mais qui a fini par gagner la sympathie de la population et des syndicats. Initialement, la grève des étudiants avait juste pour but de revendiquer l’amélioration de leurs conditions d’hébergement et de restauration, l’augmentation du montant des bourses et l’alignement du programme sur celui de la faculté de médecine de l’université qui a ouvert ses portes en 1970. Les diverses tentatives de l’État pour la résoudre, y compris la répression, contribueront à l’escalade au lieu de faire baisser la tension. En mars 1972, on passe à un cran au-dessus avec l’exigence de la malgachisation de l’enseignement et la rupture des accords de coopération avec la France. En 1972, après la répression du 13 mai, c’est le départ de Tsiranana qui est demandé.
1110 août 1991 : la Marche de la liberté devient une marche funèbre. Après quelques semaines de manifestations sur la place du 13 mai, le général Rakotoharison, proclamé « chef de l’État » par l’opposition, pose un ultimatum le 3 août 1991 : si le président de la République en exercice Didier Ratsiraka ne remettait pas les pleins pouvoirs à un Gouvernement de transition dans un délai d’une semaine, il organiserait le 10 août 1991 une « Marche de la liberté » vers le palais présidentiel d’Iavoloha, distant de 16 kilomètres de la capitale. N’ayant pas reçu de réponse favorable, les opposants mirent leur projet à exécution. Les manifestants se firent massacrer à coups de balles réelles et de grenades offensives à proximité de leur destination.
12Dans un contexte de démocratisation des pays africains initiée avec la chute du mur de Berlin (novembre 1989) et amplifié par le discours de la Baule (juin 1990), cette répression isolera Didier Ratsiraka qui doit finalement accepter une Convention de partage du pouvoir le 31 octobre 1991. Celle-ci instaure un régime de transition dans lequel le pouvoir est réparti entre Didier Ratsiraka (président de la République), Albert Zafy (président de la Haute Autorité de l’État) et Guy Razanamasy (Premier ministre). Ce régime de transition organise des élections présidentielles qui aboutissent en février 1993 à l’arrivée au pouvoir du professeur Albert Zafy, vainqueur par 66,6 % des voix au second tour face à Didier Ratsiraka.
13Au pouvoir depuis 1975, Didier Ratsiraka avait été réélu en mars 1989 pour un troisième mandat, avec une victoire au premier tour de 62 %. La contestation de ces résultats par l’opposition favorise l’organisation de deux concertations nationales par le Conseil chrétien des Églises de Madagascar (FFKM) [5] en 1990 [6]. Ces Concertations nationales préconiseront l’adoption d’une nouvelle constitution, ce qui est refusé par Didier Ratsiraka.
14L’opposition s’engage dans un bras de fer en annonçant un gouvernement insurrectionnel le 16 juillet 1991. Le général (en retraite) Jean Rakotoharison est désigné « chef de l’État », tandis que le professeur Albert Zafy est nommé Premier ministre du gouvernement transitoire insurrectionnel. Les revendications de l’opposition se sont durcies avec le temps : mise en place d’un gouvernement de transition (1989), changement de constitution (1990), et après la répression du 10 août 1991, le départ de Ratsiraka (août 1991).
1522 février 2002 : l’investiture illégale mais présentée comme légitime. Alors que la Haute Cour constitutionnelle (HCC) avait proclamé le 25 janvier 2002 la nécessité d’un deuxième tour pour départager Didier Ratsiraka, président de la République en exercice et candidat à sa propre succession, et Marc Ravalomanana, le maire d’Antananarivo, ce dernier décide de se faire investir en tant que président de la République par un groupe de magistrats acquis à sa cause le 22 février 2002, en dehors de tout cadre légal. Cet événement intervenait en plein milieu d’une controverse électorale, à la suite du premier tour de l’élection présidentielle du 16 décembre 2001.
16Cet acte précipitera le pays dans un cycle de violence pendant plusieurs mois, du fait des affrontements entre partisans des deux camps. Une application discutable des accords de Dakar (avril 2002) voit un recomptage des voix par une HCC recomposée, qui proclame la victoire de Marc Ravalomanana au premier tour, même si son contrôle sur l’intégralité du territoire ne sera effectif qu’après la fuite en exil de Didier Ratsiraka, le 5 juillet 2002.
17Travaillés psychologiquement par les discours sur la Place du 13 mai, relayés ensuite par les médias favorables à Marc Ravalomanana, il n’était pas possible à ses partisans d’admettre autre chose que la victoire au premier tour de leur candidat. Toutefois, les sources non-partisanes convergent pour confirmer que Marc Ravalomanana menait au premier tour mais qu’il ne remportait pas les élections [7]. Sur la base des informations disponibles, les statisticiens Mireille Razafindrakoto et François Roubaud feront des calculs qui permettront d’aboutir à la même conclusion : « On peut raisonnablement penser qu’aucun des candidats n’a obtenu la majorité absolue des suffrages à l’issue du premier tour » (Razafindrakoto, Roubaud, 2002).
18Pour proposer une harmonisation des vues, Marc Ravalomanana propose de procéder à la confrontation des copies des procès-verbaux électoraux qu’il détenait avec ceux en possession de la HCC. Toutefois, Didier Ratsiraka refuse. Face aux échecs des négociations pour y parvenir, Marc Ravalomanana se fait alors proclamer par son propre directeur de campagne, Rajemison Rakotomaharo, le 20 février 2002 sur la Place du 13 mai comme le vainqueur au premier tour de l’élection présidentielle, puis fait procéder à un simulacre d’investiture en dehors des normes constitutionnelles en vigueur, le 22 février 2002. Le coup de bluff et d’intimidation est devenu leitmotiv, puis credo, pour finir par un coup d’État.
197 février 2009 : la Révolution orange crée les martyrs dont elle a besoin. Après s’être proclamé le 31 janvier 2009 en charge des affaires de l’État et exigé que les forces de l’ordre ne prennent leurs ordres que de lui (Madagascar Tribune, 2009), le maire d’Antananarivo Andry Rajoelina nomme le 7 février 2009 un Premier ministre en la personne de Monja Roindefo, et le manipule devant la foule pour qu’il prenne la tête des manifestants afin de « prendre possession » du palais présidentiel d’Ambohitsorohitra. Les barrages militaires placés à la va-vite sur le chemin ne parviennent pas à contenir la foule, qui avance vers les grilles. La garde présidentielle tire, et le bilan fait état de 37 morts et 170 blessés [8].
20La Révolution orange, nom de baptême du mouvement de contestation mené par Andry Rajoelina contre Marc Ravalomanana, a obtenu les martyrs dont elle avait besoin pour isoler le chef de l’État en exercice dans l’opinion publique nationale et internationale. La tactique portera ses fruits, car le 17 mars 2009, il entrera dans ce palais au moment où, dans l’autre Palais présidentiel situé à Iavoloha, Marc Ravalomanana remettait le pouvoir à un Directoire militaire avant de s’enfuir en exil.
21Le contexte dans lequel se déroule le début de la crise de 2009 est marqué par une certaine irritation d’une partie de la population face aux abus de pouvoir perpétrés par Marc Ravalomanana, entre autres contre Andry Rajoelina, largement élu maire d’Antananarivo en décembre 2007 face au poulain du pouvoir en place. Dans cette atmosphère délétère, la fermeture de la chaîne Viva TV appartenant à Andry Rajoelina le 13 décembre 2008, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le 17 décembre 2008, Andry Rajoelina pose un ultimatum d’un mois pour la réouverture de sa télévision. À son expiration, il entraîne ses partisans dans une série de meetings publics et d’ultimatums divers qui vont en deux semaines lancer la surenchère de revendications : réouverture de sa télévision, puis démission des ministres concernés par le projet de vente de terres à Daewoo et l’achat de l’avion présidentiel, puis démission de Marc Ravalomanana. Enfin, le 31 janvier 2009, « Rajoelina demande la destitution de Ravalomanana et se proclame responsable de l’exécutif » titre le journal en ligne Madagascar-Tribune dans son édition du jour. Cette déclaration est dans un premier temps peu suivie d’effet.
22Le processus de coup d’État initié le 31 janvier 2009 fut par la suite renforcé par d’autres actions qui permettront à la Révolution orange de gagner peu à peu en puissance : tout d’abord la marche sur Ambohitsorohitra du 7 février 2009 ; la mutinerie du camp militaire du corps d’administration des personnels des services administratif et technique (CAPSAT) le 8 mars 2009 ; puis l’attaque du palais d’Ambohitsorohitra par les mutins ayant pris fait et cause pour Andry Rajoelina dans la soirée du 16 mars 2009. Ce processus finit par porter ses fruits le 17 mars 2009, quand Marc Ravalomanana se résolut à remettre les pleins pouvoirs à un Directoire militaire, dont les trois membres furent séquestrés et forcés par les mutins à les transférer le soir même au maire de la capitale. Marc Ravalomanana parvint à quitter le pays pour s’exiler en Afrique du Sud. La crise qui naquit du coup d’État d’Andry Rajoelina précipita Madagascar dans une crise qui dura cinq années.
Madagascar : un jeu politique de nature crisogène
23La crise de 1972 a donc débuté par des revendications pour une réforme de l’enseignement supérieur, en particulier dans le domaine des études de médecine et de pharmacie. La crise de 1991 a été initiée par des revendications pour une modification de la Constitution. La crise de 2002 a vu ses racines dans le souhait des partisans de Marc Ravalomanana de procéder à une confrontation des procès-verbaux électoraux aux mains de l’État et ceux en leur possession. La crise de 2009 a commencé par un ultimatum pour la réouverture d’une station de télévision fermée par le pouvoir. Mais finalement, ces crises aboutissent au départ du chef de l’État en exercice. Ces départs n’étaient pas l’objectif initial affiché, du moins officiellement, mais sont intervenus suite à une escalade, du fait d’une sous-estimation du potentiel de la crise par le dirigeant en place, qui bénéficiait pourtant de façon théorique d’une assise électorale.
24À Madagascar, l’expérience montre donc que de bons résultats électoraux ne permettent pas de préjuger de la durabilité de l’assise de leur vainqueur, d’où une volatilité rapide des acquis d’une élection. Philibert Tsiranana, élu le 30 janvier 1972 par 99,78 % des voix, est renversé par la rue en mai de la même année. L’Assemblée nationale était sous le contrôle du PSD, le parti présidentiel qui avait obtenu 97 % des sièges lors des législatives de septembre 1970. Didier Ratsiraka, réélu au premier tour des élections du 12 mars 1989 pour un troisième mandat avec 63 % des voix, doit faire face à une grave crise qui l’oblige à partager le pouvoir à partir d’octobre 1991. Albert Zafy, élu par 66 % des voix en février 1993, doit quitter le pouvoir suite à une procédure d’empêchement votée en 1996 par une Assemblée nationale, dont 54 % lui étaient pourtant acquis depuis les législatives de 1993. Didier Ratsiraka, dont le parti AREMA avait obtenu 42 % des sièges aux législatives de mai 1998, et dans un environnement favorable attesté par une large assise lors des élections les plus récentes (sénatoriales en mars 2001, gouverneurs des six provinces autonomes en juin 2001), fut renversé par une crise générée par la controverse suite aux présidentielles de décembre 2001.
25Marc Ravalomanana, réélu au premier tour par 53 % en 2006, est balayé par la crise au premier trimestre 2009. Le parti présidentiel TIM avait 63 % des sièges à l’Assemblée nationale. Le référendum constitutionnel qu’il avait organisé en 2007, et qui avait vu la victoire du « oui » par 75 %, précède de tout juste un an et demi la crise de 2009.
26Des recherches personnelles antérieures ont abouti à la création d’un Radar de suivi de la tension politique (RSTP) en juin 2008 (Rabemananoro, 2008). L’objectif était d’étudier les paramètres qui se retrouvaient de manière transversale dans les situations pré-crises de 1972, 1991 et 2002, afin d’en déduire les caractéristiques du moule crisogène qui favorise la récurrence de crises politiques à Madagascar. À travers un système de 30 questions-réponses, le RSTP s’attachait à évaluer les facteurs historiques, politiques, économiques et sociaux ; ainsi que le comportement des acteurs (pouvoir, opposition, société civile, armée, Église) [9]. Un rapport basé sur le RSTP diffusé à un cercle restreint a anticipé dès juillet 2008 la venue de la crise qui a explosé quelques mois après. La crise de 2009 a par conséquent permis de valider l’efficacité des éléments analytiques de cet outil, mais a également donné l’occasion de l’enrichir.
27Il y a quatre conditions dont la convergence favorise les crises. La crise de 2009 a confirmé que le manque d’ouverture du jeu politique en général, et le manque de fiabilité des processus électoraux en particulier, ont favorisé la frustration depuis 1960, avec de très rares périodes qui ont fait exception. Au niveau des institutions, cela se traduit par une prédominance d’un parti au sein du Parlement, ce qui ne permet pas à cette institution de jouer son rôle de plate-forme de discussion entre pouvoir et opposition ; mais également par un manque de confiance envers le juge électoral, ce qui favorise la suspicion et la controverse à chaque scrutin. Au niveau des dirigeants, cela se reflète dans un comportement perçu comme arrogant de la part des personnalités des cercles au pouvoir, et la perception de leur impunité en matière de corruption et d’abus, au détriment de l’État de droit. Cela est un terrain propice à l’apparition de crises, dès lors que quatre conditions sont réunies [10].
28D’abord, l’apparition d’un leadership charismatique aux yeux d’une masse critique au sein de l’opinion publique : l’armée en 1972 [11], Zafy en 1991 [12], Ravalomanana en 2002, Rajoelina en 2009.
29Ensuite, la capacité de ce leader à fédérer l’opposition : Forces vives en 1991, Comité de soutien à Marc Ravalomanana (KMMR) en 2002, Haute Autorité de transition en 2009 [13]. On note que dans leurs choix politiques, les Malgaches se mobilisent plus par rapport à une personnalité que par rapport à un projet de société.
30Puis, la présence de sujets fédérateurs qui peuvent servir de catalyseur à la frustration au sein de la population, et qui peuvent être manipulés par l’opposition pour mobiliser des manifestations publiques : malgachisation en 1972, changement de Constitution en 1991, confrontation des procès-verbaux en 2002, réouverture de la station de télévision Viva (assortie de l’affaire Daewoo [14] et de l’achat d’un second avion présidentiel comme prétextes additionnels) en 2009.
31Et, enfin, l’accès libre de l’opposition à des médias de grande audience dans la capitale, et en particulier les radios FM : toutes les crises politiques malgaches sont des crises urbaines nées dans la capitale, même s’il y a souvent eu après-coup des extensions dans les autres villes. Toutefois, jusqu’à ce jour, aucun foyer de tension né en dehors de la ville d’Antananarivo n’a pu entraîner de crise nationale, sans doute parce que seule la capitale permet de focaliser l’attention grâce à la masse critique de sa démographie, et à la présence de nombreux médias, mais aussi de représentations étrangères.
32Le potentiel crisogène est exacerbé quand, en plus de ce qui précède, on s’aperçoit de dissensions au sein du parti dominant (ce qui crée le terreau pour des « retournements de veste »), mais également des limites au niveau des forces de médiation ou de stabilisation. Cela est le cas quand le FFKM perd sa neutralité, et donc sa capacité à assumer son rôle traditionnel de médiateur, ou encore quand les lignes de fracture apparaissent dans les forces armées, reflétant ainsi des problèmes de discipline, de politisation ou tout simplement de vénalité.
Le coup irréversible en tant qu’investissement
33La tension politique est normale dans toute société dans laquelle le pouvoir est l’objet de compétition entre les élites. Le contrat social fait donc l’objet de renégociation permanente, pouvoir et opposition cherchant à en tester les limites (Lavoix, 2005). Dans ce cadre, des coups stratégiques, au sens de strategic move selon la terminologie utilisée par Thomas Schelling dans la théorie des jeux (Schelling, 1960) seront échangés entre les deux camps. Des actions de l’État (la « violence d’État ») pour assurer la stabilité du pouvoir en place entraînent des réactions de son environnement, qualifiées de « violence contre l’État » (Bangoura, 2006). Dans ce processus d’échange, chaque partie effectue des coups sous forme de paroles ou d’actions, dans l’objectif de se maintenir au pouvoir (pour l’une) ou y accéder (pour l’autre). Mais certains de ces coups sont irréversibles.
34Cette notion d’irréversibilité des coups a été abordée par plusieurs auteurs. Michel Dobry évoque la « rareté des coups irréversibles » du fait de la prudence des acteurs (Dobry, 2009, p. 182). Analysant les émeutes de 1882 (Alexandrie) et 1952 (Le Caire) en Égypte, Anne-Claire Kerbœuf souligne qu’elles « constituent des coups irréversibles du point de vue du processus de délégitimation des systèmes politiques concernés » (Kerboeuf, 2008). La notion d’irréversibilité des coups est également évoquée dans des déclarations de personnalités politiques, telles que celle du président péruvien Ollanta Humalla, qui parle de « coup irréversible porté à la structure de ce qui reste du Sentier lumineux » après le décès de deux guérilleros (Barbier, 2013).
35Comment peut-on comprendre ce qu’est un coup irréversible ? Selon la définition du dictionnaire Hachette (2010), est irréversible « ce qui ne peut exister, se produire que dans un seul sens », autrement dit, sans possibilité de retour en arrière. Dans le cas des crises politiques, certains des coups sont effectués de telle sorte qu’ils obligent leur auteur à une fuite en avant, aussi bien vis-à-vis des partisans que des adversaires, d’où rupture des chances de dialogue entre protagonistes, et affaiblissement du potentiel de réussite des médiateurs.
36On peut alors tracer les contours de la notion de coup irréversible. Il s’agit d’un coup stratégique effectué dans le but d’obtenir une modification majeure de la configuration politique en faveur de l’auteur (le bénéfice attendu), avec l’impossibilité pour ledit auteur de faire marche arrière (la fuite en avant) [15].
3713 mai 1972, 10 août 1991, 22 février 2002 et 7 février 2009 : les événements liés à ces trois dates ont fait basculer le cours des crises politiques correspondantes. Il y a cependant des nuances dans ces divers coups irréversibles. Dans le premier cas (13 mai 1972), il s’agit d’un coup perpétré par le pouvoir pour mater l’opposition. Dans deux autres cas (10 août 1991 et 7 février 2009), il s’agit d’une action de l’opposition qui force l’État à produire une réponse violente. Enfin, dans le cas du 22 février 2002, il s’agit de l’institutionnalisation de deux blocs protagonistes qui va amener les partisans des deux camps en présence à s’affronter.
38Cette distinction nous permet de faire référence aux travaux de Goffman (cités par Dobry) sur les deux catégories de coups : les coups directs (22 février 2002), qui « du seul fait de leur occurrence, modifient la situation des protagonistes d’une situation donnée », et les coups indirects ou médiatisés (10 août 1991 et 7 février 2009), qui nécessitent l’intervention d’une agence d’exécution qui « retraduit et réévalue – en fonction […] de sa logique propre – le coup par lequel un acteur a tenté de modifier la situation à son avantage » (Dobry, 2009, p. 174-175). Par conséquent, l’opposition peut pousser l’État à jouer le rôle de ladite « agence d’exécution » pour atteindre son objectif, qui est de le discréditer de façon suffisamment forte aux yeux de l’opinion publique pour aboutir à une rupture du contrat social.
39Pourquoi parle-t-on alors de coup irréversible pour le 13 mai 1972, le 10 août 1991 et le 7 février 2009 ? En reprenant la définition donnée précédemment, on constate que ces événements en vérifient les caractéristiques telles que définies précédemment : bénéfice attendu et fuite en avant. Les auteurs (les Forces républicaines de sécurité en 1972, le général Rakotoharison en 1991, Andry Rajoelina en 2009) mettent en œuvre une opération qui finit par discréditer le dirigeant au pouvoir, à cause de l’usage de violence ayant causé mort d’hommes. La répression cause la rupture du contrat social avec une masse critique au sein de la population.
40Pour le 22 février 2002, la situation est légèrement différente. Il s’agit également d’un coup irréversible qui répond aux deux critères de la définition, mais sa forme diffère des autres événements. Cette investiture illégale, mais présentée par le camp Ravalomanana comme légitime avec la caution de certains magistrats, crée une bicéphalie de fait au sommet de l’État. Cette situation créée des blocs antagonistes parmi la population, mais aussi au sein de corps constitués tels que l’armée, la société civile, les Églises ou la magistrature. Cela entraîne à plusieurs reprises des épisodes violents.
41On note également que sur deux des coups irréversibles étudiés (10 août 1991, 22 février 2002), il y a un processus en deux temps. Tout d’abord, le processus est enclenché par une annonce qui se rapproche de l’ultimatum classique selon les termes définis par Alexander George : une demande claire émise envers l’adversaire ; une limite de temps pour se soumettre à la demande ; et une menace de punition en cas de non-soumission que l’adversaire doit considérer suffisamment crédible et forte pour le convaincre que son intérêt est d’obtempérer (George, 1997, p. 5). La marche du 10 août 1991 est précédée d’un ultimatum clair. Quant à l’« investiture » du 22 février 2002, elle est précédée d’une annonce le 20 février 2002, pour faire pression sur Didier Ratsiraka afin qu’il accepte la confrontation des procès-verbaux. Faute de réponse satisfaisante, la menace est mise à exécution, malgré les négociations qui ont lieu jusque tard dans la nuit le 21 février 2002.
42Toutefois, les annonces de la Marche du 10 août ou de l’« investiture » du 22 février sont déjà en elles-mêmes des coups irréversibles : ceux qui les ont faites se placent dans une situation où ils ne peuvent plus abandonner l’idée sous peine de perdre leur crédibilité, à cause des attentes que ces annonces ont générées au sein de leurs partisans. On se souvient par exemple que, le 21 février 2002, Marc Ravalomanana avait tenté avec l’aide des autres candidats au premier tour des présidentielles d’amener la foule à admettre une remise en question de l’investiture prévue le lendemain, mais qu’une bronca avait coupé court à cette tentative de revenir sur ce projet. Dans ce cas de figure, Marc Ravalomanana qui a fait l’annonce s’en retrouve prisonnier vis-à-vis de ses partisans, qui l’empêchent de revenir en arrière.
43Les coups irréversibles peuvent être considérés comme des investissements. C’est la raison pour laquelle nous proposons le qualificatif d’investissement irréversible. Emprunté aux mondes de l’économie ou de la finance, le terme investissement y désigne « la somme des biens durables acquis par des entreprises afin d’être utilisés dans leur processus de production [et] est considéré comme productif lorsque la valeur cumulée des biens obtenus est supérieure aux coûts engendrés » (www.trader-finance.fr). L’investissement peut être d’ordre matériel, financier ou immatériel (Kergueris, 2002). En élargissant la définition au-delà du seul domaine économique, nous pourrions définir un investissement comme étant une action visant à créer ou accroître la capacité à produire un résultat, dans l’objectif que la valeur du résultat obtenu soit supérieur à celle de l’investissement.
44Comment l’investissement irréversible s’inscrit-il dans le déroulement des crises politiques ? À partir d’un certain niveau de tension politique, et en particulier quand la situation s’enlise du fait de négociations qui tardent à porter des fruits, les parties en présence cherchent à effectuer des coups dans le but de tenter de prendre définitivement l’avantage, annihiler de manière irrémédiable la résistance de l’adversaire, et par conséquent mettre fin aux échanges. Pour être efficaces, les coups sont alors portés avec le maximum de puissance, dans l’espoir de créer un environnement favorable à une victoire définitive à court terme sur l’adversaire. Les ressources utilisées ou mobilisées sont de divers ordres. Sans que la liste ne soit exhaustive, on peut citer l’exemple de la foule mobilisable pour les manifestations de rue ; les milices civiles ou paramilitaires ; les médias ; l’argent destiné à soutenir la mobilisation pour des aspects logistiques ou de corruption ; des réseaux au sein de la magistrature ou de l’armée, etc.
Investissements rentables ou à perte
45Dans le domaine de l’économie, un investissement est considéré « à perte » ou encore contre-productif quand il ne produit pas le bénéfice escompté. Dans le cas contraire, il est qualifié de rentable. Comme tout investissement, le coup irréversible perpétré pendant une crise politique est amené à produire des résultats, le bénéfice attendu étant de mettre fin à la contestation (s’il est perpétré par l’État) ou prendre le pouvoir (s’il est perpétré par l’opposition).
46Un investissement irréversible peut être contre-productif. Le cas de la répression du 13 mai 1972 est un exemple d’investissement contre-productif, qui, au lieu de renforcer l’assise du président Philibert Tsiranana, finit par le fragiliser. Alors que l’État espérait mater la manifestation, c’est la rupture avec la population, les syndicats et l’armée qui se produisit, matérialisée par une grève générale. On peut également citer l’échec du putsch de Moscou (1991), au cours duquel la résistance civile animée par le président russe Boris Eltsine finit par faire échouer l’initiative du Comité d’État pour l’état d’urgence. Dans ce cadre d’investissement à perte, on peut aussi mentionner le massacre du 28 septembre 2009 par les putschistes au pouvoir à Conakry, qui a généré un contexte national et international de réprobation tel qu’il a fini par aboutir au départ du pouvoir de Dadis Camara, après une succession de péripéties.
47Dans les échanges de coups entre pouvoir et opposition durant les crises, les coups qui manquent de puissance pour enclencher un basculement du rapport de forces ne sont pas immédiatement suivis d’effet, et ne correspondent donc pas au profil des coups irréversibles. Ainsi, ni l’annonce d’un gouvernement insurrectionnel par les Forces vives (16 juillet 1991), ni la déclaration de prise de pouvoir par Andry Rajoelina (31 janvier 2009) n’ont un impact majeur sur la configuration politique du moment. Raison pour laquelle les opposants ont jugé utile de monter d’un cran pour aller vers un investissement irréversible quelques semaines plus tard, le 10 août 1991 et le 7 février 2009.
48Un investissement irréversible peut toutefois être rentable. Un coup irréversible effectué par l’opposition et qui lui permet de faire basculer le rapport de forces pour arriver au pouvoir ou y participer est rentable. En reprenant la typologie de Samuel Huntington sur les processus de démocratisation (Huntington, 1991-1992), on peut facilement faire la distinction entre les schémas de 1972 et 1991, qui relèvent du transplacement (le schéma de sortie de crise défini par le dirigeant au pouvoir, ou ayant obtenu son assentiment, est plus ou moins respecté), tandis que les schémas de 2002 et 2009 relèvent quant à eux du replacement, avec une alternance forcée. Cela explique sans doute la violence accrue qui a eu lieu durant les deux dernières crises, du fait de la résistance du détenteur du pouvoir en place et de ses partisans qui s’estimaient spoliés par la tournure des événements.
49Un coup irréversible effectué par les dirigeants du pouvoir et qui leur permet de raffermir leur assise en plein milieu d’une crise politique est également fructueux. On peut par exemple citer le cas de la répression de la place Tienanmen (1989). À la différence des répressions vues à Madagascar le 13 mai 1972, le 10 août 1991 ou le 7 février 1972, cette répression n’a pas entraîné de rupture du contrat social, car le système politique et les institutions étaient suffisamment solides pour garantir la stabilité du système.
50Dans la même veine, on pourra considérer que l’État malgache a fait un investissement rentable avec les répressions d’avril 1971 dans le sud de Madagascar, quand les gendarmes réprimèrent violemment une révolte des paysans soutenus par le parti Monima. Malgré le nombre important de victimes, ces événements ne changèrent pas la configuration politique du moment, car ils se déroulent loin de la capitale.
51Sur le long terme, il y a des effets pervers à un investissement irréversible. Dans le domaine de l’économie et des finances, un investissement peut produire des résultats à court, moyen ou long terme. Quand il est productif, le résultat escompté est celui obtenu. Toutefois, il peut arriver qu’un investissement irréversible effectué dans le cadre d’une crise politique puisse aboutir au résultat escompté à court terme (par exemple, arriver ou participer au pouvoir), mais que sur le long terme, il produise des résultats pervers, en particulier quand le coup amène une délégitimation du système politique, avec des effets négatifs qui dépassent le court ou le moyen terme.
52En effet, les investissements effectués dans le cadre de crises politiques pour l’emporter face au camp rival ont également des impacts à long terme qui sont difficilement réversibles, et qui contribuent à leur tour à renforcer le moule crisogène. Par conséquent, les auteurs de ces coups portent une responsabilité dans le caractère récurrent des crises.
53Parmi les « méthodes » utilisées pour faire monter progressivement la tension politique jusqu’à ce que le contexte soit jugé prêt pour un investissement irréversible, on a vu dans le passé certaines expériences qui concourent à alimenter le caractère crisogène de la vie politique à Madagascar, car leurs effets perdurent même après la fin de la crise : effets sur le civisme et la citoyenneté, du fait de la manipulation de thématiques pour justifier ce qui est quelquefois injustifiable dans un cadre démocratique : légitimité contre légalité, volonté « populaire » contre élections, droit à l’insurrection, etc. ; effets sur le système de sécurité, à cause de la manipulation de courants au sein de l’armée pour acquérir les hommes et les armes nécessaires en vue de soutenir un processus de conquête, ou d’assurer le maintien au pouvoir (« réservistes de Ravalomanana en 2002, mutins pro-Rajoelina en 2009) ; effets sur l’économie causés par des destructions ou des grèves longues et préjudiciables aux entreprises, mais également par la montée de la corruption à cause de l’atmosphère d’anarchie qui s’installe pendant les crises ; effets sur la gouvernance, du fait de l’importance gagnée par une winning coalition dans le processus qui a permis à un dirigeant d’utiliser la crise politique pour arriver au pouvoir et y rester, ce qui influe sur ses choix et décisions pour ménager ou récompenser les membres de cette coalition (Bueno de Mesquita, Morrow, Siverson, Smith, 2002).
54L’organisation de la société civile Liberty 32 a réalisé en juin 2014 une enquête d’opinion réalisée dans sept régions du pays (Rafitoson, Randriamampianina, 2014). Cette étude a fait apparaître que 63,1 % des personnes interrogées sont convaincues que les élections présidentielle et législative de 2013 n’ont pas mis fin à la dernière crise.
55Transformer les institutions pour renverser la fragilité ne peut se faire que sur le temps long, et les effets pervers des investissements irréversibles se payent donc cher sur la durée. Selon les recherches effectuées par l’International Country Risk Guide sur la période 1985-2009, pour obtenir des résultats tangibles, il faut entre 12 et 20 ans au niveau de la qualité de l’administration, 14 à 27 ans pour la corruption, 10 à 17 ans pour le secteur sécurité et politique, et 13 à 36 ans pour l’efficacité du gouvernement (Marc, 2014).
Des investissements irréversibles qui alimentent la fragilité sur le long terme
56Les multiples coups échangés entre le pouvoir et l’opposition dans les situations pré-crise, puis pendant les crises elles-mêmes, entretiennent une spirale ascendante de tension politique. L’incapacité des institutions à réagir de manière efficiente et à temps, ne permet pas de faire fonctionner les balises prévues dans un État de droit : le Parlement, la justice, les forces armées, les Églises, la société civile ou les médias sont alors défaillantes.
57À un moment donné de la crise, une des parties en présence souhaite créer la rupture en portant un coup qu’elle espère définitif pour remporter la bataille politique. À cause de sa puissance et de ses effets, ce coup peut devenir irréversible, et empêche le pouvoir (lorsqu’il souhaite mater la contestation) ou l’opposition (lorsqu’elle souhaite arriver au pouvoir en dehors du cycle électoral) de revenir en arrière.
58Conçu comme un investissement devant modifier la configuration politique au bénéfice de son auteur, le coup irréversible peut se prêter à une lecture empruntée aux domaines de l’économie et des finances. Ainsi, en fonction de l’atteinte ou non des objectifs de l’auteur, l’investissement peut être rentable ou à perte. Cela se juge sur le court ou le moyen terme.
59Toutefois, la mise en œuvre de ces coups a également des effets pervers sur le long terme, car les éléments tactiques qui alimentent la stratégie peuvent avoir des impacts sur lesquels il sera difficile d’apporter une rectification.
60En outre, l’organisation de mouvements de rue pour renverser un président de la République en dehors des dispositions constitutionnelles contribue à dénaturer la démocratie à l’occidentale que l’on prétend pourtant instaurer à Madagascar et, loin de renforcer la pratique de la démocratie (qui est pourtant l’objectif affiché de chaque crise), contribue à en saper les fondations.
61En effet, la pratique récurrente de mouvements de rue pour renverser le pouvoir en place décrédibilise la valeur de l’élection au suffrage universel. Initiées sur la place du 13 Mai située sur l’avenue de l’Indépendance à Antananarivo, les quatre crises violentes de 1972, 1991, 2002 et 2009 mettaient en avant le caractère représentatif des personnes présentes, rassemblées au nom du « peuple malgache [16] ». Or, en sachant que l’avenue de l’Indépendance a une superficie d’environ 41 000 m2, et qu’il est d’usage de calculer la densité d’occupation d’un métro bondé à partir d’une norme de six personnes au mètre carré, on constate que ladite avenue de l’Indépendance ne peut contenir au maximum qu’environ 247 000 personnes, soit 3,2 % du corps électoral à Madagascar (fin 2013). Cela donne une très faible légitimité à ces manifestants pour influer sur la vie de toute la population de Madagascar. Or c’est ce qui s’est passé à quatre reprises.
62En outre, la pratique d’alternance par voie de crises normalise dans l’esprit de la population la possibilité acceptable d’une prise de pouvoir en dehors des formes prévues par les lois en vigueur. Cela est renforcé par l’impunité dont jouissent par exemple les auteurs de coups d’État ou de mutineries qui réussissent, les sanctions n’étant appliquées qu’à ceux qui échouent. Or, le respect de la Constitution est à la base de l’éducation civique de tout citoyen.
63La classe politique malgache est donc coupable d’inculquer régulièrement aux citoyens des méthodes irrespectueuses du véritable processus démocratique, et donc d’en faire des citoyens « politiquement mal éduqués », incapables de se conformer à un cycle électoral, et construisant ainsi une culture politique propice aux confrontations politiques hors-cadre légal. Les successions d’investissements irréversibles contribuent à fragiliser les institutions et les mentalités, ce qui rend le terrain favorable à de nouvelles crises dans le futur.
64L’expérience des cinquante premières années de vie républicaine montre donc que la démocratie à Madagascar est une démocratie de façade, car plusieurs phénomènes ne favorisent par l’État de droit nécessaire pour garantir le respect des règles démocratiques. Ce contexte entretient donc le caractère crisogène de la vie politique malgache, ce qui favorise la récurrence des crises politiques. Mais sans doute, cela ouvre également des perspectives de réflexion sur la pertinence de la démocratie à l’occidentale dans le contexte malgache.
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Mots-clés éditeurs : coup d’état, répression, Madagascar, ultimatum, crise, Winning Coalition
Date de mise en ligne : 18/03/2015.
https://doi.org/10.3917/afco.251.0051Notes
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[1]
Un modèle de classification plus connu sous le nom de modèle de Kosimo (Conflict Simulation Model) définit la crise de cette manière : « A crisis is a tense situation in which at least one of the parties uses violent force in sporadic incidents. »
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[2]
Certains, comme Albert Zafy (1993) ou Hery Rajaonarimampianina (2014), ont été élus à la suite de transitions directement causées par une crise politique violente.
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[3]
Selon l’institut de recherche allemand HIIK, l’usage de violence caractérise la crise dans l’échelle des conflits. On parle de crise lors d’une « situation tendue dans laquelle au moins une des parties utilise la violence au cours d’incidents isolés », et de crise sévère « si la force est utilisée de façon répétée et organisée ».
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[4]
Départs du pouvoir à cause d’une crise (ou d’un assassinat) : Philibert Tsiranana (1972), Richard Ratsimandrava (1975), Didier Ratsiraka (1993, 2002), Marc Ravalomanana (2009). Arrivée au pouvoir suite à une crise : Gabriel Ramananantsoa (1972), Gilles Andriamahazo (1975), Albert Zafy (1993), Marc Ravalomanana (2002), Andry Rajoelina (2009), Hery Rajaonarimampianina (2014).
-
[5]
Le FFKM regroupe les quatre principales Églises chrétiennes du pays (protestante, catholique, anglicane et luthérienne).
-
[6]
La première concertation nationale aura lieu au mois d’août, la seconde en décembre.
-
[7]
Madeleine Ramaholimihaso (présidente du Comité d’orientation du consortium des observateurs) le soulignera dans une interview publiée par la Revue de l’océan Indien dans son numéro d’avril-mai 2002.
-
[8]
Collectif pour le changement, « 7 février 2009. Un nouveau contrat politique », La Gazette de la Grande Île, 8 février 2012.
-
[9]
Une version améliorée du RSTP fait l’objet de nos travaux de thèse actuels.
-
[10]
Ces quatre conditions ont déjà été mentionnées de manière condensée dans un texte sur les causes des crises (Rabemananoro, 2012, p. 56).
-
[11]
Si les manifestants demandaient à l’armée de prendre le pouvoir, il n’y avait pas de leader militaire derrière la crise. C’est le président Philibert Tsiranana qui a choisi de transférer les pleins pouvoirs au général Gabriel Ramanantsoa, chef d’état-major général des armées.
-
[12]
Le professeur Albert Zafy devient le président du comité permanent des forces vives à la suite des deux concertations nationales organisées par le FFKM en 1990. Il sera ensuite élu le 16 juillet 1991 comme chef du gouvernement insurrectionnel lors d’une élection interne au sein du mouvement des Forces Vives.
-
[13]
La Haute Autorité de la transition regroupe tous les leaders politiques ayant soutenu la Révolution orange menée par Andry Rajoelina. Elle est tout d’abord une coquille vide, qui sert juste de prétexte pour servir de pseudo-cadre à l’annonce de la nomination du Premier ministre Monja Roindefo le 7 février 2009. Elle ne sera formalisée que lorsque la Haute Cour constitutionnelle prend acte de la résolution de la Haute Autorité de la transition sur la sortie de crise à Madagascar du 16 mars 2009.
-
[14]
En novembre 2011, un article publié par le Financial Times fait état de rumeurs de vente à la multinationale sud-coréenne de terres d’une superficie de 1,3 million d’hectares. Dans un contexte où la « terre des ancêtres » a une valeur particulière aux yeux de la population, Andry Rajoelina a utilisé ce prétexte pour donner à sa lutte une image de respectabilité et d’intérêt national, et occulter l’intérêt privé de sa lutte personnelle pour la réouverture de sa station de télévision.
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[15]
Une telle méthode rappelle les méthodes des armées qui « brûlent leurs vaisseaux » ou détruisent les ponts pour s’interdire toute possibilité de repartir, ou encore Jules César franchissant le Rubicon, en prononçant la fameuse phrase : « Alea jacta est. »
-
[16]
Toutefois, on note une différence entre les différentes crises, dans la mesure où l’affirmation d’un leadership clair au sein de l’opposition n’a pas été la même pour chacune.