1Le programme sectoriel « Justice » au Sénégal est une des politiques publiques ayant eu pour objectif de rapprocher le justiciable de la justice et de lutter contre trois obstacles majeurs de l’accès à la justice : l’inégale couverture géographique des juridictions, les barrières financières et juridiques. Cet article se propose de dresser le bilan de cette tentative pour établir une justice de proximité.
2Une inégale couverture géographique des juridictions. Selon l’étude AfriMAP (2008), l’observation de la couverture géographique des juridictions révèle deux problèmes majeurs : le premier est relatif à l’insuffisance du nombre total de cours et tribunaux, le second à la répartition imparfaite de ces derniers sur le territoire national sénégalais. Aujourd’hui, une cinquantaine de cours et tribunaux, dont trois juridictions supérieures (Conseil constitutionnel, Cour suprême unique et Cour des comptes), existe au Sénégal. En 2012, il n’existe que trois cours d’appel qui fonctionnent effectivement (Dakar, Kaolack et Saint Louis), celle de Ziguinchor n’est pas encore fonctionnelle.
3En 2011, avec une cinquantaine de juridictions, dont onze tribunaux régionaux, tous les départements existants avant la création des nouvelles régions étaient dotés d’un tribunal départemental, à l’exception du département de Ranérou-Ferlo, rattaché au ressort du tribunal de Kanel. Cependant, les tribunaux régionaux et départementaux sont installés dans les chefs-lieux de départements, parfois très éloignés des communes rurales : les populations des zones de Podor, au nord du Sénégal, sont par exemple obligées de faire 225 km pour se rendre au tribunal régional situé à Podor.
4Au début de l’année 2009, le Sénégal comptait environ 418 magistrats et 350 avocats pour une population de 12 853 259 habitants, soit un magistrat pour 30 750 habitants, et un avocat pour 36 723 habitants. La région de Dakar compte à elle seule 250 avocats, alors que, à Kolda, il n’y a qu’un seul avocat installé. Un déséquilibre qui en dit long sur l’accès à la justice et le droit à la défense.
5Vers une justice de proximité. Des stratégies de rapprochement de la justice du justiciable, initiées sous le régime de Abdou Diouf sous l’impulsion du programme sectoriel « Justice » (Sané, 2008), et financé par la coopération française, ont été reconduites sous le régime d’Abdoulaye Wade.
6Une première stratégie de proximité a été la création des maisons de justice. La maison de justice « est le siège d’activités relatives au droit, à la régulation des conflits, à la prévention et au traitement de la délinquance, à l’information des justiciables et à l’aide aux victimes ». Elle a, entre autres missions, « de constituer un lieu de rencontre, d’échange, d’élaboration de stratégies concertées et cohérentes de tous ceux qui, dans un même espace géographique, contribuent à la prévention de la délinquance, à la prise en charge des personnes en difficulté, à la régulation des conflits et au maintien de la paix sociale ».
7Placées sous l’autorité du procureur de la République près le tribunal régional ou de son représentant, la maison de justice est composée de coordonnateurs juristes et de médiateurs conciliateurs, magistrats ou officiers de police judiciaire à la retraite, et pilotées par un comité de coordination réunissant les autorités et les élus locaux, ainsi que les représentants de la société civile. Les maisons de justice ont démarré leurs activités en mai 2004 autour de projets pilotes à Dakar, Sicap Mbao et Rufisque. Le Sénégal compte en 2012 onze maisons de justice.
8Une autre stratégie de proximité a été la mise en place de bureaux d’information des justiciables, structures créées sur la base d’un partenariat entre les universités et le ministère de la Justice. Le premier bureau d’orientation est né à partir d’une convention entre l’université Cheikh-Anta-Diop et le ministère de la Justice. Ils ont vocation à faire principalement de l’accueil, de l’orientation et de l’information auprès des justiciables sur leurs droits, en les orientant vers le circuit juridictionnel. Des bureaux d’accueil et d’orientation ont été installés au niveau des juridictions. Cette stratégie a cependant laissé de côté les localités éloignées des grands centres urbains.
9Des barrières financières. Au-delà des initiatives pour rapprocher les justiciables de la justice, de nombreux obstacles demeurent. Le principe de gratuité du service de la justice ne correspond pas à la réalité et la grande majorité de la population ne dispose pas des moyens financiers lui permettant de faire face à des problèmes judiciaires, dans un pays où le SMIG ne dépasse pas 40 000 francs CFA par mois.
10Le service public de la justice est loin d’être gratuit, car le citoyen, qui souhaite saisir la justice pour obtenir une décision, est exposé à de nombreux frais liés à la procédure et à la rémunération des divers intervenants officiels et non officiels. Déjà à l’entrée, des frais importants doivent être supportés pour que le dossier soit enrôlé, à cette fin le justiciable doit supporter les frais d’huissier pour les assignations ou citations consistant à demander à l’adversaire du demandeur de se présenter en justice, et bien souvent le coût de l’acte d’huissier dépasse le barème légal, variant de 12 000 francs CFA à 24 000 francs CFA par acte. De plus, les frais d’huissier s’ajoutent aux frais de procédure comme les droits d’enrôlement et frais de délivrance des décisions de justice. Les droits d’enrôlement sont relatifs aux montants versés à titre de provision par le demandeur : devant le tribunal régional, le montant de la provision est fixé à 10 000 francs CFA, soit 8 000 francs au titre des droits d’enregistrement et 2 000 francs de droits de timbres ; ce montant est fixé à 24 000 francs CFA lorsque l’action est portée devant la Cour d’appel.
11Les honoraires des avocats, déterminés par un barème légal, sont parfois fixés « à la tête du client ». Pour une procédure de divorce, l’honoraire de base est de 100 000 francs CFA. Et les contentieux sont fréquents entre les clients et les avocats, dont certains ont été radiés pour des comportements indélicats à l’égard de leurs clients.
12Les frais de délivrance des décisions de justice varient également selon que la partie concernée est demanderesse à l’instance ou défenderesse. Ces frais varient également selon la nature de la décision et le degré de la juridiction ayant rendu la décision. En sus de ces frais officiels, l’étude d’AfriMAP fait état des nombreux autres paiements exigés aux justiciables de manière récurrente et relevant presque d’une forme institutionnalisée de corruption.
13Des mécanismes d’assistance judiciaire extrêmement novateurs et économiques, ne nécessitant pas le savoir-faire d’un avocat, sont actuellement expérimentés par des ONG, comme RADI. De jeunes juristes, qui ne sont pas avocats, mais bien formés, peuvent apporter conseils et assistance appropriés à un nombre considérable de citoyens, sur toute une gamme de questions, que ce soit au village, au poste de police (pendant l’interrogatoire), au tribunal (première comparution) ou à l’entrée en prison.
14Des barrières juridiques. La durée excessive des procédures judiciaires est l’un des principaux griefs invoqués par les justiciables. Des instruments universels et régionaux de protection des droits de l’homme rappellent au juge la nécessité de respecter un délai raisonnable. Bien que n’ayant pas été défini, le délai raisonnable signifie que le juge doit éviter une instance trop longue dans la durée. Cependant, on continue à constater au Sénégal des procès très longs, qu’ils soient administratifs ou judiciaires.
15Près de 10 % des détenus sont victimes de longues détentions provisoires sans traduction devant l’office du juge d’instruction. Mais cette situation ne saurait être seulement imputable au seul laxisme des autorités judiciaires, à l’insuffisance du nombre de magistrats ou à l’obsolescence du travail à la chaîne. Certaines lenteurs sont le fait des plaideurs ou de leurs avocats, qui ne collaborent pas avec le juge ou qui usent de dilatoires procéduriers.
16La durée de la détention provisoire est fixée par l’article 127 bis du code de procédure pénale à six mois, non renouvelables, mais aucune durée n’a été fixée pour les détentions en matière criminelle, ce qui explique les abus en matière de détention.
17La grande majorité des citoyens ignore les textes juridiques qui régissent leurs rapports quotidiens avec l’État, leurs concitoyens, ainsi que leurs propres droits et obligations. Ils ne peuvent, en conséquence, ni réclamer ni bénéficier de droits qui leur sont reconnus par la loi. Cette situation trouve sa principale source dans l’analphabétisme, la méconnaissance de la langue officielle française, ainsi que l’utilisation dans les tribunaux d’un langage difficilement compréhensible pour ceux qui n’ont pas été initiés au droit procédurier.
Bibliographie
Bibliographie
- AfriMAP (2008), « Sénégal. Le secteur de la justice et l’État de droit. Une étude d’AfriMAP et de l’Open Society Initiative for West Africa », Dakar, novembre.
- Samb, M. (2006), « État des lieux de la gouvernance judiciaire au Sénégal », Revue de droit sénégalais, n° 5, Presses de l’université des sciences sociales de Toulouse, p. 335-352.
- Sané, A. (2008), « La justice de proximité dans le programme sectoriel “Justice” », présentation au séminaire sur l’évaluation du programme sectoriel « Justice », mars.