Couverture de AFCO_242

Article de revue

Botswana et Maurice, deux miracles africains

Profiter de ses rentes sans hypothéquer son développement

Pages 29 à 45

Notes

  • [1]
    Dans un article influent, Barro (1991) constate ainsi, sans l’expliquer, qu’un pays croît moins rapidement, toutes choses égales par ailleurs, lorsqu’il est situé sur le continent africain. Easterly et Levine (1997) vont jusqu’à évoquer une « tragédie de la croissance africaine ».
  • [2]
    Données de la Banque mondiale (PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, dernières données disponibles).
  • [3]
    Données du PNUD (indice de développement humain).
  • [4]
    L’indice Ibrahim présente l’avantage de synthétiser plusieurs dimensions de la gouvernance. D’autres indicateurs, tels les « indicateurs de gouvernance mondiale » publiés par la Banque mondiale (Kaufmann, Kraay et Mastruzzi, 2008), l’« indicateur de compétitivité globale » du Forum économique mondial (FEM) ou le classement Doing Business de la Banque mondiale, permettent d’enrichir, mais ne modifient pas substantiellement, ce diagnostic.
  • [5]
    Tandis que la croissance économique de Maurice a été accompagnée d’une redistribution forte (croissance « inclusive »), le Botswana reste néanmoins l’un des pays les plus inégalitaires du monde, tout du moins sur le plan des revenus monétaires.
  • [6]
    Orapa en 1967, Jwaneng en 1973, Letlhakane en 1973. En 2003, une autre mine a été découverte à Damtchaa. L’activité minière au Botswana est pour la plus grande partie diamantifère, mais le Botswana exploite aussi des mines de cuivre, d’or, de nickel, de soude et de charbon.
  • [7]
    Leith (2005, p. 60) analyse cette législation comme ayant relevé de la volonté du président Khama de renforcer la puissance politique de l’État (au détriment de sa propre ethnie). Implicitement, il renvoie ainsi à la littérature sur les qualités intrinsèques de certains leaders.
  • [8]
    Frankel (2009) affirme toutefois qu’auparavant Maurice avait connu les effets du syndrome hollandais, lorsque l’économie de l’île était encore essentiellement sucrière.
  • [9]
    Le cadre juridique de la Southern Africa Customs Union (SACU) comprend une clause infant industries, et pourtant seulement trois entreprises botswanaises en ont bénéficié, ce qui relativise l’importance de cette catégorie au Botswana.
  • [10]
    Le gouvernement a publié en janvier 2010 le dixième plan national pour le développement (NDP-10), chacun couvrant une période de cinq ans, depuis l’indépendance, et continue à y inscrire comme objectif central la diversification des activités économiques.
  • [11]
    Le crédit au secteur privé n’a dépassé qu’en 2007 20 % du PIB au Botswana, un niveau faible pour un pays africain, et très surprenant au Botswana. Par comparaison, il atteint 88 % du PIB à Maurice en 2010.
  • [12]
    Cf. le NDP-10 et Basdevant (2008).
  • [13]
    Ils ne sont pas publiés, mais ils sont mentionnés dans plusieurs papiers, Iimi (2007) et Deléchat et Gaertner (2008) pour le Botswana et Imam et Minoiu (2008) pour Maurice s’agissant des données du FMI, et dans Ndikumana et al. (2009) s’agissant du FEM.
  • [14]
    Il existe de nombreux autres indicateurs de la compétitivité par les débouchés, mais ils ne sont généralement pas disponibles en Afrique, même dans ces deux pays.

1Le Botswana est un vaste pays enclavé d’Afrique australe, en grande partie désertique, qui dispose de ressources diamantifères abondantes. Il est peu densément peuplé, et sa population (deux millions d’habitants) est assez homogène : l’ethnie dominante (Tswana) regroupe 79 % de la population. Par contraste, Maurice est une petite île de l’océan Indien, assez fertile, qui ne dispose d’aucune ressource minérale connue. Peuplée de 1,3 million d’habitants, elle est très densément peuplée et sa composition ethnique est plus éclatée. Le Botswana et Maurice présentent pourtant deux points communs : au moment de leurs indépendances respectives, leur développement économique semblait voué à l’échec ; un peu plus de quarante ans plus tard, ce sont pourtant les deux exemples les plus remarquables de réussites économiques en Afrique subsaharienne, où on en compte peu [1].

2À de nombreux égards, leurs trajectoires ont même été exceptionnelles à l’échelle du monde entier, et ont par conséquent suscité l’attention soutenue – rare s’agissant de pays africains – de la littérature académique. Plusieurs prescriptions issues des théories du développement ont été confrontées à l’histoire de ces deux pays par des économistes de premier plan. Sur la base d’une recension critique de cette littérature, ce travail a pour ambition d’offrir un panorama impartial du rôle central joué par plusieurs catégories de politiques économiques dans leurs trajectoires de croissance. La première partie rappellera les grandes lignes de ces trajectoires depuis l’indépendance, et la seconde partie examinera tour à tour le rôle de la politique industrielle, de la politique commerciale et de la politique de change dans la réussite économique du Botswana et de Maurice.

Deux pays (presque) immunisés contre la malédiction des matières premières

3Les trajectoires de croissance de Maurice et du Botswana reposent toutes deux sur l’exploitation avisée d’une rente économique (voir encadré). Un an après son indépendance, le Botswana découvre des réserves diamantifères (rente d’Hotelling, voir encadré). Quelques années plus tard, la négociation de quotas et de prix garantis pour ses exportations permet à Maurice de bénéficier de rentes sucrières et textiles (rentes parétiennes). De telles rentes, dans d’autres pays, ont semblé entraver le développement plutôt que le soutenir, au point que l’on a pu parler d’une « malédiction des matières premières », contre laquelle Botswana et Maurice se sont avérés immunisés.

4Des trajectoires de croissance qui reposent sur l’exploitation de rentes. À l’indépendance, Maurice (1968) et le Botswana (1966) comptaient parmi les pays les plus pauvres du monde et présentaient des facteurs notoires de vulnérabilité. À Maurice, une économie agricole très centrée sur le secteur du sucre (celui-ci représentait 20 % du PIB et plus de 60 % des recettes d’exportations), sensible à des chocs externes de termes de l’échange ; une croissance démographique forte ; des tensions ethniques et, enfin, un taux de chômage très élevé, le tout résultant en une croissance très volatile. En 1961, puis de nouveau en 1972, deux prix Nobel (Meade en économie et Naipaul en littérature), ont prédit l’avortement inéluctable du développement mauricien. Au Botswana, l’économie était limitée à un rôle de vivier de main-d’œuvre à bas coût pour l’Afrique du Sud de l’apartheid (Tsie, 1995). Le Botswana importait la totalité de sa consommation et exportait la totalité de sa production (Harvey et Lewis, 1990) ; et les indicateurs sociaux semblaient extrêmement peu propices au développement économique. Lorsque les autorités coloniales ont quitté le Botswana, en 1966, leur état d’esprit, selon les mots de l’ancien président Masire, pouvait se résumer à « Nothing happens there ».

Définir la rente économique

La rente économique est définie comme la part de la rémunération d’un facteur qui n’est pas nécessaire pour attirer ce facteur dans le processus de production ou pour maintenir l’emploi de ce facteur au même niveau (rémunération « en excès »). Dès les travaux de Ricardo, la rémunération de la terre a été décrite comme constituant une rente, en raison de l’inélasticité de l’offre sur le marché foncier. Par extension aux ressources rares non renouvelables, Hotelling a proposé de définir la rente comme la différence entre le coût marginal de production et le prix de marché de cette ressource. Pareto en a toutefois proposé une autre définition : selon lui, la rente est la rémunération d’un facteur de production en excès par rapport au coût d’opportunité de son utilisation. Sur un marché en concurrence parfaite, tout excès de rémunération se trouve immédiatement corrigé par l’afflux de nouveaux acteurs, et aucune rente n’est possible. A contrario, selon cette définition, une distorsion affectant le fonctionnement naturel du marché peut engendrer une rente.
Les acteurs économiques peuvent choisir de s’enrichir en produisant de la richesse ou en effectuant des transactions économiques. Les deux mécanismes économiques distincts étudiés par Hotelling (offre inélastique) et Pareto (distorsion de marché) leur offrent une troisième possibilité : manipuler l’environnement économique ou politique en vue de générer ou d’exploiter une rente. Depuis Krueger (1974), ce comportement est qualifié de capture de rente (rent-seeking). L’appropriation d’une rente foncière ou minière (offre inélastique) peut aisément devenir l’objet d’une concurrence et d’un conflit. La réglementation publique de la concurrence et de la libre entreprise peut quant à elle être détournée pour élever des barrières à l’entrée ou créer des avantages concurrentiels (distorsions de marchés). Qu’il relève du premier ou du second mécanisme, ce type de comportement est généralement perçu comme une entrave à la croissance et, in fine, au développement.

5Malgré ce pessimisme, entre 1980 et 2009, la croissance moyenne du PIB s’est élevée à 5 % à Maurice, et à 6,8 % au Botswana (la plus élevée au monde). La croissance moyenne du PIB par habitant s’est élevée quant à elle à 3,8 % et à 4,3 % respectivement, ce qui correspond environ à un triplement du revenu par habitant au cours de cette période. En termes de richesse par habitant, Botswana et Maurice étaient respectivement aux 66e et 67e rangs mondiaux en 2010, derrière un seul pays africain, le Gabon qui, contrairement à ces deux pays, a bénéficié de la montée des cours du pétrole sans subir l’impact de la crise internationale [2]. En termes de développement humain, Maurice est au 78e rang mondial en 2011, devançant tous les pays d’Afrique et de l’océan Indien à l’exception des Seychelles et de la Lybie ; le Botswana est moins bien classé, au 118e rang mondial et au 6e rang en Afrique [3]. Enfin, en termes de gouvernance, l’indice Ibrahim classe l’île Maurice 1re et le Botswana 3e (derrière le Cap Vert) en Afrique [4]. La prédiction de Meade et Naipaul et le constat de Masire paraissent ironiques à l’aune de ces résultats, et sont souvent invoqués à l’appui du caractère « miraculeux » du développement de Maurice et du Botswana [5].

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6Dans les deux pays, ce miracle a été rendu possible par plusieurs décennies de transformation structurelle. L’économie de Maurice, initialement agricole et centrée sur l’exploitation de la canne à sucre, s’est fortement diversifiée. Elle s’est d’abord industrialisée, puis a vu émerger un secteur tertiaire compétitif, notamment, à partir de 1980, la zone franche (Export Processing Zone), inspirée du modèle taïwanais, et le tourisme. En 2009, le sucre représente moins de 3 % du PIB, le textile dépasse 5 % du PIB et le tourisme 10 %. La zone franche, entre-temps devenue secteur offshore ou global business, compte aujourd’hui plus d’entreprises exportant des services (services financiers et outsourcing) que d’entreprises spécialisées dans le commerce des biens. Cette transformation structurelle tournée vers les échanges commerciaux s’est accompagnée d’une augmentation rapide de l’ouverture commerciale.

7Au Botswana, alors que la part de l’agriculture dans l’économie dépassait 40 % à l’indépendance, elle ne représente plus que 2,2 % du PIB en moyenne sur la décennie 2000. L’élevage a joué (et continue de jouer) un rôle essentiel dans la compréhension des équilibres sociaux ; toutefois, il est devenu marginal dans la décomposition du PIB. L’activité minière est apparue après l’indépendance, avec la découverte successive de trois mines de diamants [6]. Selon Dunning (2005, 2008), les exportations de diamants ont crû en moyenne de 30 % par an en valeur entre 1974 et 1994, et le secteur minier représente, depuis dix ans environ, 40 % du PIB. Enfin, la croissance forte n’a pas été limitée au secteur minier, contrairement à de nombreux pays ayant fondé leur croissance sur l’exploitation d’une matière première minérale. Le secteur manufacturier est resté modeste ; en revanche la croissance des services (financiers, communications, transports) permet aujourd’hui de limiter l’impact des chocs exogènes que subit le Botswana. Difficile pour autant de ne pas mettre le secteur diamantifère au centre des facteurs qui ont rendu possible la trajectoire de développement.

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8L’exploitation de la canne à sucre, le secteur textile à Maurice, et l’extraction des diamants au Botswana, semblent avoir rendu possible le démarrage des deux trajectoires de croissance. Chacun des secteurs concernés a bénéficié d’une position de marché exceptionnellement favorable, engendrée par des accords internationaux qui semblent avoir joué un rôle clé dans la compétitivité externe de Maurice et dans le succès de la filière diamantifère au Botswana. Les conventions de Lomé avaient en effet étendu en 1976 aux pays ACP les garanties de prix offerts par la CEE aux producteurs européens de sucre, en les assortissant de quotas d’importation. Celui de Maurice était exceptionnellement favorable (491 039 tonnes d’« équivalent sucre blanc »), et le prix garanti s’est avéré de 90 % supérieur au cours du marché international sur les trente ans qui ont suivi. La distorsion de marché induite par le protocole Sucre, inscrit dans les conventions de Lomé, a engendré, selon la définition de Pareto, une rente économique, que Subramanian et Roy (2001) estiment à 5,4 % du PIB en moyenne, chaque année entre 1977 et 2000. Selon le même scénario, les États-Unis et la CEE ont mis en place dès 1974 un système de quotas internationaux appelé Accord multifibre (AMF), de manière à limiter les importations textiles en provenance d’Asie. Pour bénéficier des quotas inutilisés, des investisseurs étrangers ont installé une partie de leur production dans les pays africains, dont Maurice. Subramanian et Roy estiment que la rente engendrée par ces quotas s’est progressivement élevée, jusqu’à atteindre 3,5 % du PIB mauricien.

9Selon Jefferis (1998), De Beers achetait en 1966 près de 80 % des diamants bruts mondiaux. Les trois mines de diamants découvertes au Botswana étaient d’une richesse telle (en 1988, 44 % des diamants bruts qui traversaient le son bureau central de vente provenaient du Botswana) que pour conserver sa position de quasi-monopsone. Cette société a été contrainte à d’importantes concessions vis-à-vis de l’État : une part de 50 % dans le capital de Debswana, la joint-venture chargée de l’activité minière, et 50 % des profits liés à cette activité. Du point de vue de l’État botswanais, l’extraction diamantifère a généré, selon la définition d’Hotelling, une rente économique.

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10Là où l’appropriation de la rente a pu, dans des pays disposant des mêmes dotations factorielles, faire l’objet d’un conflit violent, la répartition de la rente à Maurice et au Botswana a au contraire joué un rôle décisif dans le déclenchement de deux trajectoires de croissance exceptionnelles. Pour une grande partie, c’est le secteur public qui a bénéficié de l’extraction diamantifère au Botswana [7]. Intensive en capital et peu articulée avec le reste de l’économie, celle-ci a entraîné peu d’activités privées ; en revanche, elle a engendré 40 % des recettes de l’État depuis la décennie 1980. Le gouvernement a ainsi été en mesure de mettre en œuvre une politique budgétaire beaucoup plus volontariste que ses voisins ; bien qu’assez volatile, le niveau des dépenses publiques s’établit même à un niveau significativement plus élevé que la moyenne des pays développés. D’abord orientées vers la filière bétail et vers les mines, les dépenses publiques se sont progressivement concentrées sur l’éducation (qui est devenue le premier poste des dépenses publiques), la défense nationale (pour faire face au risque posé par l’instabilité des pays voisins) et la santé de base.

11En revanche, à Maurice, une taxation accommodante a permis l’appropriation privée de la rente sucrière. L’échec de la politique voisine du « rand financier » sud-africain témoigne qu’il aurait été impossible de circonscrire une fuite des capitaux engendrés par la rente sucrière. Il semble toutefois que les opportunités offertes dans le cadre de la zone franche aient incité les propriétaires fonciers à réinvestir les bénéfices de l’activité sucrière localement, notamment dans le secteur textile dont la croissance a été très rapide à partir de 1982 (Subramanian, Roy et Sandbrook, 2005). Même compte tenu de la période d’instabilité économique du tournant des années 1980 (Maurice a connu deux dévaluations en 1979 et 1981), les investissements se sont ainsi maintenus à une moyenne de 24,5 % du PIB depuis 1975, un niveau élevé en comparaison régionale.

12Les deux rentes historiques de Maurice se sont taries au cours des dernières années : d’une part, le système des quotas textiles de l’AMF a été éliminé fin 2004 ; d’autre part, l’Union européenne a dénoncé unilatéralement le protocole Sucre en 2007 (avec effet à partir de 2009), tout en abaissant progressivement les prix garantis et en élargissant les zones de quotas : le système d’incitations aux investisseurs qui avait caractérisé le régime de croissance des trois décennies précédentes a disparu. Après plusieurs années d’excédent courant au début de la décennie, le gouvernement mauricien a relancé l’investissement public et favorisé l’investissement privé pour faire face au retrait des investisseurs internationaux du secteur textile. Toutefois mais toutefois le faible niveau de l’épargne ne semble pas permettre à Maurice de maintenir le dynamisme enregistré par son économie depuis trente ans. L’arrivée de la crise internationale a de plus occulté les résultats de la politique de relance : il reste au total difficile d’évaluer le succès du nouveau régime de croissance post-rentes de Maurice.

13L’importance cruciale des diamants dans l’histoire du développement du Botswana constitue de même aussi sa principale vulnérabilité. En 2008, le secteur des diamants était à l’origine de 40 % des recettes publiques, de 35 % du PIB, et de 62 % des exportations. La crise financière internationale a révélé les faiblesses de ce régime de croissance. Selon les données disponibles, le recul des exportations de diamants en valeur a conduit à un recul du PIB de 5 % en 2009 (avant une reprise rapide en 2010) ; 20 % des réserves de change ont été consommées entre août 2008 et mai 2009 pour compenser le déficit de la balance des paiements (avant une reprise de l’accumulation).

figure im4

14Deux pays épargnés par la malédiction des matières premières. Les trajectoires de croissance du Botswana et de Maurice semblent chacune avoir été déclenchée par l’exploitation réussie d’une rente, liée au secteur minier dans un cas, et au secteur agricole dans l’autre. Sokoloff et Engerman (2000) montrent que l’histoire économique peint de l’abondance en matière première un tableau néfaste et Sachs et Warner (2001) établissent même empiriquement l’existence d’un lien négatif entre niveau des exportations de matières premières et croissance ultérieure. La « tragédie de la croissance africaine » évoquée par Easterly et Levine (1997) aurait donc des racines dans la richesse de son sous-sol. Le Botswana et Maurice sont presque les seuls pays en Afrique à avoir échappé à ce qui apparaît comme une malédiction des matières premières.

15Parmi les explications théoriques disponibles, certaines éclairent utilement la spécificité des deux pays. L’exportation d’une ressource naturelle abondante peut engendrer une appréciation réelle de la monnaie préjudiciable à la compétitivité du secteur marchand (secteur en compétition sur les marchés internationaux) relative à la compétitivité du secteur non-marchand : ce mécanisme est connu sous le nom de « syndrome hollandais ». En tant que telle, la réallocation des capacités productives vers l’exploitation de cette ressource naturelle peut être perçue comme un recentrage sur l’avantage comparatif, mais un avantage comparatif intensif en capital, peu articulé avec le reste de l’économie (un effet qui était déjà mentionné auparavant, par exemple dans les travaux de Perroux ou d’Hirschman), faiblement générateur de progrès technique et qui comporte peu d’économies d’échelle. À terme, cette réallocation est donc moins susceptible d’engendrer une croissance durable. Bien que n’ayant apparemment pas été affecté par la malédiction des matières premières, le Botswana a d’ailleurs présenté deux symptômes du syndrome hollandais : un chômage élevé, probablement lié au faible nombre d’emploi engendré par le secteur minier (4 % de l’emploi contre 40 % du PIB), et un déclin de la productivité dans les secteurs marchands relativement à la productivité des secteurs non marchands (Deléchat et Gaertner, 2008 ; Iimi, 2006). À Maurice, en revanche, l’industrie textile et le secteur des services se sont fortement développés, établissant ainsi que le pays n’a pas été touché par le syndrome hollandais depuis l’indépendance [8].

16L’économie politique offre pour sa part deux catégories d’explications. D’abord, l’appropriation publique de la rente, en réduisant la nécessité immédiate pour l’État de développer sa capacité fiscale, pourrait à terme fragiliser la politique budgétaire. Mais surtout, le comportement de rent-seeking, autrement dit la lutte pour l’appropriation de la rente, engendre souvent des situations sous-optimales, soit en débouchant sur des conflits destructeurs, soit en favorisant la corruption. D’ailleurs, certains pays aux dotations factorielles comparables ont vu leur processus de développement enrayé : Angola, Congo, Sierra Leone, Venezuela, Nigeria, République démocratique du Congo pour ce qui concerne le Botswana ; Mozambique, Comores, Madagascar pour ce qui concerne Maurice. D’autres pays, enfin, se sont enrichis sans développement sur fond d’exploitation d’une rente minérale (Gabon, Guinée équatoriale). Via le canal de l’économie politique des rentes, le Botswana et Maurice constituaient donc deux candidats privilégiés à la malédiction des matières premières. Au contraire, ils ont connu une trajectoire de développement dynamique et durable et se sont illustrés par leur stabilité politique et sociale. De plus, Acemoglu et Robinson (2002) mettent en avant des institutions politiques et économiques de premier ordre. Ainsi, seule en Afrique la démocratie mauricienne présente un historique inattaquable depuis l’indépendance. La démocratie botswanaise est elle aussi irréprochable, mais contrairement à Maurice, le Botswana n’a jamais été confronté au test de l’alternance démocratique, l’opposition n’ayant encore jamais gagné d’élections nationales.

17Il paraît improbable que la conjonction entre démocratie et développement au Botswana et à Maurice relève d’une coïncidence. Przeworski (2004) a établi empiriquement l’absence d’un lien de causalité entre les deux : l’hypothèse d’une explication commune est plus convaincante. Tsie (1996), Samatar (1999) et Acemoglu et al. (2002) ont dégagé plusieurs facteurs qui ont pu chacun contribuer conjointement au développement économique et à la démocratie au Botswana : le caractère inclusif des institutions politiques héritées de l’époque précoloniale (lui-même expliqué par la facilité de la défection dans une économie bétaillère et par une assez grande homogénéité ethnique), l’avantage tiré par les élites du renforcement des institutions de propriété privée, et une rente diamantifère suffisante pour décourager quiconque de prendre le risque de remettre en question le statu quo.

18Les deux pays d’Afrique que l’on qualifie le plus volontiers de réussites économiques ont donc tiré parti de l’articulation opportune des intérêts de groupes sociaux pour concevoir des institutions économiques et politiques habituellement associées avec leur capacité à générer du développement, contrairement à leurs voisins. Cette spécificité repose sur une caractérisation de la structure sociale de l’économie : les agents économiques en mesure de mobiliser des ressources pour les investir dans une activité productive peuvent aussi dépenser ces ressources pour tenter de capturer le pouvoir. Selon cette interprétation, l’intensivité en travail non qualifié de l’exploitation sucrière et de la filière textile a réduit l’enjeu de la concurrence politique, permettant une répartition pacifique de la rente. En revanche, le contrôle de la filière diamantifère engendre toujours un enjeu élevé, comme en témoigne la fréquence des conflits autour de ce type de filières, et comme en témoignent les très grandes inégalités que l’on continue à observer au Botswana. Mais le Botswana diffère de ses voisins par la structure économique de sa société, très centralisée autour d’un parti et d’un individu à la légitimité inattaquable : nulle opposition n’a été en mesure de contester l’autorité du pouvoir en place.

Le rôle des politiques publiques

19Si l’une des raisons du succès économique des deux pays est indéniablement la faible conflictualité qui caractérise leurs systèmes politiques, l’un des mécanismes par lesquels cet avantage est propagé est certainement la qualité des politiques publiques mises en œuvre. L’examen attentif du succès de certains pays d’Asie avait ainsi permis de dégager le rôle particulier de trois catégories de politiques publiques : politiques industrielles, politiques de change et politiques commerciales. Cette partie a pour ambition de qualifier ce que le succès du Botswana et de Maurice doit à ces trois catégories et, réciproquement, les circonstances qui ont favorisé le succès ou l’échec, selon le pays, des politiques mises en œuvre.

20Des politiques de diversification contrastées. L’implication de l’État dans la structure de l’économie (sous toutes ses formes : économie dirigée, sur le modèle soviétique, financement de la recherche et contrôle financier, sur le modèle japonais, contrôle de l’allocation des capitaux, sur le modèle coréen, politique de substitution aux importations, caractéristique de l’Amérique latine, et outils de promotion des exportations) a fait l’objet d’un débat fortement polarisé : Bates (1981) et Krueger (1993) cristallisent le scepticisme de nombreux universitaires quant à l’efficacité d’une politique de diversification, un scepticisme largement repris par les institutions multilatérales (voir par exemple Banque mondiale, 1993). Les arguments en faveur de l’intervention publique dans la structure de l’économie relèvent pour leur part de deux catégories : cette sous-section a pour vocation d’examiner les politiques de diversification mises en œuvre pour remédier aux vulnérabilités associées avec une base productive étroite ; la discussion des économies d’échelle et de la décroissance des coûts, qui justifient une période de protection des activités naissantes de la concurrence internationale [9], est reportée à la sous-section « Politique commerciale hétérodoxe et amortissement des chocs extérieurs ».

21Deux filières ont joué un rôle particulier dans le développement du Botswana. La structure économique de la société s’articulait traditionnellement autour de la détention de bétail (première filière), et c’est naturellement que la première priorité gouvernementale a été d’utiliser la richesse diamantifère (seconde filière) pour financer la filière bétail. À l’indépendance, une seule industrie était présente au Botswana, un abattoir public qui avait été créé en 1947 dans un premier effort de structuration de la filière bétail. La Botswana Meat Corporation (BMC) est ainsi transformée sous l’impulsion du gouvernement, pour devenir une institution efficace (multiplication par vingt de la capacité des abattoirs botswanais entre l’indépendance et 1994), légitime (préservation de la relation sociale préexistante dans la filière, entre grands propriétaires et travailleurs agricoles), et sécurisante (grâce à la mise en place d’un fonds de stabilisation et par une garantie de débouchés pour les éleveurs), modèle de bon fonctionnement d’une entreprise publique en Afrique. Ainsi, la gestion directe de ces filières par l’État a dans les deux cas démontré son efficacité (Samatar, 1999 ; Owusu et Samatar, 1997).

22En revanche, les incitations au secteur privé mises en place par le gouvernement n’ont pas eu le même succès. Avant 1982, le gouvernement avait limité son intervention à la mise en place d’un contexte favorable à l’investissement privé : sanctuarisation de la propriété privée et reconnaissance du droit international des contrats, intégration commerciale et monétaire dans l’économie sud-africaine, concessions fiscales sur les bénéfices et sur les mouvements de capitaux et encouragement de l’emploi d’expatriés pour compenser l’absence de capital humain local. Il a surtout mis en place des institutions de financement modérément spécialisées : la Botswana Development Corporation (BDC), créée en 1970 pour construire les infrastructures publiques nécessaires au développement et soutenir la création d’entreprises ; à partir de 1973, la Botswana Enterprise Development Unit, qui assure un accès au crédit et aux services pour les petites et moyennes entreprises, et enfin la National Development Bank, qui appuie le développement des nouvelles zones industrielles en périphérie urbaine. En 1982, face à l’absence d’entreprenariat privé pour prendre le relais de son action, le gouvernement publie un Government White Paper n° 1, qui définit pour la première fois au Botswana une politique industrielle à proprement parler [10], et qui crée en sus la Financial Assistance Policy (FAP) aux multiples objectifs, qui s’est avérée efficace pour financer les petites entreprises du secteur textile, mais dont le bilan est globalement décevant.

23Ce sont les services (financiers, notamment) qui ont le plus bénéficié de ces politiques. Ils dépassent 50 % du PIB en 2009. Le tourisme est aujourd’hui le troisième secteur de l’économie, à 10 % du PIB (un niveau généralement jugé faible compte tenu des potentialités du pays et de sa proximité avec l’Afrique du Sud). Cette politique a aussi engendré des emplois dans le secteur industriel et favorisé le transfert d’une partie des moyens de production vers les nationaux, mais les activités manufacturières ont en réalité décru depuis l’indépendance : tandis qu’elles représentaient 8 % du PIB en 1966, elles n’en représentent plus que 4 % en 2007. Ainsi, contrairement aux pays asiatiques, il semblerait que la politique de diversification n’ait été que peu couronnée de succès au Botswana, probablement contrecarrée par des effets de type syndrome hollandais. Malgré une politique modérément interventionniste, la structure productive reste étroite [11] et vulnérable à des chocs externes, à un moment où plusieurs sources s’accordent sur l’épuisement possible des ressources diamantifères dans la décennie 2020-2030 [12].

24Les autorités mauriciennes ont pour leur part largement contribué à la mise en place des infrastructures et des institutions nécessaires à plusieurs activités (les « piliers » selon la communication gouvernementale) qui ont été particulièrement soutenues (Sandbrook, 2005). Elles ont commencé par sécuriser l’activité sucrière (premier pilier) lors de la négociation des conventions de Lomé. Peu de temps après l’indépendance, le gouvernement a aussi contribué à mettre en place les infrastructures publiques et les organismes de formation nécessaires au développement du secteur du tourisme (deuxième pilier), ainsi que des incitations fiscales et financières pour attirer les investisseurs. Il a ensuite créé une zone franche (troisième pilier), initialement pour favoriser la compétitivité internationale du secteur textile. L’élaboration d’un secteur offshore (quatrième pilier), caractérisé par d’importantes incitations fiscales et par plusieurs institutions destinées à offrir de nombreux services de supports aux entreprises, a toutefois contribué à étendre le champ de cette zone franche à une variété d’activités industrielles et commerciales. Enfin, la décennie 2000 a été marquée par l’apparition du cinquième pilier : tirant parti de l’éducation bilingue et de qualité de sa population ainsi que des infrastructures de communication existantes, le gouvernement a décidé d’investir massivement dans les infrastructures nécessaires pour le développement d’un secteur d’outsourcing, avec le but de faire de Maurice un centre régional pour les technologies de l’information et de la communication. Cette approche a été couronnée de succès, comme en témoigne l’évolution de la structure productive de l’île. En 1976, l’agriculture représentait plus de 20 % du PIB, le secteur manufacturier 15 % et les services 52 % (plus anciennes données disponibles sur le site du bureau central de statistiques). En 2009, l’agriculture ne représente plus que 4 % du PIB, le secteur manufacturier est resté à peu près stable à 19 % (dont le secteur textile représente un quart), et le secteur des services dépasse 73 %.

25La perte des préférences dans le secteur textile, la réforme du Protocole sucre et l’augmentation simultanée du cours du pétrole se sont combinées en un choc majeur de termes de l’échange, qui a notamment nécessité une restructuration de la filière textile, encore inachevée. Au Botswana et dans une moindre mesure à Maurice, l’économie reste hautement vulnérable à des chocs exogènes affectant une ou deux commodités d’exportations qui ont joué historiquement un rôle majeur dans le développement mais qui ne sont pas des activités à forte valeur ajoutée (voir aussi Ndikumana et al., 2009). À Maurice, la politique de change, qui fait l’objet de la sous-section suivante, a probablement aidé au succès des politiques de diversification. Au contraire, la politique de diversification botswanaise n’a pas bénéficié de la même complémentarité.

26Politique de change et soutien de la compétitivité. Deux catégories d’indicateurs sont généralement utilisées pour qualifier la compétitivité d’un secteur productif, selon que l’on privilégie une approche par les coûts de production ou par les débouchés pour ses produits (dépenses des ménages et prix à la consommation). À défaut de statistiques plus précises, en Afrique, pour qualifier la compétitivité-coût, le FEM et la Banque mondiale utilisent des sondages pour mesurer le coût de mener des affaires (cost of doing business). Selon les données recueillies par ces deux institutions, Botswana et Maurice font partie des rares pays d’Afrique qui sont régulièrement bien classés dans le monde. Sous l’angle des débouchés, FMI et FEM calculent des taux de change effectifs réels (TCER) [13], et la Banque mondiale publie des termes de l’échange dans les indicateurs de développement mondial [14]. Ces indicateurs offrent une perspective utile sur l’évolution temporelle de la compétitivité des pays.

27Les autorités mauriciennes ont mis en place un régime flottant à partir de 1994, qui est en réalité géré par la Banque de Maurice de manière à soutenir la compétitivité externe du pays. La roupie s’est dépréciée régulièrement au cours de cette période. Selon Ndikumana et al. (2009), entre 1995 et 2008, elle a ainsi perdu 40 % de sa valeur nominale, 10 % de sa valeur réelle par rapport au panier des pays importateurs et 20 % par rapport au panier des exportateurs, soit dans tous les cas un avantage compétitif persistant vis-à-vis de ses partenaires commerciaux.

28La politique de change du Botswana a été mise en œuvre de manière à refléter l’importance de l’Afrique du Sud dans les importations. Le rand sud-africain était la monnaie en vigueur au Botswana jusqu’en 1977, date à laquelle les autorités ont introduit la pula qui, malgré un épisode d’appréciation rapidement corrigé (en 2002), est globalement restée à parité avec le rand depuis. Mais, tandis que l’Afrique du Sud est à l’origine de 80 % des importations du Botswana, elle n’est destinataire que d’une fraction modeste de ses exportations : grâce à la dépréciation du rand, la pula s’est largement dépréciée par rapport à ses principaux marchés d’exportation. On a donc eu d’un côté une légère perte de compétitivité à l’importation (en provenance majoritaire de la zone rand), qui a certainement contribué aux effets de type syndrome hollandais : producteurs nationaux défavorisés par rapport à leurs concurrents régionaux et faible attractivité pour les investisseurs industriels relativement aux pays de la région encore ancrés au rand ; de l’autre, d’importants gains de compétitivité ont apparemment fortement bénéficié aux exportations.

29Si Johnson, Ostry et Subramanian (2007) établissent qu’une surévaluation marquée du taux de change d’un pays entrave la croissance économique, Rodrik (2008) a quant à lui montré qu’à l’inverse, une sous-évaluation la favorisait, grâce aux gains de compétitivité dont bénéficient les exportations. En ce sens, la politique de change du Botswana et de Maurice pourrait avoir globalement profité au développement du pays. Toutefois, le mécanisme proposé par Rodrik relativise le bénéfice qu’a pu tirer le Botswana : le secteur marchand est généralement plus sensible que le secteur non marchand aux défaillances institutionnelles (droits de propriété et caractère exécutoire des contrats) et de marché (sur les marchés du crédit, du travail, et les lacunes en termes d’opportunités amont, aval et latérales), plus fréquentes dans les pays en développement. A contrario, une sous-évaluation de la monnaie augmente le prix des biens échangeables par rapport aux biens non-échangeables, compensant ce désavantage par une politique « quasi-industrielle », second-best.

30Le secteur marchand atrophié au Botswana ne semble pas avoir bénéficié de la sous-évaluation globale de la pula : tandis que les diamants s’exportent en zones dollar et euro, et bénéficient donc de la dépréciation réelle de la pula (ancrée au rand) par rapport à ces zones, les autres exportations du pays ont pour premiers débouchés naturels les marchés des pays de la zone rand. Par leur importance dans la composition des exportations, les diamants ont contribué à estomper la réalité différente rencontrée sur d’autres marchés. Il est en fait probable que le secteur diamantifère, intensif en capital, a contribué à augmenter le coût du travail au Botswana, résultant en un déséquilibre du marché de l’emploi (caractérisé par un taux de chômage très élevé) et un manque de compétitivité du secteur marchand. Le secteur industriel ne s’est que très faiblement développé, alors même que l’environnement fiscal et institutionnel était favorable aux investisseurs étrangers. La sous-évaluation du change n’était, en l’espèce, qu’une illusion.

31Le développement du secteur marchand mauricien, notamment dans le cadre de la zone franche, semble pour sa part avoir été favorisé par la sous-évaluation de la roupie mauricienne mise en œuvre par la Banque de Maurice. En réalité, plusieurs facteurs concurrents se sont combinés pour favoriser la croissance de la zone franche (qui représente aujourd’hui 25 % du PIB et 36 % de l’emploi à Maurice) et il reste difficile de décider celui qui a été prépondérant : les entreprises de la zone franche étaient depuis sa création en 1971 exemptées de droits de douane, bénéficiaient d’importantes incitations fiscales et disposaient d’aménagements juridiques en faveur d’une plus grande flexibilité du marché de l’emploi. Il reste que le mécanisme proposé par Rodrik est essentiel dans la compréhension de l’histoire de Maurice et du Botswana : le secteur marchand mauricien, rendu compétitif, s’est développé, tandis que le secteur marchand botswanais, faiblement compétitif, s’est atrophié.

32Politique commerciale hétérodoxe et amortissement des chocs extérieurs. Les politiques de soutien de la compétitivité externe s’inscrivent dans le cadre plus large d’une politique économique où la politique commerciale joue un rôle essentiel. L’île Maurice a souvent été invoquée comme l’un des meilleurs exemples d’une réussite associée avec une croissance très forte des flux commerciaux. Parmi les différents mécanismes censés expliquer le rôle de la politique commerciale, Subramanian et Roy en critiquent deux : l’économie mauricienne est loin d’être aussi ouverte que ne l’affirmaient Sachs et Warner, d’une part, et les investissements étrangers ne sont pas suffisamment importants pour expliquer un transfert technologique qui aurait enclenché la trajectoire de croissance de Maurice. En revanche, ils soulignent la cohérence du mécanisme qui avait été proposé par Rodrik (1999). Selon ce dernier, la création de la zone franche aurait permis d’isoler le secteur exportateur du reste de l’économie, tant sur le plan fiscal que sur le plan du marché du travail. Cette politique de soutien fort à un secteur exportateur hautement compétitif a permis simultanément la mise en œuvre de politiques de substitutions aux importations. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler celles qui avaient été mises en œuvre en Corée, à Taïwan et au Japon.

33L’histoire de l’ouverture commerciale du Botswana permet-elle de discriminer entre ces trois théories ? L’indice binaire d’ouverture commerciale construit par Sachs et Warner indique que la politique commerciale du Botswana est ouverte à partir de 1978, ce qui favoriserait selon eux la croissance du pays. La construction de cet indicateur suscite cependant plusieurs réserves, et l’histoire de la SACU ne semble au contraire pas indiquer que le Botswana ait été particulièrement ouvert commercialement. De même, des transferts de technologie n’expliquent pas le succès du Botswana. S’il est en effet jugé attractif par les investisseurs internationaux, les investissements se sont concentrés dans le secteur minier, à tous points de vue faiblement générateur de progrès technique. Même si le faible degré de diversification et d’industrialisation de l’économie en nuance le succès, la politique commerciale du Botswana repose en fait sur le même principe qu’à Maurice : protection du secteur non marchand, soutien et exposition du secteur marchand à la concurrence internationale.

34Un dernier point commun doit être mentionné : dans chacun des deux pays, un élément exogène a permis de sécuriser les recettes associées à la rente face à des chocs externes. À Maurice, les politiques de quotas et de prix garantis avaient sécurisé les revenus liés aux rentes sucrière et textile. Au Botswana, c’est le pouvoir de marché engendré par l’abondance de diamants qui a joué un rôle clé : les autorités botswanaises disposaient effectivement des réserves nécessaires pour pouvoir maintenir le cours international du diamant à un niveau élevé et stable en longue période. Combiné à une ouverture commerciale sélective, nous disposons donc de deux éléments déterminants du succès commercial des deux pays.

Conclusion

35Loin d’identifier un modèle unique de réussite africaine, ce travail a au contraire permis de contraster deux trajectoires économiques différentes. Même la stabilité des deux pays procède de raisons diverses. Plusieurs éléments communs ressortent toutefois. Dans les deux pays, nous avons observé un secteur exportateur hautement compétitif, tandis que le secteur domestique a été au contraire protégé de la concurrence internationale. La compétitivité externe de la monnaie a, pour sa part, joué un rôle décisif dans le succès relatif des politiques de diversification des deux pays. Des politiques publiques ciblées ont donc joué un rôle essentiel dans le succès économique du Botswana et de Maurice. Grâce à ces politiques, ces deux pays ont su tirer parti de rentes économiques (de natures d’ailleurs différentes), tandis que des pays voisins, aux dotations factorielles différentes, n’y sont pas parvenus.

36Quelques premiers éléments d’explication permettent de comprendre cette divergence de trajectoire. Ceux-ci, qui demandent à être validés par un travail ultérieur, attribuent aux incitations qui guident les choix de politiques publiques un rôle central. Les deux pays étudiés ont bénéficié de rentes économiques dont l’appropriation aurait pu, théoriquement, faire l’objet d’une concurrence politique potentiellement violente. Dans le cas de l’île Maurice, nous avons vu que les enjeux de cette concurrence étaient probablement limités ; tandis qu’au Botswana, aucun acteur n’était en mesure de mobiliser des ressources suffisantes pour contester la légitimité du gouvernement en place : deux structures productives différentes, mais, dans chaque cas, une structure sociale qui a permis d’éviter le conflit que chacun leur prédisait.

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Notes

  • [1]
    Dans un article influent, Barro (1991) constate ainsi, sans l’expliquer, qu’un pays croît moins rapidement, toutes choses égales par ailleurs, lorsqu’il est situé sur le continent africain. Easterly et Levine (1997) vont jusqu’à évoquer une « tragédie de la croissance africaine ».
  • [2]
    Données de la Banque mondiale (PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, dernières données disponibles).
  • [3]
    Données du PNUD (indice de développement humain).
  • [4]
    L’indice Ibrahim présente l’avantage de synthétiser plusieurs dimensions de la gouvernance. D’autres indicateurs, tels les « indicateurs de gouvernance mondiale » publiés par la Banque mondiale (Kaufmann, Kraay et Mastruzzi, 2008), l’« indicateur de compétitivité globale » du Forum économique mondial (FEM) ou le classement Doing Business de la Banque mondiale, permettent d’enrichir, mais ne modifient pas substantiellement, ce diagnostic.
  • [5]
    Tandis que la croissance économique de Maurice a été accompagnée d’une redistribution forte (croissance « inclusive »), le Botswana reste néanmoins l’un des pays les plus inégalitaires du monde, tout du moins sur le plan des revenus monétaires.
  • [6]
    Orapa en 1967, Jwaneng en 1973, Letlhakane en 1973. En 2003, une autre mine a été découverte à Damtchaa. L’activité minière au Botswana est pour la plus grande partie diamantifère, mais le Botswana exploite aussi des mines de cuivre, d’or, de nickel, de soude et de charbon.
  • [7]
    Leith (2005, p. 60) analyse cette législation comme ayant relevé de la volonté du président Khama de renforcer la puissance politique de l’État (au détriment de sa propre ethnie). Implicitement, il renvoie ainsi à la littérature sur les qualités intrinsèques de certains leaders.
  • [8]
    Frankel (2009) affirme toutefois qu’auparavant Maurice avait connu les effets du syndrome hollandais, lorsque l’économie de l’île était encore essentiellement sucrière.
  • [9]
    Le cadre juridique de la Southern Africa Customs Union (SACU) comprend une clause infant industries, et pourtant seulement trois entreprises botswanaises en ont bénéficié, ce qui relativise l’importance de cette catégorie au Botswana.
  • [10]
    Le gouvernement a publié en janvier 2010 le dixième plan national pour le développement (NDP-10), chacun couvrant une période de cinq ans, depuis l’indépendance, et continue à y inscrire comme objectif central la diversification des activités économiques.
  • [11]
    Le crédit au secteur privé n’a dépassé qu’en 2007 20 % du PIB au Botswana, un niveau faible pour un pays africain, et très surprenant au Botswana. Par comparaison, il atteint 88 % du PIB à Maurice en 2010.
  • [12]
    Cf. le NDP-10 et Basdevant (2008).
  • [13]
    Ils ne sont pas publiés, mais ils sont mentionnés dans plusieurs papiers, Iimi (2007) et Deléchat et Gaertner (2008) pour le Botswana et Imam et Minoiu (2008) pour Maurice s’agissant des données du FMI, et dans Ndikumana et al. (2009) s’agissant du FEM.
  • [14]
    Il existe de nombreux autres indicateurs de la compétitivité par les débouchés, mais ils ne sont généralement pas disponibles en Afrique, même dans ces deux pays.
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