Notes
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Ce texte est issu d’une recherche dont les résultats ont été publiés en 2006 dans J.F. Werner, Médias visuels et femmes en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan.
1Le paysage médiatique audiovisuel sénégalais contemporain est largement dominé par la télévision, quand on considère non seulement le nombre de téléviseurs mais surtout l’augmentation dans le temps du niveau d’équipement des ménages dakarois qui est passé de 36 % à 55 % entre 1990 et 2000. Un phénomène qui reflète davantage l’importance accordée à la consommation de la télévision par une majorité de la population urbaine, notamment les jeunes, qu’un soudain enrichissement de la population.
2En dépit de la concurrence de plusieurs chaînes privées, la RTS (Radio Télévision Sénégalaise), créée en 1973, qui diffuse ses programmes auprès de 90 % de la population de la communauté urbaine de Dakar (environ trois millions de personnes) attire encore un large public. Un succès qu’elle doit notamment à l’usage fréquent qu’elle fait des telenovelas pour alimenter sa grille de programmes.
3Vendues à un prix très bas (environ 380 euros par épisode), ces séries télévisées (produites en Amérique latine) sont diffusées à travers l’Afrique de l’Ouest francophone depuis la fin des années 1980. Leur consommation est un phénomène massif qui concerne chaque jour plusieurs dizaines de millions de personnes, principalement des femmes, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. À Dakar, en 2002, les telenovelas arrivaient en seconde position en termes de taux d’audience, juste derrière le journal télévisé en français de 20 heures, et leur public était constitué à 90 % de jeunes femmes.
4De la domestication des spectatrices par les telenovelas. Nos recherches ont montré que la réception de ces programmes relevait d’un double processus de domestication [1]. D’une part, les individus sont littéralement domestiqués par la télévision au sens où ils sont extraits de l’espace public et maintenus à la maison, dans un espace privé, pour la regarder, avec pour conséquence une nouvelle organisation de l’espace et du temps. En effet, le poste de télévision est le plus souvent placé dans le salon, espace intermédiaire entre le territoire privé et l’espace public, qui est le siège d’une lutte entre les genres et les générations pour son occupation. La consommation des telenovelas entraîne également une organisation rationnelle du flux temporel qui permet aux membres de la maisonnée de se retrouver plusieurs fois par jour en face du téléviseur au moment de la diffusion de leurs programmes préférés.
5De plus, la stratégie de communication mise en œuvre par les industriels qui produisent les telenovelas repose sur une structure narrative de portée universelle (celle des contes), au sein de laquelle différents types de message sont émis de façon répétitive et redondante. Les messages visuels (notamment des modes vestimentaires appropriées par les jeunes filles), oraux (dialogues doublés en français) et musicaux forment la trame d’un récit dont la progression est très lente. Cela permet aux spectateurs, mêmes âgés et non scolarisés, de suivre les trajectoires tortueuses d’un grand nombre de personnages. De plus, l’accessibilité des telenovelas est favorisée par une relative proximité culturelle, du moins en ce qui concerne la représentation que les femmes se font de leur propre société et des rôles sociaux qui leur sont dévolus : représentation dissymétrique des relations entre genres, vision stéréotypée des rapports entre femmes (oscillant entre solidarité et rivalité), perspective d’un ordre social naturalisé où les inégalités vont de soi, références à une transcendance divine qui permet de supporter les épreuves.
6À la domestication de la télévision par les spectatrices. D’autre part, la télévision elle-même est domestiquée par les gens qui la regardent dans le cadre d’un processus de réception, à la fois collectif et actif, qui lui confère une pertinence sociale et culturelle. Dans le cas des telenovelas, ce processus de construction du sens se déroule en trois temps : premièrement, une interprétation à chaud qui est ensuite affinée par, deuxièmement, des discussions qui débordent du cadre domestique, le tout se terminant au final par un tri entre les éléments à rejeter et ceux qui seront gardés.
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7Dans un premier temps, les spectatrices adultes expriment en direct et à haute voix leurs sentiments et interprétations, prennent la défense d’un personnage contre un autre ou bien encore portent des jugements moraux sur le comportement des protagonistes. Ces assertions, énoncées en présence des enfants et des adolescent(e)s, contribuent à la transmission des normes sociales et des valeurs culturelles d’une génération à l’autre.
8Dans un second temps, cette interprétation liminaire est revue et complétée à l’occasion des multiples échanges oraux qui prennent place à la maison, dans le voisinage, à l’école, au marché, au travail, etc., dans l’intervalle entre deux épisodes. Ces conversations, où les gens expriment leurs opinions personnelles sur l’intrigue, permettent d’évoquer des choses (les sentiments, la sexualité) dont il serait embarrassant, voire impossible, de parler si l’on s’en tenait aux normes sociales rigides qui encadrent les rapports entre genres et entre générations dans cette société. Pour les plus jeunes, par exemple, les telenovelas constituent un espace commun de discussion avec les aînés, qu’ils mettent à profit pour accéder à une position de sujet social, ce qui constitue une innovation remarquable dans une société où la distinction entre aînés et cadets est un élément essentiel de la structure sociale. Autrement dit, l’expérience partagée des telenovelas permet d’aborder des problèmes personnels et familiaux – liés notamment à l’évolution des rapports sociaux en milieu urbain – qui ne sont pas pris en charge par le régime de sociabilité dominant.
9Enfin, dans un troisième temps, les éléments narratifs qui composent la telenovela font l’objet d’un examen soigneux au terme duquel certains éléments sont retenus et recyclés tandis que d’autres sont écartés : « Il y a des choses que je prends et il y a des choses que je ne prends pas » confiait un téléspectateur. Si certains éléments sont rejetés (par exemple, les relations homosexuelles qui constituent un « comportement normal pour les Blancs », mais ne sont pas « pas quelque chose de normal pour des Africains ou des musulmans »), d’autres au contraire sont retenus et seront éventuellement utilisés pour résoudre des problèmes dans la vie quotidienne. Au final, cette confrontation médiatisée avec l’ « autre » peut déboucher aussi bien sur le renforcement d’une identité locale fondée sur l’opposition entre « nous » (Sénégalais, Africains, musulmans, pauvres) et « eux », les personnages de la série (Blancs, chrétiens, riches) que sur la prise de conscience d’appartenir à une même humanité : « Cela me réveille et me fait comprendre qu’il n’y a pas de frontières entre les êtres humains, c’est pourquoi il est possible d’apprendre quelque chose en regardant ces films » (une informatrice).
10Telenovelas modus operandi. Au terme de ce processus interprétatif, les femmes sont en mesure de faire des comparaisons entre ce qu’elles vivent au quotidien et ce qu’elles voient sur l’écran. Cette démarche a un impact sur leurs constructions identitaires, soit en renforçant la représentation qu’elles se font d’elles-mêmes et de leurs rôles sociaux, soit au contraire en leur permettant d’évoluer et s’adapter aux transformations de la société sénégalaise. Ainsi, regarder des telenovelas peut donner aux femmes du xam-xam (savoir) ou de la science (au sens d’imagination), du fit (courage) et du doole (force) pour essayer de changer les choses dans leur vie et plus spécialement dans les relations homme-femme qui sont l’axe autour duquel les telenovelas tournent sans fin. Ici, l’âge et le statut matrimonial interviennent de façon cruciale dans la façon dont les femmes vont se positionner par rapport à la question qui y est posée de façon récurrente : comment faire la distinction entre l’amour vrai, authentique et désintéressé et l’amour faux mensonger et égoïste ?
11Alors que les jeunes femmes non mariées affirment puiser dans les telenovelas le courage et la force pour revendiquer d’aimer et d’épouser la personne de leur choix dans une société où les mariages arrangés sont encore fréquents, les femmes mariées ou divorcées se montrent plus pragmatiques. Elles mettent à profit le savoir tiré de ces séries pour réclamer davantage d’intimité et de tendresse de la part de leurs conjoints et une plus grande liberté de parole concernant les questions liées à la sexualité, au désir et aux sentiments, ces phénomènes ayant été placés hors limites par une culture qui valorise la pudeur, la retenue et le contrôle de soi. À un niveau microsociologique, les telenovelas permettent aux femmes de contourner le dispositif mis en place par la structure sociale afin de contrôler et réguler la communication entre les générations et entre les genres et de faire bouger les choses de manière quasiment invisible.
12Toutefois, il est nécessaire de distinguer ce qui relève des discours et les comportements observés devant la télévision et ce qui se passe, en réalité, dans l’espace social. Ainsi, le désir exprimé par les jeunes femmes pour une plus grande liberté de choix dans la sphère de l’amour et du mariage est entravé par leur dépendance économique envers les hommes et leurs familles. Et, dans le cadre d’une société où la contraception des jeunes filles est vue d’un mauvais œil par les mères, la revendication d’une plus grande liberté sexuelle a souvent pour conséquences des grossesses hors mariages, dont les enfants sont rarement reconnus par les pères et qui ruinent leur valeur sur le marché matrimonial.
13En définitive, si la télévision n’est pas le moteur du changement social – celui-ci étant à chercher plutôt du côté de la mondialisation des échanges économiques et financiers – elle peut jouer un rôle de catalyseur des processus d’individualisation à l’œuvre dans les sociétés africaines contemporaines. Dans cette perspective, les telenovelas offrent à des individus confrontés à la nécessité de s’adapter à un environnement de plus en plus complexe et incertain, des ressources symboliques qui leur permettent de faire face à de nouvelles responsabilités d’acteurs censés se gouverner par eux-mêmes.
Des indépendances à nos jours
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Bibliographie
- Askew, K. Wilk, R.R. (2002), The Anthropology of Media. À Reader, Malden et Oxford, Blackwell.
- Ginsburg, F.D., Abu-Lughod, L., Larkin, B. (2002), Media Worlds. Anthropology on New Terrain, Berkeley et Los Angeles, University of California Press.
- Tufte, T. (2000), Living with the Rubbish Queen. Telenovelas, culture and modernity in Brazil. Luton, University of Luton Press.
Notes
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[1]
Ce texte est issu d’une recherche dont les résultats ont été publiés en 2006 dans J.F. Werner, Médias visuels et femmes en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan.