Couverture de AFCO_240

Article de revue

Violences et discours radiophoniques de haine au Kenya

Problèmes de définition et d'identification

Pages 125 à 140

Notes

  • [1]
    Cet article a été publié dans sa version originale sous le titre “Violence, Hate Speech and Inflammatory Broadcasting in Kenya. The Problems of Definition and Identification”, Ecquid Novi. African Journalism Studies, vol. XXXII, n° 1, 2011, p. 82-101. La rédaction remercie chaleureusement l’auteur ainsi que la maison d’édition de la revue d’avoir accepté la publication en français de cet article dans Afrique contemporaine.
  • [2]
    L’auteur remercie Gabrielle Lynch (université de Leeds), David Anderson (Oxford’s Centre for African Studies), Joseph Warungu (BBC World Service), Matthias Mundi et Chris Greenway (BBC Monitoring Service), Ida Jooste, Brice Rambaud et le personnel d’Internews Nairobi, Dennis Itumbi, Martin Gitau, Louise Tunbridge, Fred Obera et Caesar Handa pour l’assistance qu’ils lui ont apportée dans ses recherches et l’écriture de cet article.
  • [3]
    L’ONG a pris son nom en référence à l’article 19 de la Déclaration universelles des droits de l’homme, relatif à la liberté d’opinion et d’expression.
  • [4]
    Rapport sur les causes des violences, demandé par le gouvernement kényan et des médiateurs internationaux dans le sillage des violences de 2007-2008 et établi par la Commission d’examen indépendante (Independent Review Commission, IRC), présidée par le juge sud-africain Johann Kriegler.
  • [5]
    Chalk, 2000 ; Thompson, 2007 ; Strauss, 2007 ; Chrétien, 2000 ; Des Forges, 2000.

1Fin décembre 2007, le conflit politique autour de la réélection de Mwai Kibaki à la présidence du Kenya [1] a déclenché une éruption de violence qui a engendré la mort de plus de 1 200 personnes et le déplacement de plus de 660 000 autres [2]. Bien que ces incidents soient issus de la colère provoquée par les résultats extrêmement contestables des élections et que de solides éléments indiquent qu’ils ont été planifiés par les formations politiques, la violence a rapidement acquis sa dynamique propre : elle a pris l’apparence d’une lutte ethnique entre, d’un côté, les Luo et les Kalenjin, partisans de Raila Odinga et de son Mouvement démocratique orange (Orange Democratic Movement, ODM), et de l’autre, les partisans, principalement Kikuyu, du Parti national d’unité (Party of National Unity, PNU) de Kibaki. Des rapports d’enquête ont apporté la preuve d’un recours organisé à la violence à des fins politiques et ont attiré l’attention sur le rôle pervers joué par les médias, notamment certaines radios locales émettant en langue vernaculaire (CIPEV, 2008 ; Human Rights Watch, 2008).

2Ces violences ont été comparées à celles du génocide rwandais de 1994, au motif que les hommes politiques et les leaders de communautés incitaient à la haine ethnique et communautaire afin d’encourager les violences et que le Kenya expérimentait à son tour la « radio de la haine ». Les radios diffusant auprès des communautés kalenjin, luo et kikuyu, dans leur propre langue, ont été accusées d’attiser délibérément les suspicions ethniques et d’inciter à la violence contre les « autres ». Caesar Handa, directeur de Strategic Public Relations Research, qui a effectué un suivi régulier des médias pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a déclaré : « Nous n’avons pas atteint le niveau de Radio Mille Collines, mais nous n’en étions pas très loin » (BBC World Service Trust, 2008, p. 5).

3Dans quelle mesure cette comparaison avec la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) se justifie-t-elle ? Cet article examine le rôle des radios kényanes diffusant en langue vernaculaire pendant ces périodes de tensions et de violences autour des dernières élections. Il compare le comportement des radios kényanes avec celui de la RTLM rwandaise en ce qui concerne la propagation de la peur, de la haine et l’incitation au meurtre, et veille à définir les éléments constitutifs du discours de haine et de ce qui est appelé communément « radio de la haine ».

Qu’est-ce qu’une « radio de la haine » ?

4La définition manque jusqu’à présent de clarté. Cette expression est entrée dans le langage courant de l’étude contemporaine du journalisme et des médias en raison du rôle des médias de radiodiffusion dans l’éclatement de la Yougoslavie et de la RTLM au Rwanda lors du génocide des Tutsis. Les journalistes et les universitaires semblent en déduire une compréhension instinctive de ce qu’est un « discours de haine », mais sa description et sa définition manquent de rigueur. Ces insuffisances ont été reconnues par l’Article 19, une organisation non gouvernementale (ONG) britannique qui défend la liberté d’expression [3].

Encadré 1 – Obstacles méthodologiques à l’étude de la « radiodiffusion de la haine »

L’étude du phénomène de la « radiodiffusion de la haine » au Kenya lors des violences de 2007-2008 se heurte à plusieurs obstacles scientifiques majeurs. Le premier est l’absence de transcriptions des émissions de radio en langue verna-culaire. En effet, les radios mises en cause n’étaient pas suivies par le principal centre de monitoring des radios africaines, le BBC Monitoring Service. Quelques consultants indépendants ont exercé une surveillance ponctuelle, mais les transcriptions sont extrêmement rares.
Un second obstacle réside dans la réticence des journalistes et des entreprises médiatiques, ainsi que celle des citoyens ordinaires, à évoquer certains aspects de ces violences et, notamment, le rôle des dirigeants politiques les plus expérimentés. Les efforts pour déterminer les responsabilités, qui font actuellement l’objet d’une instruction à la Cour pénale internationale de La Haye, se heurtent à des craintes considérables. Dans certaines radios communautaires, les journalistes sont encore en proie à la peur et victimes de harcèlement. Ceux d’entre eux qui n’ont pas suivi les instructions diffusées au sein de leur communauté ont reçu des menaces.

5Lors d’une conférence des Nations unies en 2008, la directrice exécutive de cette ONG, Agnès Callamard, a déclaré que des incidents récents relatifs à la liberté d’expression avaient « mis en lumière les profondes ambiguïtés quant à la « ligne de démarcation » entre liberté d’expression et discours de haine » (Article 19, 2008).

6La base juridique et politique d’une entreprise de définition du discours et des médias de la haine est énoncée dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté par l’Organisation des Nations unies en 1966 et entré en vigueur en 1976. La description élémentaire donnée en son article 20 est que « tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi ». Cet article est tempéré par l’article 19 qui dispose que « toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix ». Le pacte reconnaît que « l’exercice des libertés [d’expression]… du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires ». L’interdiction des incitations à l’hostilité ou à la violence fait partie de ces exceptions.

7Mais comment définir l’incitation à l’hostilité et à la violence ? Une exhortation à défendre son peuple, sa souveraineté et sa terre, formulée par un gouvernement dont le territoire a été illégalement envahi, constitue-t-elle une incitation à l’hostilité et à la violence contre l’envahisseur ? Étonnamment, les travaux pratiques, juridiques et académiques consacrés à la question du discours de haine n’ont pas beaucoup avancé sur la voie d’une définition complète. Radio Nederland, qui a mis sur pied un programme pour identifier et combattre la radiodiffusion de la haine, retient une définition très simple : « Constitue un média de la haine celui qui encourage l’exercice de la violence, les tensions ou la haine entre des races, des groupes ethniques ou sociaux, ou des pays, à des fins politiques et/ou pour attiser des conflits en diffusant des perspectives et des opinions partiales et en recourant à la tromperie ». Mais cette définition ne mentionne pas, par exemple, la religion et emploie des termes vagues, tels que « tensions », qui sont difficiles à définir.

8Les juristes qui plaident pour légitimer une action juridique, physique et même militaire contre la radiodiffusion des discours de haine n’en ont pas donné une définition beaucoup plus explicite. Un des plus ardents défenseurs du brouillage des radios de la haine, l’ancien chargé des droits de l’homme à l’ONU, Jamie Metzl, a déclaré que « de nombreuses catastrophes humanitaires du xxe siècle ont été déclenchées ou exacerbées par les ondes » (Metzl, 1997a, p. 1). Mais, dans son article en faveur d’un brouillage des radios de la haine paru dans Foreign Affairs, il n’explique comment déterminer quelles radios doivent être réduites au silence.

9Dans un texte plus élaboré publié dans l’ American Journal of Law, Metzl prône de nouveau l’intervention, mais sans proposer de taxonomie claire des discours de haine ou des émissions radiodiffusées haineuses. Il attire l’attention sur « le critère complexe de causalité entre les paroles incriminées et des événements précis » établi comme point de référence lors des procès de Nuremberg pour juger la propagande incitant à la haine et au génocide. Metzl met en avant le cas du chef de la radio nazie, Hans Fritzsche, qui a été acquitté du chef d’accusation de crimes contre l’humanité parce que le tribunal n’était pas prêt à reconnaître que des déclarations diffusées à la radio « visaient à inciter le peuple allemand à commettre des atrocités sur les peuples conquis » (Metzl, 1997b, p. 6). Le tribunal a estimé que leur objectif était de rallier l’opinion publique autour d’Hitler et de l’effort de guerre allemand. Ainsi, au plan juridique, conclut Metzl, le tribunal a décidé que pour pouvoir donner lieu à une action en justice, « l’incitation devait être spécifique et nécessitait un lien direct avec l’action à laquelle elle appelait » (ibid.). La Convention de 1948 sur le génocide, adoptée après Nuremberg, a retenu un point de vue analogue en ce qui concerne l’incitation au génocide.

10Il est indubitable qu’à la fin des années 1930 et tout au long de la Seconde Guerre mondiale, la radio allemande du régime nazi propageait systématiquement la haine des Juifs, des Roms, des Russes et des Slaves dans leur ensemble, mais elle n’appelait pas ses auditeurs à commettre des violences directes contre ces cibles honnies – il s’agissait plutôt d’obtenir une adhésion aux politiques racistes à long terme ou aux objectifs de guerre (voir par exemple Welch, 1993 ; Gombrich, 1970 ; Herf, 2006). Et c’est pour cela que Hans Fritzche a été acquitté à Nuremberg.

11Faut-il en conclure, dans le cadre de cette définition étroite, que les émissions antisémites ou antirusses allemandes extrémistes n’étaient pas en fait constitutives d’un discours radiophonique de haine ? Ne faut-il pas étendre la définition de la radio de la haine, au-delà de la diffusion de contenus appelant directement à la violence ou à la haine entre les races, les groupes ethniques ou sociaux ou les pays, aux stratégies à long terme misant prioritairement sur la haine entre les races ou les groupes sociaux ou les États ?

12Dans leur étude consacrée au rôle de la radio dans le génocide rwandais, Kellow et Steeves remarquent à juste titre qu’« on ne peut isoler le rôle et l’influence des médias de l’environnement historique, culturel et politico-économique dans lequel ils s’inscrivent » (Kellow et Steeves, 1998, p. 108). Analysant le rôle de la RTLM au Rwanda, ils soulignent l’environnement dans lequel la radio opérait et examinent la manière dont, progressivement, la radio a formaté sa couverture du conflit et sa représentation des Tutsis, mais ils soulignent aussi l’omniprésence de la peur et de la haine, dont l’intention était d’engendrer des « effets de réaction collective » de la part de l’audience (ibid., p. 108).

13Le « cadrage » de l’information est une question de sélection et de mise en évidence des contenus. Dans un contexte de conflit, réel ou potentiel, il peut consister à dépeindre le risque ou le danger que les autres représentent pour l’auditoire, à dramatiser le conflit et à exagérer la puissance ou la force des adversaires. Les événements et les perceptions sont formatés de sorte que, pour ceux qui diffusent un discours de haine, « une campagne médiatique est une tentative consciente et structurée d’utiliser des médias pour influer sur les prises de conscience, les attitudes ou les comportements » (ibid., p. 111). Pour exercer cette influence, les médias se servent de certaines stratégies comme, par exemple, l’insistance sur le danger, sur les menaces générales et spécifiques qui pèsent sur la vie, les familles ou les moyens de subsistance de l’audience, ainsi que la dramatisation de la menace de violence.

14Au Rwanda, le raisonnement prioritaire présenté à l’audience hutue de la RTLM était le suivant : tous les Tutsis étaient présentés comme une menace pour tous les Hutus, l’invasion du FPR rwandais en 1990 visait à instaurer la suprématie tutsie, le pouvoir tutsi signifiait l’oppression et à terme la destruction des Hutus, les Hutus devaient agir pour empêcher la domination des Tutsis, la seule façon de protéger les Hutus était de détruire les Tutsis, la menace était considérée par les leaders politiques hutus comme immédiate et locale, et, dès lors, chaque Hutu devait prendre part à l’effort collectif pour exterminer les Tutsi. C’était une série de constats en cascade découlant du cadrage et de la représentation de la communauté tutsie comme ennemie. En définissant ainsi les priorités, les propagateurs des messages voulaient que les Hutus considèrent automatiquement les Tutsis d’une certaine façon et agissent envers eux de la manière correspondante, c’est-à-dire les éliminent.

15L’incitation à la haine fonctionne à tous les niveaux décrits plus haut : définition d’une stratégie de propagation de la suspicion et, à terme, de la haine à l’égard d’un ou de plusieurs groupes cibles ; attribution de motivations malveillantes à ces groupes ; établissement d’un lien entre la menace ou les griefs anciens contre un groupe et l’actualité du moment ; préparation du peuple à la nécessité de se défendre et de défendre sa communauté contre cette menace ; incitation au passage à l’acte.

16Ce cadre élémentaire d’analyse repose sur les notions de stratégie prioritaire, de cadrage (comment les acteurs et les événements sont sélectionnés et mis en contexte dans un discours), de représentation (comment les acteurs sociaux, les événements et les institutions sont représentés dans le discours) et d’incitation à l’action. Il est utile pour examiner la nature et le déroulement des événements de 2007-2008 au Kenya.

Contexte politique et médiatique

17L’élection de 2007 a opposé le président en exercice, Mwai Kibaki, et son parti, le PNU, à la coalition d’opposition, l’ODM, emmenée par Raila Odinga. Ce fut une campagne très personnalisée et marquée par une amertume qui puisait ses racines dans les événements postérieurs à l’élection de 2002. Cette année-là, Kibaki et Odinga avaient mené, ensemble, à la victoire la Coalition nationale de l’arc en ciel (National Rainbow Coalition, NRC), face à Uhuru Kenyatta, le dauphin du président Daniel arap Moi – et mis ainsi un terme à plus de vingt ans de pouvoir de Moi. La NRC était une alliance de leaders politiques issus de plusieurs partis et communautés opposés à Moi. En l’espace de trois ans, elle se désintégra sous l’effet des conflits d’ambitions personnelles et communautaires et sur les détails de la réforme constitutionnelle.

18Odinga pensait qu’avant l’élection de 2002, Kibaki avait donné son accord pour l’adoption d’un nouveau cadre constitutionnel réduisant les pouvoirs présidentiels et créant un poste de Premier ministre doté de larges pouvoirs exécutifs – poste qu’Odinga comptait occuper. Mais des négociations acrimonieuses autour de la réforme conduisirent à l’organisation, en 2005, d’un référendum sur un projet de constitution élaboré par Kibaki qui étendait au contraire les pouvoirs présidentiels. Odinga forma une alliance qui vota contre le projet de constitution de Kibaki, le camp du « non » recueillant 57 % des voix.

19La campagne référendaire fut marquée par des discours incendiaires et des violences. Selon le rapport Kriegler [4], ces violences – notamment dans la vallée du Rift, à Kisumu et Mombasa – et l’amertume de la campagne ont ouvert la voie aux violences de 2007-2008. Les passions qui se sont développées lors de cette campagne référendaire ont nourri un discours politique caractérisé par « un langage musclé, qui parfois tombait dans le discours de haine ethnique et dégénérait en violence » (Kriegler, 2008, p. 1).

Encadré 2 – Alliances ethnico-politiques autour des tensions foncières

Lorsqu ’Odinga a mis sur pied sa coalition pour la campagne référendaire de 2005 et l ’élection de 2007, il a obtenu le soutien des communautés kalenjin et masaï de la vallée du Rift. Ces communautés soutenaient Odinga parce qu ’elles souhaitaient une délégation de pouvoirs aux dépens du gouvernement central à Nairobi et la résolution de certains griefs en matière foncière. Ces revendications remontaient aux saisies des terres opérées par les colons blancs à l ’époque coloniale et aux programmes de réinstallation postérieurs à l ’indépendance. Les Kalenjin pensaient en effet que ces programmes avaient bénéficié aux migrants kikuyu et kisii qui s ’étaient établis dans la vallée du Rift (HRW, 2008, p. 5). Dans les années 1990, la question foncière était devenue un point de ralliement décisif pour les politiciens masaï et kalenjin de la vallée du Rift (Klopp, 2001, p. 485-491 ; HRW, 2008 ; MOEUE, 2008). À partir de 1992, chaque élection déclencha de graves éruptions de violence d ’origine politique, dont une grande partie, concentrée dans la vallée du Rift, était liée aux problèmes fonciers et à un sentiment « anti-étrangers » exacerbé. Dans son rapport sur les violences de 2007-2008, Human Rights Watch souligne que « ces violences sont le résultat de décennies de manipulations politiques des tensions ethniques et d ’impunité, associées à des griefs anciens concernant la terre, la corruption, les inégalités et d ’autres problèmes » (HRW, 2008, p. 2-3).

20Les débats et tensions politiques autour des élections se reflétèrent dans l’implication des médias et des journalistes. Sous le régime du parti unique, à l’époque de Kenyatta et de Moi, le débat politique était étouffé et, bien que les journaux privés aient continué d’exister, la presse n’était pas véritablement libre : un usage bien ancré de pression économique et politique sur les journalistes persistait. Certes, la presse kényane n’était pas réprimée aussi directement que dans de nombreux États africains, mais elle ne pouvait pas critiquer ouvertement le gouvernement et s’autocensurait de façon considérable (Heath, 1997, p. 44-45). La radio et la télévision publiques financées par l’État (Kenya Broadcasting Corporation, KBC) étaient contrôlées par le gouvernement dont elles constituaient le porte-voix comme elles le demeurent encore aujourd’hui.

21Après la légalisation officielle du multipartisme, la presse s’est transformée en forum de débats politiques animés (Heath, 1997, p. 46), mais ceux-ci manquaient souvent de fil rouge, de direction et de structure. Un nouveau facteur entra en jeu : les médias passèrent sous le contrôle de politiciens et d’hommes d’affaires importants, souvent par le biais de sociétés écrans. Le principal quotidien The Nation (environ 200 000 exemplaires/jour) appartient à l’Agha Khan, qui a d’importants intérêts commerciaux au Kenya et soutient généralement les gouvernements en place, y compris celui de Kibaki. The Standard (65 000 exemplaires/jour), qui appartenait autrefois à la multinationale Lonrho basée à Londres, a été vendu en 2002 à un groupe d’hommes d’affaires kényans et est considéré aujourd’hui comme relevant de l’empire économique de la famille Moi (Loughran, 2010, p. 237). De même, la plupart des Kényans attentifs au secteur des médias pensent que le leader kalenjin controversé William Ruto se profile derrière la radio kalenjin Kass FM et Uhuru Kenyatta derrière K24 TV et Kameme FM. Les journalistes seniors et les dirigeants de Kass et de Kameme nient ces liens avec Ruto et Kenyatta, mais certains journalistes et observateurs des médias n’ont guère de doute sur l’identité des personnes qui contrôlent ces stations (communications personnelles, février 2010).

22Lors des élections de 2007-2008, la presse et les médias radiodiffusés jouissaient d’une relative liberté pour traiter les débats politiques (MOEUE, 2007, p. 1-2), mais des éléments démontrent qu’ils n’ont pas réussi à assurer une couverture équitable des leaders et partis politiques. Internews, une ONG américaine active au Kenya dans le secteur de la formation des journalistes, estime que, si la couverture de la campagne par les médias écrits peut être jugée complète, de très nettes préférences ont été exprimées ou transparaissent de manière tacite pour certains candidats ou partis et la sélection des sujets traités n’était pas impartiale. Les observateurs électoraux de l’Union européenne ont sévèrement critiqué la KBC, propriété de l’État, pour n’avoir pas « rempli ne serait-ce que l’obligation légale minimale qui incombe à un diffuseur de service public… sa couverture démontrant une forte partialité à l’égard de la coalition du Parti de l’unité nationale (Party of National Unity, PNU) » (MOEUE, 2007, p. 2).

23La presse et les médias audiovisuels grand public ne sont pas parvenus à empêcher la diffusion de la propagande partisane et de la rhétorique violente de nombreux dirigeants politiques. Lors d’un atelier à Nairobi en janvier 2008, des journalistes kényans ont accusé la presse et l’audiovisuel de privilégier l’argent sur la responsabilité professionnelle, « en acceptant et en véhiculant des messages haineux moyennant paiement », qui auraient pu inciter leur audience à passer à l’acte en période de tension (IPS News, 2008). La méfiance de l’opinion publique vis-à-vis des médias grand public, soupçonnés d’être achetés ou intimidés par le gouvernement ou par des factions politiques, a conféré une plus grande crédibilité aux radiodiffuseurs privés commerciaux et aux stations locales émettant en langues vernaculaires lorsqu’ils diffusaient des comptes rendus d’événements ou les déclarations de leaders politiques qui contredisaient le gouvernement et ses sympathisants.

24Tous ces éléments engendrèrent, après les élections, un secteur médiatique profondément déséquilibré, marqué par une méfiance du public à l’égard des médias à grande diffusion basés à Nairobi et une tendance des communautés à faire confiance aux radiodiffuseurs locaux ou à ceux qui émettaient dans des langues ciblées sur des communautés spécifiques. Mais ces diffuseurs avaient souvent eux-mêmes leur propre stratégie politique à mettre en œuvre. Comme Maina l’affirme à juste titre, « presque toutes les chaînes peuvent être rattachées à un parti ou une personnalité politique » (2006, p. 9). Un rapport du PNUD sur les médias lors des élections résumait les problèmes de manque d’objectivité et de partialité flagrante : « La couverture médiatique des violences postélectorales a mis en évidence les profondes divisions ethniques, car plusieurs médias ont pris ouvertement parti pour ou contre le statu quo » (PNUD, 2008).

La mangouste et les poulets : rhétorique politique et épuration ethnique

25De l’indépendance à 1991, le Kenya fut un État à parti unique dans lequel les médias étaient muselés et les dirigeants au pouvoir avaient le champ libre pour harceler physiquement ou verbalement leurs opposants. Face à la montée des revendications en faveur du multipartisme, la tonalité des discours politiques tourna à l’insulte, à la menace et aux accusations, d’abord dans le camp du président Moi et de ses supporters au sein de la KANU, au pouvoir depuis l’indépendance, puis dans toute l’élite politique concurrente.

26Au début des années 1990, Moi et ses ministres usèrent de la rhétorique de la peur pour s’opposer à la libéralisation de l’espace politique. Ils menacèrent les tenants du multipartisme et appelèrent ouvertement les supporters de la KANU à « s’opposer à ces fauteurs de troubles égoïstes ». De plus, « des partisans du régime parurent eux-mêmes défendre la violence à l’encontre des dissidents politiques, pressant publiquement les citoyens de couper les doigts des partisans du multipartisme et de s’armer de rungu (bâtons de berger) et de lances pour écraser tous ceux qui s’opposaient au régime du parti unique » (Haugerud, 1997, p. 76-77). Ce style de discours politique et la déshumanisation ou le dénigrement des opposants ont dominé les différentes périodes électorales, mais aussi les moments de tensions politiques et les conflits fonciers, après 1992.

27La Commission kényane des droits de l’homme (Kenyan National Human Rights Commission, KNHCR, 2005) a publié un rapport complet sur la rhétorique déshumanisante et le discours de haine exploités par les politiciens des deux camps politiques lors du référendum de 2005. Dans un rapport ultérieur, « Still Behaving Badly » (KNHCR, 2007), la Commission a constaté que la campagne électorale de 2007 s’était caractérisée par un recours constant aux insultes envers les adversaires, aux menaces et aux incitations effectives à la violence. La Commission a noté que « malheureusement, les Kényans continuent de tolérer et d’encourager le discours de haine et sont eux-mêmes devenus des agents actifs de la prolifération des campagnes haineuses contre certains politiciens et contre des concitoyens kényans » (KNHCR, 2007).

28Une partie de ce discours semble, à première vue, totalement dénuée de lien avec la politique, mais elle est parfaitement comprise des protagonistes. Kass FM a diffusé des réflexions de politiciens et de commentateurs qui affirmaient la nécessité pour le « peuple du lait » de « couper l’herbe » et déploraient que la « mangouste » soit venue « voler nos poulets ». Ce langage métaphorique est parfaitement transparent pour les Kényans, les populations pastorales kalenjin se désignant comme le « peuple du lait », tandis que l’« herbe » fait référence aux non-Kalenjin ou non-Masaï installés dans les zones que les Kalenjin revendiquent comme leurs terres originelles. La mangouste se réfère clairement aux Kikuyu qui ont acheté des terres dans la vallée du Rift et que les Kalenjin et les Masaï considèrent comme des intrus et fondamentalement comme des voleurs. Les appels à « couper l’herbe » lancés par les leaders de l’ODM à leurs partisans ont été largement interprétés comme une incitation à attaquer les « étrangers » de la vallée du Rift : couper l’herbe signifiait les tuer ou les chasser des terres revendiquées par les Kalenjin.

29Des stéréotypes ethniques ont été employés pour dénigrer les adversaires. Raila Odinga et ses partisans luo ont été souvent ridiculisés, qualifiés de simples « garçons », en référence aux rituels d’initiation permettant le passage de l’état de garçon à celui d’homme au sein des différentes communautés du Kenya. Les Kikuyu pratiquent la circoncision, contrairement aux Luo. Les partisans de Kibaki ont employé le thème de la circoncision pour dénigrer les politiciens et partisans de l’ODM et ont été jusqu’à appeler à les circoncire de force (KNCHR, 2006 et 2007 ; Warungu, 2008). Les politiciens pro-Kibaki ridiculisaient souvent Odinga, l’ODM et ses partisans qu’ils qualifiaient de « bêtes » ou d’« animaux de l’ouest » et de « babouins » (AllAfrica.com, 2008). Selon les défenseurs des droits de l’homme, « la stigmatisation, la déshumanisation et la haine qui en résultent sont tout aussi pernicieuses » car elles incitent à considérer les adversaires comme des bons à rien et justifient de futures violences à leur égard (KNHCR, 2005, p. 26).

30Lorsque le différend autour des résultats de l’élection de 2007 s’est envenimé et que la violence a pris une tournure ethnique, la rhétorique du génocide et de l’épuration ethnique est apparue. Cependant, elle n’a pas pris la forme d’appels au génocide ou à l’épuration ethnique, mais plutôt d’accusations de tentatives de génocide proférées par un bord contre l’autre. Début janvier 2008, les deux camps qualifiaient les politiques et les actes de leurs adversaires de génocidaires. Le 2 janvier, le gouvernement du président Mwai Kibaki a accusé le parti d’opposition de Raila Odinga de déclencher un « génocide » au Kenya. L’ODM n’a pas tardé à riposter en accusant le gouvernement de mener des politiques de répression « frôlant le génocide », vu l’ordre donné à la police de tirer sur les manifestants.

Radio en langue vernaculaire et discours haineux

31Le Kenya affiche un taux d’alphabétisation plus élevé que nombre de ses voisins (au-delà de 70 %) et dispose d’un réseau de plus en plus diversifié de journaux, de télévisions et de services d’information en ligne. Les populations y ont néanmoins un accès limité, surtout en zone rurale, et la radio demeure une source essentielle de nouvelles et d’informations, car elle est bon marché et livre l’information de façon instantanée. Avec la multiplication des radios locales en FM sur l’ensemble du territoire, la radio rend disponible un important contenu local en langue vernaculaire.

32Le Kenya n’a pas une longue tradition de radio en langue vernaculaire. À partir de l’indépendance, le pays a hérité du système de radio colonial, essentiellement axé sur les intérêts de l’administration, du développement économique et des colons. Kenyatta et Moi ont conservé un contrôle étroit sur la radio, alors que l’accent était mis sur l’unité nationale et la diffusion en kiswahili et en anglais plutôt qu’en langues vernaculaires. La fin du monopartisme et l’accès graduel des médias à une plus grande liberté d’expression ont engendré des revendications pour la création de radios locales en langue vernaculaire.

33Craignant de voir les radios instrumentalisées par l’opposition politique, Moi s’est opposé dans un premier temps à l’octroi de licences FM à des privés, d’autant plus que la première demande d’autorisation de diffusion émanait du groupe Royal Media Services, propriété de S.K. Marcharia, un homme d’affaires très en vue entretenant des liens étroits avec les leaders de l’opposition (principalement kikuyu). Il fallut des pressions concertées des acteurs locaux et des bailleurs de fond internationaux en faveur d’une presse libre pour persuader Moi d’accepter l’octroi de licences à des radios FM commerciales en 1996 (Wafula, 2008). Royal Media a créé la radio Kameme FM en kikuyu et le gouvernement, prenant conscience de la puissance de cet outil de diffusion en langue locale, a lancé lui-même une radio concurrente en kikuyu, Inooro FM. Joshua Arap Sang, directeur d’exploitation et présentateur principal de Kass FM, et Macharia Wamugi, directeur d’exploitation de Kameme FM, ont déclaré lors d’entretiens réalisés en février 2010 que les gouvernements de Moi, puis de Kibaki, se méfiaient des radios en langue vernaculaire car des pans importants de la population se trouveraient exclues du dialogue privilégié entre les radios locales et leur audience principale, partageant la même langue. Cela créerait des divisions et placerait ces radios en marge du contrôle possible de l’État.

34La défaite électorale de la KANU en 2002 fut suivie d’une forte expansion des radios FM – notamment celles qui diffusaient en kikuyu, en kalenjin, en luo et en luhya. Kass FM devint la station kalenjin la plus influente tandis que Lake Victoria FM et Ramogi FM étaient les principales stations luo. Toutes ont été critiquées par les groupes de défense des droits de l’homme lors de la campagne référendaire de 2005 pour leurs incitations à la violence politique. Inooro FM était pro Kibaki et diffusait des chansons ridiculisant les « bêtes de l’ouest » (KNHCR, 2007). Le gouvernement de Kibaki suspendit brièvement Kass FM en novembre 2005 pour incitations à la violence (Wafula, 2008). Les partisans d’Odinga accusèrent le gouvernement de s’en prendre à Kass parce qu’elle était indépendante. Kass fut autorisée à reprendre ses programmes lorsqu’elle parvint à présenter des transcriptions de ses émissions qui prouvaient qu’aucun message de haine n’avait été diffusé. La station gagna ainsi en crédibilité auprès des Kalenjin, qui redoublèrent de méfiance à l’égard du gouvernement de Kibaki.

35Plusieurs rapports relevèrent début 2008 que les stations de radio en langue vernaculaire jouaient un rôle nocif dans les violences postélectorales. Malheureusement, les transcriptions d’émissions de radios en langue vernaculaire sont peu nombreuses (ce sont de petites radios qui ne conservent pas d’archives importantes). Les grandes organisations effectuant un suivi médiatique (notamment le BBC Monitoring Service, qui a un centre de suivi à Karen, dans la banlieue de Nairobi) ne surveillaient pas ces radios, mais se limitaient aux médias audiovisuels kényans grand public utilisant l’anglais ou le kiswahili. Le groupe Steadman et la société Strategic Public Relations Research Ltd, dirigée par Caesar Handa, ont exercé un certain suivi de la presse et des diffuseurs pour le compte d’organisations de défense des droits de l’homme et du PNUD, mais ils ne disposent eux-mêmes que de peu de retranscriptions.

36Cependant, selon la Commission kényane des droits de l’homme, des éléments attestent que les stations diffusant en langue vernaculaire (entre autres Kass FM, Lake Victoria, Kameme et Inooro) ont « manipulé l’information pour soutenir des candidats et des partis de la même tribu que leur audience, tout en fustigeant ouvertement ceux qui n’appartiennent pas à ces tribus » (KHRC, 2008). Les preuves de partialité ne font guère de doute, mais ne démontrent pas que ces radios appelaient effectivement au meurtre.

37Selon l’agence de presse IRIN, mise en place par l’ONU, « il y a eu beaucoup de discours haineux, parfois à peine déguisé », notamment sur Kass, Kamene, Inooro et Lake Victoria. Les talk-shows et les émissions donnant la parole aux auditeurs étaient de loin les pires. C’étaient les auditeurs, appelant lors des émissions, ou les leaders politiques locaux interviewés qui s’adonnaient aux incitations à la violence contre d’autres communautés, et les animateurs de radio semblaient incapables de les en empêcher ou de les maîtriser. IRIN a déclaré que Kass FM relayait les discours de haine des leaders politiques kalenjin contre les Kikuyu, notamment les messages avertissant que la mangouste « a volé nos poulets » et que le « peuple du lait » devait « couper l’herbe » et « se débarrasser des mauvais plants » (IRIN, 2008 ; Handa, 2009).

38Ce qui n’est pas précisé, c’est si ces remarques émanaient des journalistes de Kass eux-mêmes ou d’auditeurs qui téléphonaient, envoyaient des e-mails ou des SMS ou si elles avaient été formulées lors d’entretiens avec les leaders politiques. Joshua Arap Sang, qui présentait des émissions sur Kass FM pendant les élections, nie que sa radio ait diffusé un quelconque discours de haine ; selon lui, elle émettait simplement pour son peuple (les Kalenjin) et expliquait la situation dans une langue que l’auditeur pourrait comprendre et apprécier, Lui-même et d’autres présentateurs n’ont rien fait d’autre que s’adresser à leur public de façon accessible. Face aux retranscriptions de propos incitant à battre les adversaires, par exemple, il a nié qu’ils aient été diffusés.

39Sur treize transcriptions fournies par Caesar Handa, une seule, d’une émission de Kass FM du 3 octobre 2007, comprend une incitation directe à la violence. Dans cette émission, le présentateur lisait le SMS suivant envoyé par un auditeur : « Les leaders qui nous trompent doivent être démasqués, ils ne doivent pas être élus du tout, ou ils seront battus et leurs biens incendiés » (Handa, 2009). Lors d’un atelier d’Inter-Press à Nairobi en janvier 2008, David Ochami, membre du Conseil d’autorégulation des médias du Kenya (Media Council of Kenya), a déclaré qu’avant les élections, les radios diffusant en langue vernaculaire avaient éveillé « une conscience ethnique » chez les auditeurs, ce qui les avait amenés à « soutenir les leaders issus de leur propre tribu et à nourrir des sentiments hostiles à l’égard de populations appartenant à d’autres communautés ». Il a poursuivi en affirmant que les expressions de haine venaient essentiellement des appels des auditeurs, au cours des émissions à antenne ouverte, mais que « malheureusement, nous avons laissé ces auditeurs dire des horreurs et puis nous nous [en] sommes même moqués » (cité dans IPP, 2008).

Violences post-électorales au Kenya, 2007-2008

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Violences post-électorales au Kenya, 2007-2008

Source : Commission of Inquiry IntoPost Election Violence (CIPEV), Final Report, 2008

40Kass FM est la radio qui a été la plus accusée de partialité et de diffusion de messages haineux en 2005, puis en 2007-2008. Comme Kameme et Inooro et, dans une moindre mesure Lake Victoria FM, elle semble avoir suivi une ligne éditoriale générale favorisant les candidats issus de sa communauté, diffusant des informations favorables aux Kalenjin et à l’ODM et dénigrant les Kikuyu ou les Kisii, puis le PNU. Une terminologie très dégradante était employée, mais il est impossible de déterminer précisément la fréquence de ces propos, l’identité de l’émetteur (journalistes de Kass, personnes interviewées ou auditeurs s’exprimant par téléphone), ni de savoir s’ils constituaient une exception à la règle ou s’inscrivaient dans une routine de radio partisane. Il en est de même d’autres radios : les stations kikuyu ont peut-être évoqué les « bêtes » ou les « animaux » de l’ouest ou des questions autour de la circoncision, mais il est impossible de savoir à quelle fréquence, dans quel contexte, ni de déterminer le niveau d’incitation à la haine ou à la violence.

41Pour conclure, il est démontré que ces radios avaient des priorités partisanes. Elles ont clairement conformé leurs références et leurs contenus à ces priorités, et promu un discours partial, dérogeant aux principes clairs d’objectivité, d’équilibre et de journalisme responsable. Si on examine la définition et les différents critères donnés plus haut, des éléments attestent que les radios diffusant en langue vernaculaire, notamment Kass FM, ont encouragé la suspicion ciblée envers ceux que l’on pouvait cataloguer comme des « étrangers » à la vallée du Rift. Les radios kalenjin, kikuyu et luo ont également bien « imputé des motivations malveillantes » à des groupes jugés favorables aux adversaires politiques. À certaines occasions dans la vallée du Rift, certaines radios ont bien établi un lien entre des menaces ou griefs à long terme à l’encontre d’un groupe et les développements en cours. Elles ont aussi, à quelques rares occasions alors qu’elles étaient soumises à un monitoring, « préparé le peuple à se défendre et à défendre sa communauté contre cette menace » et certaines déclarations diffusées pouvaient effectivement être interprétées comme des incitations à la violence.

42Dès lors, ces contenus radiophoniques peuvent-ils être comparés à ceux de la RTLM au Rwanda ? Un important corpus d’analyse est consacré aux médias de la haine et au rôle de la radio dans le génocide rwandais [5]. Trois Rwandais (Hassan Ngeze, Jean-Bosco Barayagwiza et Ferdinand Nahimana), impliqués dans la RTLM et le journal Kangura, ont été poursuivis devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour génocide, incitation au génocide et crimes contre l’humanité, en raison de leur rôle dans la diffusion et la publication d’un discours de haine appelant directement à tuer les Tutsi.

43Les témoignages déposés dans le cadre de leur procès ont démontré l’existence d’un flux continu, organisé et soigneusement ciblé de propos radiodiffusés, qui participaient d’un programme à long terme d’ancrage de la haine et visant à la destruction ultime des Tutsis. La RTLM identifiait les personnes à exécuter et donnait instruction aux Hutus de tuer leurs voisins et compatriotes au seul motif qu’ils étaient Tutsis. Le jugement du TPIR a conclu que les émissions de la RTLM avaient véhiculé « des stéréotypes ethniques qui ont encouragé le mépris et la haine de la population tutsie. Elles ont appelé les auditeurs à débusquer l’ennemi et à s’armer contre lui… Elles ont explicitement appelé à l’extermination du groupe ethnique des Tutsis » (Thompson, 2007, p. 283).

44Dans le cas du Kenya, aucun élément n’atteste formellement d’une campagne coordonnée, d’une stratégie préméditée et programmée à long terme d’attaques ethniques, ni à plus forte raison, d’un plan d’extermination. Rien ne permet d’identifier des liens organisationnels très clairs entre les journalistes, les radios et les leaders politiques directement impliqués dans les incitations à la violence et le passage à l’acte, alors que le TPIR a établi la connivence entre la RTLM et la hiérarchie militaire et politique hutue, planificatrice du génocide.

45Les radios kényanes diffusant en langue vernaculaire ont été partisanes et se sont parfois laissé utiliser comme des vecteurs du discours de haine promu par les politiciens et les leaders d’opinion. Mais elles n’ont pas joué de rôle perceptible dans la définition d’un programme d’extermination ou d’épuration systématique d’un groupe ethnique. Et, en définitive, « les stations en langues locales ont également joué un rôle de réconciliation. Kass a diffusé des appels d’auditeurs prônant la paix et la coopération avec les groupes de défense des droits de l’Homme » (BBC World Service Trust, avril 2008, p. 5).

46L’avenir des médias kényans en général et des radios en langue vernaculaire en particulier demeure néanmoins incertain. L’environnement politique et économique dans lequel elles opèrent reste marqué par la manipulation des frustrations communautaires au service de certains desseins politiques. Après la campagne référendaire de 2010, la Commission kényane pour la cohésion nationale (Kenyan National Cohesion Commission) a ouvert des enquêtes sur trois radios, dont le nom n’a pas été révélé, pour radiodiffusion de discours de haine. La Commission a déclaré que ces trois radios avaient été signalées au commissaire de police pour qu’une intervention arrête la diffusion de propos susceptibles d’inciter à la haine (Itumbi, 2010 ; Somerville, 2010). Il subsiste donc au Kenya un terreau politique fertile et des voix prêtes à propager la haine par l’intermédiaire des médias, en particulier dans les moments de compétition politique, de tension et de violence.

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Notes

  • [1]
    Cet article a été publié dans sa version originale sous le titre “Violence, Hate Speech and Inflammatory Broadcasting in Kenya. The Problems of Definition and Identification”, Ecquid Novi. African Journalism Studies, vol. XXXII, n° 1, 2011, p. 82-101. La rédaction remercie chaleureusement l’auteur ainsi que la maison d’édition de la revue d’avoir accepté la publication en français de cet article dans Afrique contemporaine.
  • [2]
    L’auteur remercie Gabrielle Lynch (université de Leeds), David Anderson (Oxford’s Centre for African Studies), Joseph Warungu (BBC World Service), Matthias Mundi et Chris Greenway (BBC Monitoring Service), Ida Jooste, Brice Rambaud et le personnel d’Internews Nairobi, Dennis Itumbi, Martin Gitau, Louise Tunbridge, Fred Obera et Caesar Handa pour l’assistance qu’ils lui ont apportée dans ses recherches et l’écriture de cet article.
  • [3]
    L’ONG a pris son nom en référence à l’article 19 de la Déclaration universelles des droits de l’homme, relatif à la liberté d’opinion et d’expression.
  • [4]
    Rapport sur les causes des violences, demandé par le gouvernement kényan et des médiateurs internationaux dans le sillage des violences de 2007-2008 et établi par la Commission d’examen indépendante (Independent Review Commission, IRC), présidée par le juge sud-africain Johann Kriegler.
  • [5]
    Chalk, 2000 ; Thompson, 2007 ; Strauss, 2007 ; Chrétien, 2000 ; Des Forges, 2000.
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