Couverture de AFCO_227

Article de revue

Des médias entre prolifération anarchique, impunité et pauvreté : le défi de la reconstruction du champ médiatique en RDC

Pages 135 à 152

Notes

  • [*]
    Yves Renard est directeur délégué du Département international de l’école supérieure de journalisme de Lille (ESJ). Il a été auparavant rédacteur en chef de Radio Okapi en RDC, de janvier 2004 à juillet 2007.
  • [1]
    Voir l’article sur la décentralisation et l’aménagement du territoire dans ce dossier.
  • [2]
    Les mouvanciers étaient les proches du président Mobutu, ils étaient dits « dans la mouvance présidentielle ».
  • [3]
    Les conflits congolais des années 1990 auront fait 4 millions de morts selon les estimations de l’ONU et des ONG humanitaires (IRIN, 2005). En réalité, les chiffres exacts sont difficiles à confirmer, mais l’ampleur terrifiante de la mortalité est indiscutable.
  • [4]
    L’équation « 1+4 » qui résume l’Espace Présidentiel est immédiatement complétée par les Kinois sceptiques pour qui 1 + 4 = 0.
  • [5]
    Voir l’article sur la réforme du secteur minier de Marie Mazalto dans ce même dossier.
  • [6]
    République démocratique du Congo, Document de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, Kinshasa, 2006.
  • [7]
    Le coupage peut rapporter au journaliste deux à trois fois son salaire mensuel (entretien avec un journaliste, Kinshasa, 2007).
  • [8]
    Dans les rues de Kinshasa les colporteurs de journaux vous proposent au choix L’Avenir, journal bleu, La Tempête des Tropiques, journal rouge et Le Grognon, journal satirique paraissant à l’improviste, adaptation kinoise du Canard Enchaîné.
  • [9]
    Le ministre a fait cette déclaration à l’ouverture de l’atelier sur la réforme du cadre juridique sur l’exercice de la liberté de la presse à Kinshasa en 2007.
  • [10]
    Source : www. radiookapi. net, juin 2007.
  • [11]
    JED est le correspondant en RDC de Reporters sans frontière.
  • [12]
    Source : www. radiookapi. net, juin 2007.
  • [13]
    Le terme « médias de la haine » a été employé pour décrire le rôle joué par certains médias rwandais, dans le génocide de 1994, comme la tristement célèbre Radio Mille Collines.
  • [14]
    Sondages Immar 2004, 2005 et 2006
  • [15]
    La Fondation Hirondelle est une organisation de journalistes qui crée des médias en zones de crise. Pour plus d’informations on pourra se reporter au site Internet de l’organisation: www. hirondelle. org.

1Jusqu’au début des années 1990, les Congolais « étaient informés » par la Voix du Zaïre, le grand tam-tam du maréchal-président Mobutu. Cette Voix, c’était celle du Mouvement populaire de la révolution (MPR), le parti unique rebaptisé Mourir pour rien par les habitants de Kinshasa qui n’ont pas attendu d’avoir la liberté d’expression pour ironiser sur leurs dirigeants. À cette époque, l’Agence congolaise de presse (ACP) et quelques journaux complétaient le maigre paysage d’une presse aux ordres du pouvoir. Aujourd’hui, le paysage médiatique a complètement changé : le pluralisme des médias est une réalité grâce à une profusion de journaux, de radios et de télévisions de toutes tendances.

2Dans le domaine des médias « classiques », le plus populaire est de très loin la radio, avec des centaines de stations dans les grandes villes, mais aussi dans des régions reculées où un générateur, un émetteur FM et des équipements élémentaires de production, permettent de créer une radio communautaire avec quelques centaines, voire quelques dizaines de dollars. Ces radios sont captées facilement avec des transistors peu coûteux et sont souvent le seul moyen d’information disponible pour des communautés entières. La télévision n’a pas encore autant d’impact que la radio, en raison principalement de ses coûts de production, de diffusion et de réception. Il existe pourtant déjà des dizaines de chaînes, surtout à Kinshasa, mais aussi dans les autres grandes villes du pays. La presse écrite, elle, n’a qu’une diffusion confidentielle à Kinshasa et dans quelques grandes villes. Les journaux kinois sont imprimés au mieux à quelques milliers d’exemplaires. Une goutte d’eau dans une ville gigantesque, de plus de cinq millions d’habitants. Ces journaux doivent faire face à des handicaps rédhibitoires : coûts de production élevés et distribution presque impossible dans un pays sans routes. La presse écrite est payante et donc inaccessible à l’immense majorité de la population : les quotidiens kinois coûtent un dollar, un chiffre à comparer au fait que la majorité des Congolais vivent avec moins d’un dollar par jour. Malgré toutes ces difficultés, elle est incontournable dans le paysage médiatique congolais, parce qu’elle est largement diffusée dans les élites congolaises et étrangères de la capitale.

3En dehors des médias classiques, le médium qui a connu l’expansion la plus formidable n’existait tout simplement pas encore dans les années 1990. Aujourd’hui ce médium, est utilisé par des millions de Congolais qui peuvent, grâce à lui, suivre en direct ce qui se passe aux quatre coins du pays. Il est de très loin celui qui couvre la plus grande proportion du territoire national et certainement aussi celui qui jouit de l’indice de confiance le plus élevé dans la population par rapport aux informations qu’il diffuse. Il s’agit bien sûr du téléphone portable. Ce phénomène n’est pas propre à la RDC mais, dans ce pays où les communications physiques sont difficiles, voire inexistantes [1], le téléphone cellulaire est maintenant incontournable dans toute réflexion sur la reconstruction d’un secteur national des médias au Congo.

4Dans le même ordre d’idées mais dans une proportion infiniment plus réduite, il faut noter l’utilisation d’Internet, qui commence à se développer. Les ramifications congolaises de la grande toile mondiale sont encore modestes : les connexions sont lentes, les pannes fréquentes et les abonnements très coûteux pour les particuliers mais, malgré ces handicaps, des cybercafés ouvrent non seulement à Kinshasa et dans les grandes villes, mais parfois aussi dans des zones reculées.

5Cette explosion des vecteurs de l’information, et plus particulièrement des médias, depuis presque 20 ans constitue un paradoxe dans la mesure où ce phénomène est contemporain de la « descente aux enfers congolaise », c’est-à-dire de la période d’appauvrissement et d’instabilité ouverte par la libéralisation manquée du régime de Mobutu jusqu’à la transition politique (2003-2006). Ni l’appauvrissement de la RDC ni l’instabilité structurelle ni la guerre à l’Est n’ont empêché la prolifération des médias et des nouveaux outils de communication. Bien au contraire, ces éléments semblent avoir encouragé leur développement anarchique. Cet article vise à expliciter cette simultanéité troublante (effondrement étatique, guerres et prolifération médiatique) et s’interroge sur le développement des médias dans un contexte de démocratisation en sortie de conflit.

La libéralisation et profusion médiatique au temps de l’effondrement du pays

6En une vingtaine d’années, la RDC est passée d’un système de presse « à la soviétique » à une profusion quasiment anarchique dans le secteur des médias. Parallèlement, le pays connaissait une des pages les plus sombres de son histoire : plus d’une décennie d’instabilité et de violence politiques qui l’amenaient au bord de la disparition. Cette évolution des médias s’explique davantage par la désagrégation de l’État que par une volonté d’ouverture des autorités.

7En effet, les premiers signes tangibles d’évolution pour la presse congolaise correspondent à l’ouverture de la Conférence nationale souveraine (CNS) que le président Mobutu a été obligé de convoquer en 1990 sous la pression nationale et internationale. Ainsi, dès le début du processus d’affaiblissement du système dictatorial dans les années 1990, certains médias ont saisi cette opportunité, mais ils ont été réduits au silence quand le pouvoir le souhaitait. Par exemple, Elima, un des premiers journaux à adopter un ton critique vis-à-vis du pouvoir mouvancier[2] voit, en 1990, son imprimerie de Kitambo plastiquée et entièrement détruite, ce qui a sonné le glas de ce journal. Cette période d’affaiblissement progressif de l’État est caractéristique de la fin du régime de Mobutu qui, en dépit de l’effritement de son pouvoir, est tout de même parvenu à différer la timide démocratisation enclenchée par la Conférence nationale souveraine.

8Le régime du maréchal finit par être emporté par une jeune rébellion née dans l’Est qui entre, le 17 mai 1997, dans Kinshasa, avec à sa tête Laurent Désiré Kabila, compagnon d’armes de Che Guevara dans les années 1960, qui fait un come back fulgurant à l’aube du XXIe siècle soutenu par ses éphémères alliés rwandais. Mobutu, malade et vaincu, fuit en exil après trente-deux ans de présidence, tandis que Kabila prend le pouvoir. Le 2 août 1998, une nouvelle rébellion, celle du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) dirigé par Azarias Ruberwa éclate à Goma, au Nord-Kivu. C’est la conséquence de la rupture de Laurent Désiré Kabila avec les Rwandais du gouvernement de Paul Kagamé. Quelques mois plus tard, c’est au tour du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba d’entrer en scène. Rapidement, le pays est partagé entre factions, parrainées par différents pays voisins qui interviennent parfois directement sur le sol congolais. Ce qu’on a appelé « la première guerre mondiale africaine » a causé directement ou indirectement des millions de morts [3]. Le 16 janvier 2001, Kabila père est assassiné dans des circonstances encore mystérieuses aujourd’hui, alors que le pays sombre dans un chaos sanglant.

9Le fils du président assassiné, Joseph Kabila, négocie les accords de Sun City, en Afrique du Sud, à partir du 25 février 2002. Les différents belligérants se mettent d’accord pour se partager le pouvoir pendant une période de transition avant d’aller aux élections. Cette période de transition est connue comme la formule du « 1+4 » (1 président plus 4 vice-présidents) [4]. La communauté internationale accompagne cette transition, les Nations unies, l’Union européenne soutiennent et financent avec des milliers de casques bleus et des centaines de millions d’euros le recensement électoral, le référendum constitutionnel et les élections présidentielles et législatives. Ce processus aboutit, le 6 décembre 2006, à la première élection au suffrage universel direct sur l’ensemble du territoire national depuis les années 1960 et à la victoire de Joseph Kabila.

10Durant toute cette période, le secteur de la presse congolaise a paradoxalement tout à la fois profité et souffert de la décomposition de l’État et de la fin du régime mobutiste. Dans la phase crépusculaire du pouvoir de Mobutu, de nouveaux journaux sont apparus dans les grandes villes de province comme Lubumbashi, au Katanga. De même, cette période a vu l’essor des radios communautaires, notamment religieuses, qui ont commencé à se développer parallèlement à l’arrivée des Églises évangélistes dans le pays. L’affaiblissement du régime a permis l’émergence de médias plus indépendants. Avec la libéralisation, les différents acteurs politiques ont eu besoin d’avoir des espaces d’expression et, du côté du public, l’ouverture a créé un vrai intérêt pour les sujets politiques, et donc pour une presse plus diversifiée. C’est dans les années 1990 que sont nés les journaux rouges, appelés de cette façon parce que leur titre est imprimé en rouge pour indiquer aux lecteurs qu’ils sont des organes de l’opposition. Les parlementaires debout sont apparus aussi à cette période. Ce sont des militants ou sympathisants de l’opposition, qui lisent et commentent les gros titres des journaux kinois dans la rue. Ils alimentent le débat politique en discutant au milieu de la foule et de la circulation. Les parlementaires debout sont écoutés attentivement par les passants, ce qui en fait de véritables faiseurs d’opinion. L’affaiblissement de la dictature et l’émergence d’un débat politique contradictoire ont favorisé l’apparition de nouveaux médias, qui eux-mêmes se nourrissent de l’intérêt croissant du public. Cette conjonction de circonstances a formé un cercle vertueux pour le développement d’une presse pluraliste. Après le départ de Mobutu et malgré la guerre et l’autoritarisme de Laurent Désiré Kabila, cette équation positive pour la presse est restée valable. La transition, à partir de 2003, a constitué une période encore plus favorable car les belligérants ont dû se transformer en gouvernants, puis en candidats pour les élections de 2006. Tous les acteurs politiques ont eu besoin de communiquer sur leurs projets, leurs bilans, leurs programmes et ont donc créé ou soutenu des médias dans le cadre de la compétition électorale, qui constituait le point final de la transition. Les deux candidats du deuxième tour de la présidentielle, Jean-Pierre Bemba et Joseph Kabila, sont ainsi soutenus respectivement par les télévisions CCTV et Canal Kin TV et par le réseau Radio Liberté (Jean-Pierre Bemba), la radio et télévision Digital Congo, le groupe de presse L’Avenir avec le journal L’Avenir et la radiotélévision RTGA (Joseph Kabila).

11Cette prolifération médiatique est largement concentrée à Kinshasa. En ce qui concerne la presse écrite, à Kinshasa une dizaine de quotidiens sont publiés régulièrement et à peu près le même nombre de journaux sont publiés de façon sporadique lorsque l’éditeur « trouve un sponsor », c’est-à-dire lorsqu’il arrive à se faire financer occasionnellement. Le tirage moyen de ces journaux se situe entre 1000 et 1500 exemplaires par édition. À l’exception du journal Le Potentiel qui tire à 3000, cette presse écrite kinoise n’est que très épisodiquement distribuée dans les autres villes du pays. En province, il n’existe pratiquement pas de journaux à parution régulière. On trouve les seules exceptions à Lubumbashi au Katanga et à Goma au Nord-Kivu.

12Pour ce qui est des radios, il y en aurait 220 sur toute l’étendue de la RDC, selon le Groupe de recherches et d’échanges technologiques (GRET). Parmi ces radios, plus de la moitié sont des radios communautaires. À Kinshasa, par contre, il n’existe qu’une ou deux radios communautaires parmi les 25 qui sont répertoriées. Parmi elles, la radio d’État, la RTNC a plusieurs chaînes ; les autres sont des radios commerciales, politiques ou religieuses. Pour compléter le tableau, il faut signaler aussi la présence de plusieurs radios internationales, les principales étant RFI et la BBC.

13Enfin, toujours selon les chiffres du GRET, il existait 32 chaînes de télévision à Kinshasa avant la période électorale de 2006, plus une douzaine d’autres chaînes dans le reste du pays, surtout à Lubumbashi et à Mbuji Mayi au Kasaï Oriental. Pendant la période électorale, le nombre de chaînes est monté jusqu’à 52 à Kinshasa, soit cinq fois plus que de journaux. Au milieu de l’année 2007, on est revenu a la situation d’avant la période électorale avec une trentaine de chaînes à Kinshasa. Ces fluctuations brutales du nombre de chaînes au gré de l’actualité politique montrent bien qu’on est ici dans une économie de circonstances plutôt que de marché. Dans les dix autres provinces du pays, il existe une demi-douzaine de stations de télévision. Ces stations ne sont pas implantées de la même manière dans toutes les provinces. Certaines provinces n’ont aucune télévision et deux d’entre elles regroupent à elles seules la moitié de toutes les chaînes de province. Il s’agit du Katanga et du Kasaï Oriental. Cette disparité ne doit rien au hasard. Le Katanga est la grande province minière de la RDC, avec de formidables ressources en cuivre et le Kasaï Oriental propulse le pays parmi les plus gros producteurs de diamants mondiaux [5]. Grâce à leurs ressources minières, ces provinces ont un début d’activité économique formelle, et une partie des ressources générées par ces activités est consacrée au secteur des médias, via la publicité. Ainsi, à Mbuji Mayi, certaines émissions des chaînes de télévisions locales sont sponsorisées par des comptoirs de diamants à la recherche de publicité locale. Par ailleurs, la télévision est un média qui progresse vite et cette progression va s’accentuer dans les années qui viennent. La population congolaise, largement désœuvrée et avide de découvrir le monde sans pouvoir voyager, représente un public potentiel important pour la télévision.

Les handicaps de la pauvreté et de l’absence de cadre légal

14En presque vingt ans, on est passé en RDC d’un paysage médiatique composé de la radio-télévision d’État ainsi que d’un ou deux journaux « officiels » à un paysage composé d’une cinquantaine de chaînes de télévision, une douzaine de journaux quotidiens réguliers et près de 250 radios. Ces médias reflètent bel et bien une réelle diversité d’opinions et d’analyses : une partie de la population suit avec passion les plus petits soubresauts de sa classe politique à travers les journaux, les radios et les télévisions. Il est indéniable que ce phénomène contribue à l’éducation de la population sur les notions d’État, de débat public, d’enjeu de développement, de gouvernance. Toutefois, bien que la presse congolaise ait su évoluer vers une grande diversité, elle souffre des handicaps structurels issus d’une émergence anarchique : pauvreté et absence de cadre légal et d’autorité de régulation. Ces handicaps rendent tout à fait aléatoire l’apparition d’une presse économiquement viable, responsable et indépendante, et donc à même de rendre à la jeune démocratie congolaise les services que n’importe quelle démocratie est en droit d’attendre du « quatrième pouvoir ».

Le coupage ou la perte d’indépendance des journalistes

15Le développement du secteur des médias s’est effectué au moment où l’économie congolaise faisait le grand plongeon. La fin du XXe siècle et le début du XXIe ont connu le retour de l’hyperinflation (500 % en 2001), et la chute du régime de Mobutu s’est accompagnée d’une désorganisation presque complète du système productif dont les ruines ont vite sombré dans l’informel. Selon le Document de stratégie de réduction de la pauvreté, le secteur informel représentait en 2005 environ 80 % de l’économie du pays et 75 % de la population vivait en deçà du seuil de pauvreté [6]. De ce fait, il n’est guère surprenant que la plupart des structures de presse congolaises ne soient pas dans une logique d’entreprise formelle. Leur objet se limite bien souvent à être le média de telle ou telle personnalité politique ou religieuse. La viabilité économique et les conditions à réunir pour l’atteindre ne sont pas au cœur du projet des journaux, radios ou télévisions congolaises. Les journalistes congolais n’ont la plupart du temps pas de contrat de travail et très souvent ils ne sont pas payés, ou ne reçoivent que de très maigres salaires. Dans ce secteur comme dans les autres en RDC, cela aboutit à une généralisation de la corruption qui est devenue le modèle économique obligé du journalisme congolais.

Encadré 1 – Le coupage, dérive quotidienne du journaliste congolais

Cette corruption systématique porte un nom : le coupage. Le coupage fonctionne de la façon suivante : lorsqu’un journaliste réalise un sujet, il n’est pas payé par son journal, mais par la personne ou l’institution qui est objet de son reportage. Prenons l’exemple d’une conférence de presse d’un ministre. Avant cette conférence, les organisateurs prévoient une certaine somme pour les journalistes qui vont se déplacer. Ces journalistes s’inscrivent sur une liste en arrivant pour couvrir l’événement, la liste du coupage. Lorsque la conférence de presse est terminée, chaque journaliste va voir le responsable en charge du coupage, qui vérifie que le journaliste figure bien sur sa liste avant de lui remettre une enveloppe. Dans l’enveloppe, il y a une certaine somme, variable selon l’importance de l’événement et le média qui emploie le journaliste [7]. Le journaliste va ensuite partager le contenu de l’enveloppe avec sa hiérarchie. Bien entendu, la personne qui finance le coupage s’attend à ce que le reportage lui soit favorable. Espoir logique et rarement déçu, puisqu’il a payé pour ça. Le coupage implique en fait tout simplement qu’il faut payer pour diffuser des informations et que la propagande et la publicité ont remplacé l’information. C’est un mélange des genres complet entre information, publicité, sponsoring et corruption pure et simple.

16Ce qui est valable pour la couverture d’une conférence de presse l’est également pour tout genre d’exposition médiatique. Les professionnels des médias doivent même parfois payer pour travailler. Ainsi, si un animateur de télévision propose un projet de magazine, le directeur de la chaîne va lui annoncer un montant que cet animateur va devoir réunir pour que son magazine rentre dans la grille des programmes. Disons que le directeur de la chaîne demande 500 USD à l’animateur pour un magazine économique hebdomadaire diffusé chaque vendredi entre 19 et 20 h. L’animateur va à son tour demander 1000 USD à un chef d’entreprise, pour l’inviter dans son magazine. Ici aussi, il y a peu de chances que le magazine mette en avant des informations défavorables à l’entreprise. La culture n’échappe pas au phénomène. L’animateur d’une émission musicale à succès dans une radio de la place demande aux musiciens de l’argent pour diffuser leurs chansons à l’antenne. De leur côté, les musiciens citent les noms de personnalités dans leurs disques en espérant un retour d’ascenseur. Les plus connus vont même se faire payer plusieurs milliers de dollars pour faire ces dédicaces, qui sont une variété musicale du coupage connue comme le phénomène « libanga », « cailloux » en lingala. Par exemple, au beau milieu de la chanson Attente de son album Droit chemin, le célèbre chanteur Fally Ipupa cite le colonel Raus, à l’époque commandant des services spéciaux de la police nationale à Kinshasa. Dans un genre tout à fait différent, les dernières paroles du tube de Werrason, Opération dragon, extrait de son album Kibwisa Mpimpa sont : « Le moyen le plus sûr pour envoyer votre argent : Western Union ».

17Le coupage sous ses multiples formes s’est banalisé au point que certains journalistes ont inventé des stratégies qui permettent de bénéficier du coupage tout en publiant des informations fiables. Un reporter va par exemple rédiger deux versions d’un même sujet sous deux signatures, dans deux journaux différents. Il va signer sous son propre nom, dans son journal, une version de l’article conforme aux attentes du « coupeur » et, en même temps, il publie une version différente sur le même sujet qui apparaîtra dans un autre journal, sous un pseudonyme. Le journaliste ne sera pas payé pour son deuxième article, mais il en retirera tout de même la satisfaction d’avoir publié une information honnête. La diversité de points de vue dans la presse congolaise est ainsi souvent liée à la volonté individuelle de certains professionnels de maintenir une indépendance éditoriale, malgré des conditions matérielles misérables. L’ironie, l’impertinence et l’humour qu’on constate dans la presse congolaise viennent de là [8] et le coupage est vécu comme une nécessité dont les rédactions ne sont pas fières. Il reste malgré tout le seul mode de rémunération régulier pour une profession dont les membres ne reçoivent pratiquement jamais de salaire digne de ce nom. Au final, la réelle aspiration à l’indépendance des journalistes congolais ne pèse pas lourd face aux nécessités alimentaires.

18Le coupage s’est développé parce que le secteur de la presse congolaise ne bénéficie pas d’un cadre légal suffisamment strict (absence de contrat de travail, fiches de paye, etc.). Si les droits élémentaires des journalistes ne sont pas respectés la plupart du temps, il en est malheureusement de même pour leurs devoirs. L’absence de cadre légal rend également très difficile le respect des règles élémentaires de la profession et plus difficile encore l’application de sanctions contre les journalistes ou les éditeurs, tout en n’étant bien sûr qu’une condition première et non suffisante pour lutter contre la corruption. La diffamation, la publication de rumeurs, les appels à la haine ou, de manière moins dramatique, les informations fantaisistes, subjectives, non sourcées, basées sur des commentaires plutôt que sur des faits sont d’autant plus monnaie courante que le risque de sanction est presque inexistant. La corruption d’un côté, l’impunité de l’autre, sont deux maux qui ont la même origine : l’inorganisation légale du secteur de la presse congolaise. Cet état de désordre fait deux victimes : d’abord le secteur de la presse, salariés et éditeurs confondus, et ensuite la démocratie congolaise naissante qui a besoin d’informations fiables pour alimenter le débat public. En d’autres termes, il ne saurait y avoir de presse de qualité, pauvre et sans structure légale.

Une profession en situation d’insécurité

19Si la diversité de la presse congolaise s’explique en grande partie par la descente aux enfers de la décennie 1990, l’absence d’État de droit et l’impunité qui en résultent aujourd’hui favorisent malheureusement les menaces et les attaques contre la presse. En fait, l’insécurité qui règne en RDC frappe les journalistes qui sont des personnages publics parfois gênants et donc ciblés.

20Le 13 juin 2007, Serge Maheshe, qui dirigeait la rédaction de Bukavu de Radio Okapi, la radio des Nations unies en RDC, a été abattu en pleine rue. Quelques jours plus tard, Anne-Marie Kalanga de la Radio Télévision nationale congolaise (RTNC) est blessée par balles à son domicile. En quelques mois, ce sont quatre professionnels des médias qui sont tués. Avant Serge Maheshe, Franck Nguyke du journal kinois La Référence Plus et son épouse furent assassinés chez eux le 2 novembre 2005. Louis Bapuwa Mwamba, journaliste indépendant, fut abattu dans sa résidence à Kinshasa le 8 juillet 2006. Le 29 mars 2006, un technicien de Renatelsat, Mutombo Kayilu, fut poignardé lors d’une opération de sabotage des émetteurs de la chaîne CCTV à Lubumbashi. En plus de ces quatre assassinats, les blessés, les arrestations, les menaces, les intimidations de toutes sortes sont légion. À l’occasion du meurtre de Serge Maheshe, le gouverneur de la Province orientale a établi le lien direct entre politique et violence contre les journalistes.

21Face aux velléités autoritaires du politique, le monde de la presse peut compter sur les ONG des Droits de l’homme. L’indignation, la mobilisation, la solidarité d’organisations internationales sont au rendez-vous ; malheureusement, ces efforts ne produisent que peu de résultats. Pour l’ancien porte-parole du gouvernement de la RDC, ministre de l’Information, la solution consiste à associer cadre légal, contrat de travail et protection des journalistes. Ainsi, Toussaint Tshilombo Send s’est engagé « à protéger les journalistes à travers la nouvelle loi de la presse » [9]. Selon lui, le statut des hommes et femmes des médias sera défini, dans le but entre autres de protéger les journalistes dans l’exercice de leur métier (encadré 2).

Encadré 2 – Déclarations publiques à la suite de l’assassinat de Serge Maheshe

Déclaration du gouverneur de la Province orientale
« Si le Congo a régressé, s’il est détruit, c’est parce que nous les dirigeants nous n’avons pas respecté les divers droits des journalistes. Nous les avons chosifiés, paupérisés pour qu’ils nous suivent… nous leurs tendons 100 dollars, 200 dollars, 50 dollars, 20 000 Francs Congolais pour qu’ils diffusent allégrement les informations qui nous concernent. La conséquence de ce comportement c’est qu’une fois que le journaliste ose dire la vérité, nous nous en prenons violemment à lui. Que la mort de votre confrère ne soit pas un motif de relâchement mais qu’elle puisse faire triompher la cause des journalistes. Il faut que leur cause soit entendue et que le journalisme soit respecté en république démocratique du Congo », a déclaré le gouverneur [10].
Communiqué de Reporters sans frontière
L’organisation congolaise de défense de la presse Journaliste en danger (JED) a demandé jeudi dans un communiqué la création « d’une commission d’enquête indépendante » après « l’assassinat d’un journaliste à Bukavu », dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). JED « est consternée par l’assassinat (mercredi soir) de Serge Maheshe Kasole, journaliste à la radio Okapi (parrainée par l’ONU), station de Bukavu, capitale de la Province du Sud-Kivu. […] Cet assassinat, le quatrième qui frappe des professionnels des médias (trois journalistes et un technicien) en RDCongo en moins de deux années, mérite, pour une fois, que toute la lumière soit faite et que les coupables puissent être déférés devant la Justice », affirme JED [11].
Déclaration de Toussaint Tshilombo, ministre de l’Information
« La particularité de la nouvelle loi par rapport à l’ancienne, c’est d’abord qu’elle tiendra compte du fait que je tiens à protéger les hommes et les femmes des médias que vous êtes. En définissant votre profession de journaliste et le statut du journaliste, en demandant à ce que vous soyez garantis et assurés d’avoir un contrat de travail avec vos employeurs. De cette manière, nous aurons des garde-fous pour vous protéger dans l’exercice de votre profession. Nous avons incorporé dans la nouvelle loi tout ce qui concerne les radios communautaires parce qu’on n’avait pas prévu ça avant [12]. »

22Ainsi, la diversité de la presse en RDC et sa « qualité » dépendent de la capacité de la société congolaise et de ses dirigeants à garantir la sécurité physique, juridique et matérielle des acteurs du secteur des médias au Congo.

Un média hybride et une expérience modèle : Radio Okapi

23Le système de survie physique et économique dans lequel se débattent les médias congolais est illustré par l’absence d’un journal, d’une radio ou d’une télévision d’envergure nationale (preuve de la fragmentation du territoire de la RDC), c’est-à-dire avec une couverture et des moyens de travail à l’échelle du pays. En effet, les médias congolais sont essentiellement des médias locaux, même à Kinshasa. Paradoxalement, le rôle de média national est assumé, depuis plusieurs années, par une radio qui est nationale sans l’être : Radio Okapi. Le slogan de Radio Okapi, la radio de la paix, résume bien les objectifs que se sont fixés les initiateurs de ce projet qui a été pensé en réaction aux « médias de la haine » [13]. Aujourd’hui, Radio Okapi est de très loin le média numéro 1 en RDC, avec plus de la moitié des parts de marché et plus de 50 % de l’audience totale des radios, devant toutes les radios congolaises mais aussi loin devant les grandes radios internationales comme RFI et la BBC [14]. Ce succès repose sur un modèle de partenariat très original et sur une ligne éditoriale en phase avec les aspirations profondes de la population congolaise.

24Radio de la Mission de maintien de la paix des Nations unies en RDC (Monuc), Radio Okapi a été créée en partenariat avec la fondation Hirondelle [15], une ONG suisse spécialisée dans la création de médias en zones de conflits. Cette radio bénéficie des moyens logistiques considérables des Nations unies (déplacements aériens, liaisons satellite, réseau informatique intégré) qui lui ont permis de se déployer dans toutes les provinces du pays. Radio Okapi est le seul média à avoir une couverture nationale de l’actualité et à être captée dans tout le pays. Le statut de « radio UN » est aussi un gage de sécurité puisque toutes ses installations sont défendues militairement par les casques bleus et les services de sécurité onusiens. Les salariés de la radio jouissent en outre du statut d’immunité accordé au personnel de l’ONU. Une protection appréciable, qui a tout de même ses limites, comme le montre l’assassinat d’un de ses journalistes évoqué plus haut. La fondation Hirondelle a amené le dynamisme et la rapidité de réaction propres aux petites structures. Créée par des journalistes professionnels, cette organisation a en charge la partie éditoriale de la radio. Elle a su convaincre les Nations unies d’accepter une ligne éditoriale basée sur l’actualité et les attentes de la population congolaise plutôt que sur la communication autour des activités onusiennes en RDC. Ce choix éditorial courageux de la part des Nations unies, qui sont parfois critiquées vertement sur Radio Okapi, explique une grande partie du succès d’audience de cette radio. La fondation Hirondelle a également su trouver des bailleurs pour le projet Okapi, comme par exemple la coopération française et le DFID, qui est le ministère en charge de la coopération britannique.

25Une autre clef du succès de Radio Okapi est la gestion des ressources humaines. La radio emploie environ 200 salariés, dont plus de 90 % sont congolais. Les recrutements sont faits sur la base de tests anonymes, tous les employés ont un contrat de travail, des fiches de paye, des avantages sociaux. Les membres du personnel de la radio bénéficient des salaires et avantages en vigueur aux Nations unies. Les droits des salariés s’accompagnent de devoirs équivalents : ainsi, accepter le coupage est une cause de licenciement immédiat pour les journalistes de Radio Okapi, qui sont également tenus d’observer une stricte neutralité dans leur couverture de l’actualité et, d’une manière générale, de connaître et de respecter la ligne éditoriale de la radio. Une part importante est accordée à la formation continue des collaborateurs. La radio est ouverte aux écoles de journalisme locales, elle accorde de nombreux stages aux étudiants, stages qui débouchent souvent sur des emplois à durée déterminée, voire à des embauches définitives. La pratique du recrutement sur tests anonymes a permis aux femmes de saisir leur chance ; ainsi, à Kinshasa, la rédaction de Radio Okapi est à 50 % féminine, sans qu’aucune politique de discrimination positive ne soit nécessaire. L’encadrement est progressivement confié aux collaborateurs et collaboratrices congolais, grâce à une politique volontariste de renforcement des capacités. De cette manière, Radio Okapi est considérée par la population comme un média congolais à part entière. Même si Radio Okapi a un statut onusien et même si elle est, jusqu’ici, entièrement financée par des partenaires extérieurs à la RDC, la politique de ressources humaines du projet, qui met en avant et valorise les compétences des journalistes congolais, est une des explications de l’adhésion et de l’audience du public congolais.

26L’autre explication du succès de Radio Okapi repose sur sa ligne éditoriale. La radio a commencé à émettre le 25 février 2002, date de l’ouverture du dialogue inter-congolais à Sun City en Afrique du Sud. À l’époque, le pays était divisé entre plusieurs factions. Radio Okapi a couvert dès le premier jour l’actualité de part et d’autre des lignes de front. Les nouvelles ont aussi dès le début été données dans les cinq langues congolaises (le lingala, le swahili, le tshiluba, le kikongo et le français). À une période où on prédisait le morcellement inéluctable de cet immense pays, Radio Okapi est apparue aux oreilles des auditeurs comme un symbole de l’unité nationale et comme la preuve que la nation congolaise n’était pas qu’une fiction. Autre raison de son succès éditorial, Radio Okapi consacre une très large part de ses programmes aux sujets politico-militaires, à la bonne gouvernance et au développement, selon l’actualité du moment. Ces actualités sont d’un intérêt littéralement vital pour la population. Les auditeurs sont captivés par tous ces sujets porteurs des angoisses, du désespoir mais aussi des aspirations et de l’espérance de tout un peuple. Enfin, l’autre facteur déterminant de l’immense adhésion des auditeurs à cette radio est son absence de parti pris, la fiabilité de ses informations toujours vérifiées et sourcées, la modération de son ton, la parole qu’elle donne systématiquement à toutes les parties, sa volonté d’expliquer l’actualité plutôt que de la commenter.

27Bien sûr, actuellement, le défi consiste à capitaliser sur cette réussite pour pérenniser le meilleur élève du secteur médiatique. Dans la mesure où tout le budget et toute la logistique dépendent de l’étranger, cette pérennisation impliquerait de dégager des ressources propres grâce au marché publicitaire.

Les préalables à un secteur médiatique professionnel

28On touche ici au problème clé de la création d’un secteur médiatique sain. Pour qu’émergent des médias indépendants et professionnels, faisant un travail d’information valable, un certain nombre de conditions structurelles (matérielles, légales et économiques) doivent être réunies, permettant à la presse de sortir de son système de survie actuel.

29Tout d’abord, le secteur de la presse a besoin d’un minimum d’infrastructures matérielles pour se développer. Ainsi, sans courant électrique pas de diffusion possible pour les radios, pas de diffusion ni de réception pour les programmes télé, pas d’Internet, pas d’imprimeries pour les journaux. D’ailleurs, hormis à Kinshasa, il n’existe tout simplement pas d’imprimerie en RDC. En conséquence, les seules villes de province où un ou deux journaux paraissent régulièrement sont Goma et Lubumbashi. Ces journaux ne sont pas imprimés sur place, mais dans des pays frontaliers, respectivement en Ouganda et en Zambie. Sans route, impossible de se déplacer pour aller chercher et vérifier les informations sur le terrain, pas possible non plus de créer un réseau de distribution des journaux. L’inexistence d’infrastructures élémentaires bloque le développement médiatique comme elle bloque beaucoup d’autres activités économiques.

30Ce qui est valable pour les routes l’est tout autant pour les textes de loi. Sans infrastructures légales, pas de cadre juridique pour les entreprises de presse, pas de contrats de travail, ni de fiches de paye pour les journalistes, pas de sanction en cas d’attaque contre les journalistes, pas non plus d’organisme indépendant de régulation des médias indépendant du pouvoir politique afin de lutter contre la connivence du « coupage ». Mais pas de recours non plus en cas de diffamation ou de diffusion d’information fantaisiste. Le nouveau régime l’a compris et a élaboré une loi sur la presse qui permettra, selon le ministre de l’Information, d’« assainir le secteur ». L’actuelle loi sur la presse datant de 1996, le Ministre a réuni en juin 2007 une commission qui regroupait les professionnels du secteur pour préparer une future loi prévoyant la dépénalisation des délits de presse : aujourd’hui, si un personnage puissant s’estime diffamé, il peut dans certaines circonstances faire emprisonner un journaliste. Pour éviter cela, le projet devrait favoriser une double régulation dont les bases existent déjà, par les organisations professionnelles et par une instance indépendante.

31La période de la transition a vu une première expérience d’instance de régulation, la Haute autorité des médias (HAM). La HAM était une des cinq institutions d’appui à la démocratie de la période de transition. Ses membres ont été désignés par les différentes composantes qui se sont partagées le pouvoir pendant cette période. En matière de régulation, la HAM a surtout joué un rôle actif pendant la campagne électorale. Ses avis et sanctions ont frappé tous les types de médias pour non-respect de temps de parole, appels à la haine, diffamation, etc. La HAM a été une des institutions d’appui à la démocratie les plus actives, mais le problème a résidé dans l’application effective des sanctions prononcées. Les sanctions n’ont en effet pas été toujours suivies d’effet. On a ici une nouvelle illustration de l’impunité qui règne d’une manière générale en RDC. L’article 262 de la Constitution de la troisième République prévoit une suite à la HAM : elle doit se muer en Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication (CSAC). Il est en particulier prévu que les représentants des partis politiques et les bénéficiaires de postes politiques dans le secteur des médias (PDG de l’audiovisuel public, par exemple) ne puissent pas devenir membres de cette institution.

32En matière d’autorégulation, le secteur des médias congolais s’appuie sur des organisations professionnelles, officielles ou non. L’Union nationale de la presse congolaise (UNPC) est l’instance officielle de représentation des professionnels des médias. C’est notamment elle qui délivre les cartes de presse. Son rôle devrait être renforcé par la future loi sur la presse. Des ONG sont également actives dans le secteur des médias, telles que l’Observatoire des médias congolais qui fait des recommandations aux différents acteurs du secteur, et Journaliste en danger (JED) qui est très active dans la défense des journalistes. On le voit, en matière de cadre légal, d’organisations représentatives et de régulation pour le secteur de presse, la RDC n’est nullement un désert. Tout l’enjeu, ici comme ailleurs, réside dans l’effectivité des dispositifs, en particulier en termes de garanties de l’exercice de la liberté de la presse et de la fin de l’impunité.

33L’information est un secteur très sensible dans un pays en situation de sortie de conflit. Les professionnels de l’information doivent donc être bien formés pour traiter correctement cette actualité souvent explosive. Ici aussi la question des infrastructures est fondamentale. Il est question ici de formation universitaire, d’apprentissage pratique sur des outils permettant de maîtriser les gestes professionnels du journalisme. Il faut pour cela des ordinateurs, des caméras, des studios. Dans un pays où les écoles élémentaires n’ont pas de livres, où les instituteurs utilisent un pan de mur et du charbon de bois en guise de tableau et de craie, on mesure l’immense défi que représente l’enseignement d’une matière aussi complexe et coûteuse que le journalisme.

34Pour générer les ressources dont il a besoin, le secteur de la presse congolais a besoin que le bilan de santé économique de la RDC devienne un peu moins désastreux. Les « parlementaires debout », qui lisent et commentent les titres de la presse pour les passants, comme évoqué plus haut, font partie du paysage des rues de Kinshasa. Au-delà de l’aspect sympathique de cette pratique, il faut surtout constater que Les « parlementaires debout », sont avant tout trop pauvres pour acheter les journaux. Si personne n’a les moyens d’acheter les journaux, de quoi ces derniers vont-ils pouvoir vivre ? Le phénomène Libanga, avec les dédicaces dans les chansons, procède de la même logique. Si personne n’a d’argent pour acheter les disques, les artistes vont se financer en flattant les riches et les puissants dans leurs chansons. Et ce d’autant plus que la source classique de recettes pour les médias – la publicité – est réduite à la portion congrue. Dans un pays où il n’y a pratiquement pas de secteur formel, les quelques entreprises qui fonctionnent représentent un marché publicitaire très étroit et, dans tous les cas, insuffisant pour dynamiser les recettes des médias. Pour jouer un rôle dans la reconstruction de l’espace public congolais, la presse a besoin d’infrastructures de base, comme des routes et de l’électricité pour la production et la diffusion de ses informations, d’un cadre légal satisfaisant pour garantir son fonctionnement, de centres de formation technique et académique pour avoir des professionnels de bon niveau et d’un secteur économique suffisamment dynamique pour générer des recettes publicitaires.

Conclusion

35Depuis la fin des années 1990, la presse congolaise connaît une profusion particulièrement étonnante – qui correspond à un besoin de la population – et elle peut être un acteur de la recomposition et du développement de la nation congolaise. Mais cette presse souffre des handicaps liés à la libéralisation anarchique des années 1990. Ainsi, il n’existe pas en RDC de cadre légal qui permette de sécuriser et de faire fructifier des investissements. Le cadre économique informel favorise la corruption et ne permet pas aux entreprises et aux journalistes d’avoir un statut légal et contractuel satisfaisant. Les ressources publicitaires potentielles sont faibles. Tous ces facteurs font que les journalistes sont précarisés et soumis à la corruption. L’impunité qui règne faute d’État de droit facilite les nombreuses attaques dont sont victimes les journalistes et rend particulièrement périlleux l’exercice de leur métier. Inversement, cette même impunité garantit l’absence de sanctions pour les dérives éditoriales ou la diffamation. L’immensité du pays et sa désorganisation structurelle et administrative rendent extrêmement difficiles la création et la pérennisation de médias nationaux. L’accumulation de médias locaux peu sensibles à des problématiques nationales, et qui ont tendance à surestimer des problèmes locaux, risque de participer au morcellement du pays plutôt que de contribuer à sa reconstruction.

36Comme bien d’autres activités de nature économique en RDC, la presse est victime d’un véritable blocage qui l’autorise à survivre mais ne l’autorise pas à se transformer en système économique viable et à desserrer l’étau de la dépendance financière vis-à-vis du politique. Ce blocage structurel ne peut qu’interpeller les acteurs du développement qui commencent à s’intéresser au « quatrième pouvoir » et au rôle qu’il joue dans la construction d’un espace public dans une démocratie naissante. En RDC, l’intervention des bailleurs dans ce secteur (essentiellement les coopérations britannique et française qui ont scellé au cours de l’année 2007 un partenariat très original d’appui aux médias en RDC) est orientée sur la formation aux métiers des médias et l’élaboration du cadre légal. Ceci est une nécessité, mais doit être complété par une politique de viabilisation économique du secteur des médias – viabilisation sans laquelle il ne saurait y avoir de médias professionnels et déontologiques, c’est-à-dire de médias utiles à la reconstruction démocratique. Une telle viabilisation est encore un champ pionnier pour l’intervention des bailleurs qui sont hors de leur domaine d’action traditionnel et qui doivent inventer des mécanismes innovants et financièrement adaptés au contexte local.

Bibliographie

Bibliographie

  • De Villers, G. et J. Omasombo Tshonda (1997), Zaïre, la transition manquée, Paris, L’Harmattan.
  • Frère Marie Soleil (1999), Presse et démocratie en Afrique francophone, Paris, Karthala.
  • Frère Marie Soleil (éd.) (2004), Afrique centrale, médias et conflits, Bruxelles, Complexe.
  • Perret, T. (2005), Le temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, Paris, Karthala.
  • République démocratique du Congo (2006), Document de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, Kinshasa.

Notes

  • [*]
    Yves Renard est directeur délégué du Département international de l’école supérieure de journalisme de Lille (ESJ). Il a été auparavant rédacteur en chef de Radio Okapi en RDC, de janvier 2004 à juillet 2007.
  • [1]
    Voir l’article sur la décentralisation et l’aménagement du territoire dans ce dossier.
  • [2]
    Les mouvanciers étaient les proches du président Mobutu, ils étaient dits « dans la mouvance présidentielle ».
  • [3]
    Les conflits congolais des années 1990 auront fait 4 millions de morts selon les estimations de l’ONU et des ONG humanitaires (IRIN, 2005). En réalité, les chiffres exacts sont difficiles à confirmer, mais l’ampleur terrifiante de la mortalité est indiscutable.
  • [4]
    L’équation « 1+4 » qui résume l’Espace Présidentiel est immédiatement complétée par les Kinois sceptiques pour qui 1 + 4 = 0.
  • [5]
    Voir l’article sur la réforme du secteur minier de Marie Mazalto dans ce même dossier.
  • [6]
    République démocratique du Congo, Document de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, Kinshasa, 2006.
  • [7]
    Le coupage peut rapporter au journaliste deux à trois fois son salaire mensuel (entretien avec un journaliste, Kinshasa, 2007).
  • [8]
    Dans les rues de Kinshasa les colporteurs de journaux vous proposent au choix L’Avenir, journal bleu, La Tempête des Tropiques, journal rouge et Le Grognon, journal satirique paraissant à l’improviste, adaptation kinoise du Canard Enchaîné.
  • [9]
    Le ministre a fait cette déclaration à l’ouverture de l’atelier sur la réforme du cadre juridique sur l’exercice de la liberté de la presse à Kinshasa en 2007.
  • [10]
    Source : www. radiookapi. net, juin 2007.
  • [11]
    JED est le correspondant en RDC de Reporters sans frontière.
  • [12]
    Source : www. radiookapi. net, juin 2007.
  • [13]
    Le terme « médias de la haine » a été employé pour décrire le rôle joué par certains médias rwandais, dans le génocide de 1994, comme la tristement célèbre Radio Mille Collines.
  • [14]
    Sondages Immar 2004, 2005 et 2006
  • [15]
    La Fondation Hirondelle est une organisation de journalistes qui crée des médias en zones de crise. Pour plus d’informations on pourra se reporter au site Internet de l’organisation: www. hirondelle. org.
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