Couverture de AFCO_226

Article de revue

Le marché et la diffusion des innovations institutionnelles

Pages 205 à 228

Notes

  • [1]
    Professeur d’économie du développement à l’Université d’Oxford.
  • [2]
    Cf. Acemoglu, Johnson et Robinson, 2005 ; Keefer et Knack, 1997.
  • [3]
    Cf. Fafchamps, 1997.
  • [4]
    Cf. Fafchamps, 2004.
  • [5]
    Cf. Fafchamps, 2004.
  • [6]
    Cf. Beck, Demirguc-Kunt et Levine, 2003a ; Beck, Demirguc-Kunt et Levine, 2003b.
  • [7]
    Cf. Deininger, 2003.
  • [8]
    Cf. Messick, 1999 ; ministère de la Justice, 1999.
  • [9]
    Cf. North, 1990 ; Acemoglu et al., 2005.
  • [10]
    Cf. Greif, 1994 ; Fukuyama, 1995.
  • [11]
    Par exemple, la certification ISO.
  • [12]
    Par exemple, les poids et mesures.
  • [13]
    Cf. Tadelis, 1999.
  • [14]
    Cf. Fafchamps, 2002.
  • [15]
    Cf. Granovetter, 1985 ; Putnam, Leonardi et Nanetti, 1993.
  • [16]
    Cf. Bernstein, 1992 ; Bernstein, 1996.
  • [17]
    Cf. Greif, 1993 ; Fafchamps et Minten, 1999 ; McMillan et Woodruff, 1999b et 1999a.
  • [18]
    Cf. Fafchamps et Minten, 2002 et 2001 ; Fafchamps, 2003.
  • [19]
    Cf. Fafchamps, 2000.
  • [20]
    Cf. Ensminger, 1992.
  • [21]
    Cf. Fafchamps, 2000.
  • [22]
    Cf. Himbara, 1994 ; Fafchamps, 2000.
  • [23]
    Cf. Barr et Oduro, 2002 ; Fafchamps, 2004.
  • [24]
    Cf. North, 1973.
  • [25]
    Cf. Vega-Redondo, 2006.
  • [26]
    Cf. Vega-Redondo, 2004 ; Jackson, 2007 ; Galeotti, 2007 et Young, 2007.

Introduction

1Les institutions constituent un élément clé du développement [2], cela est particulièrement vrai concernant les institutions de marché, qui jouent un rôle essentiel en facilitant l’allocation optimale de ressources précieuses et limitées. Il existe en effet d’autres mécanismes d’allocation, tels que la gestion par le contrôle impératif (command and control) au sein des grandes organisations. Mais la plupart des entreprises des pays en développement sont de taille relativement réduite et les gouvernements manquent souvent des ressources nécessaires à la gestion efficace de services publics importants. Par conséquent, les marchés des économies pauvres sont appelés à assumer une fonction d’autant plus essentielle à l’allocation optimale des ressources que ceux des économies développées [3].

2Cela est très certainement le cas en Afrique sub-saharienne. Or les faits indiquent que l’Afrique dispose d’institutions de marché faibles et de pratiques de marché rudimentaires [4]. Dès lors, deux questions se posent : l’absence de sophistication du marché résulte-t-elle d’une culture par nature défavorable au marché ? Quelles solutions sont envisageables pour remédier à la situation actuelle ? Cet article se propose de dégager des éléments de réponse à ces questions.

3Nous soutenons qu’il n’y a pas lieu de soupçonner les cultures africaines d’être plus hostiles que les autres au développement du marché. Une telle conclusion s’impose dès lors que l’on compare les institutions de marché africaines à celles d’autres pays dans le monde, aujourd’hui et par le passé. Le problème réside dans le fait que nombre d’entrepreneurs africains sont peu familiers des innovations institutionnelles ayant émergé dans d’autres régions du monde, ce qui les rend moins compétitifs et entrave la productivité des économies africaines.

4L’isolement social et économique constitue sans doute l’explication la plus plausible à cette faible connaissance des institutions de marché modernes. Le fait que les entrepreneurs non indigènes en Afrique soient davantage susceptibles de recourir aux institutions de marché modernes semble soutenir cette hypothèse [5]. En effet, des groupes non indigènes sont parvenus à s’implanter dans un certain nombre de pays africains. Si leurs origines historiques et géographiques sont assez diverses, ils semblent avoir ceci de commun qu’ils sont plus familiarisés avec un nombre restreint d’innovations clés, non seulement en matière de technologies de production et de gestion interne de l’entreprise, mais aussi dans la manière d’interagir avec les autres par le biais du marché. Cette familiarisation a souvent permis aux entrepreneurs non indigènes d’évincer les natifs africains en affaires. Malheureusement, les innovations institutionnelles introduites par les non-indigènes n’ont pas toujours su dépasser le périmètre de leur propre groupe social, et la question de savoir pourquoi demeure sans réponse. Nous avons de bonnes raisons de penser que l’explication est liée à des contextes politiques peu favorables à l’intégration sociale et économique.

Les institutions de marché en Afrique

5Pour comprendre les institutions de marché en Afrique, il est essentiel d’admettre que l’organisation efficace des échanges marchands nécessite la combinaison de trois éléments clés : les règles formelles de conduite entérinées par les tribunaux, les normes sociales, et l’anticipation des comportements des individus.

Lois et tribunaux

6Jusqu’à présent, les décideurs politiques se sont concentrés sur les règles formelles de conduite, à savoir les lois et les règlements. Les chercheurs, par exemple, ont classé les pays en fonction de leur tradition juridique, cherchant ainsi à déterminer si les pays ayant hérité d’une tradition de droit coutumier (common law) de leurs colonisateurs britanniques avaient mieux réussi leur développement que ceux ayant hérité d’une tradition de droit romain des colonisateurs français et autres européens [6]. La littérature a également mis en relief la question de savoir quel environnement juridique serait nécessaire au bon fonctionnement de marchés spécifiques. Les appels à la sécurisation des droits de propriété en sont un bon exemple, compte tenu de l’importance des garanties foncières dans l’obtention de crédits [7].

7En outre, une attention toute particulière a été portée aux instances chargées de promulguer et sanctionner les lois et règlements. Les ouvrages d’économie politique se multiplient, et étudient notamment les processus gouvernementaux de promulgation des lois et règlements. Les institutions qui entérinent ces réglementations formelles, en particulier les tribunaux et, dans une moindre mesure, les prisons [8], ont également fait l’objet d’études. La figure 1 indique, par exemple, que les pays n’ont pas la même perception de l’équité des tribunaux. La comparaison suggère que les entrepreneurs africains sont moins enclins à penser que les tribunaux leur accorderaient un traitement équitable, peut-être du fait de la corruption, ou éventuellement parce que la loi elle-même est considérée comme inéquitable.

Figure 1

Perception de l’impartialité judiciaire

Figure 1

Perception de l’impartialité judiciaire

Source : Fafchamps et Chu, Making Markets Work, Rapport (non publié) pour le compte de la Banque mondiale, 2007.

8En revanche, quelques exceptions notables mises à part [9], les économistes se sont jusqu’à présent moins préoccupés du rôle joué par les normes sociales et les règles de conduite dans le cadre des performances du marché. Cependant, si les sociétés choisissent de ne pas en tenir compte, l’efficacité des lois et des tribunaux restera limitée. Ainsi que le suggère le tableau 1, par exemple, seule une minorité d’entrepreneurs africains a effectivement recours aux tribunaux pour résoudre les conflits à caractère commercial.

Tableau 1
Tableau 1
Ghana Kenya Suite à un conflit avec le fournisseur ont déjà consulté un avocat 13 % 6 % sont déjà passés devant un tribunal 2 % 0 % ont déjà recouru à l’arbitrage 4 % 0 % ont menacé d’appeler la police 5 % 2 % ont déjà appelé la police 5 % 0 % Suite à un conflit avec un client ont déjà consulté un avocat 8 % 38 % sont déjà passés devant un tribunal 6 % 21 % ont déjà recouru à l’arbitrage 4 % 6 % ont menacé d’appeler la police 14 % 4 % ont déjà appelé la police 5 % 4 % Source : Fafchamps, Market Institutions in Africa, Tableau 4.5.

9En effet, les lois ne peuvent affecter l’efficience du marché que si elles sont intériorisées par les individus en tant que normes sociales et attentes comportementales. Nous voici transportés dans le domaine de la culture d’affaires [10]. Les lois peuvent influencer les comportements de deux manières : directement, en tenant lieu de moyen de dissuasion via la menace d’une action en justice ; et indirectement, en exerçant une influence sur les normes sociales.

10En cas de ruptures de contrat opportunistes, la menace d’une action en justice doit être crédible pour être dissuasive. Tel est rarement le cas pour les petites transactions, car le coût direct et indirect d’un recours en justice s’avérerait trop élevé au regard de l’ampleur des pertes. Même pour les transactions importantes, il est inutile d’intenter une action civile si le débiteur ne dispose d’aucun bien à saisir, ce qui place de facto la majorité écrasante des transactions de marché en Afrique hors de portée des tribunaux. Ceci est tout particulièrement vrai dans le secteur dit informel, dominé par les micro-entreprises, où les entrepreneurs sont pauvres et les transactions commerciales d’un montant peu élevé.

Relations et réputation

11Il est important de reconnaître que, même dans les économies développées, la menace d’une action en justice n’est pas crédible pour la plupart des transactions de marché. Pensons à toutes les transactions que nous effectuons en qualité de consommateurs. Pour les transactions importantes, telles que l’achat d’une maison ou l’indemnisation d’un licenciement abusif, les montants engagés sont généralement suffisamment élevés pour que la menace d’une action en justice soit crédible. Toutefois, pour la grande majorité des transactions quotidiennes, l’enjeu financier est si faible qu’il ne serait pas rationnel d’intenter une action devant les tribunaux. Nous nous attendons pourtant à ce que le contrat soit respecté en termes de qualité, garantie, date de livraison, etc. Qu’est-ce qui peut alors discipliner le vendeur, si la menace d’une action en justice n’y parvient pas ?

12Dans nombre de transactions, les comportements opportunistes sont dissuadés par la crainte de perdre une relation précieuse. Cela implique que les attentes en matière de comportement sont fonction des attentes quant à l’intérêt à poursuivre la relation d’affaires : seuls les individus souhaitant entretenir une relation craignent de la perdre. L’un des corollaires directs en est notamment le caractère risqué des transactions effectuées entre des sociétés ou des personnes inconnues les unes des autres, ce qui n’incite nullement à traiter avec de nouveaux clients et de nouvelles sources d’approvisionnement et réduit ainsi la flexibilité du marché.

13La fiabilité des mécanismes de réputation constitue une solution de taille. Les économies modernes se distinguent en effet par le recours très fréquent à une multiplicité de mécanismes de ce type. Certains sont anciens, comme par exemple le fait de rendre public le nom de celui qui n’honore pas une lettre de change. Mais il existe aujourd’hui de nouveaux mécanismes tels que les retours d’information sur eBay. On peut également citer en exemple les agences de notation du crédit, la presse spécialisée et les guides d’achat destinés aux consommateurs. Traditionnellement, ces mécanismes de réputation reposent sur l’efficacité des lois et des tribunaux susceptibles de sanctionner la diffusion de fausses informations. Dans la pratique, le rôle de soutien imparti aux lois et aux tribunaux peut s’avérer plus important que leur rôle direct dans l’application des contrats eux-mêmes.

14Pour que les mécanismes de réputation fonctionnent, il faut pouvoir identifier sans ambiguïté les agents économiques. Il existe des institutions formelles dont la seule fonction est d’identifier ces agents, comme c’est le cas par exemple du Registre du Commerce et des Sociétés. Il convient par ailleurs d’attribuer une signification sans équivoque aux termes employés dans les contrats. Il existe aussi d’autres institutions formelles entièrement consacrées à cette fonction, telles que les agences chargées de contrôler la qualité, les normes industrielles ou les poids et mesures. Dans certains cas, ces institutions relèvent du secteur privé [11] et dans d’autres cas, le gouvernement intervient de manière directe [12].

15Dès lors qu’un nom est réputé pour sa qualité et sa fiabilité, il acquiert une valeur ajoutée, et la crainte de perdre la réputation attachée au nom lui-même produit un effet dissuasif quant à la rupture de contrats [13]. Ainsi, la reconnaissance des marques déposées illustre la valeur de la réputation correspondant à un nom ou à un identifiant. Le franchisage, par exemple, est une manière de tirer parti d’une telle réputation en garantissant aux consommateurs un certain niveau de qualité ; elle est devenue monnaie courante dans le cas d’hôtels et de restaurants s’adressant aux besoins des voyageurs.

16En conférant une certaine valeur à une marque, les processus de réputation incitent à des appropriations illégitimes : il est dans l’intérêt des contrefacteurs peu scrupuleux et bon marché de se présenter comme l’entreprise ou marque d’origine, afin de générer des profits frauduleux aux dépens des clients. Pour la bonne marche des mécanismes de réputation formels, il convient donc de bien protéger les marques et les dénominations commerciales. Une fois encore, cet aspect nécessite la protection des marques déposées, droits d’auteur, etc., par les lois et les tribunaux.

17Il ressort de ce tour d’horizon que les lois et les tribunaux sont essentiels au bon fonctionnement des marchés, mais que leur rôle dépasse de loin la seule protection des contrats privés. L’on pourrait même soutenir qu’à l’exception éventuelle des transactions importantes, la dissuasion directe qu’exercent les tribunaux sur les ruptures opportunistes est minime, voire inexistante. Leur rôle principal est plutôt d’apporter un soutien indirect à un vaste ensemble d’institutions privées et publiques à même d’activer divers mécanismes de réputation. C’est la crainte de perdre une précieuse réputation qui agit comme réel moyen de dissuasion à l’encontre des ruptures de contrat opportunistes.

18À la lumière de cette analyse, il devient vite évident que de multiples équilibres sont susceptibles d’apparaître. Si tous les agents économiques sont fiables, la rupture de contrat est interprétée comme signe de fraude ou de faillite imminente, et entraîne une perte immédiate de réputation et, par conséquent, d’affaires. La perte de bénéfices suite à une rupture de contrat est immédiate. Toutefois, si l’ensemble des agents économiques interprète les termes d’un contrat de manière flexible, la rupture de contrat ne véhicule que très peu d’informations sur la situation de l’entreprise fautive et la perte de réputation n’est donc pas immédiate [14].

19On peut généraliser cet argument puisque, en dernière analyse, tout mécanisme destiné à faire respecter l’aspect juridique est exposé au risque de défection massive. Nous venons de le constater en ce qui concerne les mécanismes de réputation. Cela s’applique également aux tribunaux qui ne seraient plus à même de gérer le volume des cas à examiner, et même aux situations dans lesquelles la crainte de perdre une relation suffit à convaincre les parties de respecter leurs obligations contractuelles : dans le cas où un type de comportement s’établit, comme par exemple des retards systématiques de paiement, il devient très difficile d’invoquer de façon crédible la menace de mettre un terme à la relation lorsque ce mode de comportement se réitère. Il s’ensuit qu’une norme ne peut être rendue applicable que si elle est suivie par la majorité de la population concernée. L’équilibre dans lequel se trouve une économie peut être considéré comme l’une des dimensions de la « culture des affaires » : dans certains environnements d’affaires, les contrats sont considérés comme des contraintes strictes, tandis que dans d’autres ils ne représentent qu’un guide d’indications générales sur lequel les parties peuvent s’accorder à leur guise. Ces attitudes génèrent certaines attentes en matière de comportement qui, au fil du temps, vont s’ancrer dans les normes sociales, et seront donc considérées comme un comportement « normal ». Bien évidemment, la norme admise dans un lieu ou pour un secteur spécifique ne l’est pas nécessairement ailleurs.

20L’équivalence en termes d’efficience économique de ces multiples équilibres n’est pas impérative. Certains équilibres peuvent prévaloir. La question qui s’impose est plutôt la suivante : comment faire passer l’économie d’un équilibre à faible niveau de croissance vers un équilibre supérieur ? La réponse à cette question se complique dès lors qu’une telle transition nécessite la modification de normes sociales, mais elle est vraisemblablement liée au contexte social au sein duquel s’effectuent les transactions de marché. C’est le point que nous abordons à présent.

Des marchés encastrés (embedded markets)

21Les normes et les attentes sont elles-mêmes encastrées dans une structure sociale constituée d’associations et de réseaux sociaux se chevauchant les uns les autres [15]. Tel est le cas partout, même dans les économies les plus développées, mais surtout lorsque les institutions formelles régissant le marché sont faibles ou inexistantes et que l’exécution des contrats repose exclusivement sur des mécanismes de respect informels [16]. Dans les économies de ce type, le contexte social revêt alors un rôle fondamental car il permet le partage d’information nécessaire au bon fonctionnement des mécanismes de réputation et détermine le cadre dans lequel se façonnent les normes de comportement admises.

22La culture exerce également une influence sur la structure de ce contexte social, dans la mesure où les modèles de socialisation ayant cours dans le monde des affaires se reproduisent, du moins en partie, dans la sphère privée. Appartenir à la même église, au même temple ou au même club de golf prédispose les individus à échanger des informations relatives à la sphère commerciale et à adopter, par émulation, les pratiques d’affaires des uns et des autres [17]. Le processus de socialisation au sein d’une famille élargie peut assumer la même fonction.

23Les relations sociales contribuent au fonctionnement des marchés de diverses manières. Elles permettent de faire circuler de précieuses informations sur les opportunités commerciales, les prix et les conditions du marché. Elles servent à transmettre des informations quant aux caractéristiques cachées des produits et agents économiques. Elles peuvent également servir de cadre à l’action collective, par exemple pour faire pression sur les autorités politiques afin d’obtenir leur appui ou d’exclure les individus ayant enfreint les normes de conduite. C’est ce qu’illustre le tableau 2 en ce qui concerne les sources d’information sur la conjoncture du marché.

Tableau 2

Sources d’information sur la conjoncture du marché

Tableau 2
Taille de l’entreprise A. Prix Petite Moyenne Grande Total Autres commerçants 81 % 61 % 40 % 60 % Fournisseurs et clients 15 % 31 % 37 % 28 % Messagers 4 % 8 % 23 % 12 % Sources publiques 0 % 0 % 0 % 0 % B. Conditions d’approvisionnement Autres commerçants 32 % 20 % 19 % 23 % Fournisseurs et clients 65 % 76 % 68 % 70 % Messagers 2 % 4 % 12 % 6 % Sources publiques 1 % 0 % 0 % 1 % C. Conditions de la demande Autres commerçants 30 % 11 % 10 % 16 % Fournisseurs et clients 68 % 86 % 79 % 78 % Messagers 1 % 2 % 9 % 4 % Sources publiques 1 % 2 % 2 % 2 % Nombre d’observations 227 254 243 729 Les catégories de taille sont basées sur le volume total des ventes. Source : Fafchamps et Minten, Relationships and Traders in Madagascar, JDS 1999.

Sources d’information sur la conjoncture du marché

Le tableau illustre les principales sources d’information pour les éléments suivants :

24J’ai montré dans le cadre de ma recherche que les relations sociales sont d’une grande valeur pour les affaires : les individus disposant de vastes réseaux engrangent de meilleurs bénéfices, sont plus à même d’obtenir des crédits de la part de leurs fournisseurs, et développent leur activité commerciale plus rapidement [18]. Le tableau 3 présente les résultats d’une analyse de régression confirmant que tel est bien le cas.

Tableau 3

Déterminants de la valeur ajoutée parmi les commerçants agricoles

Tableau 3
(variable dépendante) Madagascar Bénin Malawi MCO MCO MCO Variables explicatives Coef. t-stat. Coef. t-stat. Coef. t-stat. Nombre de commerçants connus (log) 0,460 5,74 0,328 6,19 0,301 5,42 Membre d’une association de commerçants (oui=1) n.c. 1,000 6,44 -0,018 -0,06 Fonds de roulement (log) 0,298 8,38 0,628 10,21 0,591 12,56 Main-d’œuvre, en hommes-mois (log) 0,840 8,14 -0,200 -1,93 0,361 3,06 Commerçante (oui=1) -0,245 -2,18 -0,189 -1,01 -0,353 -2,85 Années d’études 0,040 2,01 -0,034 -1,52 -0,026 -1,39 Expérience dans le domaine commercial en année(s) (log) 0,143 1,56 0,066 0,60 0,065 0,80 Nombre de langues parlées -0,248 -2,17 0,089 1,65 -0,044 -0,70 Muettes régionales inclues mais non reportées Constante 3,052 4,25 0,882 1,88 3,695 10,97 R2 0,446 0,425 0,438 Nombre d’observations 636 535 585 Source : Fafchamps et Minten, Social Capital and Agricultural Trade, AJAE, 2001.

Déterminants de la valeur ajoutée parmi les commerçants agricoles

25Or, si les marchés sont encastrés dans un contexte social et que les liens sociaux sont bénéfiques sur le plan économique, le contexte social devrait exercer une influence sur le mode de fonctionnement des marchés. C’est sans doute au travers du rôle joué par l’origine ethnique et la religion dans le développement des marchés que cette simple réalité se manifeste le plus clairement.

26Dans la plupart des pays, les individus tendent à se marier entre membres d’une même caste, d’un même groupe ethnique, d’une même religion ou classe sociale. Dans la mesure où nombre de contacts interpersonnels s’alignent sur les normes de la famille élargie ou en subissent l’influence, la socialisation tend à se segmenter dans le même sens. Il n’est pas rare de constater que la socialisation dans le monde des affaires reflète, du moins partiellement, la segmentation existant dans la sphère privée.

27Ainsi les particularités ethniques, religieuses et sociales sous-tendent souvent la segmentation des communautés d’affaires, même si les facteurs différentiels qui influent sur la segmentation des relations sociales sont susceptibles de varier énormément d’un pays à l’autre [19]. Cette variation est illustrée dans le tableau 4.

Tableau 4

Composition ethnique de la communauté de propriétaires d’entreprises manufacturières africaines

Tableau 4
Burundi Cameroun Côte d’Ivoire Éthiopie Ghana Kenya Tanzanie Zambie Zimbabwe Africains 82 % 81 % 60 % 83 % 91 % 42 % 73 % 59 % 33 % Asiatiques 3 % 2 % 0 % 0 % 0 % 51 % 24 % 26 % 13 % Européens 6 % 14 % 23 % 1 % 1 % 4 % 0 % 13 % 47 % Moyen-Orient 0 % 1 % 7 % 0 % 8 % 2 % 2 % 2 % 0 % Autres 1 % 3 % 10 % 15 % 0 % 2 % 1 % 0 % 7 % Fafchamps, Market Institutions in Africa, MIT Press, 2004.

Composition ethnique de la communauté de propriétaires d’entreprises manufacturières africaines

28La segmentation selon des particularités ethniques ou religieuses est souvent renforcée par d’autres processus. Le recours aux signaux relationnels, par exemple, intervient dans le cas où un individu envoie à d’autres un signal coûteux, tel que sa participation à des activités religieuses, pour indiquer sa fiabilité en tant que partenaire commercial [20]. La discrimination statistique, comme toute autre forme de discrimination, opère chaque fois qu’un individu compétent mais avec moins de connexions peine à se montrer digne de foi et se trouve, par conséquent, dans l’impossibilité d’intégrer la communauté d’affaires dominante [21]. Fort heureusement, ces processus de renforcement ne sont pas universels. J’ai notamment montré, en m’appuyant sur une enquête menée dans trois pays d’Afrique, que les marchés agricoles n’étaient pas sujets à une discrimination ethnique quelconque même si l’effet de réseaux y est relativement prononcé.

29Cependant, lorsque des processus de renforcement multiples opèrent, dès lors qu’un groupe occupe une position dominante dans un secteur d’activité pour quelque raison que ce soit (par exemple, historique ou accidentelle), ce groupe tend à conserver cette suprématie aussi longtemps que la proximité avec le réseau est avantageuse. Cet aspect a été documenté, par exemple, dans le secteur manufacturier de certains pays d’Afrique [22].

Institutions et développement

30La segmentation de l’échange marchand selon des critères ethniques ou religieux peut se révéler extrêmement défavorable au développement économique dans la mesure où elle agit comme une barrière à la diffusion des innovations technologiques et industrielles. Tel est le point que nous allons aborder à présent.

Croissance et innovation

31Au cours des deux cents dernières années, le niveau de vie à travers le monde a connu une amélioration sans précédent. À l’ère pré-industrielle, la prospérité qu’apportaient les empires à leurs citoyens comportait toujours des limites et résultait en grande partie de l’appauvrissement d’autrui. Puis, l’avènement de la révolution industrielle mit la science au profit de la technologie, augmentant ainsi de façon spectaculaire la productivité des processus d’invention et permettant aux différentes sociétés d’accroître leur niveau de vie. Avant la révolution industrielle, les applications pratiques de la science étaient limitées, voire inexistantes. Mais l’adaptation des découvertes scientifiques à la technique a permis de produire davantage avec moins de moyens, une dynamique sans laquelle cette croissance massive de la prospérité mondiale n’aurait pas vu le jour.

32Aux débuts de la révolution industrielle, les avancées scientifiques servaient surtout, ostensiblement du moins, à améliorer le processus de production physique lui-même, comme ce fut le cas pour la locomotive à vapeur ou l’égreneuse de coton. D’où le nom de « révolution industrielle ». Mais cette expression occulte le fait qu’il est possible d’appliquer la science à tous les secteurs de l’économie, et pas seulement à l’industrie. La révolution verte est née de la science appliquée à la technologie agricole. Le secteur des services en a également bénéficié, au travers notamment du développement de matériels bureautiques, d’équipements de transport, d’ordinateurs, de téléphones, et d’immeubles en hauteur pour faciliter les externalités d’agglomération.

33Tous ces exemples portent exclusivement sur les biens matériels – équipement, machines, intrants agricoles. Mais la science peut également s’appliquer aux entités immatérielles, comme les organisations et les institutions. C’est ici que l’économie entre en jeu. Grâce à la science en général et à l’économie en particulier, nous savons désormais que l’hyperinflation est un fléau, que les enchères constituent un moyen efficace d’affecter les biens, que des primes intéressantes incitent les cadres à travailler davantage, et que les marchés représentent un instrument performant pour parvenir à une allocation décentralisée des biens et des services.

34Pour que la prospérité continue de croître, il est non seulement impératif d’adapter en permanence les processus de production physique afin de suivre le rythme des innovations, mais également d’actualiser les institutions et les organisations. Ainsi, par exemple, l’infrastructure nécessaire à la prestation de services téléphoniques connaît une évolution impressionnante depuis quelques années. L’ancienne technologie générait des rendements d’échelle extrêmement importants : en effet, il était inutile de dédoubler la quantité de câbles souterrains ou suspendus aux poteaux télégraphiques. Ce type de technologie fait naître, en toute logique, une situation de monopole, d’où le besoin d’un cadre réglementaire et la tendance à mettre en place des services téléphoniques publics. L’apparition des téléphones portables a pourtant modifié la donne. La technologie utilisée est différente dans la mesure où elle n’induit pas de rendements d’échelle aussi élevés et, ainsi, fait place à des opérateurs multiples et, par conséquent, à la concurrence. En présence d’une concurrence suffisante, il n’est plus nécessaire de réglementer les prix. S’ensuit alors la nécessité de modifier les institutions – changer la législation, abolir le monopole d’État – ainsi que les modes organisationnels, comme, par exemple, la mise aux enchères des fréquences de diffusion. Maintenir les anciennes institutions et organisations devient contre-productif et finit par porter préjudice aux consommateurs et aux entreprises. Si l’on souhaite réaliser tous les bénéfices inhérents à l’innovation dans la production physique, il est indispensable d’opérer une transformation institutionnelle et organisationnelle. Une telle transformation doit elle-même mettre à profit l’application des connaissances scientifiques au domaine technologique, soit, le cas échéant, à l’économie de la concurrence, de la régulation et des enchères.

Améliorer les institutions de marché

35Si les réseaux sociaux et communautés d’affaires jouent un rôle absolument essentiel en Afrique aujourd’hui, il serait problématique de s’en remettre à eux de manière quasi exclusive. En premier lieu, les réseaux sociaux ne sont pas équitables et n’offrent pas les conditions d’une concurrence loyale ni d’une égalité des chances. Les institutions de marché informelles aboutissent généralement à un système inéquitable et inefficiente : ce n’est pas aux individus les plus qualifiés que l’on donne du travail, ce n’est pas aux meilleurs fournisseurs que l’on attribue les commandes, et les prêts ne sont pas accordés aux entrepreneurs les plus dynamiques [23]. En outre, dans la mesure où les réseaux sociaux et les communautés d’affaires s’organisent le plus souvent selon les sensibilités ethniques, le fonctionnement journalier de ces réseaux s’en trouve biaisé. Avec le temps s’installent alors rancœurs et tensions politiques qui n’encouragent pas les investissements.

36La réponse à ces problèmes repose sur de meilleures institutions de marché et des institutions ouvertes à tous, sans distinction de race, de sexe, de religion, de langue ou d’origine ethnique soit, en d’autres termes, des institutions formelles.

37Les institutions formelles englobent la police et les tribunaux chargés de protéger les droits de propriété contre les voleurs et les escrocs. Mais, comme nous l’avons déjà évoqué, elles incluent également de nombreuses institutions spécialisées – privées, publiques ou hybrides. On peut notamment citer : les bureaux d’informations commerciales et les agences de notation du crédit, telles que Dun&Bradstreet et Moody’s ; les agences privées et publiques chargées d’établir les normes et calibrages ; les agences de certification de la qualité telles que l’ISO ; les services d’entreposage sous douane essentiels à un échange organisé de marchandises ; la vente aux enchères de céréales, café, cuivre, poisson, devises, contrats financiers à terme, actions, ondes hertziennes ; toute une diversité d’institutions financières et les innovations qu’elles génèrent, telles que la lettre de crédit ou les contrats de location-vente, les marchés secondaires hypothécaires, les obligations spéculatives ; les liquidateurs judiciaires ; les services douaniers et portuaires ; le marché secondaire du secteur des machines et de l’équipement ; les associations professionnelles formelles dont l’adhésion est ouverte à tous ; cette liste n’est pas exhaustive.

38Ces institutions formelles sont des innovations en soi. Elles résultent de l’application de la science à la technologie, dans ce cas précis à la technologie de l’échange marchand. À l’instar d’autres formes d’innovation technologique, elles ne prennent corps que dans la mesure où les individus en prennent conscience, se les approprient et les intègrent à leurs normes sociales.

Pratiques commerciales (Business practices)

39Pour survivre dans un environnement donné, il est essentiel d’être familiarisé aux pratiques locales. Dans la plupart des cas, cette familiarité s’acquiert par l’éducation et le mimétisme. Mais lorsqu’un individu se retrouve dans une situation inconnue, il lui faut s’adapter à ce nouvel environnement. En d’autres termes, il devra modifier son comportement. La majorité des entrepreneurs africains sont peu familiers des pratiques utilisées ailleurs et des institutions modernes dédiées aux échanges économiques. Par conséquent, il leur est difficile de survivre lorsqu’ils sont confrontés à des concurrents issus d’autres régions du globe, qui sont, eux, non seulement habitués à une technologie physique plus performante, mais aussi à des modes d’organisation plus efficaces, tant au sein de l’entreprise que dans le cadre de l’échange marchand inter-entreprise.

40Ce manque de compétitivité se traduit aussi bien par de faibles performances à l’export, que par la supplantation d’entreprises locales par des firmes étrangères sur les marchés intérieurs africains. La réussite des hommes d’affaires asiatiques et libanais dans certains pays d’Afrique est frappante à cet égard. Mais celle des petits entrepreneurs ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest et implantés en Afrique du Sud est peut-être encore plus remarquable. Comment se fait-il que ces entrepreneurs venus d’ailleurs réussissent mieux que les autochtones dans un environnement qui leur est étranger ? Cela s’explique par le fait qu’ils ont déjà la pratique d’outils innovants relativement simples, tels que la gestion de réseaux commerciaux, la facturation et le crédit-fournisseur, mais aussi plus performants que les dispositifs institutionnels locaux. La relative simplicité de ces innovations institutionnelles leur permet de subsister dans un contexte institutionnel peu porteur – surtout si elles s’inscrivent dans des réseaux sociaux solides.

41Les entrepreneurs africains peuvent apprendre à survivre dans le « village planétaire ». Toute la question est de savoir qui précisément va leur apprendre ? En fin de compte, scientifiques et innovateurs sont les pourvoyeurs de nouvelles connaissances, mais rares sont les entrepreneurs qui ont l’occasion d’apprendre directement des innovateurs mêmes. Pour la plupart des individus, l’apprentissage découle de l’imitation. Néanmoins, pour pouvoir imiter, encore faut-il disposer de quelqu’un à proximité à imiter. Et c’est là que les choses se compliquent.

42L’écrasante majorité des entrepreneurs africains gère de très petites entreprises et ne possède que de maigres connaissances des innovations technologiques et institutionnelles utilisées ailleurs. S’ils disposent d’un financement suffisant, il leur est possible en effet d’acquérir la nouvelle technologie en important l’équipement nécessaire et en apprenant à s’en servir. Mais disposer de financements ne suffit pas.

43Les innovations institutionnelles largement répandues ailleurs sont peu connues des entrepreneurs africains. À la différence de la technologie physique, un entrepreneur individuel ne peut tout simplement importer l’institution et apprendre à l’utiliser. Une institution ne saurait être déplacée physiquement d’un endroit à un autre, car elle relève d’une combinaison complexe de règles formelles, d’une série d’anticipations quant à des comportements mutuels, et de normes sociales de conduite. L’importation d’une seule composante, les règles formelles par exemple, ne suffirait pas à elle seule puisqu’elle ne pourrait pas fonctionner sans les deux autres. En effet, les règles formelles ne sont applicables que si une proportion suffisamment importante du public concerné les observe.

44S’il est possible pour un entrepreneur d’adopter seul une nouvelle technologie, indépendamment de ses pairs, la réussite d’un changement institutionnel dépend en revanche d’une bonne coordination collective : pour qu’un tel changement soit durable, un groupe de personnes suffisamment vaste doit modifier simultanément sa manière de procéder. Cela a pour effet de rendre tout changement institutionnel décentralisé lent et imprévisible.

Diffusion des innovations institutionnelles

45Comment dès lors améliorer l’environnement institutionnel dans lequel évoluent les entreprises africaines ? L’une des options en présence consiste à leur laisser du temps : s’ils disposent de suffisamment de temps, ils finiront par proposer des innovations susceptibles d’améliorer leur situation actuelle. Pour que ce processus s’opère à un rythme adéquat, il doit s’appuyer sur l’application de la science à la technologie, c’est-à-dire l’application des sciences sociales à la construction institutionnelle. Aussi, les économistes ont-ils un rôle clé à jouer dans ce processus de transformation, puisque leur compétence spécifique consiste précisément à appliquer la science à la réforme institutionnelle.

46Même dans l’hypothèse où les décideurs politiques prêteraient l’oreille aux conseils étayés par des preuves, l’innovation institutionnelle locale nécessiterait un laps de temps très important, probablement du même ordre que le temps qu’il a fallu à l’Europe pour inventer ses institutions de marché et les exporter vers d’autres régions du globe, c’est-à-dire plusieurs centaines d’années [24]. Même dans ce cas de figure, un élément clé du processus serait l’existence d’États favorables au développement, c’est-à-dire des États préoccupés par leur propre développement et disposés à prendre les décisions requises pour le promouvoir. L’Afrique regorge cependant de contre-exemples. Ainsi, sans apport extérieur, un processus endogène aurait tendance à s’éterniser.

47Mais il n’est nullement besoin de réinventer la roue. Il suffit à l’Afrique d’imiter les autres continents en adaptant et en adoptant les innovations institutionnelles introduites ailleurs, ce qui nécessiterait l’intervention de l’État. Mais comme nous l’avons fait remarquer précédemment, il faudrait aussi changer les normes sociales et les modes de comportement. En effet, les normes et les anticipations de comportement contribuant à façonner les pratiques commerciales doivent se généraliser au sein de la communauté d’affaires afin de garantir la réussite de l’ensemble des réformes institutionnelles.

48Cette généralisation peut être appréhendée comme un processus de diffusion en réseau. Notre compréhension de ce type de processus s’est nettement améliorée au cours des dernières années grâce aux modèles épidémiologiques de réseaux [25]. Un exemple simple permettra d’illustrer l’intuition majeure de cette littérature. Prenons une maladie contagieuse qui se transmet par contact rapproché. Cette maladie se propagera à travers le réseau social, en touchant d’abord les individus étroitement liés au porteur initial de l’infection. Cela signifie que la propagation de la maladie sera freinée par une segmentation sociale sur fond ethnique. Ainsi, les individus ou groupes socialement isolés de la zone infectée du réseau pourront ne jamais contracter la maladie.

49Par analogie, une pratique commerciale utile se répandra à travers le réseau social, en touchant d’abord les individus les plus proches de la source de l’innovation, puis se diffusera lentement vers d’autres parties du réseau. Ici encore, la segmentation sociale va ralentir la diffusion de cette innovation, qui pourra, en effet, ne jamais atteindre certains groupes. Aussi est-il possible que différents groupes adhèrent simultanément à différentes pratiques commerciales. Dans ce sens, on peut alors évoquer l’existence d’une culture commerciale propre à une communauté donnée, dans un pays donné, à un moment donné ?

50Cependant, l’analogie établie avec la propagation d’une maladie est imparfaite. Dans le cas d’une maladie, entrer en contact avec une seule personne infectée suffit pour contracter l’infection. Dans le cas des institutions, la situation est différente. Pour qu’une personne modifie son comportement, un nombre suffisant de ses voisins immédiats doivent déjà avoir modifié le leur. Cela s’explique par le fait que les interactions de marché fondées sur les normes sociales et les comportements attendus infléchissent les externalités de réseaux à l’échelle locale. Le transfert d’innovations institutionnelles par le biais de réseaux sociaux requiert donc un réseau de relations dense ; une seule passerelle ne suffit pas. La segmentation sociale est donc nettement plus encline à entraver la diffusion d’innovations institutionnelles que la propagation d’une maladie. Un fort niveau d’intégration sociale sur le plan ethnique et religieuse s’impose, si l’on veut parvenir à diffuser les innovations institutionnelles dans toute la société [26].

Investisseurs étrangers

51Forts de cette analyse, nous pouvons désormais examiner la source la plus vraisemblable d’information en matière d’innovations institutionnelles, à savoir les investisseurs étrangers. L’ouverture de l’Afrique à cette catégorie d’investisseurs crée une présence suffisamment rapprochée pour permettre, en théorie, aux entrepreneurs africains de les observer et les imiter. Cette possibilité offre le potentiel de croissance le plus rapide pour l’Afrique ; mais est-elle suffisante pour garantir une large diffusion des innovations institutionnelles ? Ceci dépend en définitive du degré d’intégration sociale entre investisseurs étrangers et entrepreneurs locaux.

52Nous avons vu qu’en présence d’institutions de marché faibles, un rôle crucial des réseaux sociaux est de se substituer aux institutions formelles. Les externalités de réseaux conduisent naturellement à un biais de sélection. Ce biais est le plus souvent de nature ethnique ou religieuse, simplement en raison du fait que la socialisation, en tout lieu, se développe essentiellement en fonction des particularités ethniques et religieuses. Lorsqu’il existe une surreprésentation d’un groupe donné au sein d’une classe d’affaires moderne, les individus ne présentant pas le profil adéquat éprouvent davantage de difficultés pour l’intégrer.

53Si les technologies et les pratiques commerciales des investisseurs étrangers sont bien plus sophistiquées, il est fort probable que ceux-ci surpasseront les performances d’entrepreneurs locaux. Si le fossé qui sépare les investisseurs étrangers des entrepreneurs locaux est trop grand, ces derniers seront contraints de quitter le réseau avant même de découvrir les nouvelles technologies et pratiques commerciales. En outre, lorsqu’une classe d’affaires étrangère réussit à prendre pied dans un secteur d’activité ou pays spécifique, les externalités de réseaux favoriseront les investissements et l’arrivée d’autres membres de cette même classe. Ce phénomène risque alors de contrarier le processus d’imitation par les entrepreneurs africains qu’il était censé encourager.

54Les expériences sud-américaines et sud-africaines sont à cet égard peu rassurantes : dans les deux cas, les colons blancs avaient acquis une ascendance économique durable sur les peuples indigènes. Même si, dans les deux cas, les facteurs déterminants étaient politiques, l’écart de connaissances entre entrepreneurs indigènes et entrepreneurs étrangers était très prononcé dès le départ. Par conséquent, l’avantage comparatif des investisseurs étrangers pourrait avoir été si important qu’il ait rendu tout processus d’imitation très difficile.

55Au fil du temps, cela s’est souvent traduit par un ressentiment politique envers les investisseurs étrangers – et leurs descendants –, ce qui réduit encore davantage les possibilités d’imitation dans le cas où celle-ci est perçue comme politiquement aliénante. Il est également possible qu’une classe aisée d’entrepreneurs utilise sa puissance financière pour chercher à s’approprier le contrôle politique, renforçant par là même son avantage économique et compliquant encore davantage pour les entrepreneurs locaux les processus d’intégration sociale et d’imitation.

56La crainte de voir une classe d’entrepreneurs étrangers prendre le contrôle du marché pourrait expliquer les sentiments mitigés de nombreux Africains à l’égard de l’ingérence étrangère en général, et des investisseurs étrangers en particulier. En conséquence, les entrepreneurs étrangers présents en Afrique se trouvent souvent pris dans des rapports de subordination politique, semblable à celle des juifs dans l’Europe du Moyen Âge ou des Arméniens dans l’empire Ottoman, c’est-à-dire une classe d’affaires ne jouissant d’aucun droit politique, sujette aux caprices du prince et volontiers désignée comme bouc émissaire du mécontentement populaire.

57Sur ce point, l’Afrique est assez semblable à d’autres régions du monde. La Chine et l’Inde, par exemple, sont longtemps restées fermées aux investissements étrangers. Ces pays n’ont commencé à jouir d’une croissance conséquente que lorsqu’ils se sont ouverts aux investisseurs étrangers. Mais ils ont attendu pour cela de se trouver en position de force, confiants alors que cette ouverture n’impliquerait aucune perte du contrôle sur leurs propres affaires. Je tends à croire que l’Afrique s’ouvrira de façon similaire aux investissements étrangers lorsqu’elle se sera préparée à ce défi, c’est-à-dire au moment où les élites africaines seront certaines d’être en mesure d’imiter les investisseurs étrangers sans pour autant perdre le contrôle au profit d’intérêts étrangers. Une fois cette condition satisfaite, la productivité et la compétitivité moyennes augmenteront à tous les niveaux, et pas uniquement au sein de petites enclaves étrangères.

Conclusion

58L’application de la science à la technologie est la force motrice fondamentale de la hausse massive des niveaux de vie observée dans le monde au cours des deux cents dernières années. Elle intègre l’innovation technologique au processus de production, mais également les innovations soutenant la création d’institutions et d’organisations. Dans de nombreux cas, ces deux aspects ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre. En corollaire immédiat, la modernisation des institutions de marché est essentielle au développement et à la croissance économique.

59Les institutions de marché modernes constituent un mélange complexe de règles formelles et de normes sociales, visant principalement à renforcer les mécanismes de réputation. En l’absence des institutions modernes, les réseaux d’affaires tiennent lieu de substitut imparfait. Les modèles de socialisation privés influencent la formation de réseaux d’affaires et entraînent souvent une surreprésentation de groupes ethniques ou religieux spécifiques. La tension politique s’en trouve attisée et la diffusion des innovations institutionnelles entravée. Au bout du compte, une trappe d’équilibre à faible niveau de croissance se met en place, à l’intérieur de laquelle les pays découragent les investisseurs étrangers par crainte de perdre le contrôle du marché.

60La solution consiste à promouvoir l’intégration sociale, notamment dans les cercles d’affaires. L’intégration sociale aux côtés d’investisseurs étrangers est la meilleure stratégie à court terme pour sortir l’Afrique d’un cercle vicieux dans lequel ses entrepreneurs ont une connaissance insuffisante des pratiques institutionnelles actuelles pour pouvoir instaurer un environnement d’affaires favorable à la production moderne, mais où, en même temps, les élites locales sont peu disposées à laisser les entrepreneurs étrangers répondre à ce besoin par crainte de perdre leur mainmise politique.

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Date de mise en ligne : 05/11/2008

https://doi.org/10.3917/afco.226.0205

Notes

  • [1]
    Professeur d’économie du développement à l’Université d’Oxford.
  • [2]
    Cf. Acemoglu, Johnson et Robinson, 2005 ; Keefer et Knack, 1997.
  • [3]
    Cf. Fafchamps, 1997.
  • [4]
    Cf. Fafchamps, 2004.
  • [5]
    Cf. Fafchamps, 2004.
  • [6]
    Cf. Beck, Demirguc-Kunt et Levine, 2003a ; Beck, Demirguc-Kunt et Levine, 2003b.
  • [7]
    Cf. Deininger, 2003.
  • [8]
    Cf. Messick, 1999 ; ministère de la Justice, 1999.
  • [9]
    Cf. North, 1990 ; Acemoglu et al., 2005.
  • [10]
    Cf. Greif, 1994 ; Fukuyama, 1995.
  • [11]
    Par exemple, la certification ISO.
  • [12]
    Par exemple, les poids et mesures.
  • [13]
    Cf. Tadelis, 1999.
  • [14]
    Cf. Fafchamps, 2002.
  • [15]
    Cf. Granovetter, 1985 ; Putnam, Leonardi et Nanetti, 1993.
  • [16]
    Cf. Bernstein, 1992 ; Bernstein, 1996.
  • [17]
    Cf. Greif, 1993 ; Fafchamps et Minten, 1999 ; McMillan et Woodruff, 1999b et 1999a.
  • [18]
    Cf. Fafchamps et Minten, 2002 et 2001 ; Fafchamps, 2003.
  • [19]
    Cf. Fafchamps, 2000.
  • [20]
    Cf. Ensminger, 1992.
  • [21]
    Cf. Fafchamps, 2000.
  • [22]
    Cf. Himbara, 1994 ; Fafchamps, 2000.
  • [23]
    Cf. Barr et Oduro, 2002 ; Fafchamps, 2004.
  • [24]
    Cf. North, 1973.
  • [25]
    Cf. Vega-Redondo, 2006.
  • [26]
    Cf. Vega-Redondo, 2004 ; Jackson, 2007 ; Galeotti, 2007 et Young, 2007.

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