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Article de revue

Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique sub-saharienne : vers une institutionnalisation de la gouvernance du secteur sécuritaire

Pages 49 à 67

Notes

  • [1]
    Maître de conférence en sociologie à l’Université de Rennes II, enseignant à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (Coëtquidan), chercheur au Centre de recherche des Écoles de Coëtquidan (CREC Saint-Cyr).
  • [2]
    Cet article reprend une communication présentée en janvier 2006 dans le cadre du « séminaire conflits armés en Afrique sub-saharienne » de l’Institut d’Étude politique de Bordeaux au Centre d’Étude d’Afrique Noire (CEAN).
  • [3]
    Le GCPP désigne le fonds commun pour la prévention des conflits à l’échelle mondiale. L’ACPP désigne le fond commun pour la prévention des conflits en Afrique. Ces deux organismes sont des entités dépendantes du gouvernement et financées par les différentes administrations impliquées (Affaires extérieures, Développement, Défense).
  • [4]
    Axel Augé et François Gaulme. Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique de l’Ouest et du centre : Une sociogéographique des réformes SSD. Rapport de recherche, Centre de recherche (CREC), ESM Saint-Cyr, Rapport réalisé pour la Délégation aux Affaires Stratégiques du ministère de la Défense (DAS) et le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées de Genève (Suisse) – DCAF, avril 2004, 83 pages + annexes.
  • [5]
    Dans cet article, nous recourrons au sigle SSD pour désigner le secteur de la sécurité et de la défense.
  • [6]
    Au plan méthodologique, l’étude porte sur l’Afrique de l’Ouest et du Centre. L’espace géographique ouest-africain concerne les États membres de l’UEMOA, c’est-à-dire le groupe des pays francophones composant la CEDEAO : le Sénégal, le Togo, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Niger, le Mali, diminués de la Mauritanie qui a renoncé à son adhésion au sein de la communauté sous-régionale ouest-africaine. En Afrique centrale, l’analyse porte sur les États francophones membres de la CEMAC. Il s’agit du Gabon, du Congo-Brazzaville, du Cameroun, du Tchad et de la République centrafricaine. Les héritages politiques, économiques, militaires et culturels représentent des éléments supplémentaires qui précisent en notre faveur l’intérêt porté à cette sous-région d’Afrique centrale francophone.
  • [7]
    La notion de système de sécurité désigne aussi bien les forces de sécurité (police) que les forces armées (armée de terre, gendarmerie).
  • [8]
    Le RECAMP, programme d’entraînement militaire français, signifie : « renforcement de la capacité africaine de maintien de la paix ».
  • [9]
    En Côte d’Ivoire, les forces armées gouvernementales comme les mouvements ivoiriens rebelles se livrent au recrutement systématique d’enfants soldats. Leur nombre est difficile à évaluer. Dans le nord du pays, zone contrôlée par les forces dites nouvelles (anciennes forces rebelles), la fermeture des écoles et la pauvreté facilitent le recrutement de cette jeunesse marginalisée et désœuvrée. Âpres et longues sont les négociations qui réussissent à convaincre des armées et des groupes armés en guerre de démilitariser les enfants qu’ils exploitent, et de les confier à l’UNICEF et à ses partenaires (H. Leblanc, Situation des enfants soldats. UNICEF France, 2004, p. 42-43). Dans la partie anglophone de l’Afrique de l’Ouest, au Libéria par exemple, après 10 ans de guerre, seuls 4300 enfants sur les 15 000 estimés ont été officiellement démobilisés. Depuis avril 2004, un vaste programme de démobilisation et de réinsertion, soutenu par l’UNICEF, est lancé sur l’ensemble du territoire. En Afrique de l’Est, en avril 2004 au Sud-Soudan, 600 enfants associés à des groupes armés musulmans pro-gouvernementaux ont été démobilisés avec l’aide de l’UNICEF. Aujourd’hui, les programmes DDRR s’adaptent, forts des leçons héritées des nombreuses expériences précédentes. Mais le chemin à parcourir semble encore long. Les tensions sociopolitiques en Côte d’Ivoire, en créant un vivier de jeunes marginalisés, aggraveront le phénomène.
  • [10]
    Voir le numéro 78 de la revue Politique africaine, consacré aux enjeux sous-régionaux de la crise ivoirienne.
  • [11]
    Le ministère de la Défense français annonce, en septembre 2005, l’hypothèse (à l’étude) de concentrer ses forces prépositionnées sur trois pays : le Sénégal, Djibouti et le Gabon.
  • [12]
    Selon le ministère français de la Défense, les effectifs des forces françaises de « présence » permanente en Afrique sub-saharienne étaient, fin août 2006, les suivants : Sénégal, 1 163 ; Gabon, 750 ; Djibouti, 3 008 ; Côte d’Ivoire, non comptabilisées, mais 3 400 hommes actuellement en « Opex » et 200 au titre de l’ONU. Il faut ajouter à ces chiffres les effectifs de l’« Opération Épervier » en cours au Tchad, soit 1 100 hommes à la même date.
  • [13]
    La défense collective est le résultat d’un traité par lequel deux ou plusieurs États s’engagent à se prêter assistance (militaire et diplomatique) en cas d’attaque extérieure. Il s’agit donc d’un système autorisant la communauté internationale à réagir par la force en cas de violation de la paix.
  • [14]
    Environ 1 600 soldats européens sont attendus en République démocratique du Congo : 500 soldats allemands assistés de 280 autres affectés à leur suivi médical, 700 militaires français et 100 soldats espagnols.
  • [15]
    Onze écoles nationales à vocation régionale existent aujourd’hui en Afrique sub-saharienne. Trois d’entre elles sont situées en Afrique centrale, huit sont installées en Afrique de l’Ouest. Chacune d’elles propose une formation militaire spécialisée : Koulikoro-Mali (état-major et administration), Thiès-Sénégal (officiers et infanterie), Bouaké-Côte d’Ivoire (transmission), Zambakro-Côte d’Ivoire (maintien de la paix), Abidjan-Côte d’Ivoire (marine, gendarmerie), Lomé-Togo (santé), Porto-Novo-Bénin (police judiciaire), Libreville-Gabon (état-major), Awae-Tchad (gendarmerie mobile), Garoua-Tchad (pilotage), Ouagadougou-Burkina Faso (matériel).
  • [16]
    Dans les pays analysés, ces processus se déroulent conjointement.
  • [17]
    Le phénomène de républicanisation des esprits est pensé dans le cadre de la philosophie classique, développée par Th. Hobbes : elle fait de l’État et de ses institutions de coercition, le lieu de la paix. Cette perspective indique que la fragilisation de l’État ou sa disparition font de l’homme un loup pour ses semblables et conduisent la société à un état de nature dans lequel les passions se déchaînent et où la guerre devient possible.
  • [18]
    Mwayila Tshiyembe propose une variante du fédéralisme africain (voir Tshiyembe, 2002). Pour prolonger la discussion, voir aussi Pambou Tchivounda, 1982.

1Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense font l’objet, depuis le milieu de la décennie 1990 au moins, d’un intérêt croissant en sociologie, en sciences juridiques et politiques [2]. La question n’est évidemment pas nouvelle puisque le thème des réformes de la sécurité et de la défense en Afrique est au cœur des travaux menés par des centres de recherches en sociologie, en science politique ainsi que par des institutions non gouvernementales. Eboe Huchtful et Kayode Fayemi (2003) sont de bons représentants de l’approche institutionnelle fondée sur les sciences juridiques et politiques. La bonne gouvernance politique, dans l’approche qu’ils développent, entraîne une bonne gouvernance du secteur de la sécurité et de la défense. Ils se sont intéressés aux réformes du système de la sécurité en privilégiant le point de vue institutionnel. Hans Born (2003) développe une variante de cette perspective et place au centre des enjeux de la réforme du secteur sécuritaire, le Parlement des États à travers son action de contrôle du secteur de la sécurité. L’optique retenue par Joseph Vitalys (2004) renforce cette vision puisqu’il admet l’importance du principe de contrôle démocratique de la force publique et des instruments de la coercition légitime.

2L’autre hypothèse qui domine le champ est de type constructiviste (1990). Elle est formulée par les institutions internationales et plaide l’idée que la sécurité aussi bien nationale qu’étatique est liée au développement et au bien-être des populations. Pour les organisations internationales étudiant les questions de développement comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, l’Organisation des Nations unies (ONU) et ses organismes spécialisés (PNUD, Unicef), la sécurité et la défense sont devenues les piliers de la stabilité, essentielles au développement et à la croissance économique.

3Dans la perspective constructiviste, la sécurité englobe des éléments aussi divers que la sécurité économique (revenu de base garanti), la sécurité alimentaire (accès à la nourriture) ou sanitaire (accès aux soins médicaux), la sécurité environnementale (vivre à l’abri des menaces environnementales comme la désertification et la déforestation), la sécurité des personnes (se prémunir contre la violence physique), la sécurité communautaire ou encore la sécurité politique (respect des droits élémentaires et des libertés publiques).

4La troisième hypothèse fait ressortir une logique socio-économique et normative. Elle est formulée par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2004) et postule que la sécurité est un « bien public » au centre des questions d’orientation de l’action publique et de la gouvernance. La perspective socio-économique ouverte par l’Organisation de coopération et de développement économique en matière de réformes du secteur de la sécurité est plus étendue. Elle aborde ce thème au-delà du seul secteur de la sécurité en proposant des principes de bonne gouvernance. L’OCDE formule des normes à respecter par les États : respect des normes démocratiques, renforcement de la participation des civils et de leurs pouvoirs de contrôle, nécessité de se conformer aux principes de base généraux à toutes réformes (transparence et obligations de rendre des comptes).

5Les travaux effectués au Royaume-Uni sur les réformes de la sécurité sont assurés en grande partie dans le cadre gouvernemental : le Global Conflict Prevention Pool (GCPP) et l’Africa Conflict Prevention Pool (ACPP) [3] en sont les principaux acteurs publics. Leur approche des questions de réformes du secteur de la sécurité et de la défense s’aligne sur l’hypothèse normative et admet que le développement et la sécurité sont inextricablement liés.

6Les réformes engagées par chaque pays ne sont pas une simple conséquence du poids géostratégique sous-régional. Elles sont également le résultat d’une « sociologie par le bas » du secteur de la sécurité et de la défense qui tient compte de logiques locales liées aussi bien à la restructuration organisationnelle des armées nationales, à leur internationalisation (adhésion à des programmes de formation militaire) qu’à leur adaptation au nouvel environnement de la sécurité (crises sous-régionales, gestion collective des conflits). Cette sociologie par le bas intègre également l’émergence de nouveaux régulateurs régionaux comme la communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ou l’Ecowas monitoring group (l’Ecomog), première force multinationale de maintien de la paix créée en Afrique de l’Ouest.

7Cet article propose une sociologie des réformes du secteur de la sécurité et de la défense [4] et étudie la manière dont les pays d’Afrique sub-saharienne francophone adhèrent, redéfinissent et reformulent les objectifs et les enjeux liés à l’application des réformes SSD [5]. Il plaide l’idée que les réformes sécuritaires, même limitées, deviennent le reflet d’une institutionnalisation de la gouvernance du secteur de la sécurité et de la défense aussi bien en Afrique de l’Ouest [6] qu’en Afrique centrale. L’institutionnalisation de la gouvernance repose sur quatre éléments : une adhésion des forces armées africaines aux normes internationales de bonne gouvernance politique et sécuritaire, une internationalisation de l’action militaire (adhésion à des programmes de formation et d’entraînement, commandement en états-majors internationaux, adaptation aux opérations interarmées), une adaptation des forces au nouvel environnement de la sécurité devenu coopératif et collectif (gestion collective de conflits régionaux), un renforcement du contrôle civil destiné à assurer la subordination des militaires devant les dirigeants démocratiquement élus.

8Il s’agit alors de montrer comment, dans un tel contexte, les réformes du secteur de la défense et de la sécurité sont mises en œuvre et participent à reconstruire le système de sécurité [7]. Trois questions constituent le fil d’Ariane de cette discussion : quels types de réformes sont à l’œuvre dans la sous-région ouest-africaine et centrale ? Quels facteurs conduisent les États à réformer leur secteur de la sécurité et de la défense ? Enfin, que nous enseignent ces réformes sur la démocratie et la gouvernance en Afrique ?

9Pour répondre à ces interrogations, l’analyse est présentée en trois parties. En premier lieu, nous précisons le sens attribué à la notion de réforme. Nous analysons ensuite le contenu et la spécificité des réformes à l’œuvre dans chaque sous-région étudiée. Nous terminons en discutant les enjeux liés à l’application des réformes du secteur de la sécurité et de la défense.

Les réformes de la sécurité et de la défense : une notion, plusieurs réalités

10Les réformes engagées à l’échelle des États illustrent le polymorphisme d’une notion qui se caractérise par la diversité des réalités qu’elle recouvre. La terme « réforme » désigne au moins deux processus : d’abord la réorganisation (ou modernisation), puis la restructuration (ou reconstruction) des systèmes de sécurité et de défense.

Entre réorganisation et reconstruction

11La modernisation désigne, en première approche, l’adaptation des forces armées africaines aux nouvelles missions de maintien de la paix dans le cadre de l’ONU ou sous l’action des communautés économiques régionales (CER) comme la CEDEAO ou la CEEAC. La modernisation repose ensuite sur une internationalisation de la formation et sur le développement de la capacité des armées à travailler en contexte interarmé. Les forces militaires sous-régionales comme la force militaire d’Afrique centrale (FOMAC) intervenue en République centrafricaine ou encore la force ouest-africaine engagée dans le conflit ivoirien sont progressivement conduites à développer de nouvelles compétences liées aux opérations multinationales qu’elles accomplissent, en collaboration avec des unités d’autres pays. La modernisation donne lieu à des adaptations opérationnelles en matière d’équipement, de formation et d’information sur les systèmes de commandement.

12L’adhésion de la quasi-totalité des pays ouest-africains au programme de formation [8] RECAMP destiné à l’armée de terre et soutenu par la coopération militaire française permet ces adaptations. La modernisation du secteur de la défense est également dédiée au renforcement de la subordination des militaires devant les dirigeants démocratiquement élus à travers un contrôle civil renforcé.

13Toutefois, le terme réforme désigne également une réalité supplémentaire : la restructuration (ou reconstruction) du système de sécurité et de défense. Dans cette optique, la réforme résulte bien souvent d’une crise politique interne ou d’un conflit armé. Ce type de réforme renvoie à la recomposition et/ou à la « remise en état » d’une armée disloquée en raison de tensions sociopolitiques. La restructuration passe autant par la mise en œuvre de programmes de réinsertion d’anciens militaires déclassés que par l’application de programmes de désarmement, démobilisation, réinsertion, réhabilitation (DDRR) dans des pays dont les armées nationales se sont profondément décomposées. La situation politique et militaire de la Côte d’Ivoire illustre les difficultés [9] d’un tel processus.

Dynamique du dedans, dynamique du dehors : du global au local

14Les conflits contemporains en Afrique ont changé. Ils sont transfrontaliers et nomades (Galy, 2003). Les groupes rebelles s’autonomisent à la fois par rapport aux leaders, aux contextes et aux causes pour lesquels ils se battent et ouvrent des foyers de crises dans les pays voisins. La nouveauté de ces crises appelle une réponse sous-régionale et conduit les pays touchés à engager des réformes de la défense dans la perspective d’une coopération internationale renforcée et d’une sécurité coopérative efficiente. Il devient donc crucial de penser les réformes dans un cadre global permettant d’apporter une réponse collective à des problèmes de sécurité d’envergure régionale. L’évolution du contexte régional ouest-africain tient à plusieurs éléments.

15Quatre de ces éléments peuvent au moins être cités :

16? La promotion d’une approche communautaire de la sécurité collective : adopter une perspective sous-régionale

17L’évolution de la géostratégie sous-régionale a conduit les acteurs collectifs, en particulier les communautés économiques régionales (CER) à prendre en compte la dimension sécuritaire de leur politique commune dans les protocoles de coopération. Les récentes adaptations institutionnelles conduites par la Cedeao et l’engagement d’une force militaire ouest-africaine dans la crise politico-militaire en Côte d’Ivoire sont emblématiques de cette prise de conscience.

18? L’adaptation des protocoles et des missions de la Cedeao à la sécurité régionale : les objectifs sécuritaires et militaires

19À l’origine de sa création, en 1975, la Cedeao avait pour vocation principale le développement de l’activité économique dans le cadre de l’intégration régionale. L’éclatement de conflits dans la sous-région a entraîné une militarisation des missions confiées à la Cedeao. L’organisation a mis en place des protocoles diplomatiques dédiés à la sécurité collective et dont le premier est proposé dès 1978 : c’est le protocole de non-agression. En 1981 est lancé le protocole d’assistance mutuelle en matière de défense (Pam). En 1990, est créée la force d’interposition Ecomog (Ecowas monitoring group). Elle est, sans conteste, l’acte le plus marquant réalisé par le comité permanent de médiation. La montée en puissance de la force d’interposition africaine a conduit les pays de la sous-région à adapter l’organisation de l’armée de terre, sur les plans opérationnel, stratégique et tactique pour améliorer sa participation aux opérations de maintien de la paix. Plus récemment, en 2003, l’organisation ouest-africaine crée le protocole de Dakar contenant les mécanismes de prévention, de gestion et de règlement des conflits.

20Désormais adaptés aux évolutions de l’environnement géostratégique local, les protocoles de défense sont inlassablement entrés en application au gré des crises régionales.

21Les dirigeants africains ont pris conscience de l’urgence du règlement des conflits dans un cadre institutionnel sous-régional, devenu au fil du temps le nouveau contexte de propagation des crises.

22? Les trajectoires sinueuses de la conflictualité africaine : nomadisation des conflits et autonomisation des groupes rebelles

23L’analyse des conflits africains met en évidence les trajectoires sinueuses de la conflictualité [10], comme le montre l’arc de crise autour de la rivière Mano (Libéria, Sierra Leone, Guinée). Si le local devient un cadre de production des réformes, le global à travers les relations diplomatiques est essentiel à ce processus.

24? Les recompositions des relations diplomatiques entre les États ouest-africains et les traditionnels partenaires occidentaux : vers une africanisation du secteur de la sécurité et de la défense

25Les recompositions des relations diplomatiques entre les États ouest-africains et les traditionnels partenaires occidentaux prennent plusieurs formes, dont les plus significatives sont le retrait progressif de l’ancienne puissance coloniale qui s’est traduit par la réduction de sa présence militaire [11] en Afrique sub-saharienne et le recentrage des interventions militaires françaises désormais limitées prioritairement à la sécurité des ressortissants français [12]. Ces deux éléments laissent une marge de manœuvre plus grande aux dirigeants africains dans leur autogestion de la défense collective [13].

26À ces éléments s’ajoute une reformulation de la diplomatie de défense des grandes puissances occidentales autour d’une multilatéralisation croissante de la gestion des conflits. Celle-ci fait jouer un rôle central aussi bien à l’Union européenne qu’à l’Organisation des Nations unies. L’Union européenne s’est militairement engagée en République démocratique du Congo (RDC) dans le cadre de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L’opération Artémis, menée en 2003, avait pour mission, entre autres, de mettre fin aux affrontements interethniques avant de passer le relais aux forces militaires de l’Organisation des Nations unies (la Monuc). Une nouvelle intervention militaire [14] conduite par l’Union européenne a été mise en place, en République démocratique du Congo, au mois de juillet 2006. L’intervention de l’Union européenne, dont le commandement est assuré à Potsdam par le général allemand Karl Heinz Viereck, est destinée à aider les 17 000 hommes de la force de l’Onu à sécuriser les premières élections pluralistes dans ce vaste pays d’Afrique centrale.

Les réformes en acte

27L’analyse des réformes indique d’abord une transformation profonde du système de sécurité et de défense. Les réformes engagées par les États sont polymorphes et obéissent à des dynamiques bien différentes. Certains pays poursuivent simultanément plusieurs types de réformes, au gré des contextes de tensions auxquels ils sont confrontés, avec un succès variable.

L’Afrique de l’Ouest : gouvernance régionalisée et sécurité coopérative

28Les réformes engagées en Afrique de l’Ouest (Augé, 2004) font apparaître deux espaces géopolitiques contradictoires. Le premier rassemble des pays en situation de paix relative. Ces pays engagent des réformes destinées d’abord au renforcement de la subordination de l’armée aux autorités politiques civiles puis à la modernisation du secteur de la sécurité. Les exemples du Sénégal, du Niger, du Bénin, du Burkina Faso ou encore du Mali en témoignent. Le deuxième espace est beaucoup plus instable. Il donne lieu à des réformes centrées sur la reconstruction du secteur de la sécurité et de la défense, comme en Côte d’Ivoire, en Guinée ou plus récemment au Togo.

29Au total, les réformes concernent deux volets qui, logiquement, entrent en résonance avec le sens et les réalités qui les définissent. Le premier volet porte d’abord sur la modernisation des forces de défense. Il tient à deux éléments :

30? La démocratisation du secteur de la sécurité et de la défense

31Elle se traduit par l’organisation de séminaires au profit des forces armées sur le comportement éthique à tenir dans la conduite de l’action militaire et sur l’importance de la subordination du militaire devant les acteurs politiques démocratiquement élus. Citons l’exemple du Bénin en 2004 ou encore du Sénégal en 2003. Accueillant des intervenants extérieurs, ces séminaires sont organisés par des institutions occidentales, comme le Global facilitation network for Security sector reform (GFN-SSR) britannique, chargées de promouvoir les principes de bonne gouvernance démocratique en matière de sécurité et de défense en Afrique sub-saharienne.

32? Adaptation des forces armées au nouvel environnement de la sécurité et aux nouvelles missions d’interposition sur le théâtre d’opération sous-régionale

33Elle renvoie en premier lieu à la création d’institutions de formations et d’entraînements comme le réseau d’écoles nationales à vocation régionales (ENVR) [15] disséminées sur le continent, en second lieu à l’adhésion des forces armées à des formations militaires proposées par le programme français (RECAMP) ou le programme américain Acri/Acota développé en septembre 2005 dans le désert nigérien. Signalons le cycle Recamp qui s’est tenu en 1998 au Sénégal, sous l’appellation Guidimaka, en Tanzanie en 2002 sous le nom de Tanzanite 2002, ou plus récemment au Bénin en 2004, à proximité de la ville de Ouiddah.

34Le deuxième volet des réformes concerne la restructuration des forces de gendarmerie et de police. Il prend deux formes :

35? Une restructuration conjoncturelle au service de la sécurité du régime et non de la sécurité de l’État

36Ces réformes sont profondément conjoncturelles. Elles sont engagées sous le feu de crises politico-militaires et conduites par des États récemment confrontés à une crise en cours de résolution comme en Côte d’Ivoire, à un contexte post-électoral encore fragile comme au Togo ou à une situation de crise politique chronique comme en Guinée.

37Pour ces trois pays, les restructurations des forces de police ont donné lieu à un resserrement de l’étau autoritaire des régimes politiques en place. Les réformes accomplies ont servi la sécurité du régime et non la sécurité nationale. L’instrumentalisation des réformes à usage politique interne au seul bénéfice des élites dirigeantes locales et de la pérennité du régime dont ils sont les dépositaires devient, par bien des côtés, l’effet pervers de l’engagement des réformes de la défense et de la sécurité dans des pays en crise.

38Les récentes crises militaires et politiques survenues aussi bien en Côte d’Ivoire (2002) qu’au Togo (2005) donnent des indices d’instrumentalisation des réformes à des fins de sécurité interne. Les actions aussi diverses que la protection du gouvernement en place plutôt que des citoyens abandonnés à une insécurité chronique, la criminalisation de l’opposition politique, le recours à des unités spéciales et privées de sécurité (plutôt que de sécurité publique), le détournement des missions des forces de sécurité à des tâches de maintien de l’ordre politique, l’implication massive des militaires dans les actions de sécurité interne et le monopole du contrôle de la sécurité par l’exécutif (Huchtful, 2004) ont été observées à la fois en Côte d’Ivoire et au Togo depuis le début de la crise politique et militaire que ces deux pays connaissent, même si au Togo la situation politique intérieure s’est relativement normalisée avec la formation d’un gouvernement d’unité nationale.

39Le renforcement de la gendarmerie ivoirienne soupçonnée de mener des missions du type « escadrons de la mort » traduit assez bien le phénomène d’instrumentalisation des réformes au profit de la pérennisation de régime à la légitimité politique contestée. En 2005, au Togo, l’élection présidentielle de Faure Gnassingbé, a donné lieu à un renforcement du contrôle exercé sur les forces de police togolaise. Cela s’est traduit par des élévations en grade d’officiers supérieurs, membres des forces de sécurité, jugés loyaux et appartenant à l’ethnie du président.

40? La formation et l’entraînement des forces de police

41L’autre forme de restructuration engagée dans la région porte sur la formation des forces de sécurité aux missions de maîtrise des foules. La formation suivie dans les écoles nationales à vocation régionale et la création de groupes d’intervention rapide (GIR) permet d’assurer aux policiers une formation plus complète en matière de contrôle des foules dans des crises africaines caractérisées par une insécurité durable et nourries de logiques communautaires, religieuses et politiques. Les écoles régionales ont vocation de répondre à cet enjeu.

42La restructuration des forces de sécurité par l’action de formation a permis de créer des centres spécialisés comme le centre d’entraînement des forces de police installé à Bamako au Mali. Il accueille des élèves policiers originaires de pays voisins. Ce dispositif de formation constitué du réseau d’écoles nationales à vocation régionale permet de stimuler la coopération communautaire en matière de sécurité.

Gouvernance démocratique du secteur de la sécurité et contrôle civil en Afrique centrale

43En Afrique centrale, la création d’une force militaire régionale est plus récente. L’intervention de la Force militaire d’Afrique centrale (FOMAC) en République centrafricaine en donne une illustration. Dans cette sous-région, deux types de réformes sont à l’œuvre : d’abord le contrôle démocratique des forces de sécurité et de défense, puis la modernisation de l’appareil de défense [16] en matière d’équipement et de formation.

44Le premier type de réforme repose sur la consolidation de l’état de droit et la républicanisation du corps des militaires. Il porte sur le renforcement de la subordination de l’armée comme institution soumise aux autorités constitutionnelles (Gabon, Cameroun). À cela s’ajoute un contrôle subjectif renforcé avec des élévations en grade au sein de la hiérarchie militaire et la restructuration des appareils de défense et de sécurité (Congo-Brazzaville, Tchad ou République centrafricaine).

45La modernisation de la défense et de la sécurité constitue le second type de réforme. Elle se traduit par le rajeunissement du recrutement dans l’armée de terre, l’acquisition de nouveaux équipements, l’introduction des nouvelles technologies et l’informatisation des services (armées de terre, police). Les exemples du Gabon et du Cameroun fournissent une assez bonne illustration de ce type de réforme.

46Comme en Afrique de l’Ouest, avec Guidimakha 1998 au Sénégal ou Bénin 2004, la plupart des États d’Afrique centrale suivent le programme d’entraînement français et accueillent régulièrement des opérations d’entraînement conjointes avec les troupes françaises pré-positionnées (opération Gabon 2000 ou Tanzanite 2002, élargi à la SADC).

Ressources et contraintes

47En observant les treize pays étudiés en Afrique sub-saharienne francophone, l’on remarque d’emblée l’ampleur bien différente des réformes engagées. Certains États ont connu des inflexions particulièrement marquantes. C’est le cas du Congo-Brazzaville, de la République centrafricaine, du Tchad ou encore de la Côte d’Ivoire. D’autres pays comme le Gabon, le Cameroun, le Sénégal, le Niger ont mis en œuvre des réformes dont l’enjeu est la professionnalisation des forces de sécurité et de défense. Celle-ci se traduit par une adaptation des forces armées au nouvel environnement de la sécurité, un entraînement aux missions de format international au profit des armées africaines et des forces de sécurité. C’est le cas du Bénin, du Togo, du Mali et dans une moindre mesure de la Côte d’Ivoire et de la République centrafricaine.

48Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense engagées par chaque pays reposent sur un système de contraintes et de ressources dépendant à la fois de dynamiques régionales et de logiques nationales. Si l’on accepte cette hypothèse, centrale à nos yeux, quatre types de contraintes ou de ressources, caractéristiques des réformes engagées, peuvent être mises en valeur.

49La première contrainte ou ressource est d’ordre diplomatico-militaire. La coopération militaire et politique conduite en priorité avec la France et ses partenaires de l’Union européenne intervient comme une ressource puisqu’elle influe sur la mise en œuvre des réformes et en particulier lorsqu’existe un programme collectif de formation à l’instar du programme français (RECAMP).

50La deuxième contrainte est conjoncturelle et place les réformes dans une temporalité relativement courte. Les réformes sont inscrites dans une « immédiateté conjoncturelle » déconnectée de toute programmation de développement de la sécurité et de la défense sur le long terme et que les pays démocratiques conceptualisent traditionnellement sous la forme de « livre blanc » de la défense. Il en résulte des réformes à « moyenne portée ». La dimension conjoncturelle est liée aux tensions politiques et militaires, imposant de facto une restructuration rapide, voire une reconstruction ad hoc, des appareils de défense. Ces réformes conjoncturelles deviennent également un outil de retour à la sécurité interne.

51Le troisième type de contrainte ou de ressource fait du niveau sous-régional le nouveau cadre de résolution des conflits à travers la Cedeao, nouveau régulateur régional. La promotion, à l’échelle régionale, de protocoles de non-agression et d’assistance en matière de défense communautaire ouest-africaine répond au principe d’une gestion coopérative des conflits dans cette partie du continent.

52La quatrième ressource ou contrainte concerne les ressources économiques consacrées aux militaires et dont disposent les États pour engager des réformes. Les ressources consacrées aux forces de sécurité doivent être plus rigoureusement réparties entre les forces de sécurité et de défense en évitant les affectations budgétaires inégales, sources de frustration catégorielle.

53En définitive, les contraintes ou ressources sont les deux faces d’un même processus. Elles fonctionnent aussi bien comme facteurs d’accélération des réformes du secteur de la sécurité et de la défense que comme éléments de blocage.

« Républicanisation » des esprits et réformes par « petites touches »

54Les réformes du système de sécurité sont encastrées dans le contexte sociopolitique local. L’armée n’est pas un isolat social. L’armée et les forces de sécurité sont dans la société tout comme la société est dans l’armée. Une telle spécificité fait de la réforme un processus dépendant de la société globale puisque le secteur de la sécurité et de la défense évolue au rythme de son environnement sociétal.

55Aussi, avons-nous observé qu’en raison des réformes par petites touches qui affectent aussi bien la société politique (et qui se traduit par une gouvernance démocratique), l’armée et les forces de sécurité, se réforment à leur tour par petites retouches successives. La gouvernance du secteur de la sécurité et de la défense devient, dans cette perspective, un indice traduisant la volonté de bonne gouvernance des États. Cela conforte l’idée d’une institutionnalisation de la gouvernance sécuritaire et de défense.

56De plus, dans la plupart des pays étudiés, le processus démocratique et le contexte socio-économique sont à l’immobilisme. Les transitions politiques sont au « point mort » ou n’ont que faiblement engendré un renouvellement des classes dirigeantes et des officiers commandant les états-majors. Le faible changement de la structure du pouvoir (Daloz, 1999), des élites au pouvoir (Augé, 2002) et des logiques de gestion du pouvoir ralentit l’ampleur et la visibilité des réformes dans le secteur de la sécurité et de la défense des pays étudiés, en dépit des éléments repérables que nous avons tenté de mettre en lumière.

57Malgré un contexte peu favorable dans la plupart des pays, lié en partie au faible contrôle des parlements (Born, 2003) sur les questions de défense, à l’insubordination des éléments des forces armées (Ayissi, 1999, 2000), des réformes ont été accomplies.

58L’analyse a démontré que les transformations à l’œuvre dans le secteur de la sécurité et de la défense, même limitées, semblent suffisantes pour étayer le point de vue défendu ici et que l’on peut résumer de la façon suivante. Il existe bien des réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique de l’Ouest et du Centre. Celles-ci sont le reflet d’une institutionnalisation de la gouvernance sécuritaire qui se traduit par une adhésion des États aux normes internationales de bonne gouvernance politique et de sécurité, une internationalisation de la formation militaire (adhésion à des programmes de formation et d’entraînement), une adaptation des forces au nouvel environnement de la sécurité devenue coopérative et collective (gestion collective de conflit sous-régionaux), un renforcement du contrôle civil destiné à assurer la subordination des militaires devant les dirigeants démocratiquement élus et enfin une restructuration des armées.

59Au demeurant, même si l’adhésion des États aux normes internationales de la bonne gouvernance (politique et militaire) est acquise, force est de reconnaître la difficulté de « républicaniser » les esprits dans des États marqués par la fragilisation des structures institutionnelles et par une décomposition des anciens contrats sociaux ouvrant la porte à la montée d’identités ethno-politiques ou à des logiques identificatoires plus larges à caractère religieux.

Républicaniser les esprits : État pluricommunautaire et professionnalisme militaire

60L’avenir de la stabilité des États en Afrique dépend en grande partie de la capacité des acteurs politiques et militaires à renouer les liens de confiance entre les populations, les institutions et les organisations clés, en particulier celles qui détiennent la coercition légitime (l’armée), et à re-légitimer l’État post-colonial. La reconstruction de l’architecture de l’État à travers les éléments du statut juridique, une population sécurisée, le territoire contrôlé et un usage légitime de la coercition devient cruciale.

61Une analyse rapide ne manquera pas de s’arrêter sur la fragilité institutionnelle des États en Afrique sub-saharienne et leur inanité. À bien y regarder, on s’aperçoit que l’État reste le principal acteur capable de protéger les individus et de garantir la sécurité et la paix [17]. Pour le dire autrement, y a-t-il un meilleur substitut à l’État pour protéger les individus et pour garantir la paix sociale ? La réponse est négative. L’État protecteur et producteur de paix est un État pluricommunautaire (Michalon, 2003) capable d’adapter le schéma institutionnel au schéma des solidarités locales [18], produisant ce faisant les germes de la nation et d’un esprit républicain. Seule la prise en compte politique de la fragmentation culturelle des sociétés africaines permet la généralisation d’une conscience nationale. Des exemples, en Afrique centrale, existent au Gabon et au Cameroun, où la structuration de l’espace politique selon une logique « consociative » (Lijphart, 1991) favorise aussi bien l’intégration des communautés dans la gestion du pouvoir politique que leur représentation au sein des différentes instances de pouvoir.

62La « républicanisation » des esprits passe par le jeu des institutions et en premier lieu de l’institution militaire. Elle repose principalement sur l’action de l’État et sur le rôle des réformes du secteur de la sécurité et de la défense dans la re-professionnalisation des militaires, chargés de la défense de la nation. Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense contribuent à créer un environnement sécuritaire sain entre société civile et société militaire. Au Gabon, la réforme de la défense centrée sur la création d’une armée en « or », selon l’expression des autorités militaires nationales, pour signaler le caractère à la fois opérationnel et républicain de l’armée de terre, indique l’importance de revenir aux principes républicains dans la re-légitimation de l’action militaire en Afrique. Dans cette optique, la réforme de la sécurité devient pertinente comme outil de reconstruction d’identités étatiques plus larges dans lesquelles chaque communauté est représentée dans les hiérarchies institutionnelles de type politique, économique et militaire.

63L’enjeu de « républicaniser les esprits » passe alors par la fabrication d’un nouveau contrat social produisant des identités unifiantes élargies grâce au jeu d’une institutionnalisation de la gouvernance pluricommunautaire couplée à celle du secteur de la sécurité et de la défense. Cette optique donne à l’État toute sa place en tant que dépositaire du monopole de la violence, et permet aux belligérants (milices, groupes armés, mouvements rebelles) de renoncer à l’usage de la force et de la privatisation de la violence. L’État africain contemporain, celui de la postcolonie selon l’expression d’Achille Mbembe (2000), a-t-il déjà échappé aux dysfonctionnements de toutes sortes tels que la gabegie, le népotisme, le clientélisme, les allégeances partisanes de types ethno-politiques et claniques ? Peut-être est venu pour l’État africain le temps de la reprise de l’initiative en matière de politique publique dans un contexte institutionnel pluricommunautaire.

Des institutions aux acteurs

64Une question reste posée : pourquoi les réformes n’atteignent que partiellement les objectifs fixés, alors qu’elles sont soutenues par les classes politiques et par les partenaires internationaux, que des moyens financiers et humains sont dégagés et que les organisations sous-régionales encouragent les Etats à réformer la sécurité ? Une réponse peut être avancée : les réformes doivent être pensées comme un processus à moyenne portée, orienté vers la reconstruction de segments du système de sécurité et de défense à travers le rééquipement en matériel d’un régiment de l’armée de terre, l’informatisation d’une unité de gendarmerie, l’innovation organisationnelle dans un service de la police nationale.

65L’analyse des réformes doit s’affranchir du seul niveau institutionnel pour s’installer dans celui des acteurs (policiers, militaires, parlementaires, responsables politiques). Ce changement d’échelle d’analyse rend compte des actions concrètes engagées, aux niveaux macro-, méso- et micro-organisationnel en matière de réformes sécuritaires. Il met en évidence l’idée que, derrière les institutions, il y a des hommes.

Conclusion. Régionalisation et individualisation de la gestion du système de sécurité en Afrique

66Conduire des réformes dans le secteur de la sécurité et de la défense en Afrique de l’Ouest et du Centre revêt un enjeu crucial pour le maintien de la paix. Le processus de régionalisation des conflits conduit la plupart des pays à engager des réformes destinées d’abord à répondre aux besoins de sécurité nationale puis à adapter les forces de défense et de sécurité à la spécificité des crises africaines caractérisées par une insécurité chronique et une profonde déstructuration du tissu social (haine intercommunautaire, violence collective). À cela s’ajoute l’existence d’un dispositif régional de gestion de crises qui repose sur une logique aussi bien diplomatique que militaire.

67L’analyse générale des réformes replacées dans leur contexte national et sous-régional, suggère en définitive que les réformes du secteur de la sécurité et de la défense deviennent l’outil d’une institutionnalisation de la gouvernance sécuritaire.

68L’autre enjeu, lié à la gouvernance de la sécurité et de la défense, porte sur son contexte de production sociale. Les réformes en temps de paix diffèrent de celles engagées en temps de crises. Les réformes engagées en Côte d’Ivoire relatives à la reconstruction de l’armée, celles mises en œuvre par la République centrafricaine pour juguler l’insécurité urbaine née de la crise socio-politique suite à la prise du pouvoir de François Bozizé (désormais président de la République), celles engagées au Gabon et fondées sur la modernisation et la républicanisation de ses forces de sécurité et de défense, sont toutes déterminées par des causes bien différentes. Une telle réalité indique qu’il est important de considérer aussi bien les individus militaires que le contexte sociologique dans lequel ils évoluent. Dans ce contexte qui place les pays concernés à l’interstice d’une trajectoire historique entre la sortie de crise et le maintien de la sécurité interne (dans une sorte de « zone grise »), le retour à la paix devient possible à travers une institutionnalisation de la gouvernance sécuritaire. Cette dernière sera régionale et multilatérale ou ne sera pas.

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Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/afco.218.67

Notes

  • [1]
    Maître de conférence en sociologie à l’Université de Rennes II, enseignant à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (Coëtquidan), chercheur au Centre de recherche des Écoles de Coëtquidan (CREC Saint-Cyr).
  • [2]
    Cet article reprend une communication présentée en janvier 2006 dans le cadre du « séminaire conflits armés en Afrique sub-saharienne » de l’Institut d’Étude politique de Bordeaux au Centre d’Étude d’Afrique Noire (CEAN).
  • [3]
    Le GCPP désigne le fonds commun pour la prévention des conflits à l’échelle mondiale. L’ACPP désigne le fond commun pour la prévention des conflits en Afrique. Ces deux organismes sont des entités dépendantes du gouvernement et financées par les différentes administrations impliquées (Affaires extérieures, Développement, Défense).
  • [4]
    Axel Augé et François Gaulme. Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique de l’Ouest et du centre : Une sociogéographique des réformes SSD. Rapport de recherche, Centre de recherche (CREC), ESM Saint-Cyr, Rapport réalisé pour la Délégation aux Affaires Stratégiques du ministère de la Défense (DAS) et le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées de Genève (Suisse) – DCAF, avril 2004, 83 pages + annexes.
  • [5]
    Dans cet article, nous recourrons au sigle SSD pour désigner le secteur de la sécurité et de la défense.
  • [6]
    Au plan méthodologique, l’étude porte sur l’Afrique de l’Ouest et du Centre. L’espace géographique ouest-africain concerne les États membres de l’UEMOA, c’est-à-dire le groupe des pays francophones composant la CEDEAO : le Sénégal, le Togo, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Niger, le Mali, diminués de la Mauritanie qui a renoncé à son adhésion au sein de la communauté sous-régionale ouest-africaine. En Afrique centrale, l’analyse porte sur les États francophones membres de la CEMAC. Il s’agit du Gabon, du Congo-Brazzaville, du Cameroun, du Tchad et de la République centrafricaine. Les héritages politiques, économiques, militaires et culturels représentent des éléments supplémentaires qui précisent en notre faveur l’intérêt porté à cette sous-région d’Afrique centrale francophone.
  • [7]
    La notion de système de sécurité désigne aussi bien les forces de sécurité (police) que les forces armées (armée de terre, gendarmerie).
  • [8]
    Le RECAMP, programme d’entraînement militaire français, signifie : « renforcement de la capacité africaine de maintien de la paix ».
  • [9]
    En Côte d’Ivoire, les forces armées gouvernementales comme les mouvements ivoiriens rebelles se livrent au recrutement systématique d’enfants soldats. Leur nombre est difficile à évaluer. Dans le nord du pays, zone contrôlée par les forces dites nouvelles (anciennes forces rebelles), la fermeture des écoles et la pauvreté facilitent le recrutement de cette jeunesse marginalisée et désœuvrée. Âpres et longues sont les négociations qui réussissent à convaincre des armées et des groupes armés en guerre de démilitariser les enfants qu’ils exploitent, et de les confier à l’UNICEF et à ses partenaires (H. Leblanc, Situation des enfants soldats. UNICEF France, 2004, p. 42-43). Dans la partie anglophone de l’Afrique de l’Ouest, au Libéria par exemple, après 10 ans de guerre, seuls 4300 enfants sur les 15 000 estimés ont été officiellement démobilisés. Depuis avril 2004, un vaste programme de démobilisation et de réinsertion, soutenu par l’UNICEF, est lancé sur l’ensemble du territoire. En Afrique de l’Est, en avril 2004 au Sud-Soudan, 600 enfants associés à des groupes armés musulmans pro-gouvernementaux ont été démobilisés avec l’aide de l’UNICEF. Aujourd’hui, les programmes DDRR s’adaptent, forts des leçons héritées des nombreuses expériences précédentes. Mais le chemin à parcourir semble encore long. Les tensions sociopolitiques en Côte d’Ivoire, en créant un vivier de jeunes marginalisés, aggraveront le phénomène.
  • [10]
    Voir le numéro 78 de la revue Politique africaine, consacré aux enjeux sous-régionaux de la crise ivoirienne.
  • [11]
    Le ministère de la Défense français annonce, en septembre 2005, l’hypothèse (à l’étude) de concentrer ses forces prépositionnées sur trois pays : le Sénégal, Djibouti et le Gabon.
  • [12]
    Selon le ministère français de la Défense, les effectifs des forces françaises de « présence » permanente en Afrique sub-saharienne étaient, fin août 2006, les suivants : Sénégal, 1 163 ; Gabon, 750 ; Djibouti, 3 008 ; Côte d’Ivoire, non comptabilisées, mais 3 400 hommes actuellement en « Opex » et 200 au titre de l’ONU. Il faut ajouter à ces chiffres les effectifs de l’« Opération Épervier » en cours au Tchad, soit 1 100 hommes à la même date.
  • [13]
    La défense collective est le résultat d’un traité par lequel deux ou plusieurs États s’engagent à se prêter assistance (militaire et diplomatique) en cas d’attaque extérieure. Il s’agit donc d’un système autorisant la communauté internationale à réagir par la force en cas de violation de la paix.
  • [14]
    Environ 1 600 soldats européens sont attendus en République démocratique du Congo : 500 soldats allemands assistés de 280 autres affectés à leur suivi médical, 700 militaires français et 100 soldats espagnols.
  • [15]
    Onze écoles nationales à vocation régionale existent aujourd’hui en Afrique sub-saharienne. Trois d’entre elles sont situées en Afrique centrale, huit sont installées en Afrique de l’Ouest. Chacune d’elles propose une formation militaire spécialisée : Koulikoro-Mali (état-major et administration), Thiès-Sénégal (officiers et infanterie), Bouaké-Côte d’Ivoire (transmission), Zambakro-Côte d’Ivoire (maintien de la paix), Abidjan-Côte d’Ivoire (marine, gendarmerie), Lomé-Togo (santé), Porto-Novo-Bénin (police judiciaire), Libreville-Gabon (état-major), Awae-Tchad (gendarmerie mobile), Garoua-Tchad (pilotage), Ouagadougou-Burkina Faso (matériel).
  • [16]
    Dans les pays analysés, ces processus se déroulent conjointement.
  • [17]
    Le phénomène de républicanisation des esprits est pensé dans le cadre de la philosophie classique, développée par Th. Hobbes : elle fait de l’État et de ses institutions de coercition, le lieu de la paix. Cette perspective indique que la fragilisation de l’État ou sa disparition font de l’homme un loup pour ses semblables et conduisent la société à un état de nature dans lequel les passions se déchaînent et où la guerre devient possible.
  • [18]
    Mwayila Tshiyembe propose une variante du fédéralisme africain (voir Tshiyembe, 2002). Pour prolonger la discussion, voir aussi Pambou Tchivounda, 1982.

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