Couverture de AFCO_205

Article de revue

Le prix de l'eau pour les pauvres : comment concilier droit d'accès et paiement d'un service ?

Pages 119 à 134

Notes

  • [*]
    Agence française de Développement (AFD), Paris.
  • [1]
    L.-S. Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1782 (reproduction numérique Bibliothèque nationale de France/INaLF, 1961, disponible sur <gallica.bnf.fr/Fonds_Textes/T0089044.htm>).
  • [2]
    Par exemple, une "Coalition mondiale contre la privatisation et la marchandisation de l’eau" s'est constituée en mai 2002 à Créteil, à la suite du deuxième Forum social mondial de Porto Alegre, au Brésil, en janvier 2002. La déclaration de ce forum précisait que "le coût de ce droit [à disposer d’une quantité suffisante d’eau de bonne qualité pour vivre] pour tous doit être financé par la collectivité".
  • [3]
    Suivre la mise en œuvre de la directive cadre européenne de décembre 2000.
  • [4]
    Par ailleurs, on confond trop souvent les termes "privatisation" et "délégation de service public". Celle-ci, par l’intermédiaire des différents contrats qu’elle met en œuvre, peut faire intervenir un acteur privé dans la gestion du service d’eau et même lui permettre de se rendre acquéreur des installations nécessaires à l’approvisionnement en eau potable. Mais cela ne correspond en aucun cas à une appropriation de la ressource par l’opérateur privé. Dans ce cas en effet, les usagers n’achètent pas une eau appartenant à une société privée, ils paient simplement le service fourni.
  • [5]
    En France, l’instauration de la comptabilité M49 avait pour motif initial de clarifier les comptes des services d’eau publics, qui ont pu être l’instrument d’opérations financières frauduleuses aboutissant à des scandales financiers.
  • [6]
    F. Ordoñez, I. Walker, P. Serrano et J. Halpern, Pricing, Subsidies, and the Poor. Demand for Improved Water Services in Central America, Washington, DC, Banque mondiale, 2000.
  • [7]
    A la condition cependant que l’eau distribuée par le réseau fournisse la même qualité de service à ces populations que les approvisionnements non conventionnels : proximité du service et paiement au coup par coup (c’est-à-dire ne nécessitant pas une capacité d’épargne trop importante et permettant une certaine souplesse dans le paiement).
  • [8]
    G. Yepes, Do Cross-Subsidies Help the Poor to Benefit from Water and Wastewater Services ?, Water and Sanitation Program, Washington, DC, PNUD/Banque mondiale, 1999.
  • [9]
    Ordoñez, Walker, Serrano et Halpern (2000), op. cit. [6].
  • [10]
    A. Morel A L’Huissier et V. Verdeil, Gestion de bornes-fontaines. Etude comparative et évaluation de projets réalisés ou en cours de réalisation, Marne-la-Vallée, CERGRENE/CEREVE (Centre d’enseignement et de recherche Eau Ville Environnement), 1996 ; Mathys et Savina, L’Alimentation en eau en milieu urbain dans les quartiers défavorisés, PAEA, Washington, DC, PNUD/Banque mondiale, 1994.
  • [11]
    Willing to pay but Unwilling to Charge (field note), Water and Sanitation Program, Department for International Development, Washington, DC, Banque mondiale, 1999.
  • [12]
    Mathys et Savina (1994), op. cit. [10].
  • [13]
    Ordoñez, Walker, Serrano et Halpern (2000), op. cit. [6].
  • [14]
    Yepes (1999), op. cit. [8] ; J. Halpern, V. Foster et A. Gómez-Lobo, Designing Direct Subsidies for Water and Sanitation Services Panama : A Case Study, Washington, DC, Banque mondiale, 2000
  • [15]
    K. Komives, Designing Pro-Poor Water and Sewer Concessions : Early Lessons from Bolivia, Washington, DC, Banque mondiale, 1999.

1 Le paiement de l’eau est un sujet polémique. Entre ceux qui prônent l'accès gratuit et les partisans d'une tarification au coût intégral, il y a un gouffre d’incompréhension. Les premiers s’accrochent au principe d'un droit universel à l’eau potable. Les seconds soulignent que, sans rémunération des services d’eau à hauteur des coûts supportés, ceux-ci se dégradent, au détriment souvent des plus démunis.

2 Dans le monde actuel, ce sont en fait les populations des quartiers défavorisés qui dépensent des sommes considérables pour une consommation d’eau minimale. Un tel constat conduit à s'interroger sur la pertinence des subventions aux services d’eau et sur l'efficacité des mécanismes tarifaires qui sont censés garantir la desserte des plus pauvres.

Un problème ancien

3 Louis-Sébastien Mercier, dans sa célèbre description de Paris à la fin du XVIIIe siècle, déplorait déjà la pratique, habituelle de son temps, des marchands ambulants qui s’approvisionnaient dans les boutiques pour revendre ensuite à une clientèle populaire différents produits en petite quantité et à des coûts exorbitants. C’est ainsi, écrivait-il, que "tout augmente d’un tiers au moins pour cette classe infortunée qui est obligée d’avoir recours à de petits marchands qui revendent en détail ce qu’ils ont acheté en détail. Ainsi le cordonnier, le maçon, le tailleur, le portefaix, le journalier, etc. paient le vin, le bois, le beurre, le charbon, les œufs, etc. à un bien plus haut prix que le duc d’Orléans et le prince de Condé [1]." Ce phénomène, que n'importe quel voyageur retrouverait aisément en Afrique subsaharienne aujourd'hui, est celui de l’enrichissement d'intermédiaires au détriment des plus démunis. On l'observe actuellement dans toutes sortes de situations, mais tout particulièrement dans le cas des populations pauvres qui doivent s’approvisionner en eau potable auprès de revendeurs, parce que les points d’approvisionnement collectifs sont trop éloignés ou faute d’autre possibilité.

4 Pas plus qu'à l’époque de Louis XVI, il n’existe aujourd’hui de tarifs préférentiels pour les artisans dans les épiceries. Et pourtant, confrontés à problème similaire au fond, certains voudraient appliquer une solution encore plus radicale, celle de la gratuité, à la fourniture de l’eau potable [2].

5 Certes, l’eau n’est pas une marchandise au même titre que les œufs, le beurre ou le vin. Il n'empêche que fournir de l’eau potable représente effectivement un coût, au moins celui du service fourni ; si celui-ci n'est pas assumé par quelqu’un, l’eau ne coulera pas au robinet. Par ailleurs, il reste difficile de classer l’eau dans une catégorie spécifique de "biens" au sens économique du terme : si elle n’est pas un bien "privé" classique, comme n’importe quelle denrée alimentaire, elle n’est pas non plus un bien "public" comme l’air que l'on respire, caractérisé, dans les définitions des économistes, par des propriétés de "non-rivalité" et "non-exclusivité".

6 Comprendre la nécessité de prendre en charge, d'une manière optimale, le coût de fourniture de l’eau potable (dit "coût d’approvisionnement" par les techniciens) demeure indispensable à la mise en œuvre d’une solution réaliste et effective au problème du raccordement à un réseau d'adduction d'eau des populations défavorisées. On doit tenir compte aussi du fait que la facturation de l'eau aux usagers limite l’incitation au gaspillage de ce qui reste fondamentalement une ressource commune.

Eau potable et ressource

7 Raisonner sur les coûts de l’eau potable exige de prendre la question à sa source, à savoir la disponibilité en eau brute sur la planète.

La dimension économique de la rareté

8 Même si, globalement, l’eau douce n’est pas en situation de se raréfier sur les différents continents, sa disponibilité effective peut être affectée par la pollution ou une exploitation des flux souterrains au delà de leur capacité de renouvellement naturel. En outre, la croissance démographique joue sur la répartition de la quantité disponible localement, puisque l’eau ne se transporte sur de longues distances qu'à un coût prohibitif. C'est pourquoi des problèmes ponctuels de ressource en eau peuvent se poser aujourd’hui ou s’accentuer à l’avenir : bien que théoriquement renouvelable, la quantité d’eau disponible ne permettra pas toujours de répondre à tous les besoins exprimés.

9 L'élément de rareté donne à l’eau une dimension économique. Une quantité nécessairement limitée devant être utilisée pour des usages divers, un arbitrage devra partager la ressource. Cet arbitrage pourra être politique, mais, s’il se fait par l’intermédiaire d’un mécanisme de prix, en attribuant alors des valeurs différentes aux différents usages du même mètre cube, il deviendra économique. Théoriquement il conviendrait de prendre en compte la rareté de l’eau comme base d'un calcul ultérieur de tarification. Mais c’est encore rarement le cas, même pour des usages autres que la production et la distribution d’eau potable.

Les coûts de la fourniture d’eau potable : approvisionnement, opportunité et environnement

10 La dimension économique de l’eau potable tient à divers éléments. Pour devenir potable et accessible sous cette forme, elle a d'abord subi une extraction, un traitement et un transport (lié à sa distribution) dégageant un "coût technique" ou "coût d’approvisionnement". Par ailleurs, cette eau devenue potable, mais qui aurait pu être dirigée vers d’autres usages, représente pour la collectivité une option différente de ce qu'elle aurait été dans un autre cas : on parlera alors de son "coût d’opportunité", tenant compte de la rareté de la ressource afin d'éviter son gaspillage. Enfin, le prélèvement de l’eau, son traitement et son transport même ont éventuellement des conséquences environnementales (par exemple une atteinte des écosystèmes du fait de prélèvements en période de sécheresse), ce qui fait s'ajouter un "coût environnemental" aux précédents.

11 La totalité de ces coûts concourt à définir le prix auquel devrait être facturée l’eau dans l’absolu, de manière à permettre de fournir un service de même qualité à long terme, de rendre compte du choix de la transformation en eau potable et de financer des opérations de restauration de l’environnement dégradé par cet usage de la ressource.

Un prix du service et non de la ressource

12 Une telle facturation au coût intégral de l’eau, bien qu'idéale en théorie, n'est toujours qu'un objectif lointain pour les pays développés [3]. Ceci est plus vrai encore dans les pays en développement, où l'on ne vise toujours, au stade actuel, qu'une simple facturation au coût d’approvisionnement dont on reste souvent fort loin. Théoriquement, le prix de l’eau pour les services urbains, par exemple, doit dériver du coût de la ressource, mais ce n’est pas le cas. Ce prix correspond bien aujourd’hui au coût du service de potabilisation et de distribution, mais la ressource demeure gratuite pour tous les usagers : l’eau de surface ou souterraine [4].

Qui paie les coûts associés à l’eau potable ?

13 Le problème du prix de l’eau revient d'abord à déterminer s'il faut retenir le principe d'un service payant (on pourrait envisager la gratuité) et, si c'est le cas, quelle part des coûts susmentionnés permettra de couvrir le prix de vente aux usagers. Dans le cas où la récupération des coûts d’approvisionnement par le paiement de l’eau ne serait encore que partielle, la différence serait nécessairement prise en charge par la collectivité, à travers l’impôt ou la subvention aux services d’eau.

Les subventions actuelles aux services d’eau

14 Il existe aujourd’hui une tendance générale à la subvention implicite ou explicite. Du fait de la non-récupération des coûts par le paiement des usagers, les services d’eau n’équilibrent leurs comptes que par une subvention publique ou en laissant se déprécier leurs équipements sans provisionner pour faire face à leur renouvellement. Cette solution peut revenir à une subvention implicite dans la mesure où, très souvent, les équipements d’origine ont été massivement subventionnés par les autorités nationales ou des bailleurs de fonds internationaux. Il y a donc consommation d’un capital sans pérennisation de celui-ci.

Les inconvénients d’une prise en charge par l’impôt

15 Dans le cas où l’impôt représente une part significative des ressources financières des services d’eau, celui-ci est soit national, soit local. Le dernier touchant a priori les mêmes personnes que les services d’eau (organisés localement pour la plupart), on peut s’interroger sur la pertinence de lever un impôt distorsif plutôt que de faire payer directement les usagers, ce qui permettrait alors d’avoir une comptabilité à part pour l’eau, et autoriserait une plus grande transparence dans la gestion du service fourni [5].

16 L’impôt national, quant à lui, ne touche les individus que de façon uniforme, alors que les besoins de financement demeurent en réalité très dépendants des conditions locales. Un mécanisme de solidarité entre régions peut certes être mis en place, mais cela entraînera éventuellement des dérives quant à l’effort exigé pour l'alimentation d'une région donnée en eau potable : il est clair en effet qu'une zone désertique sera beaucoup moins susceptible de se développer si ses habitants doivent assumer eux-mêmes le coût de leur approvisionnement en eau potable que si un fonds national vient le financer. Ces questions relèvent de problématiques d’aménagement du territoire, et sont donc à trancher par une décision politique. Cependant, si la solidarité peut paraître légitime dans l’équipement de régions ne disposant pas encore d'accès à l’eau, elle semble être un principe plus critiquable pour l’exploitation, l’entretien et le renouvellement à long terme de cet équipement.

17 Ainsi la solution d’un paiement par l’impôt soit présente des inconvénients majeurs, soit renvoie à la même catégorie de contributeurs que celle des usagers bénéficiaires du service d’eau potable. Le paiement par ces derniers, de manière à couvrir le coût d’approvisionnement, paraît donc être aujourd’hui la solution permettant la plus grande durabilité du service. En revanche, la répartition des charges entre ces usagers demeure une problématique à creuser.

L’intervention des bailleurs de fonds internationaux

18 Les subventions des bailleurs de fonds internationaux permettent souvent de financer les équipements initiaux. Ces subventions se justifient dans la mesure où les équipements n’auraient pu être mis en place sans de telles aides, faute de disponibilité locale en ressources financières publiques. Toutefois elles n’ont pas vocation à se pérenniser. L’exploitation, l’entretien et le renouvellement des équipements devraient cependant être à la charge des bénéficiaires d'un projet. En effet, des objectifs ambitieux de desserte en eau des populations des pays en développement ne peuvent s’estimer qu’en termes d’investissements initiaux. Les coûts de la phase d’exploitation du système ne nous semblent pas pouvoir donner lieu à une intervention des donneurs internationaux.

La situation réelle des populations défavorisées

19 Il convient d'abord de rappeler ici l'ampleur du défi que doivent relever les services d’eau dans les zones défavorisées. On reconnaît aujourd’hui que les ménages n’ayant pas accès à un réseau d’eau potable paient des sommes considérables pour des modes d'approvisionnement alternatifs : une étude de la Banque mondiale [6] montre que ces derniers dépensent pour cela (en incluant par un calcul de valeur le temps consacré à l’approvisionnement) 2,5 fois plus en moyenne mensuelle que ceux qui ont accès à un réseau, pour une consommation équivalente à 20 % seulement de celle des ménages connectés. Ils seraient donc mieux servis par un raccordement au réseau [7].

20 En effet, en complément du secteur institutionnel (service des eaux, public ou concédé), un autre, non institutionnel, s’est développé pour assurer une distribution d’eau adaptée aux populations non desservies par des réseaux ; il s'agit de livreurs d’eau ou encore d’une revente de l’eau à domicile. Ces modes d’approvisionnement parallèles au réseau d’eau potable (ce dernier comportant des branchements individuels ou des bornes-fontaines) induisent des tarifs unitaires beaucoup plus élevés que ceux du service d’eau institutionnel, comme on peut le constater à travers les exemples du tableau ci-après.

Tableau 1 :

tarifs des différents modes d’approvisionnement en eau

Ville (Pays) Année Prix au réseau (1) Prix pratiqué par les revendeurs (2) Rapport (2) (1)
Conakry (Guinée) 1999 BF : 25 FG/bidon 20l
B (tarif social) : 13.6 FG/20l
Bidon livré : 100 FG
Bidon non livré : 50 FG
Entre 2 et 7,5
Mopti (Mali) 1996 BF : 5FCFA/bidon 20l
B (tarif social) : 2 FCFA/20l
Bidon livré : 10 FCFA
Bidon non livré : 5 FCFA
Entre 1 et 5
Bangui (RCA) 1987 BF : 5 FCFA/seau 10l Seau : 50 FCFA/10l 20
Port au Prince (Haïti) 2002 BF : 15.9 gdes/m3 Camions : 35 gdes/m3
Porteurs : 105 gdes.m3
Entre 2 et 6

tarifs des différents modes d’approvisionnement en eau

N.B. : BF : “borne-fontaine” ; B : “branchement particulier”.
Sources diverses compilées par l’auteur

Les conséquences du système actuel : un taux de desserte en stagnation

21 La non-tarification au coût moyen d’approvisionnement par les services d’eau est un système qui décourage directement le raccordement des populations défavorisées. En effet, la sous-facturation massive de certaines tranches de la population entraîne un déficit important pour l’exploitant du service [8]. Si ce dernier venait à augmenter encore le nombre d’usagers sous-facturés, son déficit n’en serait que plus creusé et d’autant plus difficile à gérer. Le gestionnaire n’a donc dans cette configuration aucun intérêt à desservir les populations les plus démunies. Or, c'est bien le raccordement à un réseau (par branchements domiciliaires ou bornes-fontaines) qui permettrait aux populations concernées des économies significatives dans la part de leur budget consacrée à l’eau.

22 La solution de la gratuité de l’eau ne correspondrait en fait qu'à une forme de subvention poussée à l’extrême, avec toutes les dérives que l'on vient d'évoquer. Par ailleurs, dans le cas où l’eau ne serait plus comptabilisée puisque gratuite, comment pourrait-on envisager désormais de lutter contre les fuites ou le gaspillage ? Un usage irraisonné de la ressource aurait de fortes chances de s’instaurer.

Les mécanismes tarifaires favorisant la desserte des populations pauvres

23 Il existe parallèlement, pour établir une solidarité entre les usagers de l'eau les plus aisés et ceux qui sont les plus défavorisés, des mécanismes de péréquation. Ce sont souvent des subventions croisées résultant d'un système de tarification croissante par tranche de consommation.

Des péréquations qui ne bénéficient pas forcément aux plus pauvres

24 De tels mécanismes de péréquation s'ajoutent alors à une subvention implicite, aucune catégorie d’usagers ne payant l'intégralité du coût d’approvisionnement du service fourni. Du fait de cette accumulation d’assistance explicite (subventions croisées qui bénéficient aux usagers pauvres) et implicite (subventions du fait de la sous-tarification générale du service, qui bénéficie à tous les usagers et aux différentes catégories de populations – au delà des seuls usagers de l'eau –), l'aide devient proportionnelle à l'importance démographique de la catégorie considérée : le cinquième le plus riche de la population, incluant les usagers aisés, reçoit autant que le cinquième le plus pauvre, usagers défavorisés et personnes non raccordées au réseau, ne bénéficiant a priori pas de subventions puisque celles-ci passent par l’accès au service [9].

25 En outre, la consommation progressive par tranches a des effets pervers quand la revente de voisinage est une pratique largement répandue [10]. Or celle-ci est courante dans les zones où les branchements domiciliaires sont insuffisants : en l’absence de bornes-fontaines, les ménages sans branchement domiciliaire ont tous recours pour leur approvisionnement aux voisins raccordés qui leur vendent l’eau au détail. Le problème est que les personnes possédant une connexion domiciliaire passent dans la tranche de facturation supérieure, du fait de leur activité de revente d’eau. Les ménages défavorisés ne bénéficient plus alors du tarif social instauré en général par une facturation progressive par tranches, mais paient pourtant une partie de la subvention qui est destinée à financer les tarifs sociaux de la tranche de consommation la plus basse !

26 Cela ne veut pas dire que les mécanismes de subventions soient inutiles, et qu’il n’y ait aucune réflexion à mener sur le mode de paiement de l'eau des populations pauvres, bien au contraire. Mais il conviendrait de se demander tout d'abord si la meilleure incitation à la desserte de celles-ci ne passerait pas par un recouvrement effectif des coûts d’approvisionnement du service par le paiement des usagers, idée qui n’est toujours pas communément admise aujourd’hui. Une fois ce point acquis, on pourrait alors réfléchir aux mécanismes permettant d’assurer un accès de tous au service d’eau.

Des populations prêtes à payer pour un service de qualité

27 Par ailleurs, des études ont montré que les communautés urbaines et rurales des pays en développement étaient prêtes à payer un prix supérieur à celui des tarifs actuels des systèmes collectifs d’approvisionnement afin d'obtenir un service de meilleure qualité ou plus fiable [11]. La gratuité des services n’est donc pas forcément une revendication des usagers défavorisés.

28 D’ailleurs, à Bangui, capitale de la République centrafricaine, 6 bornes-fontaines payantes furent installées en 1986 dans deux quartiers de la ville dans le cadre d'un projet pilote [12]. L'année suivante, une décision politique rendait ces bornes-fontaines gratuites. Cette décision a entraîné une dégradation immédiate du fonctionnement de l’alimentation en eau et une moindre souplesse de l’approvisionnement, en particulier pour les horaires. La nouvelle situation a rapidement été dénoncée par les habitants eux-mêmes (voir "Annexe"), ce qui a conduit à restaurer le paiement de l’eau un mois après son interruption.

29 Cependant, l'analyse de la disposition à payer des usagers [13] montre que, même si ces derniers sont prêts à dépenser plus pour un service de meilleure qualité, la mise en place d'un système de comptage de l’eau distribuée réduirait leur demande effective par rapport à une fourniture sans aucune restriction ni installation de compteurs. Il faudrait donc tenir compte de cet élément pour proposer une offre de services adéquate, qui ne soit pas fondée sur une consommation standard trop élevée et ne refléterait pas les niveaux de consommation désirés par les usagers concernés au niveau de prix proposé.

Quels modes de subvention pour ceux qui ne peuvent payer ?

30 Même si certains parmi les usagers les plus pauvres de l'eau sont souvent prêts à dépenser au delà des tarifications actuelles, d'autres auront toujours des difficultés à payer la totalité du coût d’approvisionnement du service. Il faut d'ailleurs rappeler que l'objectif poursuivi n'est pas en soi de faire payer les usagers, mais bien d’améliorer leur mode d’approvisionnement. C'est pourquoi des mécanismes de subventions pourraient être envisageables, dans les cas seulement où le besoin de subvention aurait été précisément évalué et mesuré. En effet, des subventions à la consommation ne sont pas souhaitables en toutes circonstances : dans des zones de stress hydrique important, par exemple, elles pourraient avoir pour effet d'augmenter la consommation, ce qui serait dommageable à la fois pour l’environnement et la couverture des besoins en eau sur une longue période.

Les subventions directes pourraient remplacer les subventions croisées

31 Plusieurs études ont été menées sur le thème des aides aux plus pauvres [14]. Une de leurs conclusions est que le mécanisme des subventions croisées conduit souvent à l'échec, pour les motifs évoqués plus haut comme pour une autre raison, tenant à la sous-estimation de l’élasticité-prix en ce qui concerne la demande en eau. En effet, les subventions croisées ont pour effet d’augmenter significativement le prix de vente pour les consommations élevées des ménages aisés et des usagers commerciaux ou industriels ; or il est démontré qu’au delà d’un certain seuil de surfacturation, les consommations de ces usagers diminuent (ils cherchent des sources d’approvisionnement propres ou parallèles), réduisant d’autant les ressources du service d’eau.

32 Les subventions directes, en revanche, engendrent moins de distorsions et sont plus incitatives que les subventions croisées. Elles permettent une plus grande transparence dans le système d’aides et n’ont pas d’effets négatifs sur les comportements des usagers ou de l’exploitant du service d’eau. En effet, le service d’eau peut alors facturer au même prix tous les usagers, créant une incitation uniforme à desservir les différentes catégories de population. Ce mécanisme permet aussi de subventionner uniquement le niveau de consommation correspondant au minimum vital d’accès à l’eau, principe que tous les acteurs du monde de l’eau tiennent à préserver. Ces subventions présentent cependant des inconvénients : il est difficile de définir des critères d’éligibilité appropriés ; il faut évaluer aussi les coûts administratifs pour la définition de ces critères et la distribution de la subvention, afin qu’ils n’excèdent pas le bénéfice attendu. Une solution pourrait être l’output based aid, un mode d'aide publique conditionné à la fourniture effective de services ou de prestations bien définies. Elle implique que les aides soient versées directement au service d’eau, afin de couvrir la partie déficitaire du système.

Le secteur privé dans la problématique de l'eau

33 La question du paiement de l’eau comprend aussi la délicate comparaison des prix pratiqués par les opérateurs privés avec ceux des opérateurs publics.

La hausse des prix de l'opérateurs public à l'opérateur privé

34 En France par exemple, les prix du privé sont plus élevés que ceux du public, ce qui s'explique souvent par un service de meilleure qualité ou parce que l’opérateur public ne disposait pas des ressources financières disponibles pour renouveler ses équipements (il faut savoir que rares sont les services d’eau et d’assainissement en régie qui pratiquent rigoureusement les amortissements permettant de dégager des ressources pour le renouvellement des équipements). On était donc dans une situation d'inéluctable hausse des prix ; l’intervention du privé a permis à la régie publique de se décharger de cette responsabilité, tout en apportant les ressources financières manquantes.

35 La contrepartie de l’intervention du privé est bien évidemment et toujours un surcoût lié au profit dégagé (qui n’existe pas dans une gestion publique). Cependant l’intervention du privé peut venir pallier un manque de compétences du secteur public local, améliorer la gestion du service, permettre de réaliser des économies d’échelle en terme de recherche technologique, et surtout apporter des ressources financières que le secteur public n’est pas en mesure de proposer – du fait des choix politiques du pays ou de la région concernée, de son endettement, de la conjoncture, etc.

Ne pas imputer toute hausse à la privatisation

36 A La Paz, capitale de la Bolivie, un contrat de concession a été signé en 1997 avec Aguas del Illimani, un consortium privé mené par la Lyonnaise des eaux [15]. Auparavant, le gouvernement bolivien avait été sommé par la Banque mondiale de procéder à l'augmentation des tarifs de la régie des eaux de La Paz, la Samapa, afin que ceux-ci couvrent plus que 25 % de ses coûts d’investissement (situation de 1990). Finalement, une révision des tarifs a été entérinée en 1996 par le Conseil des tarifs nationaux. Mais la Samapa n’a instauré réellement cette hausse qu’en juillet 1997, moins d’un mois avant que Aguas del Illimani ne reprenne la gestion des services d’eau et d’assainissement de la capitale. Cet exemple montre qu’une hausse des tarifs décidée par les pouvoirs publics pour assurer la pérennité du service a été engagée si tardivement qu’on l’impute à la gestion privée du service.

La nécessité d'une régulation

37 Pour éviter toute dérive liée à la délégation de service public, il faut alors soit que l’autorité délégante ait les compétences pour effectuer un contrôle de l’opérateur dans le cadre législatif général de régulation et formuler des exigences réalistes et pertinentes, soit qu’il existe une régulation efficace permettant d’arbitrer entre délégataire et délégant (cette régulation pourrait prendre la forme d’un régulateur indépendant). En effet, le secteur de l’eau a des caractéristiques très particulières qui font que l’exploitant d’un service se trouve en situation de monopole local : l’eau, qui ne se transporte qu’à grands frais, reste une ressource locale ; il est en fait couteux de créer deux réseaux d’alimentation concurrents ; les besoins en capitaux sont importants et ne peuvent s’amortir que sur de longues périodes.

38 Ainsi, le secteur souffre-t-il chroniquement d’un manque de mise en concurrence des opérateurs. C’est là une situation imposant la mise en place d’une certaine forme de régulation, pour attribuer les marchés, comparer les performances des opérateurs, s’assurer que les contraintes du service public sont bien remplies et vérifier que l’objectif de rentabilité des opérateurs ne compromet pas les objectifs de la mission de service public.

En guise de conclusion…

39 De nombreux présupposés sur l’eau ne sont pas fondés. L’amélioration de la desserte des populations pauvres, en particulier, soulève des problèmes dont les solutions peuvent être contraire à l’intuition. Il semble certain qu’un accès gratuit à l’eau sans réflexion préalable sur les moyens de financer le service est voué à l’échec. Une subvention générale au service d’eau ou une tarification à caractère trop social (dont la gratuité représente l'extrême) découragent souvent la desserte des populations pauvres. Le paiement d’un service peut être garant de la qualité fournie, et même les plus pauvres sont prêts à payer pour garantir la fiabilité et la qualité du service de l’eau, alors qu’ils doivent aujourd’hui payer des sommes considérables pour des quantités très faibles d’eau de qualité douteuse.

40 Le débat sur le prix de l'eau en recoupe un autre plus vaste, différentes réunions internationales ayant successivement insisté sur l'un des aspects fondamentaux de l’eau : c'est ainsi que la conférence internationale de Dublin sur l’eau et l’environnement (janvier 1992) a considéré cette dernière comme un bien économique et celle de Rio sur l’environnement et le développement (Sommet de la terre, juin 1992), comme un bien social. Les Nations unies ont fini par conclure que l’accès à l’eau était à mettre au nombre des droits de l'homme. Tout ceci fait qu’il n’existe pas de mode de gestion unique du service de l’eau, et qu'à chaque mode de gestion correspond bien un choix social. Mais la complexité du problème impose également de ne pas le simplifier à outrance et de toujours rechercher des solutions qui apporteront effectivement, et non pas théoriquement, des améliorations au mode de vie des populations défavorisées.


Annexe

Les habitants de Bangui et les bornes-fontaines : une protestation ouvertement exprimée

41 On lira ci-dessous et dans sa forme originelle le compte-rendu des interventions faites à la réunion du 21 février 1987 à la mairie de Bangui, en République centrafricaine, d'après M. Pescam, Bornes-fontaines kiosques, évaluation socio-économique : Villes de Kigali (Rwanda) et de Bangui (RCA), Paris, Caisse centrale de coopération économique, août 1987, Annexe VI.1, p. 395.

42 "Toutes ces interventions traduisent un mécontentement général de la population suite à la fermeture des bornes-fontaines payantes.

43 "1ère intervention : Représentant Affaires Sociales Secteur Mustapha avec lecture d'une motion des habitantes de ce quartier.

44 "2e intervention : Le Chef de quartier Mustapha pour appuyer la motion du Chef de Secteur des Affaires Sociales. M. Abderaman a tenté de rencontrer le SEH à la suite de cette fermeture, le SEH leur a dit que c'est une décision politique.

45 "3e intervention : Jean-Baptiste Amndara, représentant du Maire Amndara A Boy-Rase, les conséquences de cette fermeture sont dangereuses.

  1. Bagarres, bousculades, les personnes âgées n'ont plus droit à l'eau.
  2. Dégâts sur les installations (robinet, etc.).
"4e intervention : M. Nzilavo, il veut l'installation de ces bornes-fontaines dans son arrondissement surtout quartier Lakouanga qui connaît également des problèmes d'eau potable.
"5e intervention : Une dame du quartier Gobongo (8e arrondissement) pour l'extension du réseau vers Gobongo afin de construire des kiosques pour les habitantes de ce quartier.
"6e intervention : Mme Pelagie au nom des "Oualigala" de Siga pour l'installation des kiosques.
"7e intervention : Jean-Prosper Sebata, Maire du 2e Arrondissement.
"8e intervention : Moudtoutende Bombar, Maire du 8e Arrondissement.
"9e intervention : François Ngaporo, Chef quartier Assana Siga au nom des retraités (fonctionnaires).
"10e intervention : Georges Fiongai Kpetene IV, 6e Arrondissement.
"11e intervention : Mme Madeleine Samba Galabadja, 8e Arrondissement.
"Toutes les interventions disaient la même chose, à savoir totale satisfaction pour les bornes-fontaines payantes car en ce moment dans beaucoup de quartiers de Bangui, il y a un système qui se développe : la revente d'eau : 1 seau de 10 litres à 50 F alors que la SNE fait les 20 litres à 5 F.
"Selon procès-verbal manuscrit de la Mairie en date du 21/02/87."


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/afco.205.0119

Notes

  • [*]
    Agence française de Développement (AFD), Paris.
  • [1]
    L.-S. Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1782 (reproduction numérique Bibliothèque nationale de France/INaLF, 1961, disponible sur <gallica.bnf.fr/Fonds_Textes/T0089044.htm>).
  • [2]
    Par exemple, une "Coalition mondiale contre la privatisation et la marchandisation de l’eau" s'est constituée en mai 2002 à Créteil, à la suite du deuxième Forum social mondial de Porto Alegre, au Brésil, en janvier 2002. La déclaration de ce forum précisait que "le coût de ce droit [à disposer d’une quantité suffisante d’eau de bonne qualité pour vivre] pour tous doit être financé par la collectivité".
  • [3]
    Suivre la mise en œuvre de la directive cadre européenne de décembre 2000.
  • [4]
    Par ailleurs, on confond trop souvent les termes "privatisation" et "délégation de service public". Celle-ci, par l’intermédiaire des différents contrats qu’elle met en œuvre, peut faire intervenir un acteur privé dans la gestion du service d’eau et même lui permettre de se rendre acquéreur des installations nécessaires à l’approvisionnement en eau potable. Mais cela ne correspond en aucun cas à une appropriation de la ressource par l’opérateur privé. Dans ce cas en effet, les usagers n’achètent pas une eau appartenant à une société privée, ils paient simplement le service fourni.
  • [5]
    En France, l’instauration de la comptabilité M49 avait pour motif initial de clarifier les comptes des services d’eau publics, qui ont pu être l’instrument d’opérations financières frauduleuses aboutissant à des scandales financiers.
  • [6]
    F. Ordoñez, I. Walker, P. Serrano et J. Halpern, Pricing, Subsidies, and the Poor. Demand for Improved Water Services in Central America, Washington, DC, Banque mondiale, 2000.
  • [7]
    A la condition cependant que l’eau distribuée par le réseau fournisse la même qualité de service à ces populations que les approvisionnements non conventionnels : proximité du service et paiement au coup par coup (c’est-à-dire ne nécessitant pas une capacité d’épargne trop importante et permettant une certaine souplesse dans le paiement).
  • [8]
    G. Yepes, Do Cross-Subsidies Help the Poor to Benefit from Water and Wastewater Services ?, Water and Sanitation Program, Washington, DC, PNUD/Banque mondiale, 1999.
  • [9]
    Ordoñez, Walker, Serrano et Halpern (2000), op. cit. [6].
  • [10]
    A. Morel A L’Huissier et V. Verdeil, Gestion de bornes-fontaines. Etude comparative et évaluation de projets réalisés ou en cours de réalisation, Marne-la-Vallée, CERGRENE/CEREVE (Centre d’enseignement et de recherche Eau Ville Environnement), 1996 ; Mathys et Savina, L’Alimentation en eau en milieu urbain dans les quartiers défavorisés, PAEA, Washington, DC, PNUD/Banque mondiale, 1994.
  • [11]
    Willing to pay but Unwilling to Charge (field note), Water and Sanitation Program, Department for International Development, Washington, DC, Banque mondiale, 1999.
  • [12]
    Mathys et Savina (1994), op. cit. [10].
  • [13]
    Ordoñez, Walker, Serrano et Halpern (2000), op. cit. [6].
  • [14]
    Yepes (1999), op. cit. [8] ; J. Halpern, V. Foster et A. Gómez-Lobo, Designing Direct Subsidies for Water and Sanitation Services Panama : A Case Study, Washington, DC, Banque mondiale, 2000
  • [15]
    K. Komives, Designing Pro-Poor Water and Sewer Concessions : Early Lessons from Bolivia, Washington, DC, Banque mondiale, 1999.

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