1 Les politiques de développement sont souvent influencées par des "idées reçues", rattachées à des contextes très spécifiques et inadaptées à une réalité complexe et multiforme. Nombreuses sont les évaluations rétrospectives des projets, études et recherches qui contribuent pourtant à relever cette complexité, mais, comme il est difficile de la prendre en compte effectivement, ces clichés, croyances, modes, alors érigés en modèles, restent toujours attrayants.
Quelques idées reçues
2 Dans le secteur de l'accès aux services d'eau et d'assainissement dans les quartiers défavorisés des villes des pays en développement (PED), il est ainsi possible de procéder à une relecture de certaines de ces idées reçues, qui sera effectuée ici sur quatre thèmes : le mode d'occupation du sol, la participation des usagers à la gestion de l'eau, leur demande et solvabilité, les politiques commerciales des sociétés d'eau envers les pauvres.
"Les pauvres sont concentrés dans les zones périphériques des grandes agglomérations"
3 Quartiers "périurbains", "défavorisés", "bidonvilles", etc., autant de termes qui, lorsqu'ils sont utilisés par les acteurs des services urbains, font implicitement référence à un déficit de ces services (eau, électricité, assainissement, etc.). Pour autant, de telles formules, souvent imprécises quant à la nature de ces quartiers, pourraient laisser croire que ceux-ci sont en marge de l’agglomération, par leur taille comme par leur localisation. L’examen des taux de desserte en eau de nombreuses capitales des PED montre pourtant que de tels quartiers accueillent souvent plus de 50 % de la population (graphique 1).
taux de desserte en eau (%)
taux de desserte en eau (%)
4 Ils ne sont donc en rien "marginaux", mais constituent la ville dans son développement actuel. A Port-au-Prince, capitale d'Haïti, par exemple, le taux de desserte en eau est inférieur à 50 % de la population et environ 80 % des 2 millions d'habitants résident dans des bidonvilles.
5 Les quartiers périurbains ou semi-urbains correspondent aux zones de transition entre le monde rural et le secteur urbain, et ils sont en général situés en périphérie des villes ; mais des poches de pauvreté peuvent également exister au cœur historique de la cité ou être intégrées à ses quartiers résidentiels. Les géographes et les urbanistes font une distinction, en fonction du mode d'occupation du sol, entre des quartiers "spontanés" (pouvant être régularisés) et des quartiers "illégaux" (caractérisés par l'absence de titres fonciers ou de permis d'occuper, la présence de squatters ou encore des titres de propriété issus du seul droit traditionnel, etc.). La nature de l'habitat permet également d'opposer les "bidonvilles" aux "quartiers insalubres".
6 De telles distinctions ont un impact sur la demande en eau des ménages, puisqu'il est évident qu'une famille susceptible d'être "déplacée" n'investira pas massivement pour raccorder son domicile au réseau d'adduction. Dans tous les cas, demeure une corrélation forte entre le statut des occupants (propriétaire détenant un titre légal, propriétaire selon le droit traditionnel, locataire, squatter, etc.) et leur volonté d’investir dans un meilleur accès aux services. De surcroît, pour les ménages à faible revenu, la part consacrée à l’eau entre en concurrence avec les investissements pour d'autres services ou pour améliorer l’habitat.
7 Souvent, les zones d’occupations illégales sont volontairement ignorées par les autorités ou ne sont pas prises en compte par les exploitants de réseau. A Abidjan par exemple, 70 % de la population qui n'est pas desservie par le réseau d'adduction d'eau n’est pas ivoirienne et se trouve installée dans des quartiers illégaux. Elle n’a donc pas accès aux branchements sociaux réservés aux propriétaires fonciers.
"La gestion communautaire est adaptée à l'organisation sociale traditionnelle et est la moins coûteuse pour les usagers du service d'eau potable"
8 La gestion "communautaire", idéalisée par les organisations non gouvernementales (ONG) et qui reste une conditionnalité courante des bailleurs de fonds internationaux dans les programmes d'hydraulique villageoise, permet, en théorie, d'assurer la pérennité des équipements d'adduction d'eau par une délégation de leur gestion au niveau villageois. Cette solution a été adoptée après un constat d'échec de programmes antérieurs, qui mettaient l'accent sur les investissements "physiques" et non pas "humains". Ce mode de gestion repose sur le postulat d'une appropriation par les villageois d'un bien public (le forage) et d'une autogestion par un comité villageois (comprenant de 5 à 10 personnes) démocratiquement élu par les usagers (ce qui suppose aussi des liens traditionnels de solidarité).
9 Dans les faits, de telles structures fonctionnent rarement conformément aux prescriptions des dispositifs initiaux des projets. Elles peuvent prendre différentes formes selon le mode d'organisation sociale local, mais leur appropriation par un ou plusieurs notables reste extrêmement fréquente. Elles deviennent alors plus une sorte de gestion privée informelle, par un chef de village ou un commerçant (qui pourra financer d'éventuelles réparations), qu'un engagement communautaire réel (voir le texte cité en "Annexe"). L'environnement socio-politique local, où dominent souvent aînés de lignage, élus, commerçants, fonctionnaires, etc., explique largement cet état de fait, qui tend à privilégier les intérêts individuels et non l'intérêt collectif. De plus, la constitution des comités de gestion dans le cadre de "projets" s'effectue trop souvent dans des délais tendus n'autorisant pas une approche différenciée par catégorie d'utilisateurs ni la mise en place de structures les représentant.
10 Si des difficultés se présentent, on constate aussi généralement que la légitimité des comités de gestion est remise cause par les usagers. Mais, bien que les commentaires soient parfois virulents, la revendication est rarement suivie d'effets, et les caisses villageoises épargnant les recettes de vente de l'eau afin d'entretenir et renouveler les équipements collectifs peuvent s'envoler avec les comités qui la gèrent.
11 L'idée qu'un comité villageois reviendra moins cher qu'un opérateur privé en charge de la gestion des mêmes équipements hydraulique tient parfois du mythe : détournements financiers, difficultés à gérer les équipements de manière professionnelle ou à investir pour d'éventuelles extensions, manque de disponibilité liée au bénévolat imposé aux membres du comité, voilà autant de facteurs de risque pour le développement des projets selon les modalités prévues à l'origine et donc de possibilités de surcoût.
12 En milieu urbain également, on relève ce type de comportement opportuniste d'un petit groupe d'individus, par exemple à Port-au-Prince, chez certains "comités d'lo". Ils sont censés représenter les consommateurs et ont été constitués pour assurer la distribution et la vente de l'eau dans les quartiers défavorisés, en partenariat avec la société assurant ce service. Ce dernier est, en fin de compte, rendu correctement, mais la légitimité des comités est parfois remise en cause par les usagers qui ne se reconnaissent plus dans ces structures.
13 Il en va de même pour l'assainissement et la propreté de la ville. Selon une étude récente sur le Burkina Faso (Shadyc-Gril, 2002), la dégradation de cette dernière traduit aussi l'état présent du lien social : "L'indifférence à la pollution du voisinage par la saleté a pu être interprétée comme un indicateur de l'affaiblissement du lien social, de la solidarité de voisinage et, plus généralement, de la dégradation du rapport entre les hommes et leur cité […]. La cause de ces dégradations est évidemment le processus de modernisation de la vie urbaine, qui touche inégalement et à des degrés divers les groupes sociaux et qui renvoie les couches économiquement faibles à la périphérie de la modernité."
14 Pour pallier tout cela, se forment aujourd'hui des associations d'usagers dotées d'une personnalité morale, constituées par les responsables du développement, en veillant à ce qu'elles représentent effectivement des ménages organisés par quartiers ou bornes-fontaines. C'est ainsi que, depuis 1996, le Mali a mis en place un dispositif original d'audit technique et financier dans le cadre de la régulation du service de l'eau par de telles associations. Structures privées, rémunérées par une redevance prélevée sur la vente de l'eau (au prix de 20 francs CFA le mètre cube), ces associations d'usagers sont en charge du suivi technique et financier des exploitants. Ce dispositif permet d'accompagner et de renforcer leurs capacités. La diffusion de l'information relative à leurs performances techniques et financières assure une forme de régulation et permet au maître d'ouvrage d'assurer un contrôle plus efficace (dont l'importance est accrue par la perspective du transfert de compétences aux collectivités locales). Depuis 1996, la maîtrise des coûts dans les 6 premiers centres suivis par la cellule d'audit est manifeste (voir graphique 2) : le coût de revient moyen du mètre cube produit est passé de 431 à 228 francs CFA (0,66 à 0,35 euro), et l’écart entre les valeurs minimale et maximale s’est réduit. Quatre ans après la création de la structure, se produisait déjà une convergence des coûts de revient entre les différents centres, reflétant ainsi une gestion optimisée des infrastructures.
évolution du coût de revient moyen par mètre cube produit pour 6 centres suivis par l’audit (minima, maxima et valeurs moyennes)
évolution du coût de revient moyen par mètre cube produit pour 6 centres suivis par l’audit (minima, maxima et valeurs moyennes)
"Les ménages des quartiers défavorisés ne sont pas solvables"
15 L’insolvabilité des ménages des quartiers défavorisés est une idée très répandue parmi les acteurs du développement. C’est généralement avec cet argument que des investissements se trouvent différés dans des quartiers où les besoins restent pourtant parmi les plus criants. A Port-au-Prince, cette vision prévalait avant la mise en place d'un dispositif de gestion partagée entre société d'eau et comités locaux, permettant de desservir 180 000 habitants des quartiers défavorisés. Or, ce nouveau système a permis de constater que le taux de recouvrement des factures d'eau, qui n'est que de 37 % sur l'ensemble de la capitale haïtienne, s'élève à plus de 80 % dans ses bidonvilles !
16 De nombreux travaux de recherche et études ont dénoncé les tarifs élevés pratiqués par le secteur informel, qui vient compenser sous diverses formes le déficit de services publics dans ces zones déshéritées. Ces tarifs peuvent en effet s'établir à plus de 10 fois celui de la première tranche de consommation en période de pénurie. Ainsi, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, la barrique de 200 litres a pu se vendre jusqu’à 1 000 francs CFA (soit 5 000 francs CFA ou 150 euros le m3 d'eau potable !) durant les deux années de sécheresse de 1993 et 1994.
17 Dans l'économie informelle, il est devenu classique d’opposer la difficulté des ménages et des individus à mobiliser des montants importants pour régler des factures bimensuelles ou trimestrielles à leur capacité permanente de débourser de petites sommes au quotidien. La solvabilité des ménages renvoie en fait à deux facteurs : la nature de la demande et la volonté effective de payer pour un service donné. La première est généralement très hétérogène dans l’espace et dans le temps. Elle se module sur la possibilité ou non de s'approvisionner hors du réseau public d'adduction d'eau (à des puits traditionnels ou modernes, grâce à des forages privés, des sources, des citernes d’eaux pluviales, etc.), ainsi qu'en fonction des variations saisonnières (certaines des solutions alternatives disparaissant en saison sèche). Elle varie aussi, bien entendu, avec les caractéristiques sociales et économiques des ménages.
18 A partir d'enquêtes menées en milieu urbain et semi-urbain en Afrique subsaharienne, nous avons pu montrer (Etienne, 1998) que le seuil d’indifférence au prix du mètre cube d'eau aux bornes-fontaines (prix à partir duquel les usagers délaissent le réseau pour une autre source d’approvisionnement) dépendait largement de la quantité de sources d’approvisionnement alternatives au réseau public. Suivant nos calculs, un tel seuil passait en 1998, sur l'échantillon étudié, de 0,70 euro/m3 lorsque la ressource était rare à 0,55 euro si les solutions alternatives étaient nombreuses ; en deçà de 0,55 euro/m3, les ménages ne se plaignaient pas du prix, quelle que soit leur situation financière.
"Les branchements sociaux et une grille tarifaire progressive vont permettre d'améliorer sensiblement l'accès à l'eau des plus pauvres"
19 Les sociétés publiques ou privées disposent d'un nombre, encore limité, d'outils pour favoriser l'augmentation des taux de desserte par branchements, en particulier dans les zones les plus défavorisés : dans le cas des branchements dits "sociaux", le raccordement des particuliers au réseau d'adduction d'eau est alors fortement ou totalement subventionné. Ces systèmes s'accompagnent d'une tarification par tranche, la première tranche (classiquement 6 à 10 /m3) bénéficiant elle aussi d'une forte subvention.
20 Or, malgré des taux de desserte relativement faibles, les délégataires du service de l'eau ont parfois constaté que les demandes effectives de branchements pouvaient être largement inférieures à leurs attentes. Il y a plusieurs explications à cela : tout d'abord, l'accès aux branchements sociaux étant souvent conditionné à un titre de propriété en bonne et due forme, toute une partie de la population se trouve exclue. En outre, on exige parfois un bulletin de salaire pour délivrer l'eau à l'usager, même dans les quartiers où les activités du secteur informel fournissent la grande majorité des revenus des résidants. Enfin, la demande étant considérée d'avance comme acquise, les campagnes d'information et la connaissance des demandes des usagers sont souvent très réduites.
21 C'est ainsi qu'en 1999, un programme d'adduction d'eau en Guinée souffrait d'un important retard dans la cadence d'installation des branchements neufs (s'élevant à 22 % seulement de celle prévue dans les objectifs). Un certain rattrapage eut lieu par la suite, grâce à de meilleures conditions financières offertes aux usagers mais, simultanément, le nombre de branchements inactifs (coupés) se mit à progresser pour se situer autour de 27 %. L'absence d'une politique commerciale tenant compte des réalités sociales semble être à l'origine de cette situation. Une facturation mensuelle (et non pas bimensuelle), notamment, aurait pu contribuer à réduire le montant des impayés en étant mieux adaptée aux revenus des ménages.
22 Le coût d'accès au branchement peut également devenir un obstacle s'il ne correspond pas à la demande. Dans le cadre de l'actuel contrat de concession du service d'eau de Buenos Aires, on décida à l'origine de mettre le coût d’extension du réseau à la charge des nouveaux usagers raccordés, en leur faisant payer une surtaxe élevée. Mais il fallut ensuite renégocier le contrat initial et décider d'une prise en charge de ces investissements par l’ensemble des usagers.
23 Il est reconnu aujourd'hui que des structures tarifaires progressives ne bénéficient pas aux plus pauvres. Dans ce milieu social, il est rare en effet qu'un compteur corresponde bien à une seule famille. Même lorsque les consommations unitaires demeurent les plus faibles (de 20 à 60 litres par personne et par jour), le volume facturé représentant celles de 3 ou 4 familles dépassera rapidement le niveau de la tranche sociale concernée. Il en va de même dans le cas d'une revente de l'eau aux voisins, le propriétaire du compteur reportant alors le coût de la consommation excessive sur des acheteurs qui n'ont pas, contrairement à lui, d'accès au réseau ! Dans certains cas, comme à Abidjan, un tarif progressif vient aussi s'appliquer aux bornes-fontaines. Tous ces paradoxes, identifiés dès 1992 par Whittington, sont encore très sensibles aujourd'hui.
De nouvelles réflexions
24 C'est pourquoi, face à la complexité effective du tissu urbain et de l'environnement socio-économique, culturel et politique des PED, les réflexions portent aujourd'hui dans ce secteur sur de nouvelles formes d'engagement des acteurs publics et privés, au niveau international aussi bien que local.
Inciter à desservir les pauvres par l'engagement contractuel
25 Le type et le contenu du contrat d'adduction d'eau peuvent inciter ou au contraire décourager l’opérateur dans le raccordement des ménages à faibles revenus, pour lesquels les conditions d’accès ou autres génèrent des coûts élevés.
26 Dans le cas d'un contrat de simple gestion du service public, l’opérateur privé n’étant pas rémunéré proportionnellement aux ventes, l’incitation à desservir de nouveaux clients demeure faible. En revanche, lorsque l’opérateur perçoit les recettes de la vente de l’eau grâce à un contrat de concession, il a intérêt à étendre la desserte, sous réserve que ces recettes restent supérieures au coût du service. Le tarif social ne doit pas alors être trop bas. Sans incitation ou obligation contractuelle autre, l’opérateur aura tendance, en cas de déficit de production, à privilégier la fourniture d’eau aux ménages des tranches tarifaires supérieures plutôt que d’étendre le réseau aux petits consommateurs.
27 Afin de mieux desservir les pauvres, les objectifs d’augmentation de la desserte peuvent aussi définir une hiérarchie de priorités géographiques, échelonnées dans le temps. Mais de telles mesures demeurent inefficaces si les zones à desservir se réduisent à des poches de très petite taille au milieu de quartiers plus aisés ou lorsque les objectifs fixés sont si modestes qu’un opérateur privé conservera de ce fait la possibilité d'ignorer les ménages les plus pauvres (Water and Sanitation Program-PPIAF, 2002).
28 Exemple sur la voie à suivre, une taxe sur le prix de l’eau alimente en Côte d’Ivoire un fonds devant permettre d'étendre le réseau et de subventionner de nouveaux branchements. La société Sodeci, en charge de ces travaux, est rémunérée en fonction des nouveaux raccordements. Ce dispositif a permis la réalisation de plus de 300 000 branchements supplémentaires depuis le démarrage du contrat d'affermage en 1987.
Diversifier l'offre de service pour la rendre accessible à plus d'usagers…
29 Les contraintes à l'extension de la desserte peuvent, dans certains cas, être levées par la diversification de l'offre de service : si un raccordement par branchement domiciliaire selon les standards classiques n’est pas envisageable, en raison de l’étroitesse ou de l'accessibilité des rues et du statut d’occupation du sol ; quand le tarif ne peut absorber le surcoût correspondant ; enfin pour répondre à la demande des usagers.
30 Ces diverses considérations ont conduit certains opérateurs à revoir les spécifications techniques des travaux d’extension et de raccordement au réseau (diamètre minimum des canalisations, matériau utilisé, profondeur, etc.). Ils ont donc diversifié leur offre technique et les modalités de gestion correspondantes avec des solutions comme : la borne-fontaine payante ; la vente d’eau "en gros" à un groupement d’usagers (avec un seul compteur installé en tête de quartier), à une association de résidents ou un opérateur privé se chargeant de la refacturation et de l’entretien du réseau tertiaire ; des branchements dits "condominiaux", avec des canalisations de faible diamètre dans chaque concession familiale (si la configuration des lieux le permet) ou encore des branchements à faible pression.
31 En fait, une multitude de combinaisons sont possibles, sous réserve d'une révision des normes de conception des systèmes (des standards minimums restent à définir) et/ou du monopole de la société nationale afin de permettre l'intervention d'autres types d'opérateurs. La définition des offres de service devrait alors reposer sur la demande des utilisateurs.
32 A El Alto, en Bolivie, les systèmes condominiaux adoptés pour l’assainissement ont été si efficaces et si peu coûteux qu’en 2001, l’Institut bolivien des normes et standards techniques a retenu officiellement leurs normes techniques pour les égouts.
33 Réviser les standards de conception des systèmes à l'échelle nationale risquant cependant d'être une entreprise laborieuse, on pourrait également, à la demande des autorités locales, imaginer d'autoriser certaines zones à bénéficier de normes allégées pour accélérer leur accession aux services d'eau et d'assainissement.
34 Dans le cas où l'on révise à la baisse les normes de conception des systèmes, la qualité de l’eau et sa disponibilité doit alors devenir une préoccupation de tous les instants. Car toute coupure d’eau pénalise d'abord les ménages à faible revenu, qui ne disposent généralement pas de réservoirs de stockage à leur domicile. Les points d’eau collectifs comme les bornes-fontaines rendent également beaucoup plus difficile la maîtrise de la qualité de l’eau. En effet, le contrôle de l’opérateur du réseau s’arrête à la borne-fontaine où l’eau est facturée à un fontainier, qui la revend ensuite aux ménages ou à des porteurs-revendeurs. Plusieurs études épidémiologiques ont permis de souligner dans ce cas l'importance de la perte qualitative pendant le transport et le stockage de l’eau (notamment si celle-ci est entreposée dans des jarres sans couvercle).
Promouvoir des partenariats régulés
35 Au delà de solutions techniques, l'amélioration rapide des conditions d'accès à l'eau dans les quartiers défavorisés passe aussi par l'implication accrue de différentes catégories d'acteurs.
36 De petits opérateurs privés locaux et des associations d’usagers occupent, le plus souvent de manière informelle, des segments de marchés qui ne sont pas couverts par l’opérateur principal mais pour lesquels il existe cependant une demande solvable des ménages. Il peut s’agir de transporter l’eau jusqu'aux concessions particulières, ou bien de l'extraire grâce à un forage privé pour la distribuer au voisinage. Les exemples d'une prise en charge de l'intégralité de l'exploitation et de la distribution par des associations ou des opérateurs privés sont nombreux dans les villes moyennes des PED, hors du périmètre couvert par la société d'eau locale. Tous ces cas témoignent de la capacité populaire à gérer des systèmes d'adduction d'eau et d'assainissement, certes quelque peu simplifiés, la distribution étant le plus souvent assurée sous un mode collectif, par bornes-fontaines. Le secteur privé local a ainsi la capacité d’assurer, à moindre coût, une partie des tâches de l’opérateur titulaire du contrat de délégation.
37 A Manille, notamment, la société Impart intervient à la demande des autorités locales dans 6 quartiers pauvres de la ville. Ce fournisseur d'équipement achète l'eau au prix de gros aux deux concessionnaires travaillant dans la capitale des Philippines, afin d'étendre le réseau de distribution à moindre coût (selon des standards minimaux) et de vendre l'eau aux usagers. L'adoption de ce système a permis de desservir 24 000 ménages supplémentaires.
38 De telles formes de partenariat entre sociétés d'adduction d'eau, autorités locales et petits opérateurs privés permettront sans doute d'améliorer dans un avenir proche le niveau de desserte hydrique dans les villes des pays en développement. Mais leur généralisation nécessitera de sortir des modèles les plus conventionnels de délégation de gestion, ainsi que des critères usuels de conception des systèmes et des pratiques contractuelles les plus courantes.
Samari, les deux fontainières et les six vieillards
39
J.-P. Olivier de Sardan, Y. Diallo et A. Elhadji Dagobi (2000) signalent, dans leur étude anthropologique sur l'hydraulique villageoise au Niger, la situation suivante observée dans un village situé au nord de Niamey et qui pourrait, à elle seule, constituer un apologue sur les difficultés sociales liées à la gestion de l'eau :
"Samari, commerçant important de Bangoutara (département de Tillabéri, Niger) avait été l’interlocuteur de l’équipe du forage, et est ainsi devenu le gestionnaire du forage, à la fois président et trésorier […] Ayant opté pour le principe de la vente au seau (un épi de mil ou une mesure de grain pour un seau), il a fallu résoudre le problème des fontainiers. Personne ne voulait s’en occuper, Samari a proposé que chaque famille délègue à tour de rôle deux personnes pour cela. En fait, personne n’a accepté, sauf deux femmes de la concession de Samari, choisies par lui, Kouti et Kouli.
"— Kouli : “Personne ne voulait faire le travail parce que ça ne rapportait pas.”
"— Kouti : “C’était considéré comme une perte de temps. Chacun disait qu’il allait au champ, donc il n’avait pas de temps pour aller garder un puits. Toutes les concessions ont refusé de faire le travail, seules Kouti et moi avons accepté et avons continué à travailler avec Samari. Moi, il m’arrivait parfois de rester tard sur le forage pour vendre l'eau aux femmes qui venaient. Je ne rentrais que quand je voyais qu’il n’y avait plus personne qui voulait prendre de l'eau. Alors, je fermais ça à clef et j’allais remettre la clef à ma camarade Kouli qui allait me remplacer le lendemain”.
"Toutes deux ont reçu un surnom. Kouli, qui refusait toute faveur et n’acceptait pas qu’une femme prenne de l’eau sans payer, a été surnommée “ceferia”, l’impie. Kouti, plus souple et arrangeante, est devenue quant à elle “alsilaama”, la croyante.
"Mais Samari a été acculée un jour à la démission, à partir de rumeurs de “détournement”. Un nouveau comité s’occupe actuellement du forage. En fait, il s’agit d’un groupe de 6 vieillards installés en permanence près du forage, sous un hangar (4 d’entre eux étant officiellement président, trésorier, fontainier et hygiéniste).
"Pour Samari, il s’est agi d’un complot : “Au départ, les gens ne savaient pas quel argent on pouvait tirer de ces pompes. Les gens ne savaient pas que les pompes pouvaient générer de l'argent […] Ceux qui sont jaloux de mon commerce ont passé par la gestion des pompes pour m’attaquer, mais en réalité ces gens-là voulaient prendre ma place, c’est-à-dire qu’ils voulaient vendre l'eau et garder l'argent pour eux. Ce sont ces gens qui sont en train de gérer la pompe aujourd’hui. […] Ce sont les vieillards qui gèrent la pompe maintenant qui ont été les instigateurs. Certains sont des proches parents du chef du quartier défunt. Parmi eux, on peut citer son petit frère, son fils et son oncle, qui est d’ailleurs le trésorier du comité.”
"[…] Nul ne sait aujourd’hui s’il est vrai ou non que Samari et l’autre fontainière “mangeaient” autrefois l’argent du forage. Mais la plupart de gens sont en tout cas persuadés que les 6 vieillards utilisent à leur profit la caisse dont ils ont maintenant la maîtrise et dont ils ne rendent aucun compte.
"“Tout le monde est d’avis que présentement la pompe fait rentrer beaucoup plus d’argent, seulement cet argent ne profite qu’à un petit groupe de vieillards qui gèrent la pompe à leur manière. Normalement le chef de village a le droit de les faire partir, il a la possibilité d’exiger qu’ils fassent la lumière, il ne le fait pas” (un jeune du quartier)."
Références bibliographiques
- Désille, D., L’Expérience d’un dispositif de suivi et d’appui auprès des adductions d’eau potable en milieu rural au Mali, Paris, AFVP, CCAEP/DNH, p. 17-18, 2001.
- Etienne, J., Formes de la demande et modes de gestion des services d'eau potable en Afrique subsaharienne : spécificités des milieux semi-urbains, thèse de doctorat, Paris, Ecole nationale des ponts et chaussées (ENPC), 1998, p. 139-157.
- Olivier de Sardan, J.-P., Y. Diallo et A. Elhadji Dagobi, La Gestion des points d’eau dans le secteur de l’hydraulique villageoise au Niger et en Guinée, Paris, AFD (rapport non publié), 2000, p. 13-15.
- Shadyc-Gril, Une Anthropologie politique de la fange, Programme Gestion durable des déchets et de l'assainissement urbain, Marseille/Ouagadougou, 2002.
- Whittington, D., Possible Adverse Effects of Increasing Block Water Tariffs in Developing Countries, Chicago, University of Chicago, 1992.
- Water and Sanitation Program (WSP) – Public Private Infrastructure Advisorry Facility (PPIAF), Nouvelles formes de transactions pour l’eau et l’assainissement, Washington (2002), p. 29-49.