Notes
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[*]
Jésuite, enseignant à la Faculté des Sciences sociales et économiques (FASSE) de l’Institut catholique de Paris, auteur d’une thèse sur "L’enjeu politique du contrôle des ressources hydrauliques entre le Liban, la Syrie et Israël" (Université Paris I, 2002).
-
[1]
Voir la présentation de la situation hydro-politique régionale faite dans F. Boëdec, "Les guerres de l'eau au Moyen-Orient", Etudes, janvier 1995, p. 5-14.
-
[2]
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) situe la disponibilité moyenne nécessaire à 1 000 m3 par personne et par an. Cela correspond d’ailleurs actuellement à l’utilisation mondiale moyenne. Cette moyenne ne dit évidemment rien des immenses disparités régionales.
-
[3]
Cinq groupes de travail avaient été mis en place : sur les réfugiés, le contrôle des armes, le développement économique, l’environnement et l’eau.
-
[4]
Voir. J. Starr et D. Stoll, US Foreign Policy on Water Resources in the Middle East, Washington, Center for Strategic and International Studies, 1987.
-
[5]
Cité par J. Sironneau dans L’Eau, nouvel enjeu stratégique mondial, Paris, Economica, 1996, p. 41.
-
[6]
El-Ahram Weekly, 19-25 mars 1992, cité par C. Chesnot, La Bataille de l’eau au Moyen-Orient, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 9.
-
[7]
Cité par C. Meyer dans "Moyen-Orient : l’eau de la discorde", Les Echos, 3 mai 2000, p. 63.
-
[8]
Cité par M. Sobhi dans "Turquie : l’eau au service des ambitions régionales", dans le numéro spécial de la revue Le dossier euro-arabe : "La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?", publication mensuelle du Centre d’études euro-arabes de Paris, n° 91, mars 2000, p. 8.
-
[9]
L’approche et la présentation du problème de l’eau au Moyen-Orient commencent aujourd’hui tout doucement à changer.
-
[10]
C’est par exemple le cas, en français, de l’ouvrage de H. Ayeb, L’Eau au Moyen-Orient, la guerre n’aura pas lieu, Paris-Le Caire, Karthala-CEDEJ, 1998. Voir aussi l’analyse du géographe américain A. Wolf dans le Courrier de l’Unesco, octobre 2001, p. 18-19.
-
[11]
Londres, Victor Gollancz, 1993.
-
[12]
Op. cit. [6].
-
[13]
Damas, Dar el-Kan'an, 1990.
-
[14]
GAP : Guneydogu Anadolu Projesi (Projet d’Anatolie du Sud-Est), traduit en anglais par Great Anatolian Project.
-
[15]
Cet accord, dont le volet hydraulique fait l’objet d’interprétations divergentes de la part des deux pays, n’a pas eu tous les effets attendus. La Jordanie accuse régulièrement Israël de réticence à lui fournir les 25 millions de m3 d’eau par an prévus par le traité.
-
[16]
Les deux pays ont d’ailleurs entamé sur ce fleuve les travaux d’un barrage prévu depuis 1987.
1 Plus de 50 ans après la création d’Israël, la paix régionale n’est toujours pas installée au Moyen-Orient. L’explosion de violence des dernières années entre Israéliens et Palestiniens semble avoir fait disparaître toute trace d’un processus de paix mis en route au lendemain de la guerre du Golfe. Au-delà du conflit israélo-palestinien, nombreux sont les sujets de tension entre Arabes et Israéliens. Parmi ceux-ci, le dossier du contrôle des ressources hydrauliques revêt un caractère particulier, même s’il dépasse le seul affrontement israélo-arabe. D’abord, parce que son étude constitue une intéressante clef de lecture de l’évolution historique, politique, économique des enjeux de la région. Ensuite, parce qu’il bénéficie depuis quelques années d’un intérêt grandissant, s’inscrivant dans une prise de conscience générale du caractère précieux de la préservation de l’eau.
2 L’enjeu du contrôle des ressources hydrauliques n’est pas nouveau dans la région [1]. Rappelons que la première opération commando de la branche armée du Fatah de Yasser Arafat fut dirigée, dans la nuit du 31 décembre 1964 au 1er janvier 1965, contre la canalisation qui va du lac de Tibériade au désert du Néguev.
3 Le problème de l’eau ne s’est pourtant pas toujours trouvé sous les feux des projecteurs de l'actualité. Dans les années 1970, on parlait plus volontiers de la crise du pétrole que de celle de l'eau. Aujourd'hui, cette question fait l'objet d'un intérêt grandissant, dû sans doute à une prise de conscience des enjeux pour l'ensemble de la région, alors même que celle-ci est en proie à de grandes incertitudes politiques.
4 La problématique de l’eau dans cette région tient essentiellement à la convergence de sept contraintes particulièrement fortes :
- une démographie dont la croissance entraîne une forte augmentation des besoins ;
- un déficit global des ressources dans une région aride peuplée ;
- une inégalité des pays face à la ressource disponible ;
- une différence de développement économique entraînant une disparité de niveaux de consommation ;
- la complexité des structures géologiques et des systèmes hydriques ;
- une interdépendance entre voisins partageant un même bassin versant ;
- une gestion défaillante due à une faiblesse institutionnelle entraînant d’importants gaspillages et pertes.
5 Le Moyen-Orient est, dans sa presque totalité, situé dans une zone aride, où les pluies sont rares et l'évaporation intense. La région a connu ces dernières années, notamment de 1989 à 1991 et depuis 1999, des périodes de sécheresse particulièrement importante et préjudiciable à l’agriculture.
6 Ensuite, le problème est à placer dans le contexte démographique d’un accroissement de population. Selon la Banque mondiale, la population de la région a augmenté de plus de 55 % entre 1980 et 2000. A des degrés divers, tous les pays du Moyen-Orient sont confrontés à un déséquilibre entre leur "capital" en eau et la croissance de leur consommation. Les ressources des fleuves, rivières et nappes souterraines ne suffisent pas toujours à répondre aux besoins agricoles, industriels et de consommation urbaine.
7 Alors que la Turquie, l’Irak et le Liban bénéficient de plus de 3 000 mètres cubes par an et par personne, l’Egypte et la Syrie se situent juste au-dessous du niveau de la moyenne définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) [2]. A titre d'illustration, prenons le cas de l'Egypte : en 1972, elle disposait de 1 600 m3 d'eau par an et par habitant (pour la consommation, l'industrie et l'agriculture) ; en 1992, ce chiffre est descendu à 1 200, et il se situe actuellement aux environs de 800. Le même phénomène se produit pour les autres pays : les Palestiniens disposent, y compris Gaza, de 165 m3, Israël de 400 et la Jordanie de 260.
8 A ces pressions quantitatives sur les ressources s’ajoutent des incidences sur la qualité des eaux. On assiste à une dégradation qualitative due à l'augmentation du taux d'engrais chimiques, exfoliants, insecticides, pesticides infiltrés dans les sources et les nappes phréatiques. Les canalisations passant par des zones souvent arides et désertiques sont fréquemment découvertes et laissent évaporer presque la moitié du liquide transporté. On constate également un très mauvais état du réseau ancien d'adduction d'eau et d'égouts, et des retards en matière de traitement des eaux usées. C’est le cas notamment de la Syrie, de l’Egypte, des Territoires palestiniens (TP) et du Liban à cause de la guerre. Les carences institutionnelles en matière de gestion des infrastructures ont parfois des conséquences dramatiques comme en juin 2002, lors de la rupture du barrage Zeïzoun sur l’Oronte, au nord de la Syrie.
9 Les politiques de développement agricole, toujours ambitieuses, souvent idéologiques et parfois démesurées, nécessitant une irrigation développée et subventionnée, n'ont fait qu'accentuer la gravité de la situation avec une baisse parfois foudroyante, comme en Syrie, du niveau des nappes phréatiques. Certains pays, telles la Libye et l'Arabie Saoudite, puisent largement dans leurs nappes souterraines, dont le renouvellement est très loin d'être assuré, et la gestion trop dispendieuse de ces nappes a pour effet néfaste l’accroissement de la salinité des eaux. Dans l’ensemble de la région, plus de 70 % de la consommation d’eau est affectée à l’irrigation. Mais les régimes en place craignent de modifier les conditions d’accès à l’eau du secteur agricole : de tels changements risqueraient d’entraîner de profondes réactions sociales et politiques dans des pays où les populations rurales sont importantes.
10 En somme, les différents pays de la région ont davantage géré l'eau en termes de distribution qu'en termes de conservation et d'économie. Dans un tel contexte, la Libye, les Territoires palestiniens, la Jordanie et Israël sont en première ligne des pays les plus menacés de pénurie, suivis par la Syrie et l’Egypte. Le Liban, qui voit croître ses besoins en eau, devra également gérer le problème de la qualité de celle-ci.
La guerre annoncée
11 Toutes les prévisions concernant l’approvisionnement en eau ne laissent pas, à juste titre, d’inquiéter. Un autre facteur vient aggraver la situation : cours d’eau et nappes phréatiques ne respectent pas les frontières. Comment concilier les revendications des pays en amont qui exigent d'utiliser l'eau comme ils l'entendent, avec celles des pays en aval voulant empêcher toute modification du débit ou de la qualité des eaux ?
12 Pour l’instant, il faut bien reconnaître la grande difficulté qu’ont les pays à aborder ensemble cette question du partage des ressources hydrauliques. Ainsi, la Syrie et le Liban ont refusé de participer au groupe de travail sur l’eau dans le cadre des négociations multilatérales prévues par la conférence de Madrid en 1991 [3], estimant qu’un tel sujet exigeait d’abord un règlement politique des problèmes bilatéraux avec Israël.
13 Faut-il pour autant considérer la "guerre de l’eau" comme inéluctable ? Depuis 10 ans environ, un certain nombre de politologues et d'experts ont avancé la probabilité de guerres pour le contrôle des ressources de la région. Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington a beaucoup contribué, au début des années 1990, à donner du crédit à cette idée de "guerre de l’eau" [4]. De son côté, Thomas Naff, hydrologue américain réputé et spécialiste des questions moyen-orientales, n’hésitait pas à affirmer il y a quelques années : "Il ne peut y avoir de paix sans régler les problèmes de l’eau et vice-versa […]. C’est l’eau qui déterminera l’avenir des Territoires occupés et, au-delà, la paix ou la guerre. Si la crise n’est pas résolue, il en résultera une plus grande probabilité d’un conflit entre la Jordanie et Israël, qui entraînerait certainement d’autres pays arabes [5]."
14 Cette hypothèse a peu à peu dépassé le cercle de spécialistes : une littérature et une presse de vulgarisation l’ont reprise et lui ont donné une audience importante. D’un magazine à l’autre, on retrouve invariablement les prédictions de certains hommes politiques de la région. Ainsi par exemple, en 1992, le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, affirmait : "Le prochain conflit dans la région du Moyen-Orient portera sur la question de l’eau" [6]. Le roi Hussein de Jordanie, quant à lui, se déclarait prêt à en découdre avec son voisin pour conserver un accès aux eaux du Jourdain. Son fils et successeur, le roi Abdallah, n’est pas plus optimiste quand il explique que "les conflits potentiels dans la zone ne naîtront pas du sol, mais de l’eau" [7]. A la suite d’une rencontre en 1991 avec le président turc pour évoquer une coopération en matière hydraulique, Shimon Peres aurait prédit : "la prochaine guerre au Moyen-Orient aura lieu pour l’eau et non pas pour la terre" [8]. Et l’on pourrait multiplier ainsi les citations. En quelques années, le caractère quasi inéluctable d’une prochaine guerre de l’eau s’est ainsi imposé à l’opinion publique comme un fait acquis de la géopolitique régionale, faisant d’une question importante un sujet "à la mode" [9].
15 A quelques rares et récentes exceptions [10], une bonne partie des publications des 10 dernières années sur le sujet ont conforté cette idée. Il suffit pour s’en convaincre de voir les titres des ouvrages et articles sur la question : ils comportent souvent, selon la langue, les termes de "guerre", "bataille", "conflit", etc. Citons en guise d’illustration Water Wars, coming conflicts in the Middle East de John Bulloch et Adil Darwish [11], La bataille de l'eau au Moyen-Orient de Christian Chesnot [12], ou Harb el-miyah fil-Charq el-Awsat (La guerre de l'eau au Moyen-Orient) de Sleiman Al-Maw'ad [13].
16 Sans doute n'est-il pas faux de prendre en compte les risques véritables de voir dégénérer en conflit armé une situation hydraulique délicate, mais l'affirmer de façon quasi certaine apparaît pour le moins réducteur face à une réalité complexe. Il importe en effet de ne pas considérer le Moyen-Orient comme un ensemble hydro-politique cohérent. Les différents contentieux, même s’ils sont parfois géographiquement très proches, doivent être bien distingués. En effet, chacun d'entre eux a ses caractéristiques et sa cohérence propres.
Les différentes zones hydro-conflictuelles
17 La plupart des auteurs s’accordent à définir trois zones hydro-conflictuelles à partir des trois principales vallées fluviales.
18 La première zone est la vallée du Nil. Ce fleuve d’une longueur de 6 671 kilomètres prend sa source dans de hauts plateaux en Ethiopie. Son cours est alimenté par le Nil bleu, le Sobat et l’Atbara d’une part, et le Nil blanc, d’autre part. Le Nil traverse 9 pays africains : la République démocratique du Congo (RDC), le Burundi, le Rwanda, la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda, le Soudan, l’Ethiopie et l’Egypte. De la Tanzanie à l’Egypte, près de 250 millions d’habitants vivent aujourd’hui sur le bassin du Nil. Mais ce fleuve est source autant d’oppositions que de projets de développement.
19 En fait, la question se pose différemment selon qu’il s’agit du Nil blanc ou du Nil bleu. Du côté du premier, l’intérêt porte surtout sur la production d’énergie. En effet, l’agriculture de ces pays pluvieux est peu dépendante du fleuve, et les ouvrages qui pourraient y être construits n’affecteraient pratiquement pas le débit des eaux. La question est différente dès lors qu’il s’agit du Nil bleu, qui prend sa source en Ethiopie, traverse le Soudan et finit en Egypte. Jusqu’au début du XXe siècle, l’Egypte n’avait jamais rencontré de réels problèmes. La densité démographique des autres pays du bassin était faible et leur demande en eau du Nil insignifiante. Aujourd’hui, 60 millions d’Egyptiens vivent sur ses rives et, de son coté, l’Ethiopie doit faire face à un accroissement très important de sa population. L’Egypte, puissance démographique et militaire régionale, conteste à ce pays le droit de procéder à de nouveaux aménagements sur le fleuve. L’Ethiopie rejette l’ensemble des clauses d’un accord de partage entre l’Egypte et le Soudan signé en 1959, qui alloue respectivement 55,5 milliards de m3 d’eau au premier et 18 milliards au second. Il ne resterait donc qu’un volume de 11 milliards de m3 disponible pour tous les autres pays. Ce problème empoisonne depuis une quarantaine d’années les relations entre Addis-Abeba et Le Caire. De plus, la guerre au sud du Soudan a entraîné l’arrêt des travaux dans le canal de Jonglei, qui devait permettre de récupérer 4 milliards de m3 d’eau perdus par le Nil blanc.
20 Toutefois, les choses ont commencé à changer à la suite de l’attentat auquel a échappé le président Moubarak à Addis-Abeba en juin 1995. L’Egypte comme l’Ethiopie ont alors accusé le pouvoir soudanais d’être derrière la tentative d’assassinat. Parallèlement, Le Caire s’est lancé dans 3 projets très importants : le canal de la Paix arrosant le nord du Sinaï, le canal de Tochka visant à faire "un nouveau delta du Nil" de 200 000 hectares irrigués, et, à partir du barrage d’Assouan, le projet de la "Nouvelle Vallée" (Wadi El Guédid) à partir des 4 principales oasis situées à 1 000 km au sud de la capitale. L’ensemble nécessite quelque 10 milliards de m3 d’eau supplémentaires. Face à cet enjeu, l’Egypte ne peut plus augmenter le débit du Nil, ni s’opposer indéfiniment aux besoins d’aménagements hydrauliques de l’Ethiopie. Le Soudan ne disposant pas de lieu pour réaliser un ouvrage permettant d’augmenter le débit du fleuve, l'Egypte a donc tout intérêt à améliorer ses relations avec l’Ethiopie, seul pays où des barrages d’importance peuvent être construits.
21 Depuis quelques années, semble naître une réelle volonté de trouver une solution négociée. Preuve en sont les conclusions de la conférence de juillet 2001 sur le partage des ressources du Nil. Le Caire pourrait lever sa réticence à la construction de barrages en Ethiopie, et même prêter son savoir-faire technique en contrepartie d’un abandon par ce pays de son opposition à l’accord de 1959. Dans le cadre de l’Initiative pour le bassin du Nil (IBN), tous les Etats concernés ont obtenu des financements de la Banque mondiale pour aider au partage équitable des eaux du fleuve.
22 La deuxième zone hydro-conflictuelle du Moyen-Orient concerne les vallées du Tigre et de l’Euphrate, fleuves qui prennent leur source en Turquie et traversent la Syrie et l’Irak, avant de terminer leur course dans le golfe arabo-persique.
23 Le souci de la Turquie de garder l’eau sur son territoire n’est pas nouveau ; elle a construit depuis de nombreuses années d’immenses retenues et réservoirs dans ce but. Les conflits se sont développés avec l’inauguration du barrage Atatürk en 1992 et n’ont fait que s’envenimer à mesure que la Turquie poursuivait la réalisation de son vaste projet GAP [14] qui compte 22 barrages et 17 centrales en prévision sur les deux fleuves, et un double tunnel d’irrigation. La Turquie a décidé ce grand projet pour mettre en valeur les hautes vallées du Tigre et de l’Euphrate en irriguant une zone de 1,7 million d’hectares. Cela devrait lui permettre de devenir un grenier à céréales et lui assurer la moitié de ses besoins en électricité. Mais ce projet est très coûteux : pas moins de 32 milliards de dollars. De plus, il a des conséquences sur l’environnement : la Turquie rejette les eaux usées dans son extrême sud, où se forment les sources du Khabour et du Balik. Enfin, le projet entraînerait le déplacement forcé de quelque 55 000 habitants d’une trentaine de villages, en majorité kurde.
24 Depuis qu’Ankara, Damas et Bagdad ont lancé dans les années 1960 et 1970 d’ambitieux programmes d’aménagements hydrauliques sur leurs territoires, les tensions entre les 3 pays sont devenues régulières. A la suite de la division du parti Baas en 1966, les régimes syrien et irakien se sont opposés plusieurs fois. Dans le domaine hydraulique, cependant, les relations se sont progressivement améliorées et les deux pays sont arrivés à un accord, le 18 avril 1990, sur les parts respectives des eaux de l’Euphrate. La Syrie garderait 42 % du débit de l’Euphrate et en laisserait passer 58 % vers l’Irak.
25 Les négociations avec la Turquie sont plus difficiles. Celles de 1962, de 1980 et de 1982 ont échoué. La réalisation totale du projet GAP risque d’aggraver la tension, puisque certains observateurs estiment que le débit annuel de l’Euphrate chutera de 32 à 20 milliards de m3 en Syrie et de 20 à 11 milliards en Irak. Le seul engagement auquel consentit Ankara, en 1987, fut de laisser passer un débit moyen de 500 m3 par seconde. L’accord définitif, prévu pour fin 1993, tarde à venir. La fin du soutien de la Syrie au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a sensiblement amélioré les relations entre Damas et Ankara, mais la Turquie laisse régulièrement planer des doutes sur ses véritables intentions, estimant publiquement que la Syrie et l’Irak reçoivent suffisamment d’eau.
26 La troisième zone hydro-conflictuelle est, à l'évidence, celle constituée par le bassin du Jourdain. Cette zone concerne essentiellement la Jordanie et, bien sûr, Israël et les Territoires palestiniens. Le partage des eaux du Jourdain, tout aussi vital pour la Jordanie que pour l'Etat hébreu, suscite une rivalité entre les deux pays, et ce, malgré le traité israélo-jordanien du 26 octobre 1994 qui prévoit que "les parties s'accordent mutuellement pour reconnaître à chacune d'elles une répartition équitable des eaux du Jourdain et du Yarmouk […] [15]".
27 La probable accession des Territoires palestiniens à l'indépendance pose la question des droits respectifs des deux communautés sur l'aquifère montagneux de Cisjordanie ("Samarie-Judée" pour Israël). Dès 1967, l’eau des Territoires occupés a été placée par le gouvernement israélien sous contrôle militaire et les résidents arabes se sont vu interdire de creuser de nouveaux puits, tandis que les colonies juives en foraient sans restriction. La "Déclaration de principe sur des arrangements intérimaires d’autonomie", dite accords d’Oslo, signée à Washington le 13 septembre 1993, a fait pourtant avancer la question du partage de l’eau. En effet, dans ce texte, "Israël reconnaît les droits des Palestiniens sur l'eau en Cisjordanie". L’accord du Caire du 4 mai 1994 aboutit à la création d'une Agence palestinienne de l'eau mais dont la seule latitude est de "superviser" les puits situés dans les zones autonomes et de négocier avec Israël la part des ressources hydrauliques qui leur revient. La question de l'eau fut reportée, par les accords de Taba ou Oslo II, signés à Washington le 28 septembre 1995, aux négociations finales qui auraient dû aboutir à un accord avant le 13 septembre 2000. Elle rejoint les 4 autres sujets tout aussi délicats : la souveraineté sur Jérusalem, le droit au retour des réfugiés, le sort des implantations et le tracé des frontières.
28 L’aquifère montagneux est subdivisé en 3 réservoirs, les aquifères ouest, est et nord-est, qui communiquent entre eux. En attendant un accord, le partage de l’eau attribue 82 % des ressources aux Israéliens et 18 % seulement aux Palestiniens. Les autorités israéliennes peuvent à tout instant couper l’eau aux Palestiniens puisqu’elles gèrent la majeure partie du système hydraulique. Même si la menace reste largement hypothétique, l'Etat hébreu dispose néanmoins de la capacité technique de perturber ses livraisons d'eau en fonction de l’évolution politique.
29 A Gaza, la surexploitation intensive de la nappe provoque l’intrusion d’eaux salines et surtout de nitrates (eaux usées). En Israël, le niveau du lac de Tibériade baisse régulièrement. Il est descendu à plusieurs reprises ces dernières années en dessous de sa côte d’alerte. De son côté, la Jordanie doit faire face à ses besoins en exploitant ses nappes fossiles non renouvelables, et en recevant l’aide de la Syrie, qui accepte depuis 1999 de lui livrer de l’eau à partir du Yarmouk [16].
30 Plus au nord, un contentieux oppose Israël au Liban et à la Syrie à propos des sources du Jourdain (Dan, Hasbani, Wazzani, Banias), ainsi que des petits cours d’eau qui descendent du Golan vers le fleuve. Le Liban n’a cessé d’accuser Israël de lui avoir volé son eau à l’occasion de l’occupation du Sud-Liban. En octobre 2002, la tension est montée d’un cran entre les deux pays lorsque le Liban a procédé à des travaux visant à augmenter le pompage du Wazzani. Israël, craignant de voir baisser le débit du cours supérieur du Jourdain, a menacé d’intervenir. Les Etats-Unis, qui ne veulent pas voir à nouveau s’enflammer la frontière israélo-libanaise, ont pesé de tout leur poids pour faire baisser cette tension. Quant au Golan, on est de nouveau bien loin d’un accord entre Damas et Israël, mais une rétrocession du plateau à la Syrie reste inimaginable sans accord sur l’eau.
Quel enjeu véritable ?
31 L’existence de véritables contentieux hydro-politiques tendrait donc à conforter le fait que le contrôle de l’eau est un sujet susceptible de provoquer dans l’avenir de nouvelles tensions moyen-orientales. De plus, l’eau joue un rôle éminemment symbolique dans l’imaginaire politique des pays concernés. Elle touche au sentiment national d’indépendance et de sécurité.
32 Mais annoncer que la prochaine guerre au Moyen-Orient sera une guerre de l’eau relève d’une analyse trop simple. Certes, le dossier de l’eau demeure un dossier litigieux. Mais il n'est pas le plus important. Il convient de le replacer à côté d’autres problèmes (de sécurité, de frontière, d’influence politique régionale, etc.) dans lesquels il demeure très imbriqué mais qui sont objectivement perçus comme plus cruciaux que ce dossier délicat. On le voit aujourd’hui, dans le conflit israélo-palestinien, les points les plus importants sont bien la reconnaissance d’un Etat pour les Palestiniens et la sécurité d’Israël. La question de l’eau n’est qu’un sujet parmi beaucoup d’autres, témoignant de l’opposition radicale entre les deux peuples.
33 En fait, s’il y a une réelle volonté politique de parvenir à la paix au Moyen-Orient, l’eau ne sera pas un obstacle. Tout est prêt pour la coopération, la mise en commun des techniques, connaissances et savoir-faire (notamment en matière de dessalement et désalinisation) qui permettraient de faire baisser la tension sur l’eau. Quant aux financements internationaux, tout indique qu’ils seraient au rendez-vous d’une demande de paix hydraulique.
34 Deux autres éléments sont également à prendre en considération. D’une part, l’avancée timide mais réelle du droit international. Jusqu’à une époque récente, aucune convention internationale ne précisait les conditions ni les modalités de partage des ressources hydrauliques dites internationales. La Convention des Nations unies du 21 mai 1997 sur l’utilisation des cours d’eau internationaux est intéressante car elle réfléchit en termes de richesse commune partagée plutôt que de souveraineté nationale. D’autre part, même si cela n’est pas sans poser d’autres questions d’ordre social, les évolutions économiques tendent progressivement à donner à l’eau sa véritable valeur économique, et incitent à une rationalisation plus grande de sa gestion.
35 Une tension politique régionale moins forte, des accords bilatéraux ou régionaux de coopération hydraulique encouragés par un droit international plus audacieux, une meilleure gestion de l’eau en termes d’économie, de modernisation des réseaux, de techniques de dessalement, etc. contribueraient évidemment à éloigner davantage encore le spectre d’un affrontement. Faire la guerre pour l’eau coûterait assurément plus cher que faire la paix. Mais, en revanche, cette eau se révélera un excellent prétexte si l’on cherche des sujets de confrontation. Si l’actuelle opposition hydro-politique devait alors être mise en avant, elle ne serait qu’un sujet-prétexte déclencheur du conflit, sûrement pas sa raison profonde et déterminante.
36 La paix hydraulique ne peut être séparée des autres chantiers d’une paix générale au Moyen-Orient. C’est une recherche simultanée de règlement des divers contentieux qui doit être menée. Le dossier de l’eau avancera peut-être plus vite que d’autres. Dans ce cas, il confortera l’esprit de paix et encouragera au règlement des autres problèmes.
37 Aujourd’hui, la sensibilisation internationale grandissante aux enjeux de la préservation de l’eau peut fournir un contexte encourageant à toute volonté politique de parvenir à un accord sur cette question. On peut légitimement penser que cette prise de conscience de l’importance de l’eau, au niveau mondial, et de son rôle comme facteur de paix au Moyen-Orient, rende la communauté et les institutions internationales à la fois plus réceptives aux demandes d’aide technique et financière en provenance de cette région, mais aussi plus soucieuses d’encourager toute démarche politique favorisant la paix hydraulique. Car c’est la paix, et non la guerre, qui procurera aux pays du Moyen-Orient les ressources indispensables à la réalisation de leurs ambitions légitimes.
Notes
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[*]
Jésuite, enseignant à la Faculté des Sciences sociales et économiques (FASSE) de l’Institut catholique de Paris, auteur d’une thèse sur "L’enjeu politique du contrôle des ressources hydrauliques entre le Liban, la Syrie et Israël" (Université Paris I, 2002).
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[1]
Voir la présentation de la situation hydro-politique régionale faite dans F. Boëdec, "Les guerres de l'eau au Moyen-Orient", Etudes, janvier 1995, p. 5-14.
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[2]
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) situe la disponibilité moyenne nécessaire à 1 000 m3 par personne et par an. Cela correspond d’ailleurs actuellement à l’utilisation mondiale moyenne. Cette moyenne ne dit évidemment rien des immenses disparités régionales.
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[3]
Cinq groupes de travail avaient été mis en place : sur les réfugiés, le contrôle des armes, le développement économique, l’environnement et l’eau.
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[4]
Voir. J. Starr et D. Stoll, US Foreign Policy on Water Resources in the Middle East, Washington, Center for Strategic and International Studies, 1987.
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[5]
Cité par J. Sironneau dans L’Eau, nouvel enjeu stratégique mondial, Paris, Economica, 1996, p. 41.
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[6]
El-Ahram Weekly, 19-25 mars 1992, cité par C. Chesnot, La Bataille de l’eau au Moyen-Orient, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 9.
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[7]
Cité par C. Meyer dans "Moyen-Orient : l’eau de la discorde", Les Echos, 3 mai 2000, p. 63.
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[8]
Cité par M. Sobhi dans "Turquie : l’eau au service des ambitions régionales", dans le numéro spécial de la revue Le dossier euro-arabe : "La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?", publication mensuelle du Centre d’études euro-arabes de Paris, n° 91, mars 2000, p. 8.
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[9]
L’approche et la présentation du problème de l’eau au Moyen-Orient commencent aujourd’hui tout doucement à changer.
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[10]
C’est par exemple le cas, en français, de l’ouvrage de H. Ayeb, L’Eau au Moyen-Orient, la guerre n’aura pas lieu, Paris-Le Caire, Karthala-CEDEJ, 1998. Voir aussi l’analyse du géographe américain A. Wolf dans le Courrier de l’Unesco, octobre 2001, p. 18-19.
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[11]
Londres, Victor Gollancz, 1993.
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[12]
Op. cit. [6].
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[13]
Damas, Dar el-Kan'an, 1990.
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[14]
GAP : Guneydogu Anadolu Projesi (Projet d’Anatolie du Sud-Est), traduit en anglais par Great Anatolian Project.
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[15]
Cet accord, dont le volet hydraulique fait l’objet d’interprétations divergentes de la part des deux pays, n’a pas eu tous les effets attendus. La Jordanie accuse régulièrement Israël de réticence à lui fournir les 25 millions de m3 d’eau par an prévus par le traité.
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[16]
Les deux pays ont d’ailleurs entamé sur ce fleuve les travaux d’un barrage prévu depuis 1987.