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Article de revue

L’art de la violence, ou ce que le corps peut en dire

Pages 475 à 482

Notes

  • [1]
    À propos du livre de S. Ferrières-Pestureau (2018). La violence à l’œuvre. Paris : Éditions du Cerf. Les pages en regard des citations renvoient à ce livre.
  • [2]
    François Michaud, Conservateur en chef du patrimoine du Musée d’Art Moderne de Paris.
« Tant il est vrai que la création est inextricable, irréductible à un autre mouvement d’esprit qu’à la certitude, étant excédé, d’excéder ».
Bataille G. (1956). Préface à Madame Edwarda. In : Histoire de l’œil. Paris : J.-J. Pauvert, p. 23

1C’est une histoire tragique que nous raconte Suzanne Ferrières-Pestureau dans La violence à l’œuvre, où elle décrit comment la violence agit et métamorphose nos représentations du corps humain au cours de l’histoire de l’Art. La déclinaison de cette généalogie artistique à laquelle l’auteure nous convie suit pas à pas les soubresauts de l’histoire européenne, élargie à ses évolutions technologiques. Si la première partie intitulée Les effets de la violence dans la représentation picturale nous retrace la fonction artistique d’une violence apte à ressusciter la mémoire sociale, dont le cadre, le code religieux et politique peu à peu permettent que s’émancipent et s’individualisent nos représentations, quelle n’est pas notre surprise lorsque l’actualité des faits historiques vient s’inscrire à même la représentation jusqu’à ce que dans la seconde partie intitulée De la violence exprimée dans la peinture à la violence infligée à la peinture, l’histoire moderne impose d’autres voies de représentation de la violence apte à traduire un monde en conflit. Enfin, dans la dernière partie, intitulée De la violence faite à la peinture à la violence faite au corps sont interrogées autant la performance machinale du corps que la violence de ses résistances psychiques. Représentée, présentée ou agie, l’expression artistique de la violence se lit soudain à ciel ouvert, en scandant ses propres ruptures tel un métronome dont chaque temps y décline son funeste destin.

2C’est ce que François Michaud [2] nous invite à saisir dans l’introduction à cet ouvrage, n’hésitant pas à rapprocher le corpus de cette ample présentation chronologique de « ce que le corps peut dire » (p. 7) de cette violence. Confisqué par la violence qui s’en saisit, le corps devient ainsi son propre biographe, depuis l’émergence de son incarnation, suivie des formes idéales de sa transcription jusqu’au souci de devenir son propre objet de performances, s’arrachant à lui-même. Que cette aventure artistique ait été principalement inspirée au XVe siècle par l’histoire de la Bible – dont les figures des martyres hantaient encore l’imagerie de nos arrières grands-mères – ou qu’elle se réfère aux surprises actuelles d’une technologie qui milite contre l’obsolescence de nos fonctions corporelles, l’œuvre d’art fait subir à notre regard une transformation que façonne l’histoire de la violence et de ses excès.

De l’imagerie de la violence

3On saisit ainsi mieux comment la double fonction de la Croix au Moyen Âge assume l’écart et la similitude entre gloire et souffrance, jusqu’à incarner le lien indissoluble entre réel et mythe afin de masquer le symptôme central imposé au vivant par la mort. Ce long parcours de l’image vers le réel du corps, s’il fait apparaître des changements de nature dans une certaine vision de la violence corporelle délaissera peu à peu l’image et son interprétation pour fusionner avec l’expression vivante de la matière corporelle, jusqu’à ce que son ancrage à même le corps en déroute le cadre même. En effet, le déclin du Moyen Âge, mis à mal par la rigidité d’une théodicée du visible en référence constante à la présence d’un Dieu invisible, laissera peu à peu circuler, entre lieux terrestres et célestes, un monde expressif, et enfin vivant dont Giotto nous livre une expression qui s’humanise, imposant que « le corps humain sera désormais au centre des spectacles du monde » (p. 26). De même, du desserrement de l’idéologie morbide de la dévotion naîtra le plaisir de l’enluminure flamande qui participera de cette mutation de l’œil, entre la transmission d’une vérité et l’art du voir, ouvrant la voie à l’individuation jusqu’à produire l’illusion presque parfaite de la réalité – avant que la photographie n’en refonde les perspectives.

4C’est donc en re-parcourant ces ruptures d’histoire que l’auteure nous rend des comptes sur notre regard, centré tout d’abord sur ce que nous croyions être le monde pour découvrir « notre » monde, cerné par les aléas où confluent le réel entre l’art de la perception et la réalité. Ce que nous enseigne S. Ferrières-Pestureau est que la violence de ces mutations rejoint celle du traitement esthétique des corps, jusqu’à ce que l’art de la violence s’invite en direct sur scène. Aussi n’hésite-t-elle pas à caractériser ces mutations par des adjectifs qui en déploient à chaque fois toute la spécificité : violence transfigurée ou érotisée, violence de l’affect ou du sublime, violence légitimée ou celle de l’ombre, celle des sensations ou du réel fragmenté, violence du désespoir ou de la chair souffrante…, jusqu’à ce que, actée, la violence faite au corps se présente en direct comme ultime recours face au non-sens de l’existence.

5Car c’est en structurant l’épopée de cette violence autour de son propre basculement esthétique et éthique que S. Ferrières-Pestureau en dégage les formes dynamiques essentielles : du surgissement des effets de cette violence dans la représentation picturale émergera la présence d’une expérience intime du corps violenté jusqu’à faire éclater sa fragmentation symbolique puis réelle en suivant les aléas de sa métamorphose mise en acte. Si bien qu’en dépit d’un regard qui incontestablement tend à s’affranchir de la production de ses propres cauchemars, la violence faite au corps s’ouvre à la reconnaissance de celle qui est issue de ce même corps, l’artiste articulant son œuvre à ce qui l’excède, lui échappe et le devance, telle une violence faite à lui-même.

Un regard qui s’affranchit…

6Autant l’exacerbation de la violence qu’affiche le Retable d’Issenheim de Matthias Grünewald et Nicolas Haguenau (1516) nous convoque aux délices des corps boursouflés, diabolisés par la souffrance – ce que l’auteure rapproche judicieusement de l’interdiction de toute expression de la sensualité – autant nous nous laissons convaincre par le lien indispensable entre le partage d’une croyance et l’idée d’une rédemption assumée par la foi. De même l’auteure s’attarde-t-elle sur l’œuvre de Jérôme Bosch et son bestiaire du Moyen Âge pour suggérer qu’une transition vers l’humanisme s’annonce : dans un environnement où déjà la peinture sert de chambre d’échos à l’opposition entre le monde interne de la tentation et le monde vengeur et destructeur des guerres, de la famine et de la maladie, le regard se modifie et se tourne vers l’activité de la pensée.

7L’originalité de cet ouvrage tient à la concordance des mouvements d’histoire et de ses ruptures avec nos divers niveaux de tolérance à la violence. Ceux-ci s’élargissent et créent des ouvertures artistiques explicites du regard qui se déplace, évaluant différemment le statut de la matière corporelle, qu’elle soit représentée ou simplement proposée à l’œil. En effet, si la longue période de la Réforme vint à bout de la brutalité de ses propres contradictions, issues de la hantise du péché et d’une certaine saturation de la violence, la naissance d’une première subjectivité s’ouvre à la Renaissance sur la considération humaine d’un regard qui a soif du beau, l’apparition de l’imprimerie et des nouvelles techniques de peinture ayant permis de déplacer progressivement l’image religieuse vers l’image esthétique : « Le changement de statut de l’image, liée à l’invention de la perspective géométrique autour de 1430, entraîne un changement progressif du regard, où l’essence du visible n’est plus uniquement l’invisible » (p. 43).

…et qui s’érotise

8L’ambiguïté progressive du supplice se lit clairement dans les différents tableaux italiens de Saint Sébastien que présente l’auteure, soulignant avec Daniel Arasse la coïncidence palpable entre l’imagerie du Saint qui souffre et le regard du spectateur qui, plus que simple témoin, participe de la visée de l’archer qui s’émeut de la beauté sensuelle du corps du jeune homme. En s’érotisant, l’image s’esthétise au moment même où, iconoclaste, celle-ci devient propriété privée et objet de collection. Peu de temps avant que la première blessure narcissique de l’homme ne le confronte à l’évidence rationnelle du système copernicien et de la science médicale, le maniérisme et le baroque exprimeront à leur manière des dissonances et un nouvel état d’incertitude majeure.

9De façon consécutive, autant par le biais de « l’intellectualisme » d’un Léonard de Vinci que de la « spiritualité » d’un Michel-Ange, la fragmentation de l’image corporelle, en se démultipliant, adhère à différents points de vue, mettant en crise l’unicité de la perspective. Elle écarte le corps de sa pure narration, en s’attardant aux forces invisibles rendues par la déformation de la forme : « Des corps nus émergent de ce chaos dans une sorte de maniérisme fait d’exubérance musculaire et d’extrême féminisation […] à partir d’un sujet qui ne devient qu’un prétexte » (p. 55).

10En soulignant l’abandon de cette unicité dans l’image, la violence à l’œuvre se manifeste dans le passage du religieux au politique, légitimant le renoncement aux conventions picturales du corps, ce que S. Ferrières-Pestureau décrit si bien lorsque nous la suivons à L’enterrement du comte d’Orgaz du Greco (1586). Car c’est en modifiant la figure par ce constant allongement des corps que l’unicité du style du Greco élabore une écriture capable de rivaliser directement avec l’autorité des Puissants, puisque le peintre s’autorise à accentuer sa propre émotion. Faisant état du désordre de sa propre sensualité, le corps peint nous offre alors une autre lecture de l’histoire, non seulement celle que l’on partage avec d’autres mais aussi celle que l’on vit seul, de façon subjective.

La langue du sexuel

11A contrario, les guerres de religion qui ensanglantèrent l’Europe produisirent un style qui servit de contre-point à cette nouvelle souffrance barbare. Grâce à l’explosion des corps tourmentés, les émotions s’intensifièrent, mobilisées par la surprise qui se lit sur les visages en clair-obscur du Caravage, lequel se voue à l’expression de la réalité brute pour en usurper l’effet d’effraction et affronter l’horreur de l’acte meurtrier qui est celui du peintre – à la fois bourreau et victime. Si bien que la peinture y trouvait aussi sa propre langue picturale, c’est-à-dire sexuelle, y compris si la stupéfaction du spectateur en assume la séduction provocante puisqu’elle se prolonge en pensée et pénètre la langue.

12Ainsi l’auteure met-elle en avant avec L’enlèvement des Sabines de Nicolas Poussin (1634-1637) une nouvelle narrativité visuelle dont les codes classiques servirent essentiellement à l’évocation de scènes, y compris brutales. Prises dans une structure ondulatoire qui emprunte sa forme au récit, ces scènes se jouent sur différents plans et dialoguent entre elles, même si dans Le massacre des Innocents (1627-1629) le peintre rompt avec tout échange possible, en se focalisant sur l’insoutenable violence du cri de la mère.

13La persévérance de S. Ferrières-Pestureau à relever les masques qui se dissimulent sous la peinture des corps nous aide à repérer les modalités de chaque violence sociale et politique qu’interprète l’état de notre regard. Elle nous montre combien le déclin de chaque période nous permet d’en relever la façade (ou le semblant), comme l’on fait d’un croquis, point par point. Telle l’image rococo du libertinage dont la forme saturée d’angoisse entrave la liberté de l’individu, en-deçà d’une aspiration au bonheur, ce que la période révolutionnaire remodifiera de fond en comble : ainsi Antoine Watteau, Jean-Honoré Fragonard ou François Boucher exciteront en nous le fruit défendu de la nudité, renvoyé à un irreprésentable que déjoue le sexuel afin d’en éviter l’aspect mortifère. S’expose alors la nostalgie de la fête perpétuelle devant l’illusion des jeux de l’amour en suggérant la violence fugace du désir.

14Car c’est en insistant sur la faille introduite par toute nouvelle rupture d’histoire comme l’impact de la Révolution en 1789 que l’auteure décrypte sous les scènes qui en portent témoignage les traces de l’époque précédente. Sous le corps effondré de tel homme assassiné comme dans La Mort de Marat peinte par David (1793), on y décèle effectivement, en deçà de la fonction sociale, idéologique et politique, la forme religieuse, issue du geste de sa désacralisation.

Quand la violence de l’histoire fait encore corps avec l’Art

15Failles, ruptures, coupures, ne serait-ce pas, sous une forme hégélienne et dynamique de l’histoire, que S. Ferrières-Pestureau mettrait en perspective une certaine forme de transitionnalité dans l’art ? Évoquant, à mi-chemin entre l’esprit des Lumières et le romantisme, l’impact d’une certaine déstabilisation de notre regard, elle se saisit de ce qui demeure humain à travers les différents modes d’appropriation présents dans la peinture de Goya, au-delà des révolutions industrielles et scientifiques. L’élaboration d’une esthétique subversive se traduit ici par la fragmentation des corps peints, annonceurs des avant-gardes du XXe siècle qui s’appliqueront à présenter le monde plutôt qu’à le représenter.

16Dit autrement, la matérialité brute et dérangeante d’un Courbet à travers L’origine du monde (1866), œuvre qui opère une mutation représentative de la nudité vers la présentation du sexe féminin réel, ne rejoint-elle pas par son excès de réalité le corps du spectateur en suscitant ce qu’il dissimule de transgressif en lui, ce que Édouard Manet et Paul Cézanne remettront en cause, en opérant une véritable « révolution symbolique » à distance d’une certaine brutalité du réel ?

17En effet, ceux-ci renverseront le statut de représentation du tableau pour lui octroyer une vérité en soi, une identité propre, « celle de l’art moderne ». Cette mutation de l’imaginaire/réel vers le symbolique ne cessera d’élaborer l’objet même de la violence, entre le corps muet présent dans le Cri de Munch (1893) et le contraste, la dissymétrie ou l’hybridation corporelle de Picasso, inaugurant une esthétique apte à dénoncer l’expérience de la guerre et de ses espaces dévastés.

Ou comment la violence à l’œuvre s’art-ticule à l’histoire

18La faillite de l’histoire européenne prise au piège de deux guerres atroces ferait ainsi corps avec celle de l’art : d’Egon Schiele à la poupée indécente d’Oskar Kokoschka, de Félix Vallotton à Pierre Bonnard, la mécanisation de la guerre déshumanisée engendre aussi bien celle des formes cubistes de Fernand Léger qu’une exacerbation de la laideur par Otto Dix. Ces peintres déconstruisent l’espace perceptif en le déformant jusqu’à ce que Marcel Duchamp en relève la banalisation par ses ready made. La déréliction de la mort et la fin réelle du sacré laissent ainsi vacant un espace où l’art contemporain vise à joindre esthétique et réel, proclamant la violence comme excès et moteur de la représentation devant le corps humain disloqué en créant le principe même de la disharmonie : « Détruire d’abord et la création sera donnée de surcroît » (p. 435).

19À l’opposé, Francis Bacon et l’idée d’une reconstruction picturale par la saisie de la « trace laissée par l’expérience humaine » permet-il d’en re-parcourir la rencontre traumatique, le corps révélant son propre effacement par sa propre violence même, suivant une logique de la sensation « en résonance avec son histoire singulière traversée par la violence » (p. 438). C’est donc à l’épreuve du corps que la violence est convoquée dans l’art, disposant du corps comme support de performance, tel que le Body Art et l’Art Corporel le définissent : un « entre-deux, une structure ouverte et modifiable, […] tel un système variable » (p. 444), voire virtuel. Car c’est en se jouant de cette corporéité à l’écart de tout recours au corps naturel que la violence faite au corps et à sa transformation se mixe à l’image qui tient alors lieu « d’identité virtuelle auto engendrée » et modifiable.

20La réconciliation des techniques, capables d’affranchir le corps de ses contraintes ne le contraindrait-elle pas en retour à s’adapter en permanence à la mesure de son désir de post-humanité comme si se survivre à soi-même en renversait l’enjeu ? Devenant l’instrument de sa propre distribution machinale, la violence de la soumission à la technologie aurait-elle remplacé la soumission religieuse et de quel type serait notre aliénation future ? Sommes-nous condamnés au non-sens d’une corporéité virtuelle ?

21Ce n’est pas un hasard si François Michaud remercie S. Ferrières-Pestureau pour avoir senti l’urgence et la nécessité de proposer la construction d’un regard sur l’aventure de la violence dont se sont saisis les artistes en appréhendant peu à peu le corps humain comme leur corps propre. Car l’artiste, en exploitant les méandres sadiens de la violence dont il se fait la proie, retrouve la duplicité de l’action du spectateur. Celui-ci, à la fois effrayé et séduit, ressent alors la violence à l’œuvre dont son propre corps se fait la matière privilégiée, celle de la souffrance humaine.


Mots-clés éditeurs : Peinture, Histoire, Violence, Perception, Corps

Date de mise en ligne : 08/10/2019.

https://doi.org/10.3917/ado.104.0475

Notes

  • [1]
    À propos du livre de S. Ferrières-Pestureau (2018). La violence à l’œuvre. Paris : Éditions du Cerf. Les pages en regard des citations renvoient à ce livre.
  • [2]
    François Michaud, Conservateur en chef du patrimoine du Musée d’Art Moderne de Paris.
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